Couverture de GS_133

Article de revue

Éthique du care 

un changement de regard sur la vulnérabilité

Pages 51 à 61

Notes

  • [1]
    Gilligan C. (1982). In A Different Voice, Cambridge, Mass. : Harvard University Press ; Gilligan C. (2008) Une voix différente, Pour une éthique du care, Traduction revue par Vanessa Nurock, Paris : Champs Flammarion.
  • [2]
    Kohlberg L. (1981). Essays on Moral Development. Vol. 1, The Philosophy of Moral Development. New York : Harper and Row ; (1984) Vol. 2, The Psychology of Moral Development. New York : Harper and Row.
  • [3]
    Gilligan C. (2008). op. cit. p. 40
  • [4]
    Held V. (2004). « Taking Care : Care as Practice and Value » dans Calhoun C. (ed.) (2004) Setting the Moral Compass, Oxford : Oxford University Press, 59-71 ; Noddings N. (1984). Caring : A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley : University of California Press ; Ruddick S. (1989), Maternal Thinking : Toward a Politics of Peace, Boston : Beacon Press.
  • [5]
    Tronto J. (1993). Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New-York, Londres : Routledge. Traduction par Maury Hervé (2009). Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris : La Découverte.
  • [6]
    Kittay E.F. & Feder E.K. eds. (2002). The Subject of Care. Feminist Perspectives on Dependency. NewYork Oxford : Rowman and Littlefield ; Kittay E.F. (2004). « Dependency, Difference and Global Ethic of Longterm Care », www.carework-network.org/
  • [7]
    Fischer B. & Tronto J. (1991) « Towards a Feminist Theory of Care », dans Abel E. Nelson M. (dir.) Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives, Albany, New York : State University of New York Press, p. 40 ; cité dans Tronto J. (2009), p. 143.
  • [8]
    Rawls J. (1971). A Theory of Justice, The Belknap Press of Harvard University Press ; (1987) Traduction par Audart C. Théorie de la justice, Paris : Seuil.
  • [9]
    Noddings N. (1998) « Feminist morality and social policy », Haber J. G & Halfon M.S. (eds.) Norms and Values. Essays on the work of Virginia Held. Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 64.
  • [10]
    Tronto J. (2009), op. cit., p. 161.
  • [11]
    Nussbaum M. (2002). « The Future of Feminist Liberalism », dans Kittay E.F. & Feder E.K. (eds.) The Subject of Care : Feminist Perspectives on Dependency, Lanham. Boulder. New-York. Oxford : Rowman and Littlefield Publishers, Inc., p. 186-214.
  • [12]
    Weber F., Gojard S. & Gramain A., eds. (2003). Charges de famille. Parenté et dépendance dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.
  • [13]
    Damamme A. & Paperman P. (2009). « Care domestique : délimitations et transformations », dans Molinier P., Laugier S. & Paperman P. (eds.) Qu’est-ce que le care ? Paris : Payot, 133-155.
  • [14]
    Tronto J. (2009). « Préface à l’édition française », op. cit., p.15.
  • [15]
    Erhenreich B. & Hochschild A.R., eds (2003). Global Woman. Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy. New York : Henry Holt and Company.

1 Promue par la psychologue Carol Gilligan dans son livre In a Different Voice[1], l’éthique du care renouvelle l’approche de la morale qui prévaut dans les conceptions traditionnelles de l’éthique. L’ouvrage qui a servi de catalyseur aux débats sur l’éthique du care rend perceptible une façon de concevoir la morale qui n’avait, jusque-là, pas été entendue. Cette conception différente émerge au départ comme une réponse aux préjugés à l’égard des femmes dans le domaine moral.

2 Par la suite, un certain nombre de travaux sur l’éthique du care ont développé un ensemble de réflexions sur la dimension morale de la vie sociale qui composent une analyse à la fois politique et sociale des activités de care. Cette analyse insiste sur l’importance des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, aspects de la vie humaine qui constituent les angles morts de l’éthique de la justice. Dans la perspective du care, la vulnérabilité est constitutive des vies humaines. De toutes les vies humaines et pas seulement de celles qui seraient spécialement marquées par le sceau de la faiblesse. En ce sens l’éthique du care propose de réfléchir sur la vulnérabilité en ce qu’elle n’est pas réservée à certaines catégories de personnes ni à des groupes particuliers.

3 C’est pour cette raison, me semble-t-il, que cette perspective peut contribuer aux réflexions sur les situations de vieillissement et leurs problématiques spécifiques, objet des travaux de gérontologie. C’est ce que je tenterai de faire apparaître dans cet article.

D’UNE VOIX DIFFÉRENTE

4 Aux États-Unis, le livre de Carol Gilligan a ouvert explicitement la perspective d’une « voix morale différente », revendiquée comme étant celle des femmes, et a ouvert un nouveau champ de réflexion, morale et féministe, tout en mettant enfin en rivalité voire à égalité éthique de la justice et éthique du care. La première correspond à une moralité centrée sur l’équité, l’impartialité et l’autonomie alors que la seconde fait sens d’une moralité formulée « d’une voix différente », reconnue le plus souvent dans l’expérience des femmes, et fondée non sur des principes mais une question : comment faire, dans telle situation, pour préserver et entretenir les relations humaines qui y sont en jeu ?

5 L’importance du travail de Carol Gilligan a été de montrer les effets de préjugés et d’ignorance à l’égard des femmes dans la théorie de Lawrence Kohlberg [2], dominante dans les années 80. D’après cette théorie psychologique du développement moral, le degré le plus élevé de raisonnement moral met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux. Gilligan démontre empiriquement que ce n’est pas toujours le cas et qu’en particulier les femmes, mais pas seulement elles, considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision tout aussi importants : le souci de maintenir la relation lorsque les intérêts et les désirs sont divergents, l’engagement à répondre aux besoins concrets des personnes, les sentiments qui informent la compréhension morale des situations particulières. Mais ces considérations ne trouvent pas leur place dans le schéma de Kohlberg si ce n’est comme expression d’une « déficience » morale. L’éthique de la justice qui s’appuie sur des principes abstraits, rétorque Gilligan, ne peut se prévaloir du monopole de la moralité car elle laisse de côté toutes ces expressions de nos convictions morales. Ce que Gilligan perçoit dans ses enquêtes, c’est bien une voix – morale – différente qui définit les problèmes moraux autrement que ne le fait l’éthique de la justice. Mais les préjugés enracinés dans les stéréotypes sexués empêchent d’y voir autre chose que l’expression d’un intérêt étroit (entendre : partial) et d’un attachement affectif à des relations particulières et personnelles.

6 Cette autre façon de percevoir et de définir les enjeux moraux requiert un examen des situations particulières et, comme le dit Carol Gilligan, « un mode de pensée plus contextuel et narratif que formel et abstrait »  [3]. Cette conception de la morale, pour Gilligan, se définit par un souci fondamental du bien-être d’autrui, et centre le développement moral sur l’attention aux responsabilités et à la nature des rapports humains. Alors que la morale conçue comme justice centre, comme l’a montré Lawrence Kohlberg, dont Gilligan fut la collègue, le développement moral sur la compréhension et la mise en œuvre des droits et des règles.

7 L’éthique du care se centre sur des concepts moraux différents de ceux de l’éthique de la justice. Elle est liée à des conditions concrètes, au lieu d’être générale et abstraite. En cela, elle est liée à un tournant qu’on pourrait dire particulariste de la philosophie morale, qui rattache l’éthique du care, malgré des différences, à une contestation récente de la philosophie morale contemporaine, en tant que recherche et énonciation de principes généraux à mettre en œuvre dans nos vies morales. Entendue d’une voix différente, la morale ne se fonde pas sur des principes universels mais part d’expériences rattachées au quotidien et des problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie ordinaire. Elle trouve sa meilleure expression, non pas sous la forme d’une théorie, mais sous celle d’une activité : le care comme action et comme travail, autant que comme attitude, comme perception et attention aux détails non perçus, ou plutôt présents sous nos yeux, mais non remarqués parce que trop proches. Cette forme d’action, de travail, cette perception active constituent un fil conducteur assurant l’entretien d’un monde humain et le maintien des personnes.

UN RÉALISME ORDINAIRE

8 L’éthique du care affirme l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une attention particularisée, continue, quotidienne [4]. Cette affirmation s’appuie sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités consistant à prendre soin au quotidien, le souci des autres, la sollicitude ont été socialement et moralement dévalorisées [5]. L’assignation traditionnelle des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors du domaine moral et de la sphère publique, les réduisant au rang de sentiments privés dénués de portée morale et politique. L’éthique du care est en ce sens porteuse d’une revendication fondamentale concernant l’importance du care pour la vie humaine, des relations qui l’organisent et de la position sociale et morale des pourvoyeurs (euses) de soins (care givers)  [6].

9 L’éthique du care fait donc apparaître la valeur et la centralité de ces activités et d’une sensibilité morale qui leur est associée, pour entretenir un monde commun au sens fort : travailler à rendre le monde habitable et confortable comme le fait le travail domestique et être avec l’autre comme dans l’entretien de la conversation. Mais cette sensibilité n’est pas alors hypostasiée comme un registre spécifique, celui des sentiments déconnectés d’un registre pratique. Elle se manifeste dans l’activité pratique, elle est ancrée dans les affaires concrètes de la vie quotidienne, elle rend visible un ordre de priorités sur les choses à faire, sur ce qui importe ou compte pour faire un monde commun.

10 Selon Berenice Fisher et Joan Tronto, le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, qui soutient à la vie »  [7].

11 Cette définition est indissociablement descriptive et normative : l’activité est caractérisée comme un processus continu qui par sa visée, son intention ou sa finalité est morale. De ce fait il est difficile de décrire l’activité et le travail sans prendre en charge sa dimension éthique. Inversement on ne peut décrire et analyser l’éthique du care sans prendre en charge les activités et le travail qui en sont l’expression.

12 Le concept de care est descriptif au sens où il permet de saisir un ensemble d’activités et de préoccupations, central pour l’existence humaine, mais qui, en son absence, apparaît marginal, émietté, ou spécialisé. La description du monde social s’organise à partir d’un point de vue qui met le care en point de fuite de la perspective. Les activités, habituellement présupposées et désarticulées par les théories sociologiques peuvent alors être décrites, c’est-à-dire explicitées et recomposées. Les relations de care dans la famille, le travail domestique, les métiers du care et leur organisation, les institutions de soins ou les organisations dont la définition officielle des objectifs inclut une visée de care, par exemple le travail social, les politiques publiques de santé et de dépendance deviennent des objets de description et de connaissance dans la perspective du care.

13 Prendre la mesure de l’importance du care pour la vie humaine suppose de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont des traits de la condition de tout un chacun, même si les mieux lotis ont la capacité d’en estomper ou d’en nier l’acuité. Cette sorte de réalisme « ordinaire » est généralement absente des théories sociales et morales majoritaires. La perspective du care, indissociablement éthique et politique, élabore une analyse des relations sociales organisées autour de la dépendance et de la vulnérabilité, point aveugle de l’éthique de la justice.

14 Derrière l'image rassurante d'une société constituée d'adultes compétents, égaux, autonomes, en bonne santé, elle fait ressurgir la permanence des activités quotidiennes nécessaires à l'entretien de la vie humaine, effectuées pour une part importante dans la sphère domestique ou « privée », souvent par des femmes. Le déni de nos dépendances à l'égard des caregivers résulterait en grande partie de cette « privatisation » de ces activités. Lorsqu'elles s'inscrivent dans des institutions de soins, elles apparaissent segmentées selon les lignes de la division sociale, « raciale » et sexuelle du travail. Ce qui veut dire pratiquement qu'elles sont dévalorisées, mal payées, fragmentées, marginalisées.

15 Pour établir des principes équitables, John Rawls dans sa Théorie de la Justice[8], modélisait une « position originelle » dans laquelle des individus désincarnés définissent les règles régissant la société « sous un voile d’ignorance », c’est-à-dire sans connaître aucune de leurs caractéristiques personnelles ou sociales. En réplique à Rawls, le réalisme prôné par la perspective du care aurait tendance à mettre en point d’ancrage de la pensée morale et politique une « condition originelle »  [9] marquée par la réalité de nos vulnérabilités.

16 La vulnérabilité à laquelle la plupart des théories du care font référence se distingue de certains usages de la notion de vulnérabilité que l’on trouve par exemple dans les analyses sociologiques des dernières décennies. Les réflexions sur l’exclusion et l‘insécurité sociales ont insisté sur l’accroissement de la vulnérabilité d’individus et de groupes ne bénéficiant plus de systèmes de protection sociale liés au statut de travailleur : « groupes vulnérables » « dans le besoin ». Ce n’est pas dans ce sens que la vulnérabilité est centrale dans les éthiques du care.

17 Dans la perspective du care, la vulnérabilité est indissociable des activités, du travail et des relations de care qu’elle requiert. La vulnérabilité et la dépendance ne sont pas des accidents de parcours qui n’arrivent qu’aux « autres » quels qu’ils soient : elles caractérisent toutes les vies humaines. L’éthique du care exprimerait en un sens les expériences et le point de vue de celles et de ceux à qui sont réservés les activités de care contribuant à l’autonomisation des personnes (les enfants mais aussi les adultes capables et compétents dont l’indépendance repose sur des réponses invisibilisées à des besoins déniés comme tels) ou de pallier des déficiences d’autonomie (personnes âgées, personnes en situation de handicaps physiques, mentaux, psychiques). Donnant un sens et une valeur morale aux activités répondant à ces besoins, elle éclaire la face « cachée » d’une éthique ne reconnaissant que des individus séparés (ne dépendant pas d’autrui). Cette interprétation du care place de ce fait en première ligne la question de la distribution des activités du care, des lignes ou des principes selon lesquelles une telle distribution peut être juste et appropriée. Dans son argument politique pour une éthique du care, Joan Tronto soutient que « dans notre société, le care ne fonctionne pas de façon égalitaire. La distribution du travail de care et des bénéficiaires du care contribuent à maintenir et renforcer les modèles existants de subordination. Ceux qui endossent le travail concret sont encore plus abaissés car leurs besoins ne sont pas aussi importants que les besoins de ceux qui sont assez privilégiés pour pouvoir payer d’autres personnes pour s’occuper d’eux »  [10].

18 La vulnérabilité – celle des corps d’abord – a pour conséquence de rappeler à ceux qui préfèreraient ne pas l’être, qu’ils sont dépendants d’autres généralement moins puissants pour répondre à ces besoins de care.

19 Les relations sociales nouées autour de la vulnérabilité et de la dépendance ne figurent pas parmi les thèmes prioritaires de la sociologie du travail, de la sociologie morale ni des analyses de la division sexuelle du travail. Les relations et le travail avec ceux qui sont « visiblement » dépendants, au sens des politiques publiques, peuvent bien sûr être traités par une sociologie du travail et des politiques publiques. Mais dans ce cas, elles sont traitées sous l’angle des inégalités sociales et de genre sans considérer la teneur de ces relations ni la dimension morale des activités. Plus important encore, ne figurent pas dans un même programme les relations et le travail avec ceux qui, sans être identifiés comme « dépendants », bénéficient d’un travail de care qui est alors présupposé. Or le domaine du care englobe à la fois le travail par rapport aux formes identifiées de la dépendance et le travail et les relations avec ceux qui sans être identifiés comme dépendants bénéficient d’un travail de care (domestique par exemple) qu’ils peuvent méconnaître du fait de leurs positions de pouvoir.

20 La première des deux formes de dépendance tend à capter l’attention du fait de son adossement aux politiques publiques, et des traits qui la singularisent : elle serait exceptionnelle, ne concernerait qu’une partie des membres d’une société, les plus vulnérables et les pauvres. Une des difficultés de l’analyse de ces relations et du travail résulte de la dichotomie entre autonomie et dépendance qui sépare de façon binaire deux états, comme si nous étions l’un OU l’autre et non l’un ET l’autre. Or la dichotomisation en deux états, autonomie et dépendance, fait disparaître cette très commune vulnérabilité tout comme le travail qui contribue à l’autonomisation de ceux qui ne sont pas dépendants au sens des politiques publiques.

21 S’appuyant sur une anthropologie de la vulnérabilité, la perspective du care remet en cause cette dichotomisation. Cette perspective part de l’affirmation que les besoins (et souffrances) des personnes vulnérables ne peuvent être laissés sans réponse. Elle tente d’élaborer une réponse qui soit moralement acceptable, y compris du point de vue du récipiendaire, qui l’inclut comme personne humaine, aussi vulnérable et dépendante soit-elle [11].

22 La reconnaissance du fait que chaque vie dépend à un moment ou un autre, des soins et des services d’autrui n’est pas chose facile, et l’est d’autant moins que ces soins et services ont été pour la plus grande part fournis dans la sphère domestique, évitant ainsi de s’interroger publiquement sur leur source, leur qualité, leur abondance, leur distribution. Pour des sociétés valorisant l’autonomie, les relations qui s’organisent à partir de la nécessité de répondre aux besoins des personnes vulnérables risquent d’être considérées comme marginales par rapport aux relations sociales conçues sur la base d’un présupposé normatif d’autonomie et d’égalité. La dichotomisation permet ainsi de faire l’impasse sur ces relations de dépendance et sur une commune vulnérabilité. Le renversement opéré par la perspective du care consiste à souligner que cette dichotomisation est une des conditions de « l’irresponsabilité des privilégiés » pour reprendre l’expression forgée par Joan Tronto, c’est-à-dire le privilège d’une « autonomie » qui peut ignorer ses propres fondements qui se trouvent dans le travail d’autrui (moins puissant).

23 La catégorisation des vulnérables à des fins de politiques sociales et publiques renforce l’idée d’un travail délimité à des déficiences perçues comme exceptionnelles, éloigne de la réalité de situations marquées par l’empilement des charges de dépendance (comme le rappelle l’ouvrage sous la direction de Florence Weber [12]), et écarte plus radicalement encore les relations de care entre personnes non officiellement dépendantes. La perspective du care conduit à déconstruire ces catégories, ou plutôt à montrer comment elles infléchissent la description et le travail de care[13]. En cela la perspective du care se distingue des analyses des politiques sociales et des politiques publiques qui fonctionnent sur la base d’identification de catégories de dépendants/vulnérables, étanches et non cumulables.

24 L’idée d’une vulnérabilité constitutive, au contraire d’une vulnérabilité délimitée à des catégories différenciées (handicap, vieillesse, dépendances diverses) pose cette vulnérabilité comme un trait partagé. Cela veut dire que chaque personne est le récipiendaire d’une forme de care. Mais cela ne veut pas dire que cette position, à partir de laquelle l’organisation des activités de care peut être vue comme un problème commun, soit reconnue comme portant à conséquences.

25 « … outre le travail difficile et assidu du soin, le care nous propose aussi une manière de penser le monde : nous pouvons adopter une attitude favorisant le care et agir en conséquence. Cette attitude exige que nous conciliions les besoins universels de care avec les conditions particulières de ce qui semble être la meilleure forme de soin dans chaque cas individuel. Et cela nous demande de reconnaître que chacun de nous est non seulement celui qui accorde des soins d’une manière courageuse et appropriée, mais aussi que nous sommes tous, à des degrés divers au cours de notre vie, tout comme au quotidien, destinataires de soins. Chacun de nous commence sa vie dans un état de complète dépendance et beaucoup d’entre nous feront à nouveau, d’une manière ou d’une autre, l’expérience de la dépendance au cours de leur vie ; et nous ne cessons de prendre soin de nous-mêmes. Le care correspond ainsi à la fois à une capacité d’agir et à une passivité ; il implique que l’on soit acteur, mais aussi objet des actes des autres »  [14].

26 Mais la vulnérabilité reçoit des traitements différenciés. Si nous sommes tous des destinataires de care, nous ne le sommes pas tous de la même façon ni de façon égale. En outre, cette position de commune vulnérabilité a peu d’incidences sur les lignes selon lesquelles les responsabilités à l’égard de ces vulnérabilités sont distribuées. Double différenciation et hiérarchisation donc : celle qui spécialise les positions de fournisseurs d’abord : plutôt des femmes, mais pas seulement ; et celle qui hiérarchise les destinataires, selon le sexe, la classe et l’appartenance ethnique, différenciant le type de care que l’on reçoit ou que l’on peut se procurer. L’anthropologie de la vulnérabilité se prolonge en une sociologie des relations de dépendance.

27 Si nous avons rejeté le terme de sollicitude utilisé dans les premières apparitions du concept en français, c’est qu’il ignore la dimension organisée du travail et des relations de pouvoir qu’elle implique et renforce. Et si le care n’est pas tout à fait un travail comme les autres, ce n’est pas parce qu’il serait un travail de l’amour mais parce que son objet –la vulnérabilité– reste lié à des relations « personnelles » ou mieux, « personnalisantes ». Les relations de care ont souvent été comprises –à tort– comme des relations dyadiques qui vaudraient alors comme le « modèle » à partir duquel analyser les relations de care. Or ces relations dyadiques sont le plus souvent ces moments du processus plus large du care où le travail de la dépendance s’inscrit dans le cadre d’un rapport personnel totalisant qui définit les droits et surtout les devoirs des protagonistes de la relation, par exemple celui de mère-épouse-femme.

28 Le travail sur la vulnérabilité peut être partiellement autonomisé dans un système d’échange et de valeurs. Il devient alors « service » ou produit marchandisé comme c’est le cas pour le travail des femmes migrantes qui constituent la moitié de la population des migrations transnationales [15]. La fragmentation des activités de care en marchandises redessinent les frontières et les relations complexes entre l’intimité, le domaine des relations personnelles et le domaine des relations impersonnelles.

29 Le travail est alors partiellement déconnecté du domaine des relations personnelles, dont il conserve néanmoins l’empreinte comme l’indique le rappel incontournable des qualités –voire les dispositions– « féminines » et « culturelles » dans le cas des métiers occupés par des femmes « sans qualification », autre manière de neutraliser les capacités et compétences qu’un tel travail requiert. En outre, ce travail « rapproche » des personnes et ce sont les corps, mortels, sexués qui sont l’objet des soins. Les critiques les plus fréquentes adressées à l’éthique du care – une éthique pratique qui, en réalité, ressortirait davantage de la sentimentalité et de la compassion – ne semblent pas, sous leur forme négative, étrangères à cet aspect du travail sur les corps qu’il s’agirait alors de mettre à distance, et avec lui, les contaminations qu’il transporte jusque dans l’analyse.

30 Dans ce portrait sommaire de l’éthique du care, j’ai souligné les contours d’une approche qui met la vulnérabilité au centre des questions qui importent. Certes la vulnérabilité spécifique au vieillissement diffère d’autres sortes de vulnérabilité liées par exemple à des formes de handicap ou encore de la vulnérabilité du premier âge de la vie. Le raisonnement contextuel du care donne toute son importance aux particularités des situations. Mais, par-delà les spécificités de chacune des situations, c’est le fait même de regarder – et non d’ignorer – cette commune vulnérabilité comme un souci pour tous qui différencie l’éthique du care d’approches plus classiquement centrales de la morale.


Date de mise en ligne : 20/09/2010

https://doi.org/10.3917/gs.133.0051

Notes

  • [1]
    Gilligan C. (1982). In A Different Voice, Cambridge, Mass. : Harvard University Press ; Gilligan C. (2008) Une voix différente, Pour une éthique du care, Traduction revue par Vanessa Nurock, Paris : Champs Flammarion.
  • [2]
    Kohlberg L. (1981). Essays on Moral Development. Vol. 1, The Philosophy of Moral Development. New York : Harper and Row ; (1984) Vol. 2, The Psychology of Moral Development. New York : Harper and Row.
  • [3]
    Gilligan C. (2008). op. cit. p. 40
  • [4]
    Held V. (2004). « Taking Care : Care as Practice and Value » dans Calhoun C. (ed.) (2004) Setting the Moral Compass, Oxford : Oxford University Press, 59-71 ; Noddings N. (1984). Caring : A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley : University of California Press ; Ruddick S. (1989), Maternal Thinking : Toward a Politics of Peace, Boston : Beacon Press.
  • [5]
    Tronto J. (1993). Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic of Care, New-York, Londres : Routledge. Traduction par Maury Hervé (2009). Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris : La Découverte.
  • [6]
    Kittay E.F. & Feder E.K. eds. (2002). The Subject of Care. Feminist Perspectives on Dependency. NewYork Oxford : Rowman and Littlefield ; Kittay E.F. (2004). « Dependency, Difference and Global Ethic of Longterm Care », www.carework-network.org/
  • [7]
    Fischer B. & Tronto J. (1991) « Towards a Feminist Theory of Care », dans Abel E. Nelson M. (dir.) Circles of Care : Work and Identity in Women’s Lives, Albany, New York : State University of New York Press, p. 40 ; cité dans Tronto J. (2009), p. 143.
  • [8]
    Rawls J. (1971). A Theory of Justice, The Belknap Press of Harvard University Press ; (1987) Traduction par Audart C. Théorie de la justice, Paris : Seuil.
  • [9]
    Noddings N. (1998) « Feminist morality and social policy », Haber J. G & Halfon M.S. (eds.) Norms and Values. Essays on the work of Virginia Held. Rowman & Littlefield Publishers, Inc., 64.
  • [10]
    Tronto J. (2009), op. cit., p. 161.
  • [11]
    Nussbaum M. (2002). « The Future of Feminist Liberalism », dans Kittay E.F. & Feder E.K. (eds.) The Subject of Care : Feminist Perspectives on Dependency, Lanham. Boulder. New-York. Oxford : Rowman and Littlefield Publishers, Inc., p. 186-214.
  • [12]
    Weber F., Gojard S. & Gramain A., eds. (2003). Charges de famille. Parenté et dépendance dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.
  • [13]
    Damamme A. & Paperman P. (2009). « Care domestique : délimitations et transformations », dans Molinier P., Laugier S. & Paperman P. (eds.) Qu’est-ce que le care ? Paris : Payot, 133-155.
  • [14]
    Tronto J. (2009). « Préface à l’édition française », op. cit., p.15.
  • [15]
    Erhenreich B. & Hochschild A.R., eds (2003). Global Woman. Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy. New York : Henry Holt and Company.

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