Couverture de GS1_159

Article de revue

« Nous vieillirons ensemble ». Expérimenter l’intersectorialité

Pages 199 à 211

Notes

  • [1]
    Extrait du projet déposé auprès du conseil régional pour l’Appel à Manifestation d’Intérêt « Innovation sociale ».

Introduction

1La question du vieillissement a longtemps été approchée à l’aune des politiques nationales. Celles-ci, notamment à travers le problème des retraites, ont largement contribué à sa définition et à sa construction comme fait social (Caradec, 2012, pp. 8-18). Toutefois, la prise en charge du vieillissement semble aujourd’hui principalement un enjeu local. L’évolution démographique de la population et l’allongement de la durée de vie exacerbent les problèmes de gestion (notamment financière) liés à la prise en charge des personnes âgées dépendantes, alors même qu’elle contribue au développement d’une économie et à la création d’un secteur d’emploi qui participent du développement local.

2Mais si le vieillissement est devenu un enjeu local, c’est aussi pour des questions de gouvernance, qui ont conduit dans un mouvement de décentralisation de la France à faire reposer sur les collectivités territoriales les financements de nombreuses prestations sociales mais aussi d’autres compétences qui vont se trouver reliées à la question du vieillissement, telles que l’aménagement du territoire ou les nouvelles formes d’économie.

3Cette « territorialisation » du vieillissement a pour particularité essentielle de conduire à la démultiplication des acteurs concernés par cette question et à la nécessité de la penser en termes de croisements et d’articulation : croisement des politiques locales entre les différents échelons administratifs d’une part, mais aussi entre secteurs d’intervention publique d’autre part, sans oublier la relation indispensable dans ce domaine entre acteurs publics et privés, qui œuvrent de concert à la professionnalisation du secteur et au développement des compétences qui y sont associées. Ainsi, les politiques locales du vieillissement apparaissent-elles principalement intersectorielles et partenariales. Elles conduisent à la rencontre de cultures professionnelles différentes et d’acteurs qui doivent ajuster leurs conduites. On peut faire l’hypothèse qu’elles provoquent des changements dans l’organisation professionnelle des secteurs qu’elles font se rencontrer. Ce déplacement des lignes engendre la réflexivité des acteurs, la capacité de remise en cause, et finalement peut produire de l’innovation (Alter, 2000, pp. 242-255).

4Cette contribution s’appuie sur une recherche financée par le Conseil régional d’Aquitaine, la DRAC (Direction Régionale des Affaires Culturelles) et l’ARS (l’Agence Régionale de Santé) dans le cadre des appels à projet « Recherche » du Conseil régional. Intitulée « Les projets artistiques et culturels dans les établissements de santé. Quels changements dans les pratiques et les organisations ? », cette recherche interroge les modalités du partenariat entre deux mondes sociaux (celui de la culture et celui de la santé), ses enjeux, ses finalités et ses résultats. Ce programme de recherche sur trois ans (2014-2018) procède d’une démarche sociologique et anthropologique avec un recueil de données principalement qualitatif. Il a permis de rassembler 150 entretiens avec des acteurs culturels et des acteurs de la santé et du médicosocial. Il s’agit d’analyser les relations entre ces deux secteurs de l’action publique dans les organisations hospitalières et dans les établissements médicosociaux en s’attachant à approfondir des études de cas.

5Le projet, intitulé « Nous vieillirons ensemble », est un des terrains de cette recherche. Ce projet expérimental s’est déroulé entre janvier et mai 2016 et consiste à introduire des propositions artistiques auprès de personnes âgées dans le cadre d’un service de maintien à domicile en milieu rural (Ennuyer, 2006).

6Le projet, mené à l’échelle d’une intercommunalité, propose d’expérimenter plusieurs collaborations : avec une artiste-conteuse professionnelle, une structure d’art contemporain et une médiathèque départementale (1). Le projet révèle les difficultés et les potentialités du travail partenarial sur le territoire. À la fois source de contraintes dues à la gestion du temps, lié à des organisations différentes, le partenariat invite aussi à questionner et à valoriser les pratiques des aidantes professionnelles (2). Le projet partenarial incite ainsi les structures à remettre en cause leur fonctionnement et, pour les structures culturelles, à envisager différemment le lien au public. Il ne s’agit pas seulement de s’adapter aux personnes âgées mais bien de reconsidérer de manière globale les modes de création et de diffusion habituels (3). Pour finir, le projet met en évidence l’apport de l’intersectorialité dans les politiques publiques comme moteur de réflexivité et d’innovation sociale.

Dimensions et enjeux du projet

7« Nous vieillirons ensemble » est un projet expérimental porté par le pôle de compétences Culture & Santé en Aquitaine et lauréat d’un Appel à Manifestation d’Intérêt « Innovation sociale » de la Région. Le pôle de compétences a été institué en 2010 par une convention signée entre l’ARS, la DRAC et la Région. Il vient compléter un dispositif d’aide aux projets impulsé par la convention interministérielle « Culture et Santé » initiée dès 1999 et prolongée en 2010. La mission du pôle est de développer dans le champ de la santé une accessibilité aux dimensions culturelles. Il forme et accompagne les porteurs de projets et initie des expérimentations.

8Le projet a concerné treize personnes âgées dont un couple, avec des niveaux de dépendances très différents, la moitié ayant une mobilité très réduite. Les personnes sont âgées de 75 à 87 ans. Le terrain a été abordé par des entretiens semi-directifs avec l’ensemble des personnes impliquées dans le projet soit au total vingt personnes (porteurs du projet, acteurs culturels, personnels soignants, auxiliaires de vie, animatrices des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), personnels administratifs) et par l’observation directe des moments clés du projet. En revanche, la fragilité des personnes âgées et les conditions du projet n’ont pas permis d’effectuer des entretiens systématiques avec elles. Il s’agit d’étudier un dispositif et un système d’acteurs et non sa réception par les bénéficiaires.

9« Nous vieillirons ensemble » prend appui sur un service de maintien des personnes âgées à domicile mis en œuvre à l’échelle intercommunale par un Centre Intercommunal d’Action Sociale (CIAS). Ses missions consistent à animer l’action générale de prévention et de développement social auprès des personnes âgées et adultes handicapés sur le territoire. Le dispositif comprend un service de soins infirmiers à domicile, un service d’aide à domicile qui accompagne dans les différentes tâches de la vie quotidienne ainsi qu’un service de « baluchonnage », c’est-à-dire de remplacement temporaire des aidants familiaux. Le maintien à domicile consiste en une coordination de ces différents services, assurée par des transmissions quotidiennes, une articulation des prestations et une coordination globale du dispositif par une professionnelle référente.

10Ce réseau de prise en charge à domicile s’est imposé dans ce territoire rural éloigné des principaux pôles urbains, la ville la plus proche – 30 000 habitants – est à une quarantaine de kilomètres du territoire du projet mais aucune gare ni transports en commun n’assure de liaisons directes. Bien qu’excentré, ce territoire, proche d’une zone tourisme estival, compte plusieurs compagnies et collectifs d’artistes, un réseau de bibliothèques, une salle de spectacle et un festival reconnu. L’intercommunalité regroupe treize communes, pour seulement 5 470 habitants sur un territoire de 79 576 ha, la commune la plus peuplée comptant 1 071 habitants (recensement de la population 2013). Du fait d’une population vieillissante en net accroissement ces dernières années, les deux EHPAD sont vite apparus insuffisants pour accueillir les personnes. Actuellement, ce sont environ 150 personnes qui bénéficient de ce dispositif de maintien à domicile.

11En s’appuyant sur ces services, le projet « Nous vieillirons ensemble » propose d’expérimenter les effets d’un projet artistique pour les personnes âgées à domicile. L’objectif du projet est de « dépasser une vision médicale et neurobiologiste du vieillissement pour considérer la personne dans son contexte social » [1]. Celui-ci s’avère en effet trop souvent dégradé par l’isolement lié surtout à l’avancée en âge et aux difficultés qui peuvent y être associées comme le veuvage, les problèmes spécifiques de mobilité en milieu rural en lien avec la dégradation de l’état de santé des personnes (Caradec, 2004). L’objectif principal est ainsi de maintenir le lien social entre les personnes âgées et leur territoire de vie. Le projet compte principalement trois actions.

12Il s’agit tout d’abord de rencontres à domicile avec une artiste de la compagnie du « Parler noir ». Celle-ci conte et chante en français et en occitan dans une région où cette identité culturelle reste encore très vivante. Le travail avec la conteuse va évoluer au cours du projet. À partir de ces rencontres, la conteuse va produire un conte original qui s’appuie sur les histoires des personnes âgées rencontrées. Ce conte, mis en spectacle, sera le principal élément d’une journée de clôture et de bilan du projet où les personnes âgées seront conviées.

13La deuxième action consiste dans un partenariat avec l’association La Forêt d’art contemporain qui porte un programme de commande publique d’œuvres d’art. Celui-ci, débuté en 2009, a permis la création et l’installation in situ de seize œuvres qui résonnent avec le patrimoine naturel, architectural et immatériel du territoire. Il procède d’une volonté d’aménagement culturel du territoire et vient questionner cet environnement essentiellement rural et forestier. Après une rencontre au domicile des personnes âgées avec la médiatrice de la Forêt d’art contemporain, il s’agit de proposer aux personnes les plus valides une sortie à la rencontre directe des œuvres. Elle permet aux personnes de se reconnecter à des sensations par le médium de l’œuvre d’art qui en appelle à des souvenirs, des expériences, des émotions…

14Enfin, la troisième action consiste dans une collaboration entre l’entreprise de domotique Huile de code et la médiathèque départementale en partenariat avec les trois bibliothèques intercommunales. L’objectif est de développer une application donnant accès à une bibliothèque numérique très facile d’utilisation, avec notamment de gros caractères, très lisibles. Ce sont ainsi des livres, des films, de la musique et la presse qui peuvent être accessibles aux personnes âgées. La médiathèque départementale met à disposition des tablettes numériques pour les bénéficiaires de l’expérimentation alors que les professionnels des bibliothèques intercommunales sont des intermédiaires au plus près des personnes âgées et de leurs aidants.

15Ces différentes dimensions du projet « Nous vieillirons ensemble » articulent lien social et territoire. La sociabilité n’est pas à réduire à des moments, des instants qui connecteraient des individus les uns aux autres, mais il s’agit de l’envisager comme un processus qui s’inscrit dans une temporalité et dans un maillage (Bidart, 2012). Une relation ne vaut pas seulement pour elle-même mais pour ce qu’elle crée avant, pendant et après. Elle vaut parce qu’elle va générer d’autres relations et plus encore produire de la réflexion, stimuler l’imaginaire et permettre une projection vers autre chose (Quentin, 2016). En ce sens, le lien social est une mise en mouvement, mais qui ne peut pas concerner qu’une personne, elle implique impérativement un ensemble d’acteurs. Cette question du lien social répond à la problématique de l’isolement, souvent posée ces dernières années dans les études concernant les personnes âgées et dont la prévention est inscrite comme une priorité dans la loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement du 28 décembre 2015 (Loi n° 2015-1776 article 3).

Quand le partenariat intersectoriel interroge les pratiques des aidantes professionnelles

16L’intersectorialité conduit à la rencontre de cultures professionnelles et organisationnelles différentes, qui génère une appréciation apparemment paradoxale du projet. En effet, il s’agit toujours d’une expérience « dérangeante » qui trouble les repères des personnes et les conduit en dehors de leur cadre habituel de référence. Le projet est vécu comme « compliqué », « contraignant », « difficile dans sa mise en œuvre » mais paradoxalement les mêmes personnes se disent « ravies », « grandies », elles ont le sentiment d’avoir vécu une « expérience enrichissante ».

Des temporalités différentes

17Le projet « Nous vieillirons ensemble » fait se rencontrer deux mondes sociaux dont la particularité première est de fonctionner sur des temporalités différentes. Le projet va en effet prendre appui sur les aides-soignantes du Service de Soin Infirmier à Domicile (SSIAD) qui seront chargées d’introduire les artistes au domicile des personnes mais aussi de les accompagner dans les sorties et les différentes propositions du projet. L’organisation du CIAS est marquée par une prise en charge médicale qui justifie l’implication privilégiée de cette catégorie d’aidante professionnelle. Les aides-soignantes constituent donc des intermédiaires indispensables. Or l’aide à domicile est organisée en fonction des besoins des personnes, les soins se concentrent sur la matinée et le début de soirée avec une coupure intermédiaire dans la journée tout en gardant une certaine souplesse et adaptation à chacun. Les aides-soignantes qui ont, dans la plupart des cas, déjà travaillé en établissement, comparent souvent leurs conditions de travail à celles de leurs collègues des EHPAD. Elles les considèrent toujours bien meilleures car beaucoup plus adaptées aux besoins de la personne (Arborio, 2001). Elles vivent cette souplesse comme une qualité de vie au travail qui leur permet de ne pas seulement apporter une réponse fonctionnelle aux personnes mais de prendre le temps de la relation. De ce point de vue, l’ensemble des aidants professionnels du projet ainsi que leur direction ont intégré l’idée que le soin apporté à la personne était aussi de l’ordre de la relation et de l’attention. Il n’est ni seulement médical ni seulement utilitaire. Même si ces conditions de travail semblent exemplaires, l’équilibre de l’organisation reste très fragile, la moindre absence obligeant à des réorganisations complexes et à une augmentation du temps de travail par manque de personnel remplaçant (Devetter et Messaoudi, 2013).

18Le travail artistique, quant à lui, connaît une tout autre organisation. Les acteurs culturels sont habitués au travail par projet (Boltanski et Chiapello, 1999, pp. 139-148). En définissant des objectifs, une méthode et une temporalité, le projet permet la construction de sens, il est marqué par une volonté d’agir sur le futur et il repose sur la capacité d’initiative et d’action des acteurs (Boutinet, 2012). Surtout, il est l’occasion de réunir un collectif de travail dont la configuration n’est pas permanente et se redéfinit à chaque projet. Cette forme de travail n’est pas bornée par des horaires mais orientée par la recherche d’une réalisation. Dans le projet « Nous vieillirons ensemble », ce fonctionnement apporte une complexité supplémentaire dans l’organisation du soin à domicile, dans la mesure où l’organisation du projet (réunions, horaires de déplacements et de visites…) doit pouvoir entrer dans les agendas du personnel sans remettre en cause leur activité ordinaire. Elle ne vient pas s’y substituer mais elle vient s’y rajouter.

19On comprend ainsi la difficulté que représente, pour les aidantes professionnelles, l’inscription dans un projet. De fait, lorsqu’on interroge les personnels sur sa pérennisation, c’est une forme plus routinière qui est de suite envisagée : « un atelier » ou « des spectacles » pourraient donner lieu à des rendez-vous réguliers « toutes les semaines » ou « tous les mois ». Le risque serait alors de réduire le projet artistique à une activité d’animation. En maison de retraite, celle-ci prend souvent la forme d’ateliers réguliers, occupationnels, portés par un animateur salarié. Ainsi, les dimensions partenariale et intersectorielle risquent de s’effriter au profit d’activités cantonnées au monde clos du vieillissement, sans permettre le développement du maillage initié dans le projet et en en perdant le sens.

Le renouvellement du regard porté sur les personnes

20Le travail par projet permet une connexion entre les mondes et un déplacement des pratiques. La personne âgée, tout d’abord, n’est plus perçue par le prisme du soin et acquiert ainsi un nouveau visage pour les soignants. Comme l’explique la psychologue de l’équipe soignante, le soin n’est pas toujours la réponse adaptée. Or elle est trop souvent la seule à être envisagée et mise en œuvre.

21

La conteuse, quand elle vient, elle n’a pas le même rôle que moi. Quand moi je vais chez une personne parce que les filles me disent que quelqu’un a besoin de lien, de relation humaine, au final quand j’y vais avec ma casquette de psychologue, ça ne convient pas, ce n’est pas de cela qu’elle a besoin.
(Entretien avec la psychologue du service de maintien à domicile, responsable du baluchonnage)

22Il s’agit moins de soin que de prendre soin et c’est bien cette dimension que l’art cultive dans son rapprochement avec le médico-social.

23Plus généralement, les aidantes professionnelles s’entendent pour mettre l’accent sur le renouvellement du regard porté sur les personnes âgées.

24

Au départ [avec cette personne âgée] je me suis dit que ce serait compliqué. Et en fait, elle m’a scotchée parce qu’elle était vraiment partie prenante [du projet], elle était dans l’échange. […] Elle s’est saisie du truc elle-même. C’était vraiment bien. J’ai été très étonnée.
(Entretien avec l’infirmière, coordinatrice du service de maintien à domicile)

25Certaines sont surprises par l’attitude « inhabituelle » des personnes, par une plus grande prise de parole, un déplacement vers des sujets qu’elles n’avaient jamais abordés avec elles et surtout des compétences que les aides-soignantes n’avaient pas perçues. Malgré leur bienveillance, le regard porté sur la personne âgée reste construit par le handicap. Le projet artistique invite à une autre posture et à un autre regard. On peut supposer qu’en retour, ce regard moins en prise avec la dégradation des personnes peut contribuer à restaurer une meilleure estime de soi.

26Mais la dimension artistique et culturelle du projet conduit également à une valorisation du travail des aidantes professionnelles (Creux, 2014). Dans leur métier, celles-ci sont confrontées à des singularités, à des personnages d’une grande richesse dans leur caractère comme dans leurs histoires de vie. La valeur qu’elles accordent à leur travail provient pour beaucoup du fait qu’elles se sentent les témoins de ces vécus spécifiques. Or le projet donne à voir ces expériences de vie, il rend ainsi les aidantes plus conscientes de cette richesse ce qui valorise leur rôle et leur métier.

27Leur implication s’avère, en effet, essentielle à la réussite du projet, parce qu’elles sont des intermédiaires qui permettent d’expliquer le projet, d’entrer chez les personnes, et donc d’en faciliter le déroulement.

28

C’était vraiment un duo aide-soignante – personne âgée. C’était une découverte pour tout le monde. Elles se sont positionnées en disant « On va voir Lydie [la médiatrice], mais vous inquiétez pas, je ne comprends rien non plus, je ne sais pas ce que c’est, on va découvrir ensemble ».
(Entretien avec la médiatrice de la Forêt d’art contemporain)

29Les aides-soignantes placent la relation au cœur de leur activité professionnelle et les promoteurs du projet, en faisant d’elles les intermédiaires des artistes, l’ont bien compris. À l’inverse, l’importance de la relation permet de comprendre aussi la réticence de certaines quant à l’introduction d’une tablette numérique chez les personnes âgées. Ces nouvelles technologies remettent en question leur rôle, « la technique ne peut pas remplacer l’humain », explique l’une d’elles. Ainsi, ces « spécialistes » de la relation peuvent aussi parfois faire écran tant elles investissent la relation, et peuvent finir par « penser à la place des personnes ».

30Toutefois, si la relation implique forcément une subjectivité et contient des imperfections, elle a aussi une valeur que le projet conduit à souligner et à reconnaître. Finalement, le projet révèle différentes dimensions de l’activité des aides-soignantes et amène à une valorisation de leur travail.

La reconnaissance d’un travail caché

31Si le temps du projet vient déstabiliser une organisation déjà fragile et qui implique une multitude d’acteurs, il vient aussi interroger la relation de travail au cœur d’une tension préalablement présente chez les aidantes. En effet, à la fois la valeur qu’elles accordent à leur activité vient du fait que ce travail implique une relation humaine et pas seulement strictement médicale, mais en même temps cette relation peut vite contenir une ambiguïté. La direction du SSIAD, en effet, reconnaît ce rôle relationnel mais le manque récurent de personnel oblige les aidantes à ne pas toujours avoir le temps de la relation. Pour cette raison, ce temps de relation est toujours pris dans une complexité et constitue toujours, pour une part, un travail caché. Certaines aides-soignantes ou auxiliaires de vie, par exemple, vont bien au-delà de leur mission en prenant sur leur temps personnel pour amener telle personne à un concert, à l’église ou simplement faire une course… mais elles l’avouent difficilement. En effet, elles n’ont pas intérêt à ce que ces pratiques soient perçues comme une composante ordinaire de leur travail, d’autant que le manque de personnel fait peser sur elles une pression constante. Elles risquent aussi de contrevenir à une représentation de la compétence professionnelle, assimilée bien souvent à une distance, à une absence d’implication affective et à un strict respect des normes. Les sociologues des organisations (Alter, 2000, pp. 75-83) ont mis en avant depuis longtemps cette tension entre activité prescrite par l’organisation et activité réelle. Ils pointent aussi la difficulté des organisations à reconnaître la valeur du travail réel, et à travers cela à valoriser l’autonomie des personnes dans leur activité et la plus-value que peuvent apporter leur implication et leur créativité. Le projet exacerbe cet aspect, il vient faire reconnaître la valeur de cette dimension cachée du travail et il amène à la reconnaître comme une dimension professionnelle à part entière.

Transformation des organisations pour une meilleure prise en compte des publics

32Cette expérimentation invite aussi à une réflexion sur l’organisation professionnelle des mondes et, particulièrement pour les organisations culturelles, elle implique une autre manière de prendre en compte les publics.

De la réception à la participation des publics

33L’organisation du secteur culturel s’est construite principalement sur des logiques de diffusion artistique. Ainsi, les politiques publiques de la culture ont favorisé la construction d’équipements culturels devant permettre l’accès du plus grand nombre aux spectacles professionnels. Un système de soutien à la production artistique et à sa diffusion s’est ainsi mis en place sous l’impulsion des collectivités publiques (Liot, 2010, pp. 15-20). Le projet « Nous vieillirons ensemble » donne à voir un autre mode de production et de diffusion artistique qui implique une relation beaucoup plus horizontale entre les publics et les artistes.

34

C’était une expérience. Il fallait que j’introduise le conte chez les gens sans être dans le spectacle. Que la parole soit mêlée au quotidien.
(Entretien avec la conteuse, directrice de la compagnie du « Parler Noir »)

35De ce point de vue, l’intervention de la conteuse est particulièrement significative, elle opère une série de déplacements par rapport aux logiques habituelles. Tout d’abord, la conteuse n’intervient pas auprès des personnes âgées avec un programme prédéfini et encore moins avec un spectacle qu’elle viendrait simplement dérouler à domicile, elle intervient en s’ajustant au plus près des personnes qu’elle rencontre, en tentant d’inscrire le conte dans la relation, presque dans la discussion. De plus, la conteuse ne se trouve pas seulement en situation d’apporter des histoires mais elle vient aussi les échanger.

36

On a échangé sur le pays, sur les gens, sur Les Landes… explique-t-elle. On s’est apporté mutuellement, parce qu’eux aussi connaissent le gascon, ils connaissent des superstitions, des histoires…
(Entretien avec la conteuse, directrice de la compagnie du « Parler Noir »)

37La relation est, pour elle, une matière qui servira en retour la création. Ainsi, les temps de création et de diffusion ne sont pas totalement distincts dans le projet mais ils s’entremêlent en impliquant les personnes dans le projet de création lui-même. Ce travail place l’échange au centre du travail de création, il produit une œuvre hybride, qui ne tient pas tout de l’artiste. Ce mode de travail est significatif de l’évolution du rôle de l’artiste dans le sens d’un engagement plus fort dans la cité et de la création comme terrain d’expérimentation sociale (Henry, 2014, pp. 129-150). Il attribue une place centrale aux vécus des personnes et constitue en soi une valorisation (Milliot, 2004 ; Pryen, 2004). Toutefois, la conteuse ne renonce pas à entrer dans un système habituel de diffusion, elle fait de cette création un véritable spectacle joué plusieurs fois sur le territoire. Cette visibilité apporte une valorisation supplémentaire aux personnes en magnifiant leurs vécus, mais elle met aussi en scène la question du vieillissement de manière plus universelle en l’exposant dans l’espace public d’une manière positive, ponctuée d’anecdotes et d’humour, comme elle a rarement l’occasion d’apparaître.

38Si les logiques de création diffusion se trouvent perturbées par le projet, les modes de médiation sont eux aussi questionnés (Montoya, 2008, pp. 33-34). La Forêt d’art contemporain, en effet, est un projet d’une grande exigence artistique qui s’est formé sur la préoccupation première de favoriser la réalisation d’œuvres d’art dans l’espace naturel en inscrivant le projet dans le monde de l’art contemporain (Becker, 1982/1988). Si le projet a obtenu une reconnaissance rapide dans le milieu des spécialistes, il est mal connu et mal approprié par les habitants du territoire. La préoccupation pour la médiation ne vient que dans un second temps du projet et elle s’adresse d’abord au public scolaire. Le projet a déjà l’intérêt, pour la structure, de diversifier le public et, par le partenariat, de renforcer l’appropriation territoriale du projet d’art contemporain. En même temps, ce nouveau public l’oblige à repenser complètement sa conception de la médiation. Le déplacement vers un public de personnes âgées remet en question une médiation basée principalement sur la transmission d’un savoir lié au contenu des œuvres d’art contemporain.

39

Les adultes, normalement, ils viennent pour passer une bonne journée, mais ils viennent aussi pour un apport culturel, que ce public-là, l’apport culturel… ils ont leur vécu, leur propre culture. C’est peut-être pas à leur âge qu’on va leur en donner plus. Et ils s’en foutent. […] Le but est ailleurs et c’est perturbant.
(Entretien avec la médiatrice de la Forêt d’art contemporain)

40De ce point de vue, le projet permet un basculement d’une transmission d’un savoir descendant vers une prise en compte de la personne, de son vécu, de son imaginaire, de sa sensibilité. Il oblige à penser une autre médiation à la fois plus individualisée et qui prend en compte la diversité des perceptions du public. S’il s’agit de s’adapter à la personne âgée, ce déplacement va bien au-delà, en amenant à considérer l’art non seulement dans une perspective de réception intellectuelle, en appelant à des compétences cognitives, mais en insistant sur la dimension sensible du rapport à l’œuvre qui mobilise à la fois des souvenirs et un imaginaire. Il conduit aussi la médiatrice à repositionner son rôle sur la relation à la personne comme point de départ essentiel du travail de médiation. Celle-ci devient une compétence principale qui vient déplacer au second rang le savoir spécialisé pour lequel la médiatrice a été formée.

Innover dans les organisations

41Le projet, par sa dimension intersectorielle et partenariale, conduit aux changements des pratiques professionnelles et des représentations, et met en mouvement les modalités d’organisation des mondes sociaux concernés. Plus encore, il impulse de l’innovation dans les organisations et principalement dans leur capacité à prendre en compte les publics. L’implication de la médiathèque départementale est de ce point de vue exemplaire. Elle est contactée au départ pour participer au développement et à la diffusion d’une application pour que les personnes âgées à domicile accèdent, sur tablettes, aux œuvres de la Forêt d’art contemporain. Elle se saisit de cette opportunité pour développer son approche du numérique auprès de ce public spécifique avec lequel elle a, jusqu’alors, peu travaillé. La médiathèque a pourtant développé un outil numérique pour accéder à distance à des ressources, mais celui-ci nécessite une trop grande connaissance et maîtrise de ces outils pour être accessible au public des personnes âgées. Le projet est donc l’occasion d’accéder, là encore, à un nouveau public mais, grâce au partenariat avec le CIAS et l’intermédiaire des aides-soignantes, d’être davantage en adéquation avec les besoins réels de cette population. Il permet d’expérimenter et de développer de nouveaux outils et de nouvelles attitudes face au numérique, ce qui instaure un positionnement inédit pour la structure.

42

Les bibliothèques achètent généralement des produits finis, explique-t-elle, éventuellement elles se dotent de logiciels libres retravaillés à leur usage, donc elles font rarement du développement ex nihilo.
(Entretien avec la directrice de la médiathèque départementale)

43Le projet positionne la médiathèque comme un acteur essentiel de l’innovation numérique sur le territoire. Ce nouveau positionnement professionnel a pour finalité de proposer un meilleur service, plus individualisé et plus en lien avec les besoins et les demandes diversifiés des personnes. Le projet offre l’opportunité d’être au plus près des personnes, et avec l’intermédiaire des aides-soignantes de pouvoir suivre les modes d’appropriation de la tablette numérique. Il permet d’en percevoir les limites, de prendre la mesure des freins mais aussi des potentialités.

44

Jusqu’à il y a peu, les collègues achetaient pour toutes les bibliothèques du département, en imaginant ce que le public allait demander. Or là, l’idée c’est de faire des sélections adaptées à chaque personne chez qui on dépose des tablettes. C’est un sacré changement professionnel !.
(Entretien avec la bibliothécaire départementale référente du territoire du projet)

45De ce point de vue, le numérique n’est pas une fin en soi mais permet au contraire de mieux identifier la diversité des besoins pour apporter des réponses appropriées. Il met en évidence les usages détournés de la tablette mais aussi les incapacités ou les limites à l’utilisation qui viennent aussi bien des handicaps des personnes que des limites techniques (peu de connexions à Internet). De plus, les ressources mises à disposition sur la tablette ne s’avèrent pas toujours correspondre à la demande des personnes âgées. L’une d’elles, par exemple, souhaitera accéder à des jeux, ce qui n’était a priori pas prévu pour ce public. Le projet artistique tout autant que la représentation des centres d’intérêt des personnes âgées mais aussi les habitudes professionnelles des bibliothécaires les conduisent à proposer des contenus légitimes. L’individualisation est l’occasion de remettre en question ces représentations professionnelles et de questionner la hiérarchie des usages. L’expérimentation permet non seulement de proposer d’autres contenus mais aussi d’autres supports plus adaptés à certaines personnes (le livre audio et le lecteur de CD pour les personnes malvoyantes par exemple) ou de développer un portage de document à domicile que la médiathèque n’aurait jamais pu envisager seule, sans le réseau de l’aide à domicile.

46In fine, les professionnels des bibliothèques insistent sur la dimension formatrice du projet. Le croisement des pratiques est vécu comme une richesse qui offre de nouvelles perspectives pour les acteurs et pour les structures.

Conclusion

47Le projet « Nous vieillirons ensemble » fait apparaître une tension, celle-ci tient à la complexité introduite par le partenariat dans une organisation du travail qui demande en elle-même une coordination importante. Mais il conduit aussi à la reconnaissance du travail des aidantes professionnelles, celle-ci s’articulant à une valorisation des personnes âgées, de leur vécu et de leurs capacités.

48L’intérêt du projet tient à la manière dont celui-ci vient déranger les habitudes de travail et les représentations. Il ne s’agit pas seulement, en effet, d’amener des propositions artistiques auprès des personnes âgées. L’apport du projet ne vient pas seulement de la prestation dont la personne âgée est la bénéficiaire mais surtout du croisement des secteurs d’intervention et des mouvements réciproques qu’il provoque chez chaque catégorie d’acteurs. C’est en ce sens que les projets intersectoriels peuvent être porteurs d’innovation sociale.

49Agir auprès des personnes âgées consiste alors à s’interroger sur la relation que les institutions entretiennent avec leurs publics et sur la manière à la fois d’individualiser des prestations et d’interroger le regard porté sur les bénéficiaires. Celui-ci, en effet, enferme trop souvent les personnes dans une représentation univoque marquée par la question du déficit et du manque (Bérard, 2016). À cet égard, le projet rappelle que la valeur de la prise en charge n’est pas seulement une question technique mais bien davantage une question de coopération entre une pluralité d’acteurs qui partagent des valeurs d’écoute, de bienveillance et de reconnaissance.

Bibliographie

Références

  • Alter, N. (2000). L’innovation ordinaire. Paris : PUF, coll. « Quadrige ».
  • Arborio, A.-M. (2001). Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital. Paris : Anthropos-Economica, coll. « Sociologiques ».
  • Becker, H.S. (1988). Les mondes de l’art. Paris : Flammarion (ouvrage original publié en 1982 sous le titre Art World, Berkeley LA, Londres : University of California Press).
  • Berard, A. (2016). L’évolution de la politique de santé face à l’enjeu du vieillissement de la population. Vie sociale, 15(3), 131-147. doi:10.3917/vsoc.163.0131
  • Bidart, C. (2012). Réseaux personnels et processus de socialisation. Idées économiques et sociales, 169(3), 8-15. doi:10.3917/idee.169.0008
  • Boltanski, L. et Chiapiello, È. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris : Gallimard.
  • Boutinet, J.-P. (2012). La figure du projet comme forme hybride de créativité. Spécialités, (5), 7-20. doi:10.3917/spec.005.0007
  • Caradec, V. (2004). Vieillir après la retraite. Approche sociologique du vieillissement. Paris : PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui ».
  • Caradec, V. (2012). La sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Paris : Armand Colin.
  • Creux, G. (2014). Les travailleurs sociaux à l’épreuve de la question artistique. Vie sociale, 5(1), 185-202. doi:10.3917/vsoc.141.0185
  • Devetter, F.-X. et Messaoudi, D. (2013). Les aides à domicile entre flexibilité et incomplétude du rapport salarial : conséquences sur le temps de travail et les conditions d’emploi. La Revue de l’Ires, 78(3), 51-76. doi:10.3917/rdli.078.0051
  • Ennuyer, B. (2006). Repenser le maintien à domicile. Enjeux, acteurs, organisation. Paris : Dunod.
  • Henry, P. (2014). Un nouveau référentiel pour la culture ? Pour une économie coopérative de la diversité culturelle. Toulouse : Éditions de l’Attribut.
  • Liot, F. (dir.) (2010). Projets culturels et participation citoyenne. Paris : L’Harmattan.
  • Loi n° 2015-1776 du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement. Journal officiel, n° 0301, 29 décembre 2015, AFSX1404296L. Repéré à : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000031700731&categorieLien=id.
  • Milliot, V. (dir.). (2004). Faire « œuvre collective » aux frontières des mondes de l’art, rapport de recherche, Université Lumière Lyon II – ARIESE. Repéré à : http://www4.culture.gouv.fr/actions/recherche/sdx/api-url/getatt?app=fr.culture.mrt.cultures_en_ville&base=refbiblio&db=refbiblio&id=attach/milliot_œuvre.pdf&doc=refbiblio_b1e61b6b1e6
  • Montoya, N. (2008). Médiation et médiateurs culturels : quelques problèmes de définition dans la construction d’une activité professionnelle. Lien social et politiques, automne, (60), 25-35. doi:10.7202/019443ar
  • Pryen, S. (2004). Injonction à l’autonomie et quête de supports dans les actions culturelles à visée sociale. Dans V. Caradec et D. Martuccelli (dir.), Matériaux pour une sociologie de l’individu. Perspectives et débats (pp. 95-114). Villeneuve-d’Ascq : Presses universitaires du Septentrion.
  • Quentin, B. (2016). Trou de mémoire ou quand l’isolement produit la maladie d’Alzheimer. Gérontologie et société, 38(149), 67-77. doi:10.3917/gs1.149.0067
  • Strauss, A. (1992). La trame de la négociation. Paris : L’Harmattan.

Notes

  • [1]
    Extrait du projet déposé auprès du conseil régional pour l’Appel à Manifestation d’Intérêt « Innovation sociale ».
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.80

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions