Gestalt 2017/2 n° 51

Couverture de GEST_051

Article de revue

Oser le silence en Gestalt-thérapie

Pages 129 à 144

« Il faut deux ans pour apprendre à parler, et toute une vie pour apprendre à se taire. »
Proverbe chinois

Introduction

1Dans une civilisation où l’activité, l’agitation et le bruit sont prédominants, l’accès au silence devient rare et précieux. De fait, le silence est souvent vécu comme angoissant et peut venir toucher des vertiges existentiels, souvent viscéralement. Quelles sont sa place et sa valeur en Gestalt-thérapie ? Comment, à la frontière-contact, ce silence peut-il accompagner le déploiement du « self », processus de contact et d’ajustement permanent d’un organisme avec son environnement, dans le « champ », cet espace-temps de leurs interactions complexes dans l’ici et maintenant, en perpétuelle mouvance ?

2Je vais aborder ici quelques situations où le silence s’avère être un appui, voire un levier dans le déroulement d’un travail psychothérapeutique.

3Ces expériences sont intrinsèques à l’ici et maintenant des situations citées, sans constituer un modèle à reproduire dans un autre contexte.

4

LA MINUTE DE SILENCE
Se taire quand les mots ne sont plus assez forts.
Se taire afin de partager quelque chose, ne serait-ce que le silence.
Se taire pour entendre nos cœurs battre, et, dessous, l’absence de ces cœurs qui ne battront plus.
Se taire pour écouter la musique de notre chagrin.
Se taire pour instaurer une prière qui nous respecte tous, croyants ou incroyants.
Se taire pour nous regarder, pour nous sentir, pour nous toucher la main.
Se taire pour constituer une même humanité.
(E.-E. Schmitt, 2015, en ligne)

5En tant que gestalt-praticienne, « se taire pour entendre nos cœurs battre, … » me parle de l’intensité que peut atteindre notre relation à l’autre dans un contexte intense d’awareness, qualité de présence à la situation, avec le silence comme support de cette présence.

Se taire pour dire quoi ?

« […] faire du silence un allié, un outil de travail, et, plus que tout, un trésor. »
(J. Lane, 2006, p. 16)

6Paul Goodman (1972) décrit neuf sortes de silence : apathique, sobre, fertile, alerte, absorbé, d’écoute, de ressentiment, perplexe, d’harmonie. Certaines de ces qualités ont inspiré mes récits cliniques, au fil de cet écrit.

7Aucun silence ne ressemble à un autre. Il y a une infinité de qualités, de sens et de vécus du silence. Il y a des silences en contact et partagés, ou solitaires ; en conscience ou non ; habités par des ressentis et émotions ou coupés, vides. Des silences d’accueil et d’accompagnement, de joie, de deuil, de honte, de blanc, de rétention, de rétroflexion, de réflexion, de méditation, de rêverie, d’émotion, d’insight… la liste est infinie de variétés et de particularités.

8Tant que nous sommes en vie le silence est toujours habité. Et chaque bruit, chaque son, chaque parole résonne dans un espace silencieux, valorisé et englobé dans ce plein de vacuité. C’est une musique sublimée, un prolongement des mots, à l’instar de la pause ou du soupir musical. Il incite à accueillir la part du mystère en chacun de nous.

9En séance, le silence est partie intégrante du processus de contact, présent dans toute forme de thérapie.

10Selon les aveux de mes clients, mais aussi pour moi thérapeute et entre nous, davantage au début du travail ensemble, ce silence fait bien souvent peur, crée du mal-être, amène du stress ou de la culpabilité. Il est volontiers évité, rapidement recouvert ou rempli. Pourtant il s’apprivoise et quelquefois, il peut s’installer autrement et devenir fécond. La présence partagée sans mots favorise un espace d’imagination et de projection, ouvrant la porte à des sensations disparates et à toutes sortes d’émotions.

11Dans ma posture gestaltiste, le silence ne prend sa véritable place qu’en alternance et en complément des paroles et du dire. Utiliser le silence dans la relation thérapeutique me permet de ralentir pour me rapprocher de mes sensations, d’affiner mon « awareness », soit ma présence et conscience implicite et immédiate de la situation, et laisser le temps à la personne présente d’aller sonder son intérieur, pour accéder à l’émergence des émotions ancrées dans le présent. Cette attitude me demande d’identifier ma propre peur du vide, d’être capable de l’affronter pour l’apprivoiser. Le silence qui s’installe alors stimule la possibilité de révéler ce qui est présent implicitement dans le « champ ».

12Je mesure la puissance du lien préconisé par les neurosciences affectives « de cerveau droit à cerveau droit » (E. Canonne, 2012, p. 83-84) que procure le silence, au-delà du langage parlé. J’ai bien conscience qu’en tant que thérapeute, c’est ma capacité à entrer dans ma propre intériorité et à en dévoiler la part appropriée, qui va permettre l’émergence des ressentis et des émotions du client, l’invitant à se relier à la sienne propre, et à réguler ses états affectifs.

13

« La parole ne représente parfois qu’une manière, plus adroite que le silence, de se taire. »
(S. de Beauvoir, 1960, p. 55)

Un moment de silence « fertile »

« Ainsi, le vide des origines du monde pourrait avoir quelque chose à dire du vide au début de ce que la gestalt appelle le cycle de contact, voire du vide qui perdure d’une manière ou d’une autre dans tous les états du self. »
(O. Pradel, 2016, p. 13)

14J’octroie de l’importance au temps nécessaire à sentir ce qui est là, présent à soi-même et en soi-même, à cet instant et dans cet espace. Je m’accorde la durée requise pour sonder cet « ici et maintenant » et le laisser dessiner ses propres contours, sa forme, jusqu’à pouvoir le reconnaître, l’identifier, s’en saisir enfin et mettre le self en action.

15

Odile travaille avec moi depuis quelques mois. La trentaine, elle est à une charnière de sa vie qu’elle s’efforce de reconstruire, suite à un échec amoureux.
Chaque fois qu’elle entre dans notre salle de travail, elle fait un tour de la pièce du regard, pose ses affaires, s’installe sur le canapé jambes croisées, soupire et plonge ses yeux dans les miens en silence. Elle prend contact avec moi par intermittence, avec des allées et venues de son regard. Des variations de sa respiration accompagnent son état. Moi aussi, installée dans mon fauteuil, je fais des allées et venues du regard entre elle et ailleurs. Quelquefois, nos regards se rencontrent. De temps à autre, un bruit inattendu, voire incongru, s’invite dans ces instants et prend sa place dans nos échanges muets, un claquement de porte, des talons, des voix extérieures, ou bien à l’intérieur, un ventre qui gargouille, une articulation qui craque, un raclement de gorge, incorporés dans notre champ.
Je regarde aussi Odile dans ce qu’elle me présente de son physique, de la position de son corps, de ses vêtements et apprêts, de ce que ça me dit d’elle aujourd’hui. Un détail quelquefois m’attire, une boucle d’oreille, un clignement d’yeux, une main qui se ferme. Qu’enferme-t-elle ?
À un moment, je peux voir l’expression d’Odile s’assombrir, fuyant un peu mon regard, et son corps se replier dans ce qui ressemble à de la tristesse, ce qui me rend triste aussi, et je me surprends à présager la séance à venir, teintée de mélancolie. Un autre moment, je crois percevoir une expression renfrognée, avec ses yeux qui brillent, et j’imagine que c’est de la colère qui est là, ce qui sera confirmé ou non. Je peux parfois m’inquiéter pour elle ou pour moi, dans notre relation silencieuse. Ai-je la bonne distance ? Ne suis-je pas trop intrusive ou pressante ? Cette anxiété s’inscrit dans le ça de la situation, avec une touche d’inconfort.
Et je laisse vivre ces moments, qui se forgent un contour, jusqu’à ce que la figure émerge plus clairement et puisse être formulée avec des mots. Souvent, Odile sort de ces suspensions d’elle-même, comme par exemple celle où j’ai vu chez elle un visage souriant, voire amusé, avec un contact visuel plus long et une lumière pétillante dans ses yeux, son corps en éveil et bien droit, avant d’annoncer : « j’ai une bonne nouvelle ! » Et quelquefois, c’est moi qui interromps ce silence avec une parole qui parle de ce moment ou l’interroge.

16Odile se donne le temps de déployer ce qui est en train d’advenir : elle laisse émerger le « ça de la situation » à sa conscience, chemine vers le « mode moi » avec l’identification, qui mettra en figure ce qui sort d’un fond plus ou moins indifférencié ou désordonné, puis l’aliénation qui délaissera les autres éléments de ce fond (Ch. Masquelier, 2015, p. 73).

17J’aime me souvenir de ces moments avec Odile. J’y retrouve une analogie avec le rituel, dans ma pratique d’arts martiaux, où chaque séance commence par un moment de méditation en silence pour entrer en état d’awareness, présence à l’instant vécu, laissant derrière moi le stress de la vie quotidienne. Ils me permettent de me poser avec Odile, de réguler ma respiration et mon état intérieur, de prendre la température ambiante, de m’imprégner et amener à ma conscience ce qui est présent dans le champ. Ce moment nous relie et développe un fonds commun qui crée du « nous ». Dans cette « perspective de champ », notre comportement, rassemblé et mis en commun dans ce contexte particulier et unique, y prend racine, sens et mouvement. Ces instants sans mots m’offrent une calme disponibilité pour accompagner Odile dans ses ressentis et ce que je perçois ou projette à travers ce silence ; je le déplie avec elle.

18Ce premier temps, plus ou moins long, est pour moi un moment d’échange et de partage intime, riche et dense, plein de dialogue silencieux par le regard et le corps, d’expressions, de ressentis, de pensées et de questions muettes. Il y a juste à ressentir ce qui est là et s’y ajuster, y chercher sa place, nous accorder. Je prends le temps avec elle d’accueillir sa parole, de laisser venir. Nous vivons ensemble cette phase d’émergence d’une forme ou « Gestalt » d’un fond indifférencié, qui amènera à une mise en mouvement. Tout est déjà là entre nous, dans ce moment de « précontact » que je m’efforce de nourrir avec toute ma présence, bienveillance et curiosité.

Un silence vers l’engagement

« Au lieu d’être un moyen de communication ou d’expression, le bavardage protège l’isolement de l’individu à la fois de l’environnement et de l’organisme. »
(Perls, Hefferline et Goodman, 2001, p. 162)

19C’est une forme de « confluence », soit de non-contact où le monde est indifférencié, sans frontière entre organisme et environnement, que je vais aborder dans la description d’une séance avec Julien.

20

Je reçois Julien depuis six mois. Il dit s’être conformé au souhait de sa famille de venir consulter et attend que je lui dise quoi faire dans sa vie. Rien ne l’intéresse et rien ne prend sens pour lui, ce qui le pousse à cesser brutalement toute activité qu’il entreprend.
Il ne respecte pas le cadre, arrive souvent en retard, remet en cause systématiquement l’intérêt de continuer des séances, ou même ne vient pas du tout sans prévenir, me demandant la fois suivante : « Qu’est-ce que ça vous fait que j’aie préféré dormir plutôt que de venir ? » Par cette question, je prends conscience que Julien interroge notre lien, dans une absence globale de repères et d’ancrage. J’ai pu lui dire combien je l’ai attendu, soulignant l’importance que je donne à ce lien et à lui-même, Julien, et interroger avec lui ce choix de venir ou pas, qui reste flou et inconsistant.
Pendant les séances, Julien reste beaucoup dans le silence, souvent de plus en plus fermé et recroquevillé corporellement, son regard fuyant et dans le vague. Si je n’interviens pas, il reste muet, sauf en de rares occasions. Son apparent mal-être me met mal à l’aise. Je suis incluse et gagnée par cette angoisse flottante, ce vertige du vide, ou plutôt du « rien ». Je contacte cette gêne empreinte de détresse et de honte qui me renvoie, entre autres, à ma propre culpabilité des silences lors de mes premières séances avec mon thérapeute. J’y perçois l’appel d’un aller vers de ma part, au secours de cet inconfort. Je romps donc le plus souvent ces silences avec Julien, mais les réponses restent systématiquement : « je ne sais pas ».
Au cours d’une supervision, je suis surprise de constater à quel point je me suis laissée attirer par son attitude dans un rôle de conseillère, d’éducatrice, de maman qui avertit et recommande, ou à négocier des changements de comportement. Je passe de la compréhension et de l’empathie à l’agacement, avec l’envie de le secouer, des questions aux suggestions ou projections partagées, notant le moindre changement ou ce qui me paraît être une résistance. Je réalise que ma réaction de rupture du silence est essentiellement nourrie par cette peur présente dans le champ, et aussi par mon côté « sauveur » de la situation et du mal-être de Julien.
Dans la séance suivante, au vu de cela, je suis déterminée à ne pas prendre les devants. Je me prépare à vivre entièrement le silence de Julien avec lui, bien en présence, même s’il doit durer la séance entière, voire plusieurs séances. De fait, lorsque Julien s’installe sur le canapé, mon attitude intérieure par rapport à ce silence devient beaucoup plus tranquille et positive, puisque je ne le subis plus mais ai choisi de le vivre. Je me sens calme, ma respiration est ample. Je suis présente et attentive à observer le moindre mouvement, intéressée par les réactions et gestes de Julien, par moments attendrie, à d’autres amusée par le regard fuyant avec juste quelques coups d’œil furtifs vers moi, où je projette qu’il guette lui aussi ma réaction et essaie d’évaluer mon état.
Je vois Julien se lover et se recroqueviller sur lui-même. Il prend un coussin qu’il coince contre son ventre, puis deux, en les serrant avec ses jambes.
J’évite de faire peser sur lui mon regard, qu’il pourrait vivre comme intrusif, en le déviant souvent, avec des allers-retours. J’éprouve un peu de tristesse, et aussi une certaine inquiétude à le voir se replier sur lui-même corporellement. J’ai la sensation de le regarder souffrir. Suis-je à la bonne place avec lui ? A-t-il peur de moi, ou même me déteste-t-il ? Ne devrais-je pas venir à son secours ? La culpabilité n’est pas bien loin.
Mais je tiens mon choix le plus calmement possible et ne bronche pas. Je m’efforce d’être accueillante, assez droite et ferme dans mon fauteuil et en même temps le plus décontractée possible, jambes allongées et chevilles croisées. J’ai maintenant l’image d’un tout petit enfant qui ne sait comment être et que je laisse, tout en restant bien attentive, se mouvoir dans sa difficulté propre et son inconfort, pour le laisser découvrir par lui-même comment trouver un peu plus de confort.
Au bout de 15 minutes :
J : « Je ne sais pas quoi dire ! »
T : « Ah oui ! Mais comment c’est de ne pas savoir quoi dire ? »
(Nouveau grand silence de 10 minutes).
J : « Je ne sais pas. »
T : « Alors comment te sens-tu avec ça ? »
J : « Je ne sens rien, je ne sais pas. »
T : « Eh bien continuons, nous verrons bien ! »
Nouveau long silence. Dans un mouvement brusque, Julien se couche sur le canapé et dit sur un ton exaspéré : « Je n’ai rien à faire ici, je perds mon temps et je vous fais perdre le vôtre ! C’est insupportable ! »
Nouveau silence.
J : « Je ne vais pas venir la prochaine fois, ça ne sert à rien ! »
Je garde aussi un temps pour prendre conscience de ce qui se passe pour moi avant de répondre finalement : « Dommage, je trouve que nous avons bien commencé le travail justement ! Et puis je serais triste que vous arrêtiez brusquement avec moi comme vous l’avez toujours fait dans votre vie jusque-là, alors que vous avez justement envie de changer ça ! De toute façon, nous ne pouvons pas nous quitter sans une séance pour faire le point sur notre travail et nous dire au revoir ! »
Nous avons repris rendez-vous, « puisque vous me le demandez ! ».
À ma surprise, au rendez-vous suivant, Julien est à l’heure et bien présent. Je tiens à lui dire que, contrairement à ce qu’il a projeté, je n’ai pas le sentiment de perdre mon temps dans notre travail et que je trouve cette expérience intéressante. Cela lui permet de déplier plus avant ce qui s’est passé à la dernière séance.
Julien me regarde bien en face en parlant, ce qui est nouveau, et m’explique qu’il a compris qu’il met notre travail en difficulté, et que je ne peux pas l’aider s’il continue comme ça. Depuis, Julien vient régulièrement aux séances. Il a déclenché de nombreux changements de vie, et accède à des choix personnels. Il continue de venir parce qu’il se reconnaît en progrès dans sa vie, ce qui contrebalance le fait qu’il ne voit toujours pas de sens à notre travail.

21Cette séance a joué un rôle charnière dans notre travail, changeant nettement le comportement de Julien. Elle a éveillé en lui une part consciente de sa propre prise en charge et sa fonction « Moi » se mobilise, lui permettant de choisir d’aller vers une nouvelle attitude. En rompant le silence entre nous, je masquais ma propre peur et remplissais l’espace possible de notre vraie rencontre. Si toutefois, mes allers précédents vers Julien ont contribué à créer un fond de confiance, le lien restait souterrain, englué dans la confluence. Ces allers vers de ma part ont pu installer une relation suffisamment sécurisante pour lui permettre de réinvestir notre relation dans un certain niveau d’intimité.

22En soutenant la présence de ce silence, je suis sortie de cette confluence et ai permis à Julien d’en sortir lui aussi, en prenant conscience qu’une part du silence vient de lui, confronté à son « je ne sais pas quoi dire ». Affirmer un « Je » chez moi, en risquant ce choix de me taire, a occasionné la reconnaissance du « Je » chez lui.

Vers un silence plus « harmonieux »

« Expérimenter le silence et le calme, c’est tout aussi enrichissant qu’expérimenter le mouvement, les cris qui réclament de l’aide et du contact. »
(J. Zinker, 1993, p. 13)

23Dans une séance de thérapie, c’est précisément la présence de l’autre à qui, de part et d’autre, on a l’impression de devoir justifier notre propre présence, qui peut rendre le silence si gênant, encombrant, pesant. Mais si l’expérience du thérapeute et un « transfert » positif – soit un ensemble de projections affectives favorables du client sur le thérapeute – le permettent, un silence partagé, en plein contact, peut venir appuyer, ou en tout cas interroger l’intimité dans la relation. Selon le vécu de ce moment, un temps de silence commun est en étroite relation avec les notions, apportées par les neurosciences affectives, d’accordage positif (lorsque client et thérapeute se sentent physiquement reliés, en plein contact), de désaccordage trop intense (avec le risque de répétition d’une séquence traumatique), et de réaccordage après un désaccordage (Y. Mairesse, 2012, p. 62-77).

J’ai choisi de parler de Suzanne pour illustrer un silence « d’accordage ». Suzanne s’est toujours murée dans le silence, en protection et en fuite de l’intrusion. Mais maintenant, cet enfermement lui pèse.
Durant plusieurs séances, elle reste recroquevillée dans son fauteuil, les jambes repliées contre elle et les bras croisés dessus. Son regard erre dans la pièce ou au sol, avec un timide coup d’œil de temps en temps vers moi. Je suis le plus ouverte et accueillante possible, empathique, touchée par son besoin de protection, et aussi intéressée par la finesse des expressions changeantes de son visage, lorsque les mots ne sortent pas. Maintenant, elle commence à s’ouvrir et à parler d’elle, surtout grâce à son compagnon qui l’y pousse, me dit-elle. Nous déplions ensemble ce que ce silence comporte de négatif, positif ou neutre, pour elle et pour moi, entre nous deux, et aussi dans sa vie extérieure au cabinet.
Dans un travail, je propose une expérience différente de silence, ensemble dedans, pendant trois minutes. Pendant trois minutes, Suzanne regarde ses pieds. Elle dit avoir fait le vide, sans pensée. Elle sait d’ailleurs bien faire ça et s’y sent à l’aise. Elle se coupe ainsi du monde extérieur et de ses soucis. Je lui dis comme je me suis sentie seule et séparée d’elle dans ce moment. Je propose une nouvelle expérience de silence. Nos yeux sont plongés chacune dans ceux de l’autre, et Suzanne sourit. Je la suis et souris aussi. Alors que je croyais y déceler du jeu et de la complicité, en pure projection, Suzanne dit s’être sentie mal à l’aise dans cet échange, gênée. En effet dit Suzanne, « il y avait du jeu, et je connais bien ce jeu comme une fuite, une façon de détourner la difficulté d’un rapprochement trop direct et dangereux, car je me sens transparente ». Nous pouvons, à partir de cette expérience, considérer ce comportement et déplier un peu plus cette gêne, lui attribuer un côté intrusif pour elle, et faire des liens avec son repli corporel et social, avec son histoire et son vécu.
Plus tard, nous ferons une troisième expérience silencieuse, bien en contact, yeux dans les yeux, plus calme et apaisée, mais aussi habitée par une touche d’émotion, une tristesse affichée, chaleureuse et partagée. Chez moi émerge, dans cette proximité intime, une surprise de l’émotion visible chez Suzanne par un autre sourire, cette fois baigné de quelques larmes. Son émotion rencontre la mienne. Suzanne dira aussi sa surprise, quant à cette tranquillité nouvelle éprouvée dans ce partage, grâce à la confiance mutuelle, et cette impression de chaleur qui a fait émerger ses larmes.
Dans la première partie de notre travail, Suzanne est dans un silence perplexe. L’autre est dangereux, il y a coupure, interruption du contact. Dans le deuxième épisode, nous sommes en lien, en réflexion, et la mise en mots permet à Suzanne de prendre conscience de sa limite, à la frontière-contact dans son double rôle de communication et de séparation, de rapprochement et de différenciation, les deux pôles d’une même dynamique (Vincent Beja, 2000, p. 41). Dans notre relation, le « je » et « tu » sont devenus un « nous » teinté d’émotion et de ressentis. Nous sommes en « plein contact », avec une émotion partagée, dans un silence harmonieux.

Un silence sobre

« Si vous voulez vraiment vous livrer à quelqu’un, taisez-vous : et si vous avez peur de vous taire avec lui, fuyez-le, car votre âme déjà sait à quoi s’en tenir. »
(M. Maeterlinck, 2008, p. 24)

24Le silence sobre « va avec un visage animal solennel », dit Goodman (1972). Je l’imagine grave et dense. Celui d’Océane, dans un moment bouleversé, m’y conduit.

25

Océane a pris la décision de quitter son compagnon. Il y a quelques mois, elle était partie s’installer en Province avec lui et y avait projeté sa vie future. Elle revient vivre à Paris et habite provisoirement chez sa mère.
Pendant toute la séance, en larmes, avec des phases de colère, elle repasse avec moi tout ce qu’elle doit abandonner et laisser derrière elle, révise sa décision et la remet en question, puis la reconfirme et essaie d’évaluer ses besoins immédiats : comment trouver un logement, reconstruire sa vie professionnelle ?
Je me laisse attendrir par son désespoir, sa tristesse. Je sens la douceur me gagner, je parle lentement et presque à voix basse, elle aussi. Au bout de tout ça, les larmes finissent par s’arrêter et Océane se tait, assise en tailleur, un peu hagarde, les mains abandonnées sur les genoux, la tête penchée vers la gauche, le regard posé au sol. Je laisse dérouler ce long moment de silence respectueusement, je ne sens à aucun moment le besoin de l’interrompre. Je ressens une ténuité fragile, comme si briser ce silence pouvait rompre un moment important et délicat de recueillement. Quand Océane revient vers moi, je lui demande :
« Où étais-tu pendant ce moment silencieux ? »
« J’étais en train de revoir des images de scènes quand nous étions tous les deux, et de cette vie que je laisse. »

26Je comprends que ce long silence était en partie nécessaire au processus de deuil des rêves brisés d’Océane.

27Puis en partant : « Merci à toi d’être là dans ce moment, ça m’aide. » Et elle vient se blottir dans mes bras pour se sentir réconfortée. Encore un silence fort en contact, un morceau de silence « de l’harmonie, paisible avec d’autres personnes ou la communion avec le cosmos. »

Un souffle de silence

« Faire silence, ce n’est pas forcément continuer à se taire : c’est laisser le temps disparaître. »
(J.D. Nasio, 1987, p. 176)

28Traverser un moment de « silence muet du sommeil ou de l’apathie » peut s’avérer nécessaire pour faire le vide, afin de laisser émerger celui « fertile de la conscience, sustentant l’âme, d’où émergent de nouvelles pensées » (Goodman, 1973, p. 15).

29Un exemple avec Camille.

30

Depuis 1 an et demi, avec Camille, nous déplions et creusons son échec à maintenir des relations, amicales ou amoureuses, malgré son fort désir d’être entourée d’amis et sa peur de la solitude. Nous avons pu mettre à jour sa méfiance et son retrait, dès qu’une relation attirante commence à prendre corps et atteint la phase du « plein contact ». Nous établissons une corrélation importante avec, en particulier, ses liens parentaux, tellement envahissants et intrusifs.
À la fin d’une séance particulièrement éprouvante mais éclairante à ce sujet, comportant une prise de conscience difficile et douloureuse, je vois Camille secouée par l’émotion et je m’assure qu’elle est en état de partir du cabinet sans trop de difficultés en perspective. Elle me dit son envie de rester un moment à marcher seule, au calme dans un jardin proche, pour « souffler » et, j’imagine, digérer cette séance. Je soutiens ce désir, insistant sur les bienfaits de ce moment pour prendre le temps d’assimiler cette séance éprouvante et se ressourcer. J’ai en même temps conscience que moi aussi, d’ailleurs, j’ai besoin d’un moment dans le calme et silencieux après ce travail, temps que je me félicite d’avoir préservé. Je partage avec elle ce besoin d’assimilation qui me permettra de faire à nouveau le vide pour me préparer à la rencontre suivante.
Plus tard, elle qualifiera le travail de cette séance « soulageant » et « revigorant », et reviendra sur ce précieux moment de solitude, qu’elle renouvellera à la fin des séances suivantes, en aménageant un temps consacré à cette intégration du travail effectué.

31L’expérience vécue, pour être efficace et aider à grandir, doit être assimilée, digérée, intégrée, pour faire place à une autre.

Conclusion

« Le silence est comme l’ébauche de mille métamorphoses. »
(Bonnefoy, 1923, p. 70)

32Dans cet article, j’ai souhaité présenter quelques épisodes de silence en séance individuelle de Gestalt-Thérapie. Ces exemples représentent une partie des situations possibles où celui-ci s’avère être un outil singulier et enrichissant dans le travail relationnel. Pour moi, le silence comporte une dimension riche et intense qui offre une attention particulière et un ample déploiement du non-verbal.

33Ces exemples ne constituent qu’un petit échantillon d’exploration et d’exploitation de situations silencieuses en séances, et le sujet en lui-même mériterait un développement beaucoup plus large.

34C’est le silence qui ponctue la parole et lui donne tout son volume, son poids, son sens. Dans certains cas et certaines circonstances, le silence peut s’avérer très vivant, en pleine présence de l’instant vécu. Bien accepté, il devient apaisant, riche et dense, ou vide créateur, espace-temps opportun à la naissance du nouveau. En outre, le silence peut être une vibration qui éveille et affine mon awareness, et me relie au processus dans une part très intime de la relation. Je considère le silence comme un lieu privilégié de transformation.

35Je vais donc maintenant laisser mes mots se taire…

Bibliographie

Bibliographie

  • Livres

    • DE BEAUVOIR, Simone (1960). La Force de l’âge. Paris : Gallimard, coll. « Folio » n° 1782, 1986.
    • BONNEFOY, Yves (1961). Rimbaud par lui-même. Paris : Le Seuil, coll. « La librairie du XXe siècle », 2009.
    • CORBIN, Alain (2016). Histoire du silence, de la renaissance à nos jours. Paris : Albin Michel.
    • LANE, John (2006). Les pouvoirs du silence. Pocket Evolution, Belfond, 2008.
    • MAETERLINCK, Maurice (1896). Le trésor des humbles. Paris : Grasset, coll. « Les Cahiers Rouges », 2008.
    • MASQUELIER-SAVATIER, Chantal (2015). La Gestalt-Thérapie. Paris : PUF, coll. « Que sais-je ».
    • NASIO, J.D. (dir.) (1987, Paris). Le silence en psychanalyse, Rivages, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2001.
    • PERLS, Frederick, HEFFERLINE Ralph, GOODMAN Paul (1951). Gestalt-thérapie. Bordeaux : L’Exprimerie.
    • ZINKER, Joseph C. (1993, Cleveland). Le thérapeute en tant qu’artiste. Paris : L’Harmattan, 2006.
  • Articles

    • BEJA, Vincent (2000). Au-delà du Self ? Gestalt et Spiritualité. Revue Gestalt n° 19, Paris : SFG.
    • CANONNE, Eric (2012). De la relation malmenée à la régulation affective. Revue Gestalt n° 41, Paris : SFG.
    • MAIRESSE, Yves (2012). Apport des neurosciences affectives dans des situations de perturbations intenses du système émotionnel. Cahiers de Gestalt Thérapie n° 30, Bordeaux : L’Exprimerie.
    • PRADEL, Olivier (2016). Informe et chaotique, variations sur le vide fertile. Revue Gestalt n° 47, Paris : SFG.
    • VANDAMME, Pierre et DEWAVRIN, Victoire (2012). La place du silence en psychothérapie. Dans De corps à corps, Éd. Champ G, Actes de la journée d’étude du 24 novembre 2012, Roubaix.
  • En ligne

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