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Article de revue

La dyade aidant-aidé atteint d'Alzheimer : entre asymétrie et sentiment de réciprocité

Pages 121 à 131

Notes

  • [1]
    Bien que les femmes constituent de 57 à 60 % de l’effectif des aidants (Cranswick & Dosman, 2008 ; Villeneuve, 2008), le masculin est privilégié dans cet article. Nous croyons en effet que l’emploi du féminin ne fait que contribuer au stéréotype voulant qu’il s’agisse d’un rôle réservé aux femmes et jugeons indispensable que les hommes puissent s’y reconnaître.
  • [2]
    Pour une analyse plus complète du concept de responsabilité morale, voir Ricoeur P. (1994). Le concept de responsabilité : Essai d’analyse sémantique. Esprit, novembre 1994, 28-48 ; et Métayer M. (2001). Vers une pragmatique de la responsabilité morale. Lien social et politiques, 46, 19-30.
  • [3]
    La codification ouverte consiste à identifier les concepts qui émergent des transcriptions d’entrevues et ce, ligne par ligne, puis de regrouper les concepts dans des catégories conceptuelles plus abstraites. La codification axiale s’effectue autour de l’axe de la catégorie. La codification sélective constitue le processus d’intégration et de peaufinage de la théorie.
  • [4]
    Québécisme synonyme de copine, petite amie ou encore fiancée.

1 Alors qu’un intérêt constant s’observe dans la littérature à propos des problèmes auxquels se heurtent les aidants familiaux [1] dans leur rôle auprès d’un proche atteint de démence, la nature éthique de ce rôle ainsi que l’impact du rapport de responsabilité de soins sur le rapport relationnel demeurent moins bien documentés. Les écrits commencent à peine à évoquer la dimension morale de l’expérience de soin (Barber & Lyness, 2001 ; Holstein, 2001 ; Howe, 2010 ; Hugues, Hope, Savulescu & Ziebland, 2002 ; Lin, Macmillan & Brown, 2011). Pourtant, « être aidant naturel, c’est (…) à la fois remplir une fonction liée à la réalisation de tâches quotidiennes, mais aussi occuper un statut, assumer des responsabilités et vivre une expérience moralement douloureuse » (Crochot & Bouteyre, 2005:13). L’aidant et le proche partagent de fait un univers moral composé de rapports affectifs auxquels sont associées des responsabilités et obligations.

2 La notion de responsabilité morale [2] s’avère toutefois fortement polysémique. Elle prend d’abord le sens d’une imputation rétrospective à l’égard des actes commis par un être humain autonome, libre et rationnel, dont l’agir est intentionnel (Métayer, 2001). Elle revêt une obligation de réparer des dommages ou de supporter un châtiment, surtout dans le domaine juridique (Ricoeur, 1994). Par ailleurs, en philosophie, l’idée de responsabilité réfère au fait d’assumer les conséquences de ses actes, particulièrement à l’égard des personnes pour lesquelles un rôle de responsabilité est assumé. Un déplacement de l’objet de la responsabilité de soi vers l’autre s’effectue, modifiant conséquemment la portée même de cette responsabilité (Ricoeur, 1994). Il s’agit alors d’une responsabilité-sollicitude, prospective, au regard de ce qu’il y a à faire envers des êtres fragiles (Métayer, 2001). L’éthique de l’altérité d’Emmanuel Levinas constitue un exemple de cette responsabilité-sollicitude : une responsabilité obligatoire et irrévocable que le sujet n’a pas choisie, mais pour laquelle il est interpellé dès lors qu’il rencontre le « Visage de l’autre » (Levinas, 2006).

3 Ainsi, nous postulons que le rôle d’aidant constitue une responsabilité morale, à laquelle répondent les aidants, construite d’interactions complexes dont la relation aidant-aidé en constitue l’épicentre. Il ne s’agit toutefois pas de réduire cette responsabilité à ces strictes dimensions morales, puisqu’elle implique tout autant des enjeux sociaux, économiques et politiques, dont il ne sera pas question ici. Cet article vise plus précisément à décrire la transformation de la relation dans la dyade aidant-aidé à l’origine de l’expérience de responsabilité morale des aidants, à partir du discours de ces derniers. Notre analyse se centre en premier lieu sur la prise de conscience de la vulnérabilité de l’aidé, moteur de la transformation de la relation. En second lieu, nous abordons l’asymétrie du rapport relationnel, première caractéristique de la responsabilité morale des aidants. Ensuite, nous évoquons la réciprocité néanmoins présente dans l’expérience relationnelle. Enfin, notre réflexion se termine sur les enjeux de cette relation dyadique, à la fois asymétrique et réciproque, et qui contribuent à rendre morale cette responsabilité de soins.

MÉTHODOLOGIE DE L’ÉTUDE

4 Les résultats présentés ici proviennent d’une étude doctorale (Éthier, 2012) visant à comprendre la construction de la responsabilité morale des aidants au regard du traitement pharmacologique de leur proche atteint de la maladie d’Alzheimer. Il s’agissait d’une étude exploratoire, constructiviste, utilisant la théorisation enracinée (grounded theory) de Strauss & Corbin (2004). Considérant la nature de l’étude, sa posture épistémologique et le choix de la méthode, l’entrevue semi-dirigée auprès de 20 aidants, dont 16 sont des conjoints mariés avec l’aidé, a été utilisée pour la cueillette des données. Les analyses des données ont été effectuées à l’aide de codification ouverte, axiale et sélective, de mémos et de schémas [3]. Deux modèles théoriques ont émergé des données : l’un décrivant le processus de construction de la responsabilité morale, dont nous présentons ici une partie, soit la transformation de l’expérience relationnelle. L’autre modèle présente l’engagement dans le traitement pharmacologique, lequel est fondé sur cette responsabilité morale.

ASSISE DE LA RESPONSABILITÉ MORALE DANS L’EXPÉRIENCE RELATIONNELLE

5 La responsabilité de soins inhérente à la maladie d’Alzheimer d’un proche prend forme au sein d’un rapport relationnel signifiant entre aidant et aidé, déjà existant avant l’atteinte de la maladie (Berthelot-Raffard, 2010). Comme de nombreux chercheurs l’ont démontré, le rapport relationnel au sein de la dyade constitue la dimension centrale de l’expérience d’être aidant (Caron & Bowers, 2003 ; de Vugt, 2003 ; Montgomery & Koloski, 2000 ; Nolan, Lunch, Grant & Keady, 2003). La qualité de la relation joue notamment un effet médiateur face aux troubles de comportements de l’aidé (Yates, Tennstedt & Chang, 1999), au fardeau (Heru, Ryan & Iqbal, 2004), à la dépression (Ablitt, Jones & Muers, 2009 ; Rankin, Haut & Keefover, 2001) au sentiment de captivité (Lawrence et al., 1998) ou encore au bien-être de l’aidant (Quinn, Clare & Woods, 2009 ; Steadman, Tremont & Davis, 2007). Le degré d’intimité partagée au sein de la dyade aidant-aidé influence également la manière dont sera assumée la responsabilité (Davies et al., 2010 ; Harris, Adams, Zubatshy & White, 2011). On parle selon le cas de continuité ou de réciprocité relationnelle, ou, au contraire, de détachement ou de sentiment d’obligation de prendre soin (Ablitt et al., 2009). La relation entre aidant et aidé fournirait ainsi le vecteur principal de la responsabilité morale des aidants à l’égard de leur proche ; mais c’est la prise de conscience de la vulnérabilité de l’autre qui en constitue de toute évidence l’élément déclencheur.

PRISE DE CONSCIENCE DE LA VULNÉRABILITÉ DE L’AIDÉ

6 La nature même de la maladie d’Alzheimer, en raison de ses symptômes, engendre un état de vulnérabilité conséquent aux pertes graduelles et à l’incapacité de subvenir à ses propres besoins, provoquant une obligation de prendre soin, au sens d’une contrainte imposée par les circonstances. « Parce que tomber [se retrouver] toute seule, elle n’est pas capable. Il faudrait la placer [l’institutionnaliser] parce qu’elle ne peut pas s’occuper (…). Non, elle ne peut pas prendre soin de la propriété, des finances, de la nourriture. C’est impossible. Il ne faut plus y penser. » (Pierre)

7 C’est par le recours au symbole de l’enfant que s’exprime le plus souvent la notion de vulnérabilité. Les aidants emploient fréquemment cette image pour illustrer l’idée de dépendance du proche, son besoin d’être protégé, soigné et rassuré. « Peut-être [qu’on devient] un petit peu moins épouse, mais c’est le côté maternel qui va sortir, c’est comme si à un moment donné, il devient notre enfant. La même chose que tu élèves un enfant, même chose que tu prends soin de ton époux qui régresse. (…). Je suis toute la journée avec lui, puis à le dorloter, puis faire ma maman. » (Mona)

8 Or, la distinction entre assumer une responsabilité qualifiée de parentale et infantiliser l’autre paraît ténue. En raison de la nature des interactions quotidiennes qui consistent à prendre soin, à répéter, à surveiller, à guider, à initier des activités pour le proche, à l’habiller ou le laver, les aidants sont conscients de ce rapport relationnel contradictoire et s’en trouvent embarrassés. « Comme hier, il est allé travailler dehors (…). Il avait mis ses bons souliers [ils étaient] pleins de boue. C’est comme un enfant, il est arrivé à la porte sur le tapis. Puis là, je l’ai chicané là, je venais juste de [nettoyer]. Ah pauvre lui, puis il se sentait mal ! Après ça, je me suis excusée. » (Juliette)

9 Pour Karner et Bobbitt-Zeher (2006), c’est pour éviter de devoir se reconstruire une identité individuelle en dehors du rapport avec l’autre, et donc de protéger la relation, que les aidants la transforment sciemment en rapport parental. La vulnérabilité de l’aidé atteint de la maladie d’Alzheimer est saillante dans ce rapport de responsabilité. Or, bien que cela ne soit pas notre propos ici, on ne peut ignorer que la vulnérabilité des aidants est tout aussi palpable, « les aidants sont en effet fragilisés par l’aide qu’ils apportent au quotidien » (Berthelot-Raffard, 2010 : n.p.).

TRANSFORMATION DE LA RELATION

10 À ce stade-ci de notre propos, nous constatons que le rapport relationnel aidant-aidé se situe invariablement au cœur des enjeux liés à la vulnérabilité tant de l’aidé que de l’aidant. La relation n’est toutefois pas statique. Différents thèmes liés à la transformation de la relation aidant-aidé générée par la maladie sont rapportés ici. Comme on pourrait s’y attendre, les uns évoquent l’éloignement, la rupture d’alliance conjugale, le renoncement de soi, puis l’agnosie, un trouble de la reconnaissance, notamment des personnes, lesquels participent significativement à la modification du rapport relationnel. Les autres, en revanche, parlent de rapprochements, de fusion, de symbiose et de réciprocité.

LA RESPONSABILITÉ D’AIDE : UNE RELATION AU PREMIER ABORD ASYMÉTRIQUE

11 Le concept d’asymétrie dans la relation de responsabilité ressort dans plusieurs œuvres de Levinas qui dénonce l’attente d’une réciprocité, le moi endossant toujours une responsabilité de plus (Poirié & Levinas, 1996 ; Levinas, 1982). Cette asymétrie est également soulevée dans plusieurs écrits qui documentent plus spécifiquement l’expérience d’aidant (Membrado et al., 2005). L’étude de Murray et ses collaborateurs (1999), réalisée dans quatorze pays de l’Union européenne, montre que les difficultés relationnelles s’expriment partout dans des termes similaires : perte de camaraderie due à la diminution de la communication ; perte de réciprocité causée par la dépendance ; et détérioration des comportements sociaux du conjoint malade (Murray et al., 1999).

12 Plusieurs aidants interviewés dans le cadre de notre étude admettent effectivement la perte d’une relation réciproque, laquelle se fondait sur le respect et la confiance. Les conséquences de la maladie provoquent parfois une rupture dans l’alliance conjugale, à tout le moins symbolique. « Il n’y en a plus de relation. La relation tombe à zéro. Pour moi, dans mon cas, peut-être [que pour] d’autres c’est différent. » (Gérard). « On vit [chacun] tout seul. » (Carole)

13 Pour ces aidants, la relation de couple prend la forme d’une relation amicale. Les modifications des comportements de l’aidé ou les pertes cognitives transforment la nature et le sens des rapports entre époux. « À l’âge de 20 ans, tu cours après ta blonde[4] pour la laver, puis rendu à nos âges, on dirait que c’est comme une corvée (…). [Faire] l’amour, c’est pareil. Écoute bien, on n’a plus de relation là, je la sens [elle est incontinente]. On fait chambre à part là, depuis à peu près deux ans là. » (Gérard)

14 La perte de la capacité de l’aidé à reconnaître les siens tend à éveiller une remise en question fondamentale chez l’aidant quant à sa responsabilité. En effet, la difficile décision d’hébergement apparaît plus aisément envisageable si l’aidant n’est plus reconnu par celui qu’il aide. Le symptôme qu’est l’agnosie représente donc l’une des transformations qui fragilise le plus le rapport relationnel, dévoilant une asymétrie de la relation qui inhibe du coup toute réciprocité. « Le matin où il se lève, puis [qu’]il ne me reconnaît plus, il sort d’ici. Je ne vivrai pas avec un étranger. Tant qu’il me reconnaît, puis qu’on dort ensemble, puis que tout va bien, je n’ai pas de problème. Mais la journée où il ne me reconnaît pas, il est un étranger. Ça ne vit pas avec moi. (…). On en parle beaucoup lui et moi, puis il le sait que c’est la journée où il ne me reconnaîtra plus, que ça va être l’élément déclencheur ». (Murielle)

RÉCIPROCITÉ DANS LA RELATION EN DÉPIT DE L’ASYMÉTRIE

15 Qu’ils soient conjoints ou non, certains aidants considèrent par ailleurs leur relation comme fusionnelle. Or, une telle représentation du lien semble révélatrice dans le cadre d’une relation entre aidant et aidé. Elle suppose en effet un certain degré de fusion des identités. « Il y a comme une fusion, de plus en plus. C’est mon ombre de plus en plus. » (Albert)

16 D’autres aidants utilisent plutôt le terme « symbiose ». Ici, la notion semble impliquer une forme de réciprocité dans ce rapport avec l’aidé qui est devenu « autre ». « C’est plus symbiotique. Comment pourrais-je bien te dire ça, donc ? Ce n’est pas l’amour, c’est plus fort. Je ne sais pas comment expliquer ça. Il y a un lien très fort qui n’est pas un poids (…). Je ne sais pas si, en vieillissant, c’est ça qui se passe. Mais moi, j’adore ce lien-là, c’est un lien de confiance à 300 %, tu comprends ? Il n’y en a pas de questionnement, il n’y en pas… Il n’y a pas de crainte, il n’y a pas (…). C’est dans les deux sens. » (Murielle)

17 D’ailleurs, les aidants sont convaincus de la réciprocité de leur sentiment de responsabilité : leur conjoint aurait fait la même chose pour eux. « Je me dis : moi, si j’étais dans cette position-là (…) il le ferait, il me garderait, c’est sûr. » (Carole)

18 De plus, que ce soit parce que l’aidé soutient l’aidant en lui offrant une raison de vivre, ou parce qu’il se préoccupe de l’aidant, ou encore parce qu’il l’empêche de vivre dans une plus grande solitude encore, l’oubli de soi au profit des soins à donner à l’autre émerge d’une réciprocité immédiate et concrète. La relation procure, malgré tout, des avantages, des surprises et un certain bien-être aux aidants. « Puis là des fois il disait : as-tu besoin d’aide là ? [Je répondais] non, non, ça va, ça va. Bien, rien que le fait qu’il me demandait [cela], il m’avait aidée. » (Lorraine)

19 Le fait de prendre soin de l’autre revêt aussi une forme de retour d’ascenseur par rapport à ce que l’aidé a déjà fait pour l’aidant. Il s’agit, en somme, d’une forme de réciprocité inscrite dans le temps. « J’ai eu des problèmes, moi-même, dans la vie, des problèmes d’alcool et puis elle m’a beaucoup aidé. (…) Au début de sa maladie (…) elle n’arrêtait pas de me dire : tu en fais bien trop pour moi. Puis là, elle partait à pleurer. Là, je lui disais : écoute ma Noire, c’est normal, tu m’as tellement aidé toi aussi là, quand j’ai eu besoin de toi (…) maintenant, c’est à mon tour. » (Nicolas)

20 Parmi les exemples de rapprochements rapportés, notons celui induit par la sexualité. Loin d’être anodin dans pareil contexte, le rapport sexuel contribue à maintenir le lien conjugal absent la plupart du temps dans le rapport de responsabilité au quotidien. Il constitue en soi une relation, un lieu d’échange, de mémoire, essentiels à la construction identitaire (Ribes, 2012). « Il est devenu plus amoureux, plus aimant, plus minoucheux, plus colleux (…). Je me dis que je suis chanceuse de revivre encore des moments comme ça, des moments de jeunes mariés là ». (Mona)

21 De toute évidence, la maladie d’Alzheimer influence directement l’expérience relationnelle entre proches, particulièrement entre conjoints. Pour certains aidants, l’alliance se transforme en une relation asymétrique marquée par la dépendance. Le rapport de responsabilité s’installe et accapare un espace considérable dans la relation, laissant peu de place à l’aidant pour combler ses propres besoins. Pour d’autres, et parfois également pour les premiers à des moments différents, les liens se resserrent : ils caractérisent alors la relation entretenue avec leur proche en termes de réciprocité, fusion ou symbiose. Bien que la responsabilité devienne prioritaire dans le rapport relationnel avec le proche, le rôle d’aidant prend place dans le cadre plus large d’une relation continue. Les réflexions sur la réciprocité ne se limitent pas aux quelques années de leur responsabilité de soins considérée de manière isolée, mais se conçoivent dans une perspective interactionniste qui prend en compte l’ensemble de la relation s’échelonnant sur plusieurs années de vie commune.

LE FAUX PARADOXE DE L’ASYMÉTRIE ET DE LA RÉCIPROCITÉ DANS LA RELATION AIDANT-AIDÉ

22 Bien que résultantes des pertes et rapprochements vécus, ces transformations de la relation ne sont toutefois pas dichotomiques. Elles sont plutôt le fruit d’un processus impliquant des vécus interreliés, en apparence opposés, qui se modulent dans le temps et en fonction des circonstances. L’expérience de symbiose illustre justement la complexité de cette dynamique : elle représente à la fois un rapprochement avec l’autre et, de manière simultanée et paradoxale, la perte du lien conjugal. De fait, la relation fusionnelle provient de la dépendance de leur proche. Or, cette dépendance est inhérente aux pertes cognitives et fonctionnelles, elles-mêmes à l’origine de l’éloignement. La dépendance de l’autre ne laisse à l’aidant que peu d’espace, tant physique que moral, pour exprimer sa propre subjectivité en dehors du rapport d’aide, comme l’illustre cet aidant. « Il fallait être toujours ensemble là. Même quand on se couchait, il fallait aller se coucher ensemble et puis il fallait se lever en même temps. (…). Le soir, on se couchait de bonne heure, presque après souper [rires]. Puis là, elle s’endormait, puis je la brassais pour voir si elle était réveillée, puis elle ne bougeait pas. Puis si j’avais le malheur de toucher à terre avec mon pied [pour me lever], elle était réveillée puis elle me demandait : où est-ce que tu t’en vas ? » (Grégoire)

23 Les discours des aidants permettent de percevoir un certain degré d’abnégation de soi, qu’ils en souffrent consciemment ou non. Un tel renoncement de sa propre subjectivité serait sans doute impensable en dehors du contexte de responsabilité. Pourtant, si les aidants l’acceptent, c’est sans doute en raison d’un équilibre qu’ils trouvent dans un rapport de réciprocité avec leur conjoint en dépit de l’asymétrie de leur relation. La mise en lumière de ces dimensions, en apparence antinomiques du rapport relationnel, nous oblige à tenter d’en questionner l’interdépendance. Si l’asymétrie de la relation, indiscutable, était le moteur de la recherche d’une réciprocité ? Dit autrement, si la réciprocité était indispensable pour supporter l’asymétrie sans se perdre dans l’infini d’une telle responsabilité morale ?

24 Pour conclure, la transformation de la relation dans un rapport de responsabilité aidant-aidé ne correspond pas à une donnée inédite. Ablitt, Jones & Muers (2009) en rendent compte dans une recension des écrits sur le sujet. Par contre, voir le rapport relationnel, à la fois asymétrie et réciprocité, en tant que processus de coconstruction de la responsabilité morale des aidants envers l’aidé revêt un caractère nouveau. Selon Quinn et ses collègues (2009), mieux comprendre le rôle de la relation dans l’appréciation des effets de la responsabilité d’aide permettrait de concevoir des interventions plus efficaces auprès des aidants et des personnes atteintes de démence. En ce sens, tenter de réduire le fardeau de l’aidant n’aura que peu d’effet si les interventions médicales ou psychosociales occultent le rôle premier de la relation dans le rapport de responsabilité, certes asymétrique, mais souvent réciproque, et négligent l’enjeu moral de cette responsabilité. La relation aidant-aidé oscille entre diverses positions de sorte qu’elle est à la fois fatalité et opportunité.

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Date de mise en ligne : 10/04/2013

https://doi.org/10.3917/gs.144.0121

Notes

  • [1]
    Bien que les femmes constituent de 57 à 60 % de l’effectif des aidants (Cranswick & Dosman, 2008 ; Villeneuve, 2008), le masculin est privilégié dans cet article. Nous croyons en effet que l’emploi du féminin ne fait que contribuer au stéréotype voulant qu’il s’agisse d’un rôle réservé aux femmes et jugeons indispensable que les hommes puissent s’y reconnaître.
  • [2]
    Pour une analyse plus complète du concept de responsabilité morale, voir Ricoeur P. (1994). Le concept de responsabilité : Essai d’analyse sémantique. Esprit, novembre 1994, 28-48 ; et Métayer M. (2001). Vers une pragmatique de la responsabilité morale. Lien social et politiques, 46, 19-30.
  • [3]
    La codification ouverte consiste à identifier les concepts qui émergent des transcriptions d’entrevues et ce, ligne par ligne, puis de regrouper les concepts dans des catégories conceptuelles plus abstraites. La codification axiale s’effectue autour de l’axe de la catégorie. La codification sélective constitue le processus d’intégration et de peaufinage de la théorie.
  • [4]
    Québécisme synonyme de copine, petite amie ou encore fiancée.

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