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Article de revue

La forme de la courbe de mortalité des centenaires canadiens-français

Pages 41 à 53

Notes

  • [1]
    En cas de discordance, la date de naissance indiquée sur le document de naissance est retenue pour nos analyses. Par ailleurs, la date de décès retenue correspond simplement à celle renseignée sur le bulletin de décès et enregistrée au Registre des événements démographiques québécois, tenu par l’Institut de la statistique du Québec. En effet, le délai entre la survenance de l’événement (i.e., le décès) et l’écriture du bulletin est habituellement court, ce qui réduit considérablement le risque d’erreur.
  • [2]
    La base de données « Ancestry » est disponible sur le site Internet suivant : http://www.ancestry.com.
  • [3]
    Pour des classes d’âges d’amplitudes 1, 0,5 et 0,25 an, nous avons n = 1, n = 0,5 et n = 0,25, respectivement.
  • [4]
    Le concept de taux de mortalité est à distinguer de celui de quotient de mortalité (ou probabilité de décéder). Le quotient de mortalité entre les âges x et x + n, noté nqx, se calcule en divisant le nombre de décès observés entre les âges x et x + n par le nombre de survivants au xe anniversaire.
  • [5]
    La Base de données sur la longévité canadienne est disponible sur le site Internet suivant : http://www.bdlc.umontreal.ca. La source initiale des informations relatives à la mortalité dans cette base de données est la statistique de décès de l’état civil. Les effectifs de population reposent sur des estimations de population pour les provinces et les territoires canadiens produites par Statistique Canada.
  • [*]
    Les valeurs des quotients de mortalité obtenues à partir de données individuelles et agrégées sont identiques (voir la note 5 pour plus d’informations sur la méthode de calcul du quotient de mortalité).
    Sources : Calculs de l’auteure à partir des données de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.

Introduction

1La baisse remarquable de la mortalité aux grands âges au cours des dernières décennies dans les pays développés a entraîné une véritable explosion du nombre de personnes centenaires. Au Canada, les plus de 100 ans, qui étaient au nombre de 200 en 1951, sont désormais 8 000 en 2015 et pourraient être deux fois plus nombreux d’ici 2031, d’après le scénario central des dernières projections de Statistique Canada (2015). Il est ainsi devenu plus important que jamais d’obtenir des mesures précises de la mortalité aux âges très avancés, ces mesures étant souvent sujettes à des incertitudes considérables relatives aux problèmes de déclaration des âges. De plus, au-delà de 90 ans, et plus encore, de 100 ans, les effectifs de survivants sont si faibles qu’on se heurte nécessairement à d’importantes fluctuations aléatoires.

2Le présent travail vise à estimer les risques de décès au-delà de 100 ans au sein d’une population de centenaires canadiens-français, nés et décédés au Québec, dont l’âge a pu être préalablement authentifié grâce aux registres paroissiaux du Québec et aux recensements canadiens de 1901 et 1911. L’exercice, non seulement améliorera notre connaissance des niveaux de mortalité, mais apportera aussi un éclairage inédit sur la forme de la courbe de mortalité aux âges extrêmes de la vie, qui reste largement imprécise et continue de susciter d’importants débats scientifiques.

Controverses autour de la forme de la courbe de mortalité aux très grands âges

3La mortalité continue-t-elle de croître de façon exponentielle avec l’âge jusqu’à ce que tous les individus soient décédés, ou bien la croissance s’amenuise-t-elle, voire s’arrête-t-elle, ou encore diminue-t-elle aux âges élevés ? La question demeure fondamentale et vivement débattue.

4Au cours des vingt dernières années, plusieurs études ont suggéré qu’au niveau d’une population, le rythme d’accroissement de la mortalité avec l’âge tend à s’estomper aux très grands âges chez l’être humain, un phénomène communément appelé la décélération de la mortalité. Plutôt que de croître de façon exponentielle comme le stipule la loi de Gompertz (1825), la courbe de mortalité s’infléchit aux âges avancés, avec ou sans l’atteinte d’un plateau aux âges les plus extrêmes. Les hypothèses couramment évoquées pour expliquer l’occurrence de cette décélération sont, notamment, l’hypothèse d’hétérogénéité des populations et celle du risque individuel (« individual risk ») (Horiuchi et Wilmoth, 1998). La première s’appuie sur le fait qu’à tout âge donné, les individus d’une même population ne sont pas tous égaux face à la mort. Certains sont plus robustes, d’autres plus vulnérables. Une sélection des plus robustes s’effectue donc naturellement avec l’avancement en âge, donnant lieu à ladite décélération de la mortalité (Beard, 1959 ; Vaupel, Manton et Stallard, 1979). D’après la seconde hypothèse, la décélération s’expliquerait plutôt par le fait qu’aux grands âges, l’augmentation du risque de décès diminue pour chaque individu, notamment en raison d’une adaptation au fil de l’âge au stress de la vie (Steinsaltz et Wachter, 2006 ; Mueller, Rauser et Rose, 2011).

5Toutefois, d’après certains chercheurs, la décélération de la mortalité observée aux très grands âges serait plus apparente que réelle et pourrait tenir uniquement aux imperfections dont souffrent les données (e.g., effectifs de décès et de population trop faibles, âges mal déclarés) ou à des méthodes de calcul inappropriées (e.g., amplitude des classes d’âge trop grande, confusion entre les notions de probabilité de décès et de risque de décès) (Bourgeois-Pichat, 1978 ; Gavrilov et Gavrilova, 2011 ; Gavrilova et Gavrilov, 2015).

6Une chose est certaine, avec l’augmentation rapide des effectifs de personnes très âgées observée récemment, l’adéquation de la loi de Gompertz se vérifie jusqu’à des âges de plus en plus élevés (Rau, Muszynska et Baudisch, 2009). Au-delà de 100 ans, toutefois, l’incertitude demeure.

7La première étape de notre travail consiste à authentifier l’âge au décès des Canadiens-français supposés avoir atteint l’âge de 100 ans, de façon à éliminer les imperfections relatives aux âges mal déclarés dans notre base de données. Ces données validées serviront ensuite de base au calcul et à la modélisation des taux de mortalité au-delà de 100 ans, en prenant soin de considérer différentes amplitudes de classes d’âge et de comparer les résultats obtenus. Pour obtenir un portrait plus complet de la forme de la courbe de mortalité aux âges avancés, nous étendrons enfin notre analyse aux données sur les septuagénaires, octogénaires et nonagénaires québécois, issues de la Base de données sur la longévité canadienne présentée ultérieurement.

Les registres paroissiaux du Québec pour authentifier l’âge au décès des centenaires

8Au début du XVIIe siècle, lorsque les premiers missionnaires français s’installèrent dans la province de Québec, ils implémentèrent la tradition catholique de l’enregistrement de tous les baptêmes, mariages et sépultures. À partir de 1679, les autorités exigèrent même que les documents soient disponibles en deux exemplaires : l’un était conservé dans la paroisse et l’autre était envoyé aux autorités gouvernementales aux fins de l’état civil. Cette pratique dura jusqu’à la fin du XXe siècle. La perte d’enregistrements resta donc minimale durant une très longue période pour la population des Canadiens-français au Québec, qui était quasi exclusivement catholique à l’époque.

9Les registres paroissiaux du Québec constituent aujourd’hui une précieuse source d’informations pour l’authentification des âges au décès des centenaires canadiens-français. Précisons qu’une telle validation consiste au minimum à coupler, cas par cas, le certificat de décès et le document d’enregistrement de la naissance (e.g., acte de baptême), de manière à déterminer si la date de naissance indiquée sur le certificat de décès correspond bien à celle renseignée sur le document de naissance [1]. Grâce à l’exhaustivité des registres paroissiaux québécois, la confrontation des deux documents officiels est possible pour quasiment tous les Canadiens-français catholiques nés au Québec avant la fin du XXe siècle. En pratique, le processus de validation de la date de naissance demande de retrouver l’acte de baptême de chaque personne parmi les registres paroissiaux qui sont archivés sous forme de microfilms, dans la base de données « Ancestry » [2] ou dans celle du Registre de la population du Québec ancien (Légaré, 1981 ; Desjardins, 1998). Une source complémentaire est le recensement canadien de 1901, ou de 1911, qui fournit la liste des personnes, incluant leur âge et leur date de naissance, résidant dans un ménage au moment du recensement. Le fait de retrouver la personne dans une instance de recensement avec des informations cohérentes la concernant et une date de naissance concordant avec celle inscrite sur son document de naissance permet de réduire davantage l’incertitude entourant son âge au décès.

10Un travail de validation a déjà été réalisé pour tous les supercentenaires (personnes âgées de 110 ans ou plus) canadiens-français aux fins d’une collaboration à une étude internationale (Bourbeau et Desjardins, 2002 ; Desjardins et Bourbeau, 2010). Cette opération de validation a été étendue aux décès survenus entre 100 et 109 ans (Beaudry-Godin, 2010). Grâce à ces recherches, l’âge au décès de tous les Canadiens-français nés au Québec entre 1870 et 1894 et décédés au Québec entre 1970 et 2004 a été soumis à l’exercice de validation. Il a ainsi été possible de valider 1 825 cas de centenaires (sur un total de 1 900 cas, 75 d’entre eux n’ayant pas pu être validés) et de confirmer la haute qualité des données sur l’âge au décès pour les Canadiens-français. Une validation systématique est cependant recommandée pour les personnes réputées avoir atteint l’âge de 105 ans ou plus, cas dans lesquels la plupart des erreurs ont été trouvées.

11Pour la présente étude, nous avons étendu la couverture des données validées aux décès de centenaires canadiens-français décédés au Québec entre 2005 et 2009, de manière à inclure les générations qui se sont éteintes récemment (400 cas de centenaires). L’âge des décédés a été authentifié de manière exhaustive à partir de 105 ans. Aucune vérification n’a été effectuée pour les décès survenus avant 105 ans.

12La base de données finale compte 2 198 centenaires canadiens-français catholiques nés au Québec entre 1870 et 1896 et décédés au Québec entre 1970 et 2009. Les personnes nées après 1896 ont été retirées car elles appartiennent à des générations incomplètement éteintes au terme de l’année 2009. Comme près de huit centenaires sur dix sont des femmes (1 730 cas sur 2 198), les résultats présentés ici portent sur les femmes uniquement.

Mesure de la mortalité par âge au-delà de 100 ans

Calcul des taux de mortalité

13Un taux de mortalité consiste en un nombre de décès rapporté à l’effectif de population soumise au risque de décéder. Nous avons calculé des taux de mortalité par génération en considérant des classes d’âge d’amplitude variable : douze mois (1 an), six mois (0,5 an) et trois mois (0,25 an). Pour rendre ces trois séries de taux comparables, les effectifs de population exposée au risque de décéder sont systématiquement exprimés en personnes-années (voir le tableau 1 pour connaître le nombre de personnes-années exposées au risque de décéder à chaque âge). Ainsi, pour un groupe de générations donné, le taux de mortalité entre les âges x et xn, [3] noté nMx, correspond au rapport du nombre de décès observés entre les âges x et xn au sein des générations étudiées sur le nombre de personnes-années vécues, toujours entre les âges x et x + n et pour ces mêmes générations. Le résultat est un nombre de décès par personne-année. Grâce aux dates de naissance et de décès connues au jour près pour chaque centenaire, nous avons pu calculer le nombre exact de personnes-années vécues dans les différentes classes d’âge en sommant des contributions individuelles [4].

Tableau 1

Nombre de personnes-années exposées au risque de décéder à chaque âge pour les générations de canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

Tableau 1
Groupe d’âge (en années révolues) Personnes-années Groupe d’âge (en années révolues) Personnes-années 100 1445,6 107 45,6 101 967,3 108 24,3 102 638,0 109 13,9 103 422,4 110 7,1 104 254,1 111 4,1 105 146,2 1121 1,5 106 85,1

Nombre de personnes-années exposées au risque de décéder à chaque âge pour les générations de canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

Le groupe de générations éteintes 1870-1896 compte une seule survivante au-delà de 112 ans révolus : Julie Winnifred Bertrand, née le 16 septembre 1891 et décédée le 18 janvier 2007 à l’âge exact de 115 ans et 124 jours.
Source : Calculs de l’auteure à partir des données de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.

Méthode de lissage par P-splines

14Pour décrire la forme de la courbe de mortalité des Canadiennes-françaises au-delà de 100 ans, nous avons utilisé une méthode de lissage par P-splines (pour « penalized B-splines »), introduite par P. Eilers et B. Marx (1996) et qui s’avère très prometteuse dans le domaine des sciences appliquées, en particulier pour l’étude de la mortalité (Currie, Durban et Eilers, 2004 ; Camarda, 2008, 2012). Comparée aux modèles mathématiques de mortalité (e.g., modèles de Gompertz, logistique, Weibull), cette méthode de lissage est plus souple car elle permet un allègement des hypothèses relatives à la structure attendue de la trajectoire de mortalité par âge.

15Pour nos analyses, nous avons utilisé la vraisemblance de la loi de Poisson pénalisée et nous nous en sommes remis au critère d’information bayésien pour la sélection du paramètre de lissage gouvernant le compromis entre la régularité (« smoothness ») et la précision de l’ajustement aux taux de mortalité observés. Nous avons retenu une base B-splines cubique, construite à partir de parties de polynômes de degré 3, et un nœud par tranche de cinq taux de mortalité observés sur le domaine des âges au-delà de 100 ans. Partout où nous disposions de quelques taux observés seulement, nous avons aussi testé une seconde méthode de lissage, dite discrète et possiblement mieux adaptée à cette situation. Les résultats étaient pratiquement identiques à ceux obtenus avec le lissage par P-splines présentés ici. Des intervalles de confiance à 95 % ont été calculés afin de permettre des comparaisons et surtout de juger de la précision de nos estimations des taux de mortalité, en particulier aux âges les plus extrêmes.

Le rôle négligeable de l’amplitude (inférieure ou égale à un an) des classes d’âge

16La figure 1a présente les séries de taux de mortalité obtenus pour des classes d’âge d’amplitudes d’une année, d’une demi-année et d’un quart d’année chez les centenaires canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896. Les trois séries ne semblent pas différer en termes de niveau ni de tendance, mais elles se distinguent clairement en termes de variabilité. Les fluctuations aléatoires sont évidemment plus importantes pour les classes d’âge plus fines parce que chaque taux repose alors sur un moindre nombre de décès et de personnes-années. Une fois ces fluctuations anéanties grâce au lissage par la méthode des P-splines, la figure 1b montre que les trois séries de taux se superposent parfaitement entre 100 et 109 ans environ. À partir de 110 ans, la courbe lissée des taux pour les classes annuelles d’âge passe légèrement en deçà des deux autres, mais les intervalles de confiance à 95 % sont très étendus et témoignent d’une grande imprécision de nos estimations des risques de décès aux âges les plus extrêmes. Cependant, jusqu’à l’âge de 109, voire 110 ans, les trois courbes lissées suggèrent que les taux de mortalité calculés pour des classes d’âge d’un an ou moins mènent à des résultats très comparables.

Figure 1

Taux de mortalité au-delà de 100 ans pour des classes d’âge d’amplitudes variables, d’après les données validées des générations de Canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

Figure 1

Taux de mortalité au-delà de 100 ans pour des classes d’âge d’amplitudes variables, d’après les données validées des générations de Canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

Taux de mortalité observés (a) et lissés (par P-splines) (b)
Sources : Calculs de l’auteure à partir des données de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.

17Il convient de souligner que les données observées aux âges les plus extrêmes où les effectifs de personnes-années exposées au risque sont très faibles (tableau 1) ont peu d’influence sur les résultats de modélisation présentés à la figure 1b. En effet, la loi de Poisson sur laquelle s’appuient nos analyses est telle que la contribution à la vraisemblance pour une observation à un âge donné est principalement gouvernée par le nombre de personnes-années à cet âge. De plus, la méthode non paramétrique par P-splines retenue pour estimer les paramètres du modèle de régression de Poisson offre un excellent contrôle local lors du lissage, de sorte que si un changement de tendance s’avère propre à une partie restreinte de la courbe de mortalité (e.g., aux âges les plus extrêmes), la forme de la courbe ne s’en trouvera pas intégralement modifiée. Ainsi, le fait d’exclure les données par année d’âge au-delà de 110 ans, par exemple, produit une courbe lissée pratiquement identique (entre 100 et 110 ans) à celle qui s’appuie sur l’ensemble des données disponibles par année d’âge, comme l’illustre la figure 2.

Figure 2

Taux de mortalité par année d’âge lissés (par P-splines) sur le domaine d’âges au-delà de 100 ans et entre 100 et 110 ans seulement pour les générations féminines nées durant la période 1870-1896 au Québec

Figure 2

Taux de mortalité par année d’âge lissés (par P-splines) sur le domaine d’âges au-delà de 100 ans et entre 100 et 110 ans seulement pour les générations féminines nées durant la période 1870-1896 au Québec

Sources : Calculs de l’auteure à partir des données de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.

Un rythme d’accroissement de la mortalité qui s’amenuise avec l’âge

18La loi de Gompertz (1825), rappelons-le, stipule que la force de mortalité croît exponentiellement avec l’âge, c’est-à-dire qu’elle trace une droite parfaite dans un repère semi-logarithmique. La figure 1b montre une légère décélération dans le rythme d’accroissement de la mortalité, mais les intervalles de confiance évasés suggèrent qu’une tendance linéaire ne serait peut-être pas significativement différente de la courbe lissée sur ce domaine d’âges relativement court.

19Pour mieux juger de la forme de la courbe de mortalité aux très grands âges, nous avons étendu notre analyse aux septuagénaires, octogénaires et nonagénaires Québécois. Les données les concernant sont issues de la Base de données sur la longévité canadienne (BDLC) [5], qui réunit de l’information sur la mortalité et la population des provinces et des territoires canadiens. Nous avons extrait de cette base de données les nombres de décès et les effectifs de populations soumises au risque de décéder par année d’âge entre 70 et 99 ans pour les générations féminines québécoises 1870 à 1896. Les taux spécifiques de mortalité féminins par âge ont été obtenus en rapportant, pour chaque année d’âge, le nombre de décès à l’effectif de la population soumise au risque fournis dans la BDLC.

20La figure 3 juxtapose les taux de mortalité entre 70 et 99 ans pour les Québécoises (figure 3a) et ceux au-delà de 100 ans pour les Canadiennes-françaises nées et décédées au Québec (figure 3b). Les deux séries de taux observés (cercles) ne sont pas représentées en continuum sur un même graphique parce que les données sur lesquelles elles reposent définissent deux populations qui ne sont pas strictement comparables. En effet, faute de renseignements sociodémographiques relatifs au lieu de naissance et à la langue dans la BDLC, toutes les personnes décédées au Québec entre 70 et 99 ans sont incluses, qu’elles soient nées au Québec ou à l’étranger et qu’elles soient francophones, anglophones ou autres. Néanmoins, les deux séries féminines se raccordent assez convenablement pour confirmer qu’une droite parfaite, ajustée aux taux de mortalité entre 70 et 80 ans par exemple, produit d’abord un bon ajustement chez les septuagénaires, tandis que l’ajustement devient rapidement très insatisfaisant avec l’avancement en âge du fait qu’il surestime de plus en plus les risques de décès. À la veille du centième anniversaire, la droite de régression linéaire se situe nettement au-dessus de la courbe lissée par P-splines à 100 ans (et de la borne supérieure de son intervalle de confiance), de sorte qu’il est absolument impossible d’assembler les deux modélisations bout à bout. Plutôt que de continuer de croître de façon exponentielle (i.e., à un rythme constant sur une échelle semi-logarithmique) avec l’âge jusqu’à l’extinction complète des générations, la croissance des taux de mortalité s’amenuise progressivement aux âges élevés.

Figure 3

Taux de mortalité par année d’âge pour les générations féminines nées durant la période 1870-1896 au Québec

Figure 3

Taux de mortalité par année d’âge pour les générations féminines nées durant la période 1870-1896 au Québec

Les taux de mortalité calculés entre 70 et 99 ans s’appuient sur la statistique des décès de l’état civil et les effectifs de population (a), alors que ceux à partir de 100 ans reposent sur des données validées pour les centenaires canadiennes-françaises (b). La version de ces deux graphiques avec une échelle linéaire en ordonnée est disponible sur demande.
Sources : Calculs de l’auteure à partir des données de la BDLC, de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.

Discussion

21L’analyse de la mortalité au sein de cette population de centenaires canadiennes-françaises nées de 1870 à 1896 et décédées de 1970 à 2009 au Québec a mis en évidence l’infléchissement probable de la courbe des risques de décès aux très grands âges. En effet, plutôt que de continuer de croître de façon exponentielle (loi de Gompertz, 1825), le rythme d’accroissement des taux de mortalité tend à s’amenuiser avec l’âge. Le recours à des classes d’âge d’une année ou d’amplitude réduite ne modifie pas ce résultat. Notre étude invalide l’idée qu’en présence de données fiables sur l’âge au décès des personnes et de méthodes de calcul appropriées, la loi de Gompertz se vérifierait jusqu’à l’âge de 106 ans et peut-être au-delà (Gavrilov et Gavrilova, 2011 ; Gavrilova et Gavrilov, 2015), et rejoint plutôt une vaste littérature sur l’occurrence de la décélération de la mortalité aux âges extrêmes (voir entre autres : Horiuchi et Coale, 1990 ; Horiuchi et Wilmoth, 1998 ; Thatcher, Kannisto et Vaupel, 1998 ; Rau, Muszynska et Baudisch, 2009 ; Wilmoth et Ouellette, 2012). Le résultat est d’autant plus éloquent qu’en complétant ces données sur les centenaires canadiennes-françaises avec celles dont nous disposons sur les septuagénaires, octogénaires et nonagénaires québécois, la décélération s’observe bien avant 100 ans.

22Il convient de rappeler que les taux de mortalité féminins sur lesquels repose notre analyse au-delà de 100 ans ont été calculés à partir de données individuelles, où les années, mois et jours de naissance et de décès étaient connus pour chaque centenaire. Les effectifs de populations soumises au risque formant les dénominateurs de nos taux de mortalité ont donc pu être déterminés de manière exacte en sommant les contributions individuelles. Or un tel niveau de détail n’est pas toujours disponible : les données sont souvent agrégées par année d’âge, de décès et de naissance. Le calcul des taux de mortalité s’appuie alors sur l’hypothèse d’une répartition uniforme des décès au sein de chaque classe d’âge. Certains auteurs soutiennent que cette hypothèse n’est plus valide aux très grands âges et qu’elle serait susceptible d’induire une décélération de la mortalité (Gavrilov et Gavrilova, 2011). Cependant, le fait d’utiliser des données individuelles ou agrégées pour calculer les taux de mortalité par année d’âge au sein de notre population de centenaires produit des résultats pratiquement identiques (figure 4). L’hypothèse de répartition uniforme des décès sur laquelle repose le calcul des taux à partir de données agrégées serait ainsi valide pour des classes d’âge d’une année, même aux très grands âges. Par ailleurs, la figure 4 montre qu’une analyse reposant sur les quotients plutôt que les taux de mortalité donnerait une courbe de forme similaire, mais située légèrement en deçà de celle des taux en raison de considérations d’ordre méthodologique (voir la section 3.1 pour plus d’informations sur les méthodes de calcul des taux et des quotients de mortalité).

Figure 4

Taux de mortalité par année d’âge au-delà de 100 ans d’après les données validées, soit individuelles ou agrégées, et quotients de mortalité correspondants[*] des générations de Canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

Figure 4

Taux de mortalité par année d’âge au-delà de 100 ans d’après les données validées, soit individuelles ou agrégées, et quotients de mortalité correspondants[*] des générations de Canadiennes-françaises nées entre 1870 et 1896 au Québec

23Enfin, bien que la province de Québec soit très privilégiée à l’égard de l’authentification de l’âge au décès des Canadiens-français grâce à la richesse de ses registres paroissiaux, des comparaisons avec d’autres populations sont souhaitables. Nous travaillons actuellement à étendre l’analyse à la France et la Belgique, pays pour lesquels nous disposons de données a priori déjà validées sur les décès au-delà de 90 ans, qui permettront un suivi de la mortalité aux très grands âges sur plusieurs générations.

Remerciements

Je remercie vivement Robert Bourbeau pour de multiples discussions éclairantes, pour son aide concernant l’obtention des données de l’état civil auprès de l’Institut de la statistique du Québec et pour la coordination de la validation des centenaires. Je remercie aussi Valérie Jarry, Camille Bouchard-Coulombe, Anaïs Simard-Gendron et Marie-Pierre Cléroux-Perrault pour leur précieuse contribution au travail de validation, ainsi que Jean-Marc Rohrbasser et les deux experts anonymes pour leurs relectures attentives.

Bibliographie

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  • Horiuchi, S. et Wilmoth, J. R. (1998). Deceleration in the age pattern of mortality at older ages. Demography, 35(4), 391-412.
  • Légaré, J. (1981). Le Programme de recherche en démographie historique de l’Université de Montréal : fondements, méthodes, moyens et résultats. Études canadiennes, 10, 149-182.
  • Mueller, L. D., Rauser, C. L. et Rose, M. R. (2011). Does Aging Stop? Oxford, Royaume-Uni : Oxford University Press.
  • Rau, R., Muszynska, M. et Baudisch A. (2009). At what age does mortality start to decelerate ? Communication présentée à l’Annual Meeting of the Population Association of America, Detroit (MI), États-Unis, 30 avril au 2 mai.
  • Statistique Canada (2015). Projections démographiques pour le Canada (2013 à 2063), les provinces et les territoires (2013 à 2038). Catalogue n° 91-520. Ottawa, Canada. Récupéré du site : http://www.statcan.gc.ca/pub/91-520-x/91-520-x2014001-fra.htm.
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  • Wilmoth, J. R. et Ouellette, N. (2012). Maximum human lifespan: Will the records be unbroken. Communication présentée à la European Population Conference, Stockholm, Suède, 13 au 16 juin.

Notes

  • [1]
    En cas de discordance, la date de naissance indiquée sur le document de naissance est retenue pour nos analyses. Par ailleurs, la date de décès retenue correspond simplement à celle renseignée sur le bulletin de décès et enregistrée au Registre des événements démographiques québécois, tenu par l’Institut de la statistique du Québec. En effet, le délai entre la survenance de l’événement (i.e., le décès) et l’écriture du bulletin est habituellement court, ce qui réduit considérablement le risque d’erreur.
  • [2]
    La base de données « Ancestry » est disponible sur le site Internet suivant : http://www.ancestry.com.
  • [3]
    Pour des classes d’âges d’amplitudes 1, 0,5 et 0,25 an, nous avons n = 1, n = 0,5 et n = 0,25, respectivement.
  • [4]
    Le concept de taux de mortalité est à distinguer de celui de quotient de mortalité (ou probabilité de décéder). Le quotient de mortalité entre les âges x et x + n, noté nqx, se calcule en divisant le nombre de décès observés entre les âges x et x + n par le nombre de survivants au xe anniversaire.
  • [5]
    La Base de données sur la longévité canadienne est disponible sur le site Internet suivant : http://www.bdlc.umontreal.ca. La source initiale des informations relatives à la mortalité dans cette base de données est la statistique de décès de l’état civil. Les effectifs de population reposent sur des estimations de population pour les provinces et les territoires canadiens produites par Statistique Canada.
  • [*]
    Les valeurs des quotients de mortalité obtenues à partir de données individuelles et agrégées sont identiques (voir la note 5 pour plus d’informations sur la méthode de calcul du quotient de mortalité).
    Sources : Calculs de l’auteure à partir des données de l’Institut de la statistique du Québec, des registres paroissiaux du Québec et des recensements canadiens de 1901 et de 1911.
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