Notes
-
[1]
Peter Levine, 2005, p.13.
-
[2]
Ibid, p. 107.
-
[3]
Ce figement permet de se fondre dans l’environnement et d’être moins visible par l’agresseur (qui ne dévorera pas une proie qu’il croit déjà morte). Il anesthésie le système nerveux, ce qui permet de moins souffrir si la douleur s’avère inévitable.
-
[4]
Roques, 2015.
-
[5]
Sophie Fourure in Revue Gestalt n°44, p. 149.
-
[6]
Ibid, P. 147.
-
[7]
S. Schoch de Neuforn, 2012, p.239.
-
[8]
Cette idée se retrouve aussi dans la thérapie d’Intégration de Cycle de Vie (ICV).
-
[9]
Marx, 2013, p.81.
-
[10]
S. Schoch de Neuforn, 2012, p.237.
-
[11]
Schore, 2008.
-
[12]
Conférence Delisle, 2011.
-
[13]
Yves Mairesse, 2011, p.3.
-
[14]
Delisle, 2004, p.23.
-
[15]
Catherine Bolgert in revue Gestalt n°24, p. 147.
-
[16]
S. Fourure, ibid, p. 151.
-
[17]
Schore, 2008, p. 81.
-
[18]
Schore, 2008, p. 178.
1 De plus en plus de thérapeutes de toute obédience intègrent de l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing) dans leurs séances. A quels besoins ce recours répond-il ? Doit-on voir l’EMDR comme un complément de formation, à l’image par exemple des alliances entre Gestalt-thérapie et Sophrologie, Psychanalyse et Psychodrame, Analyse Transactionnelle et Somatic Experiencing ?
2 Serge Ginger, dont je salue la capacité de renouvellement et d’innovation thérapeutique, explique en 2010 dans une conférence à Metz : « Aujourd’hui, il m’arrive fréquemment d’introduire une série de sessions d’EMDR dans le suivi d’un client – notamment lorsqu’émerge dans l’anamnèse un traumatisme psychologique majeur : décès, suicide ou accident grave d’un proche (ou du client lui-même), agression, attentat, viol, annonce d’une maladie grave, séparation brutale, etc., ou – inversement – il m’arrive de prendre des clients en EMDR, puis de poursuivre et d’élargir éventuellement la psychothérapie en Gestalt. »
3 Dans la même conférence, il explique que l’EMDR peut être considérée « comme une approche intégrative, associant plusieurs courants devenus traditionnels de la psychothérapie, tels que, par exemple : la psychanalyse, la Gestalt-thérapie, les TCC, la thérapie familiale, l’hypnose, l’analyse transactionnelle, etc. »
4 Si l’EMDR se définit comme une thérapie neuronale dont les effets agissent en temps réel sur la restructuration du cerveau, elle est la première dont l’impact a pu être mesuré en direct, et dont la capacité de guérison, particulièrement en ce qui concerne l’ESPT (état de stress post traumatique) se fait ressentir immédiatement et durablement.
5 Ainsi, de même que les thérapies ayant une approche psychocorporelle ont apporté à la culture psychothérapeutique l’importance de l’attention au corps et de sa mise en mouvement, l’EMDR apporte un changement neuronal, non seulement comme une conséquence du soin psychothérapeutique, mais aussi comme le lieu direct d’action thérapeutique, par l’intermédiaire des mouvements occulaires.
6 Aussi, dans ce chemin ouvert par Serge Ginger, je vais explorer en quoi l’EMDR et les thérapies humanistes, et en particulier la Gestalt-thérapie, peuvent fonctionner comme un tout harmonieux.
7 Je chercherai quelle cohérence de travail nous pouvons trouver lorsque certains patients arrivent en thérapie profondément affectés par des enjeux développementaux inachevés, tandis que d’autres, vivant une vie épanouissante, sont soudainement confrontés à un événement particulier potentiellement traumatisant.
Les traumatismes simples
8 « On parle de traumatisme simple lorsque la personne a subi un traumatisme unique » explique le Dr Christophe Marx (p.39), bien que le mot « simple » puisse désigner un évènement terrible : les victimes d’un tsunami par exemple, peuvent avoir vécu un traumatisme simple.
9 Boris Cyrulnik, dans la préface du livre de Peter Levine [1], rappelle qu’il faut distinguer « le trauma, qui se passe dans le réel, et le traumatisme, qui naît dans la représentation de ce trauma ». Le trauma est donc défini comme le vécu immédiat de l’évènement, et le traumatisme comme ses représentations ultérieures lorsqu’elles nous envahissent.
Que se passe-t-il lors d’un trauma ?
10 Peter Levine [2] décrit : « Face à la menace, l’organisme peut combattre, fuir ou se figer. Quand les réponses de combat et de fuite sont inutilisables, l’organisme se rétracte instinctivement sur lui-même et sur sa dernière alternative : la réponse de figement. Ce faisant, l’énergie qui aurait dû être libérée par l’exécution des stratégies de fuite ou de combat se trouve amplifiée, et bloquée dans le système nerveux. » [3]
11 En temps normal, lorsque la menace s’éloigne, l’énergie bloquée remobilise le corps (nous pouvons le visualiser par exemple par des tremblements alors que le danger est terminé).
12 Ainsi, (p.22) « ce n’est pas l’événement déclencheur lui-même qui provoque les complications du traumatisme. Elles proviennent en réalité du reliquat d’énergie qui, n’ayant pu être transformé et déchargé, reste piégé dans le système nerveux d’où il provoque des ravages sur nos corps et nos esprits. » Pour Peter Levine donc, (p 6) « le traumatisme n’est pas la conséquence d’un événement, mais la conséquence de la réaction du système nerveux de la personne à un événement qui a dépassé sa capacité à y faire face par une réponse sensori-motrice adaptée. »
13 Cette description permet de comprendre que la guérison du traumatisme se trouve (p.130) « dans la décharge physiologique de l’énergie bloquée par le figement ».
Du trauma au traumatisme
14 Pourquoi dans certaines situations l’énergie ne se décharge-t-elle pas dès que la menace disparaît ? Que se passe-t-il, chez l’être humain, qui ne permet pas cette décharge, constituant alors un traumatisme ?
15 Dans certains cas, un retour à la normale s’avère impossible après un événement grave dû, soit à des circonstances naturelles (chute d’un arbre, séisme, …), soit à une action humaine (guerre, viol, attentat, …). La victime continue à vivre l’événement comme s’il n’avait pas cessé. Une partie raisonnante d’elle-même sait bien que l’événement est terminé, mais la personne est entièrement subjuguée par une partie émotionnelle pour laquelle le fait se perpétue. On dit alors qu’elle souffre d’un Etat de Stress Post Traumatique (ESPT).
16 Jacques Roques [4] explique ce phénomène.
17 Lors du trauma, s’active un système de survie demandant une énergie extrêmement importante.
18 Par ailleurs, creusant les mécanismes de mémorisation, il constate (p.36) que « pour mémoriser correctement un événement il faut se détendre, exactement comme pour digérer ». Aussi, lorsque l’événement réapparaît, soit par association d’idée, soit par un élément extérieur nous le rappelant, la surcharge énergétique associée à cet événement revient immédiatement. « Toute détente est impossible, puisque le mécanisme de mémorisation qui lui est associé, en s’activant, actualise immédiatement le souvenir de l’événement. »
19 Aussi, la digestion de la situation traumatisante, sa mémorisation, sa représentation en tant qu’événement passé et donc sans danger dans le présent, deviennent impossibles.
20 Comment peut-on alors continuer à vivre si le figement est permanent ?
La dissociation
21 Pour comprendre la dissociation, nous pouvons commencer par nous souvenir d’expériences simples, telles que « mince, où ai-je mis mes clés ? ». Pendant la dépose des clés, nous sommes très légèrement dissociés : notre main est en action, nos pensées sont ailleurs.
22 La dissociation dont nous parlons dans les traumas n’est bien sûr pas de cette échelle. Dans des situations extrêmement douloureuses, « la dissociation semble être le moyen essentiel qui permet à une personne d’endurer des expériences qui vont au-delà du supportable » [5].
23 Sophie Fourure cite Louis Cozolino [6] : « La dissociation permet à une personne traumatisée de s’échapper du trauma via une série de mécanismes biologiques et psychologiques… Les réactions de déréalisation et de dépersonnalisation permettent à la victime d’éviter la réalité de sa situation ou de la regarder comme un observateur totalement détaché ».
24 Je me souviens d’une patiente ayant vécu un viol collectif. Une de ses difficultés était de se défaire de sa culpabilité de ne même pas avoir dit « non ! ». Elle en venait à se demander si on pouvait appeler cela un viol puisqu’elle n’avait pas prononcé le mot : « non ». En fait, devant l’inévitable, son corps s’est « éteint », et a « attendu que ça se passe ». Elle se voyait comme si elle était physiquement au-dessus de la situation, comme si elle regardait un film.
25 Une deuxième étape a lieu dans la dissociation, lorsque la menace réelle disparaît. Comme l’explique Jacques Roques, la mémorisation ici est impossible. Et pourtant il faut de nouveau vivre, et bouger, alors qu’une partie de notre être reste figée. Et nous recommençons à vivre. A vivre, en dépit du fait que nous ressentons la partie figée comme « morte ».
26 L’expérience traumatisante est comme « avalée », sans pouvoir être digérée. Elle reste comme un bloc dans le corps, ce qui nous permet de sortir du figement tout en contenant cette expérience.
La sécurité, pour sortir du traumatisme simple
27 La première étape que le thérapeute aura à mettre en œuvre face à un traumatisme, sera d’établir un sentiment de sécurité dans l’ici et maintenant des séances.
28 Sylvie Schoch de Neuforn [7] parle, en Gestalt-thérapie, de la « construction d’une relation sécuritaire et investie ».
29 En EMDR, il est tout autant essentiel que le patient puisse sentir une porte de sécurité dans le présent, mais cet aspect est considéré d’un point de vue plus intrapsychique.
30 Une des propositions est de se souvenir, ou d’imaginer un « lieu sûr ». Le patient décrira assez précisément un lieu dans lequel il se sent calme et en sécurité, afin de pouvoir vivre ces sensations et d’en profiter. J’ai ainsi entendu la description de sensation de paix en haut d’une montagne, ou de tranquillité et de solitude sur une autre planète…
L’EMDR dans les traumatismes simples
31 Le préalable en EMDR, par l’installation du lieu sûr, est d’avoir un pied dans la possibilité présente de se sentir hors de danger, et un pied dans l’image figée du passé traumatisant. Dit autrement, avoir un pied dans chaque partie dissociée : ressentir les émotions, les cognitions et les sensations corporelles cristallisées et vécues lors du trauma, et vivre en même temps l’ici et maintenant dans la perception du danger terminé.
32 Aussi l’EMDR regarde les éléments déclencheurs d’une réactivation émotionnelle. Puis liste autant que possible tous les événements dans la vie du patient qui peuvent avoir un lien avec le trauma. Ces liens sont cherchés par différents biais que sont la mémoire corporelle (les ressentis corporels à l’évocation des déclencheurs par exemple), les cognitions (l’image de soi lors de cette même évocation), ou les émotions.
33 L’idée de cette recherche provient de la constatation que le trauma, non assimilable, crée une rupture du sentiment de soi dans sa continuité, dans la mesure où le traumatisme a été source de dissociation. L’objectif est alors de retracer une continuité temporelle entre la situation initiale et aujourd’hui [8].
34 Par la suite, et c’est là que se situe la grande découverte de l’EMDR, le thérapeute effectue des Stimulations Bilatérales Alternées (SBA). « Il s’agit de stimuler alternativement les parties droites et gauches du corps, ce qui aura pour effet de stimuler alternativement les deux hémisphères du cerveau » [9]. Ces stimulations alternatives peuvent être visuelles (par des mouvements de la main devant les yeux), auditives (des « bips » émis à gauche puis à droite), tactiles (par des tapotements sur les genoux).
35 Les Stimulations Bilatérales Alternées stimulent l’activation cérébrale et favorisent de nouvelles perceptions du trauma. Elles replacent à distance le moment du trauma qui s’éloigne du présent, et avec lui toutes les représentations de soi, les sensations corporelles, et les émotions, engrammées à l’occasion de ce qui n’avait pas encore été « digéré ». J’entends régulièrement en séance, pendant les SBA, « c’est bizarre, c’est comme si c’était loin maintenant. Je m’en sens distant, c’est du passé ».
36 C’est ainsi que les SBA recréent en nous une continuité temporelle.
37 Devant l’étonnante efficacité de cette thérapie, et la concordance de la naissance de l’EMDR (1987) avec la décennie du cerveau (les années 1990-2000, déclarées « décennie du cerveau » grâce aux avancées technologiques qui permettent de voir le cerveau de manière non intrusive en temps réel), de nombreuses études se sont penchées sur les mécanismes des SBA au niveau neuronal. Je mentionnerai uniquement le fait que grâce aux techniques de visualisations du cerveau, il a été possible de constater, pendant les SBA, des changements au niveau de l’amygdale (le centre de la peur).
Un travail holistique
38 Lorsqu’on travaille sur les traumatismes, l’attention aux émotions et aux ressentis corporels est indispensable afin de « permettre la décharge de l’énergie mobilisée dans le système moteur (…) et d’achever la réponse motrice ou émotionnelle qui a été interrompue ». [10]
39 Certaines thérapies psycho-corporelles, telle la Gestalt-thérapie, ou le Somatic Experiencing, favorisent cette décharge nécessaire.
40 Dans un travail holistique, considérant l’homme dans sa globalité, l’EMDR axe son intervention non seulement sur le corps, sur les représentations de soi dans le monde, sur les émotions, mais aussi directement sur le cerveau, ce qui pour moi agit dans l’optique de compléter le regard sur l’individu. C’est en ce sens que j’intègre l’EMDR à mes séances.
Les traumatismes complexes
41 Dans quelle mesure un traumatisme vécu dans la prime enfance diffère-t-il d’un traumatisme simple ?
42 Comme l’explique Allan N. Schore [11], les traumas de l’enfance sont essentiellement relationnels. Lorsqu’un enfant est régulièrement battu par un parent, il est pris dans ce que Gilles Delisle a nommé un dilemme de contact. Celui-là même qui devrait assurer sa protection et dont il a besoin, le détruit.
43 « Sur le plan du développement de l’estime de soi par exemple, j’ai absolument besoin du regard de mon père pour me sentir exister comme homme et quand ce père pose sur moi ce regard, ce regard m’anéantit. Donc je ne peux ni faire sans, ni faire avec. Et cette situation qui s’installe dans la durée, se chronicise, en vient à être interrompue, échappe à ma conscience, se loge à l’intérieur de l’appareil psychique, crée une structure inconsciente et désormais je vais consacrer une large part de mon énergie dans des relations significatives avec autrui, à mettre en place des situations où j’aurai besoin d’un regard pour me sentir exister et quand ce regard sera posé sur moi, j’aurai aussi l’expérience de l’anéantissement ». [12]
44 Les processus de contact indispensables au développement contiennent à la fois [13] « des éléments indispensables et intolérables. » Aussi, afin de pouvoir malgré tout ingérer l’indispensable, le dilemme sera introjecté, avalé. « Introjecté car relié à des éléments cruciaux et indispensables pour la survie et le développement ».
Reproduction des traumatismes précoces
45 C’est à partir de ce concept de dilemme de contact, en tant que gestalt inachevée, que nous pouvons comprendre la reproduction. En effet, l’indispensable a été avalé avec l’intolérable, et n’est donc pas assimilable, pas digéré. Nous le recherchons toujours, mais étant associé à l’intolérable, nous le cherchons là où nous pouvons voir cette association, et il ne sera donc toujours pas assimilable.
46 Il y a du positif dans cette recherche, car il y a [14] « l’espoir plus ou moins conscient qu’un jour, quelqu’un trouvera l’issue par laquelle on peut sortir de ce labyrinthe. Cependant, pour que cela arrive, il faut sans cesse remettre ce labyrinthe en place ».
47 La reproduction de ces dilemmes est par ailleurs active dans le sens où elle offre une continuité à notre existence : « c’est ainsi que je me reconnais, que je fonctionne. Si je change, bien que ce soit ce que je souhaite le plus au monde, je risquerais trop que ni moi, ni les gens qui m’entourent, ne me reconnaissent. Ma vie a un sens actuellement, avec cette recherche de changement, et ce sens m’est trop précieux pour risquer de le perdre ».
48 Nous voyons donc bien la différence entre traumatismes simples, et traumatismes complexes.
49 Dans les premiers, les intrusions terrifiantes, ainsi que d’autres symptômes, se répètent par l’effet de la surcharge émotionnelle occasionnée par une menace.
50 Les situations traumatisantes de l’enfance engendrent une grande complexité relationnelle, qui s’entremêle à l’accumulation des surcharges émotionnelles, et qui cherchera à se dénouer.
L’identification projective
51 Lorsque nous touchons à des traumatismes survenant dans l’enfance, il arrive qu’une partie de soi clivée tente de se faire entendre par ce que l’on appelle l’identification projective. Cette partie de soi est projetée dans l’autre (le parent), à son insu. Celui-ci, par identification introjective, la prend pour son propre compte.
52 « Il s’agit de se débarrasser de parties de soi insupportables ou d’éviter des expériences intolérables : il y a clivage, déni, et identification de l’autre au matériel projeté : je ne connais pas ma rage, mais je fais tout pour te mettre en colère. Par ailleurs, la personne qui est l’objet d’une simple projection peut ne pas s’y reconnaître, alors que, dans le processus l’identification projective/ identification introjective, elle est « agie » à son insu ». [15]
53 Pour Allan Schore, la régulation émotionnelle préverbale entre l’enfant et le parent se fait par un dialogue de cerveau droit à cerveau droit, au niveau du système limbique (le cerveau émotionnel). L’identification projective, non verbale donc, est véhiculée par ce biais.
54 Cette même identification projective se reproduit dans la relation thérapeutique. Le thérapeute perçoit alors en lui du matériel qu’il ne connaît pas habituellement : une colère, une tristesse… qu’il ressent sienne, alors qu’elle déposée par le patient.
55 « La tâche du thérapeute consiste donc à recevoir, contenir et traiter les expériences précoces dissociées du client, puis les lui retourner sous une forme plus bénigne ». [16]
Propositions thérapeutiques
56 1ère proposition : Tel que le propose Schore, l’engagement du thérapeute, qui permet une régulation affective du patient, doit se faire par une compréhension de ses propres réponses physiques et émotionnelles face aux messages « voilés » du patient. Cette compréhension, contenue par le thérapeute, sera transmise au patient émotionnellement, et modulera son système limbique (le centre émotionnel).
57 « Comme résultat d’une telle modulation, l’expérience affectivement chargée du cerveau droit du patient, maintenant régulée, peut alors être communiquée au cerveau gauche pour être davantage traitée. Cet effet, qui doit suivre la séquence temporelle cerveau droit puis cerveau gauche, permet le développement de symboles linguistiques pour représenter le sens d’une expérience, pendant que la personne ressent et perçoit l’émotion générée par l’expérience ». [17]
58 Ainsi, le thérapeute est mis dans une situation de reproduction de dilemme de contact, où sa présence sera à la fois indispensable (il comprend, et accueille avec bienveillance le patient dans sa souffrance existentielle) et intolérable (la colère, ou l’impuissance qu’il sentira face au patient dans le processus d’identification projective/introjective, sera insupportable à vivre par le patient). La contenance émotionnelle du thérapeute permettra de « désencapsuler », de séparer l’indispensable de l’intolérable, permettant au patient de s’apaiser face à ce dilemme de contact, et de se nourrir enfin de l’indispensable.
59 Le passage du cerveau droit au cerveau gauche ne peut que me faire penser, à ce stade, aux Stimulations Bilatérales Alternées.
60 Rappelons que le préalable aux SBA est d’avoir un pied dans la possibilité présente de se sentir hors de danger, et un pied dans l’image figée du passé traumatisant.
61 La proposition de Schore (et de Delisle) permet au patient de goûter à l’indispensable, au bon de la relation qu’il cherche depuis des années.
62 Le patient trouve alors enfin dans la relation l’appui qu’il ne trouvait pas ailleurs pour entrer dans le souvenir (conscient ou non) traumatisant. Les coups, les humiliations deviennent des événements que le patient peut enfin considérer pleinement comme étant toxiques, puisque détachés de l’indispensable de la relation parentale. Il est prêt à vivre des SBA axés sur la surcharge émotionnelle, sur la peur et la sidération des moments les plus violents.
63 Ainsi, au fur et à mesure des séances, une alternance de SBA et de verbalisation permettent de reconstituer doucement un nouveau sens à son vécu puisque, petit à petit, il réussit à se défaire de ses représentations fondées sur le dilemme de contact, et sur la terreur engendrée par la violence réellement subie.
64 Seconde proposition : Face à la complexité des parcours de vie lorsqu’un patient a vécu des situations traumatiques dans son enfance, il est délicat de mesurer les impacts des différents événements de vie douloureux.
65 En effet, un enfant ayant vécu de l’abandon traumatisant dans son jeune âge, pourra développer des troubles de l’attachement, qui, par reproduction seront la base de relations de couple non satisfaisantes. Ayant utilisé la dissociation « pour composer avec des événements traumatiques, (…) il sera plus prompt à adopter la dissociation comme mécanisme pour affronter les difficultés, (…) pour se défendre contre une large gamme d’agents stressants au quotidien (…) sapant profondément la continuité de son expérience ». [18]
66 De là, face à un patient venant en consultation pour une rupture amoureuse particulièrement difficile, voire traumatisante, comment mesurer l’impact de cette rupture, face à la fragilité sur laquelle il s’est construit enfant dans des problématiques d’abandon ?
67 Si la douleur de cette séparation fait écho à une succession d’échecs amoureux, cette douleur n’en est que plus intense. Et il s’agira alors de la regarder, et de l’accueillir. Nous pourrons la voir comme un trauma, et proposer de la traiter en EMDR.
68 Nous suivons ici alors pleinement une des propositions de la Gestalt, qui considère qu’à la surface se trouve aussi la profondeur (la rupture récente faisant écho aux précédentes). L’EMDR devient une partie intégrante de la thérapie gestaltiste afin de faire redescendre le niveau des surcharges émotionnelles issues d’événements de vie critiques.
69 Illustration clinique : Frédéric vient me voir car il n’arrive pas à se remettre de son divorce. Rapidement, au cours des séances, il me parle de la violence de son père, violence qu’il a aujourd’hui en effroi et qu’il ne veut en aucun cas reproduire. Toute violence en lui doit être bannie, et de ce fait, tout conflit.
70 Je lui propose (tout frais sorti de ma formation) une séance d’EMDR axée sur les relations avec son père. La séance l’apaise de la souffrance vécue lorsqu’il parle de coups particulièrement violents. La semaine suivante, il revient bouleversé car l’EMDR a été trop éprouvant pour lui. « C’est comme si tout mon monde s’écroulait. C’est bizarre, mais ce dont on a parlé la semaine dernière, ce n’est pas moi. En fait, je ne suis pas comme ça ».
71 L’agressivité qui a pu exister chez lui face à son père a été complètement mise de côté. Ma tentative de regarder cette relation, et éventuellement de retrouver son agressivité (gestaltiste), a été prématurée. Je décide de ne plus travailler en EMDR pour le moment avec lui.
72 L’urgence était le divorce. Se sentant humilié, atteint dans sa masculinité lors de la séparation, et percevant l’effet sur lui des SBA, il me demande lui-même des séances d’EMDR axées cette fois sur le jour où sa femme lui avoue avoir un amant. Je suis d’autant plus surpris que j’avais abandonné mon idée de travailler en EMDR avec lui.
73 La première séance aurait-elle réveillée malgré tout une possibilité d’opposition affirmée ? Avec moi cette fois ? La reproduction du dilemme de contact se faisait habituellement sous le mode passif/agressif : par la fuite devant le conflit, il provoque l’autre. C’est d’ailleurs ce que lui reprochait sa femme.
74 Il est ainsi lui-même surpris de se sentir capable de me poser fermement cette demande. Il ne se reconnaît pas dans cette opposition.
75 Les séances se déroulent donc comme s’il s’agissait d’un traumatisme simple. Il regagne en confiance en lui, et en agressivité.
76 A partir de là, se joue régulièrement entre nous ce que je peux imaginer qu’il se jouait entre lui et son père. Et en particulier par rapport à des séances manquées. Ces séances manquées, par identification projective créent en moi une violence à son égard alors qu’il s’en excuse platement, qu’il exprime son besoin de ces séances, et qu’il reste dans le cadre du paiement de ces séances. Il lui arrive de manquer jusqu’à 3 séances de suite, et sachant qu’il m’en devra donc 4 à la séance suivante, demande de décaler le prochain rendez-vous à 3 semaines plus tard car il ne peut actuellement me payer l’ensemble des séances. Je vis alors, pendant presque 1 an, un mélange de colère, de tendresse, et de détachement.
77 Petit à petit, tandis que j’accueille ce qui se joue pour moi, je peux voir de l’apaisement s’exprimer de son côté. Doucement, alors que les séances tournaient autour de la gestion de son divorce, nous reparlons de sa relation à son père. Je reparle alors d’EMDR. Il se sent prêt cette fois.
78 Dans ces séances, il exprime toute sa rage, ses pleurs, ses terreurs de voir le soir par-dessous la porte de sa chambre la lumière s’allumer, signifiant que son père, alcoolisé, vient avec sa ceinture à la main.
79 Il peut aujourd’hui parler de cette période plus tranquillement. Je ne me sens plus pris dans ses identifications projectives. Il reste pacifique, mais n’a plus peur d’affirmer ses positions.
Conclusion
80 A travers cet article, j’ai cherché à comprendre ce qui mène à des cristallisations de l’expérience traumatique, que le trauma ait lieu adulte ou que des situations traumatisantes recouvrent une période de l’enfance.
81 Dans la compréhension de ces fonctionnements, je constate une différence notable entre la sidération créant une dissociation lors d’un trauma, et les impulsions de compléter une gestalt inachevée dans des troubles de la personnalité décrits en psychothérapie du lien.
82 Aussi, partant du constat d’apaisement, lors de séances d’EMDR, dans des situations de traumatisme simple, et m’appuyant sur les recherches expliquant ces résultats par une décharge neuronale alors que l’amygdale (le centre de la peur) était saturée, je propose de compléter le travail gestaltiste, qui considère l’homme dans sa globalité (relationnelle, corporelle, émotionnelle, réflexive), par ce travail thérapeutique axé directement sur le cerveau.
83 Ceci engendre une intégration de séances d’EMDR au fur et à mesure de la thérapie. Ces séances pourront, en fonction de l’urgence dans la souffrance du patient, apaiser une situation difficilement soutenable et permettre alors à la thérapie de se poursuivre, mais pourront aussi, alors qu’ont été dénoués des enjeux développementaux bloqués dans des reproductions transférentielles, diriger leur travail vers une partie encore émotionnellement chargée afin de permettre au patient de compléter sa libération de ce qui le retenait encore dans un passé traumatique.
Bibliographie
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- COZOLINO L. ; La neuroscience de la psychothérapie, éditions du CIG, Montréal, 2012.
- DELISLE G. ; Les pathologies de la personnalité, Perspectives développementales, éditions du CIG, Montréal, 2004.
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DELISLE G. ; Le dialogue herméneutique en psychothérapie, Conférence
à l’hôpital de Tourcoing, 25 octobre 2011.
http://www.cigestalt.com/docs/LEDIALOGUEEN&CHOTHERAPIE.pages_000.pdf - FOURURE S. ; La régulation affective au cœur de la Gestalt-thérapie, Revue Gestalt N°44, SFG, Paris, 2014.
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GINGER S. ; L’EMDR, une approche integrative, Deuxième séminaire
universitaire EMDR, Metz, 25-26 novembre 2010.
http://www.sergeginger.net/37.html - LEVINE P. ; Réveiller le tigre, Guérir le traumatisme, InterEditions, Paris, 2013.
- MARX C. ; L’EMDR, l’histoire, la méthode et les techniques pour se libérer de ses traumatismes et dépasser ses blocages, Eyrolles, Paris, 2013.
- MAIRESSE Y. ; Réflexions autour de l’awareness en PGRO, Cahiers de Gestalt-thérapie N°27, L’exprimerie, Bordeaux, 2011.
- ROQUES J. ; Psychoneurobiologie, Fondement et prolongement de l’EMDR, Tome 1, Books on Demand, 2015.
- SCHOCH DE NEUFORN S. ; in Le grand livre de la gestalt, Masquelier-Savatier C. et Masquelier G., Eyrolles, Paris, 2012.
- SCHORE A.N. ; La régulation affective et la réparation du Soi, éditions du CIG, Montréal, 2008.
Mots-clés éditeurs : trauma, dissociation, Gestalt, stress post-traumatique, EMDR, psychothérapie du lien
Date de mise en ligne : 21/01/2016
https://doi.org/10.3917/gest.047.0067Notes
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[1]
Peter Levine, 2005, p.13.
-
[2]
Ibid, p. 107.
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[3]
Ce figement permet de se fondre dans l’environnement et d’être moins visible par l’agresseur (qui ne dévorera pas une proie qu’il croit déjà morte). Il anesthésie le système nerveux, ce qui permet de moins souffrir si la douleur s’avère inévitable.
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[4]
Roques, 2015.
-
[5]
Sophie Fourure in Revue Gestalt n°44, p. 149.
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[6]
Ibid, P. 147.
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[7]
S. Schoch de Neuforn, 2012, p.239.
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[8]
Cette idée se retrouve aussi dans la thérapie d’Intégration de Cycle de Vie (ICV).
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[9]
Marx, 2013, p.81.
-
[10]
S. Schoch de Neuforn, 2012, p.237.
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[11]
Schore, 2008.
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[12]
Conférence Delisle, 2011.
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[13]
Yves Mairesse, 2011, p.3.
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[14]
Delisle, 2004, p.23.
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[15]
Catherine Bolgert in revue Gestalt n°24, p. 147.
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[16]
S. Fourure, ibid, p. 151.
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[17]
Schore, 2008, p. 81.
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[18]
Schore, 2008, p. 178.