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Article de revue

L’expérience corporelle du vieillissement

Pages 83 à 94

Notes

  • [1]
    Dans le cadre de cette enquête, une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été recueillis et analysés, pour moitié avec des femmes et pour moitié avec des hommes. Les personnes interrogées appartiennent majoritairement aux classes moyennes et supérieures au Québec et plutôt aux classes moyennes en France.
  • [2]
    Ces enquêtes ont porté sur des thèmes variés, qui constituaient autant de points d’observation de l’expérience du vieillissement : le rapport à la télévision, le rapport aux technologies nouvelles, le sentiment de l’âge, les pratiques de vacances ou encore des récits de vie de nonagénaires. Les échantillons sont composés à la fois de femmes et d’hommes appartenant à des milieux sociaux variés. Les dispositifs d’enquête et les échantillons sont présentés dans Caradec (2004) et Caradec, Petite et Vannienwenhove (2007).

1Dans la sociologie francophone, les aspects corporels du vieillissement demeurent assez peu étudiés. D’un côté, la sociologie du corps n’a montré que peu d’intérêt pour les corps âgés. De l’autre, la sociologie de la vieillesse a, le plus souvent, laissé au second plan les aspects corporels et les a rarement appréhendés en tant que tels, sauf dans quelques travaux récents (Legrand et Voléry, 2012). Cet article, qui s’inscrit dans le cadre plus large de l’étude de l’expérience du vieillissement (Caradec, 2014), vise à étudier l’expérience corporelle du vieillissement : comment les personnes âgées éprouvent-elles, dans leur corps, leur vieillissement ? Et par quels signes corporels celui-ci se manifeste-t-il ? Plus fondamentalement, quelle est la place des changements corporels dans le processus de vieillissement ?

2Il se fonde empiriquement sur un matériau constitué principalement d’enquêtes par entretiens semi-directifs, réalisées auprès de populations situées à des stades différents de leur avancée en âge et qui ont porté plus ou moins centralement sur les aspects corporels du vieillissement. L’une avait pour objet le rapport au corps de quinquagénaires et sexagénaires français et québécois [1] (Vannienwenhove, 2009). D’autres, comme les recherches que nous avons menées sur l’expérience du vieillissement auprès de personnes âgées de plus de 75 ans (Caradec, 2004), n’étaient pas focalisées sur le corps, mais permettent de dégager a posteriori des éléments sur les aspects corporels [2]. De manière plus ponctuelle, nous nous appuierons également sur des témoignages provenant de recherches récentes sur le vieillissement (Campéon, 2010).

3Notre propos sera organisé en trois temps. Nous chercherons, tout d’abord, en nous fondant principalement sur le corpus d’entretiens réalisés avec des seniors quinquagénaires et sexagénaires, à établir quels sont, aux yeux des personnes qui avancent en âge, les signes de leur vieillissement, ce qui nous amènera à proposer une distinction analytique entre trois registres de l’expérience corporelle. Dans un deuxième temps, nous étudierons les deux dimensions, l’une pratique et l’autre symbolique, du « travail » qu’exercent sur leur corps les personnes confrontées aux signes du vieillissement. Enfin, en nous appuyant sur les entretiens menés avec des personnes au-delà de 75 ans, nous mobiliserons la théorie de la déprise pour nous interroger sur le rôle que joue le corps dans les réaménagements de l’existence qui adviennent au fil du vieillissement.

L’expérience du vieillissement, entre signes « extérieurs » et « intérieurs »

4Comment le sentiment de vieillir advient-il ? Et dans quelle mesure passe-t-il par le corps ? On peut considérer, avec David Le Breton, que ce sentiment provient d’« un mélange indiscernable de conscience de soi (à travers la conscience aiguë d’un corps qui change) et d’une appréciation sociale et culturelle », cette dernière passant en particulier par le regard d’autrui, à travers lequel « naît le sentiment abstrait de vieillir » (Le Breton, 2003, p. 153-154). Entre ces deux éléments constitutifs du sentiment de vieillir – l’élément « intérieur » et l’élément « extérieur » – la sociologie a particulièrement privilégié le second. C’est ce que nous rappellerons tout d’abord, avant de nous arrêter sur la manière dont l’expérience du vieillissement s’éprouve aussi « intérieurement », à travers une pluralité de registres corporels.

Quand le sentiment de vieillir s’impose de l’« extérieur »

5La sociologie a particulièrement développé l’idée selon laquelle l’expérience du vieillir s’impose aux individus de l’extérieur. Cet « extérieur » peut se manifester de diverses manières.

6Il prend la forme, tout d’abord, d’un parcours de vie socialement structuré et organisé autour de normes d’âge chronologique (Kohli, 1986). C’est ainsi que l’institution sociale de la retraite constitue aujourd’hui une étape importante de l’avancée en âge puisqu’elle marque l’entrée dans une nouvelle phase de l’existence au cours de laquelle les rôles sociaux ouverts aux individus ne sont plus les mêmes que lors de la période précédente. De même, certaines politiques sociales ou de santé sont fondées sur des seuils d’âge chronologique et ces balises temporelles rappellent aux individus où ils en sont de leur avancée en âge : par exemple, les femmes âgées de plus de 50 ans et de moins de 75 ans reçoivent tous les deux ans un courrier les invitant à effectuer un dépistage du cancer du sein ; de même, les personnes âgées de plus de 65 ans sont invitées à se faire vacciner contre la grippe. Notons que cette structuration sociale du parcours de vie présente des différences selon le genre, notamment quant à la place des marqueurs corporels, plus présents dans la structuration des parcours de vie féminins avec, en particulier, l’importance accordée à la ménopause (Charlap, 2015 ; Diasio, 2012).

7Au-delà de ces normes d’âge cristallisées notamment dans les politiques sociales et de santé, c’est dans le contexte des relations aux autres que s’impose la conscience de son avancée en âge. L’existentialisme sartrien a ainsi fait du regard d’autrui le véritable opérateur du sentiment de vieillir : « L’individu âgé se sent vieux à travers les autres sans avoir éprouvé de sérieuses mutations ; intérieurement, il n’adhère pas à l’étiquette qui se colle à lui », écrit ainsi Simone de Beauvoir (1970, p. 310). De même, l’interactionnisme symbolique a souligné combien l’identité personnelle se forgeait en réaction aux images de soi renvoyées par autrui, ce qui a inspiré la notion d’« âgisme interactif » pour désigner les interactions au cours desquelles une personne a le sentiment d’être perçue ou traitée comme vieille (Minichiello, Browne et Kendig, 2000).

Corps organique, apparence et énergie

8Parallèlement à cette approche qui met l’accent sur le poids de l’extérieur dans le sentiment de vieillir, une autre approche sociologique est possible, qui vise à étudier comment le vieillissement s’éprouve « de l’intérieur », à travers les manifestations corporelles qui font advenir le sentiment de vieillir. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier que ces manifestations se trouvent interprétées dans un contexte social donné et à partir de codes culturels particuliers. Il n’y a, en effet, « jamais d’appréciation brute des sensations issues du corps, mais déchiffrement, sélection des stimuli et attribution d’un sens » (Le Breton, 2003, p. 153). Cette approche « par le bas », qui part de l’étude des individus sociaux (Martuccelli et de Singly, 2009), plutôt que d’être opposée à l’approche précédente, doit donc être considérée comme complémentaire : à travers l’étude de ce que ressentent et de ce qu’expriment les personnes au sujet de leur avancée en âge, c’est aussi la normativité contemporaine du vieillir que l’on peut entrevoir. Dans cette perspective, l’analyse des entretiens menés auprès de seniors français et québécois montre que le vieillissement corporel ne s’éprouve pas de manière monolithique, mais à travers trois grands registres – ceux du corps organique, de l’apparence et de l’énergie. Ce sont ces trois registres, qui expriment respectivement des préoccupations en matière de santé, de beauté et de forme, que nous allons maintenant présenter, en pointant notamment les différences qui apparaissent en fonction du genre.

9Le registre du corps organique, tout d’abord, renvoie à la santé et aux capacités physiques. Dans ce registre s’expriment, pour les uns, le constat d’aptitudes physiques conservées et de l’absence de maux et, pour d’autres, celui d’un affaiblissement de ces capacités, voire de limitations fonctionnelles et de maladies, considérées comme des signes du vieillissement. C’est, par exemple, ce registre que mobilise cet homme de 65 ans (ancienne profession intermédiaire) lorsqu’il évoque certains signes de son vieillissement, qu’il s’empresse d’ailleurs de relativiser : « Je vais plus faire un 100 mètres en 15 secondes hein, je vais en mettre 25 (rires)… bien que je coure encore assez vite mais bon heu… je ferai plus ce que… Je ne ferai plus physiquement ce que… ce que je faisais à 40 ans quoi. Ça c’est… Ça on le sent bien hein ». Ce premier registre se trouve mobilisé de manière très large dans notre corpus, à la fois par les hommes et par les femmes, ce qui traduit sans doute le succès du phénomène de médicalisation de la vieillesse (Le Bihan et Mallon, 2014)

10Le registre de l’apparence fait, quant à lui, référence aux dimensions plastiques du corps. Les rides, la dépigmentation des cheveux ou encore la « bedaine » constituent ici autant de signes possibles du vieillissement corporel. Dans ce registre se manifeste ainsi une préoccupation qui ne concerne plus la santé et les capacités physiques, mais qui est d’ordre esthétique. Ainsi, c’est ce registre de l’apparence que mobilise cette femme de 63 ans (ancienne profession intermédiaire) lorsqu’elle raconte que « y’a une chose qui… qui me rend toujours malheureuse, c’est que quand je vais acheter des vêtements et on est dans une cabine, serrée, puis on se déshabille ah ! je me regarde puis je me dis “Mon Dieu” parce que c’est vrai étant jeune j’étais très musclée, les abdominaux et tout et puis alors, ah je dis : “Oh la la ! La grosse vache, c’est pas possible de devenir comme ça” et ça me fait souffrir (rires) ». Ce registre n’est pas, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, propre aux femmes dans le corpus d’entretiens avec des quinquagénaires et sexagénaires. On le retrouve, en effet, dans nombre d’entretiens masculins, notamment sous la forme d’une crainte de la « bedaine », illustrant la généralisation aux deux sexes d’un « devoir de beauté » (Robin, 2005) et la « masculinisation de la minceur » (Vigarello, 2004).

11Enfin, le registre de l’énergie concerne la vitalité du corps. Dans ce registre, le sentiment d’être en forme, le fait de ressentir un certain bien-être s’opposent à la fatigue et à la faiblesse énergétique, perçues comme des signes du vieillissement. On en trouve une illustration dans les propos de cette femme de 65 ans qui déclare que « là, on commence à être vieux, on fait quelque chose et puis on commence à être épuisé ». Ce dernier registre est, lui, plus particulièrement féminin dans notre corpus de jeunes seniors : peut-être faut-il voir là le reflet des mots d’ordre qui traversent les magazines féminins et qui encouragent les femmes à conserver leur vitalité.

La double nature du travail sur le corps vieillissant

12Dans une société qui pense la vieillesse principalement sur le mode du déclin et où fleurissent des techniques de « lutte contre le vieillissement », avancer en âge n’est guère valorisé. Aussi n’est-il pas surprenant que les sexagénaires s’estiment, en moyenne, de dix à quinze ans plus jeunes que leur âge chronologique (Guiot, 2001). Quant aux plus âgés, ils se définissent aussi longtemps que possible à distance de la vieillesse, se refusant à « être vieux » (Caradec, 2004 ; Lalive d’Épinay, 1996). Dans ce contexte, les signes du vieillissement ne sont pas les bienvenus et les personnes qui avancent en âge s’efforcent d’y faire face en exerçant un « travail » sur leur corps vieillissant, qui présente une double nature : il est à la fois pratique et symbolique.

Agir sur son corps vieillissant

13Face aux signes corporels de son propre vieillissement, il est tout d’abord possible d’avoir recours à une gamme variée de pratiques : sportives, cosmétiques, médicales et chirurgicales, alimentaires ou encore médicamenteuses.

14Ces pratiques sont très inégalement répandues, variables selon le sexe et le milieu social et la plupart d’entre elles se sont développées assez récemment dans la population âgée. Ainsi, pour les pratiques sportives, les taux de pratique des plus de 60 ans ont fortement augmenté ces dernières décennies, comme dans l’ensemble de la population (Burlot et Lefèvre, 2009 ; Henaff-Pineau, 2009). Et l’on sait que des évolutions spectaculaires ont eu lieu dans les années 1970 et 1980 : ainsi, entre 1973 et 1988, la part des 60 ans et plus qui déclarent « faire de la gymnastique » est passée de 3 % à 21 % (Delbès et Gaymu, 1995). En ce qui concerne le recours à la médecine ou à la chirurgie esthétique, les données sont moins nombreuses. Un sondage en ligne réalisé par l’IFOP, en 2009, donne cependant quelques informations intéressantes : dans cette enquête, 24 % des femmes de 50 à 64 ans et 15 % des 65 ans et plus avaient déjà eu recours à la médecine ou à la chirurgie esthétique. Globalement, cette pratique concernait 14 % des 1 000 femmes âgées de 18 ans ou plus qui composaient l’échantillon, contre seulement 6 % dans un autre sondage réalisé sept ans plus tôt. Notons cependant que 52 % des femmes interrogées (50 % des 50-64 ans et 69 % des 65 ans et plus) ont répondu qu’elles n’envisageaient pas d’y avoir recours car « vieillir ne leur pose pas de problème ».

15Toutes ces pratiques ne se situent pas, cependant, sur le même plan. Quelques-unes ont, en effet, pour finalité première d’agir sur le corps vieillissant : c’est le cas de la prise de D.H.E.A. et de la médecine ou de la chirurgie « anti-âge » (injections de Botox®, peeling, liposuccion, etc.). D’autres pratiques peuvent, quant à elles, renvoyer à des motivations qui ne sont pas nécessairement liées au souci d’agir sur son corps : c’est le cas des pratiques alimentaires, qui peuvent se fonder sur des habitudes anciennes ou être liées à une activité de jardinage et s’inscrire dans une logique d’autoconsommation (Cardon et Gojard, 2009), ou encore des pratiques sportives, qui renvoient parfois – c’est le cas pour le tennis – avant tout au plaisir du jeu et à la convivialité (Henaff-Pineau, 2009).

16Nous nous intéresserons ici à ces pratiques pour autant qu’elles constituent un mode d’action, recherché en tant que tel, sur son corps vieillissant. Ce mode d’action peut alors être associé aux trois registres du corps organique, de l’apparence et de l’énergie. De ce point de vue, on peut faire le constat d’une certaine plasticité interprétative de ces pratiques qui, selon les individus, peuvent s’inscrire dans des registres différents. Prenons-en deux exemples. Le premier concerne la teinture capillaire. Celle-ci peut bien sûr être considérée comme une pratique tournée vers l’apparence, comme dans le cas de cette employée à la retraite de 62 ans qui déclare que « je me trouve mieux… je change de look, j’aime bien… ». Mais cette même pratique de la teinture capillaire peut également être envisagée dans le registre de la forme, comme c’est le cas pour cette autre employée à la retraite, âgée de 68 ans, qui déclare que « même quand on n’a pas le moral heu… on va aller chez le coiffeur et tout ça mais… je me maquille un petit peu… on se sent un peu mieux quand même ». Le deuxième exemple concerne la marche. Celle-ci peut se trouver associée à la santé, comme dans les propos de cet ancien ouvrier de 63 ans qui estime que « pour ton corps, c’est bon parce que ça te… ça te facilite la digestion… le transit intestinal, quand tu fais le… un truc physique ». Mais elle peut également être appréciée pour le bien-être et l’énergie qu’elle procure : « la marche me fait beaucoup de bien […]. Et je trouve que le fait d’aller au grand air […] ça me met en pleine forme. Quand je reviens, je suis bien, je me sens bien. » (femme, 62 ans, ancienne profession intermédiaire).

17Une même pratique peut aussi se trouver dotée, par ceux qui s’y engagent, de vertus multiples : son action est alors susceptible de s’inscrire dans plusieurs registres. De ce point de vue, les activités physiques et sportives constituent un exemple intéressant. Elles sont, en effet, volontiers considérées comme bénéfiques à la fois pour la santé et pour la beauté du corps. Cependant, et à l’inverse, certaines pratiques sportives peuvent, à partir d’un certain âge, être jugées à risque pour l’intégrité corporelle. De même, leur impact en termes de vitalité et de bien-être fait l’objet d’appréciations contradictoires selon que l’énergie corporelle est considérée comme une ressource susceptible d’être renouvelée grâce à l’activité physique ou, à l’inverse, comme une réserve limitée, qui doit être préservée en évitant tout effort inutile (Henaff-Pineau, 2008, p. 224).

L’art de mettre à distance les signes du vieillissement

18Parallèlement à ce mode d’action « pratique », qui vise à gommer certains signes du vieillissement, il est une autre manière d’agir sur son corps vieillissant : à travers l’interprétation des transformations corporelles qui accompagnent l’avancée en âge. Ces signes sont en effet multiples, donc potentiellement contradictoires, et ils peuvent être également ambivalents. Aussi existe-t-il un jeu interprétatif, auquel nous allons maintenant nous intéresser en identifiant des stratégies de mise à distance de la vieillesse. Deux principales stratégies peuvent être repérées, à la fois dans les entretiens menés avec des sexagénaires et dans les propos de personnes plus âgées : d’une part, contrecarrer les signes corporels négatifs ; d’autre part, se comparer favorablement à autrui.

19La première stratégie consiste à « neutraliser » les signes corporels qui témoignent de son vieillissement. Cette stratégie de neutralisation prend appui sur d’autres indices plus « positifs » grâce auxquels il est possible de contrebalancer les signes négatifs. Ces indices plus favorables peuvent être de nature diverse. En suivant toujours la distinction entre les différents registres du corps organique, de l’apparence et de l’énergie, on peut noter que ces indices positifs peuvent ou non se situer dans le même registre que le signe négatif qu’ils viennent contrecarrer. Parfois, ils se situent dans le même registre comme pour cet homme de 50 ans (artiste, Québec) qui se trouve face à des signes organiques contradictoires : d’un côté, il s’inquiète car il ressent « un phénomène de tremblote, qui semble vouloir reprendre le dessus sur le contrôle que je semblais avoir pris dessus » et se demande si ce n’est pas « une forme de Parkinson » ; d’un autre côté, il se rassure car il est capable de monter à plusieurs reprises, sans fatigue excessive, les escaliers jusqu’à son appartement situé au troisième étage. Il arrive aussi que les caractéristiques corporelles « positives » et « négatives » se situent dans des registres différents, comme dans le cas d’une femme de 65 ans (institutrice à la retraite, Québec). En effet, celle-ci développe, dans le registre de l’énergie, une thématique de l’épuisement : « Le manque d’énergie. Des fois, je fais des choses le matin… Là, je suis vidée pour le reste de la journée, je fais plus rien après ». Cependant, à l’inverse, dans le registre de l’apparence, elle se perçoit de manière nettement plus favorable, considérant que « je me trouve quand même bien conservée ». Enfin, et c’est le cas en particulier chez les personnes plus âgées, des éléments non corporels tels que l’intérêt, la mémoire, ou l’humeur peuvent être mobilisés pour contrecarrer certaines transformations corporelles. C’est ainsi qu’une femme de 80 ans déclarait, en réponse à une question qui lui demandait si elle se sentait vieille, que « le corps vieillit, mais disons non… Question de m’intéresser ou… non, j’ai pas l’impression d’être âgée, non non ».

20La seconde stratégie consiste à se comparer favorablement à autrui. Ainsi, dans les entretiens menés avec de jeunes retraités, il n’est pas rare que les hommes se plaignent de leur « bedaine ». Mais, comme pour se rassurer, ils la comparent aussi fréquemment à la bedaine d’autres hommes de leur entourage, qui leur paraît plus proéminente que la leur. De même, les personnes plus âgées se comparent facilement à autrui. Elles le font quelquefois en s’identifiant à des retraités plus jeunes, plus souvent en prenant soin de se différencier des « vrais vieux ». C’est le cas de cette femme de 75 ans qui se démarque vigoureusement de ces « personnes âgées qui sont grises, qui sont blanches et tout, et poivre et sel, et ça, ça me choque. Alors j’dis “pas possible de se négliger à ce point-là ! ». Une recherche menée en Grande-Bretagne montre d’ailleurs que la stratégie du « contraste descendant » – la comparaison avec quelqu’un que l’on juge moins bien que soi – est, de loin, la plus fréquente des stratégies de comparaison avec autrui utilisées par les personnes âgées, beaucoup plus fréquente que la stratégie du « contraste ascendant » qui consiste, elle, à se comparer avec quelqu’un qui va mieux que soi (Beaumont et Kenealy, 2003).

Corps, déprise et maintien de prises

21Dans cette troisième partie, nous nous proposons de mobiliser l’approche en termes de « déprise » pour interroger le rôle du corps dans les changements qui se produisent dans le rapport au monde au fil du vieillissement. Rappelons que la déprise (Barthe, Clément et Drulhe, 1988 ; Caradec, 2007) peut être définie comme le processus de réaménagement de la vie qui se produit au fur et à mesure que les personnes qui vieillissent sont confrontées à des difficultés croissantes : une fatigue plus prégnante ; des problèmes de santé et des limitations fonctionnelles ; une conscience accrue de leur finitude ; la disparition d’une partie de leurs contemporains ; une attitude surprotectrice des proches ; un monde extérieur de moins en moins accueillant, peu adapté pour elles et dans lequel elles sont exposées aux manifestations variées de l’« âgisme ». Ces difficultés les conduisent à faire évoluer leurs pratiques de façon à pouvoir maintenir des registres d’activités qui font sens pour elles, et donc des « prises » sur le monde (Caradec, 2014). En mobilisant cette perspective et en nous fondant principalement sur les entretiens réalisés avec des personnes de plus de 75 ans, nous nous demanderons, tout d’abord, comment les transformations corporelles peuvent être à l’origine de certaines déprises, puis nous rappellerons que les « entours sociaux » constituent des supports essentiels au maintien de prises sur le monde.

Les transformations corporelles, déclencheurs de la déprise

22On sait que les transformations corporelles constituent l’un des « déclencheurs » de la déprise (Caradec, 2007). La question qui se pose est alors de savoir par quels mécanismes elles conduisent à des réaménagements de l’existence – ce qui va nous donner l’occasion de retrouver les trois registres corporels du corps organique, de l’apparence et de l’énergie, et de mettre en regard les propos des personnes très âgées avec ceux des quinquagénaires et sexagénaires étudiés précédemment.

23Un premier mécanisme relève du corps organique : il tient à un effritement des prises sur le monde qui se produit à la suite de problèmes de santé et de déficiences physiques. Ceux-ci tendent à devenir plus fréquents avec l’âge (Cambois et Robine, 2003), même si certaines limitations fonctionnelles apparaissent dès la cinquantaine (Robine et Cambois, 2009). Ces défaillances corporelles, il importe de le souligner, doivent être appréhendées dans leur rapport à l’environnement. En effet, être en « prise » sur le monde suppose une adéquation du corps avec l’environnement matériel. Et, avec l’âge, « le coefficient d’adversité des choses s’accroît » pour reprendre la belle expression de Simone de Beauvoir (1970, p. 323). Songeons, par exemple, aux difficultés que certaines personnes âgées éprouvent pour monter dans les bus, difficultés qui peuvent les amener à abandonner des activités extérieures. Pensons aussi à l’obstacle que constitue l’absence de bancs dans l’espace public pour celles qui ont besoin de pauses régulières pendant leurs promenades.

24Un deuxième mécanisme trouve son origine dans une moindre vitalité qui, dans les entretiens, s’exprime à travers un sentiment de fatigue, un manque d’entrain ou une perte d’envie (Barthe, Clément et Drulhe, 1988). Ce deuxième mécanisme ressortit ainsi au registre de l’énergie – et non, comme le précédent, à celui du corps organique. Et si, dans les entretiens avec de jeunes seniors, le registre de l’énergie est évoqué pour faire état de coups de fatigue et de baisses de régime ponctuels, il se trouve plus souvent mobilisé, dans les entretiens avec les personnes plus âgées, pour expliquer le renoncement à une activité.

25Un troisième mécanisme concerne, lui, le registre de l’apparence. Il consiste en un « lâcher-prise » qui se produit lorsque les personnes âgées imaginent le regard que les autres portent sur leur corps vieillissant et, redoutant leur jugement négatif, éprouvent de la honte à l’égard de leur propre corps. Il arrive alors qu’elles abandonnent certaines activités afin de ne pas exposer aux yeux d’autrui ce qu’elles pensent être leur misère corporelle. Un ingénieur à la retraite âgé de 84 ans explique ainsi que « les gens dehors, ils ne voient en moi qu’un petit vieux qui se fait accompagner par son aide-ménagère et qui n’est plus capable de rien. Ça me déprime, alors je préfère rester chez moi ». De même, une femme âgée de 75 ans, ancienne agent d’entretien, raconte qu’en marchant, elle a tendance à « chambranler », ce qui la perturbe car elle imagine le regard des autres : « Je n’ai pas bu un coup, mais ça pourrait paraître. Des fois, ça me gêne, les gens ils doivent se dire “Oh, la vieille, elle a bu !” Alors j’évite d’aller n’importe où, ça me met mal à l’aise » (Campéon, 2010). Si ce registre de l’apparence se retrouve à la fois dans les entretiens avec les plus âgés et avec les jeunes seniors, l’enjeu apparaît différent : les premiers pointent le risque de stigmatisation d’un corps dégradé et dont ils n’ont plus toute la maîtrise alors que les seconds font tout pour éviter de se laisser aller et de paraître vieux.

26Un dernier mécanisme doit, enfin, être envisagé : celui d’un cercle vicieux, la déprise ayant elle-même des effets sur le corps, qui peuvent en retour l’accentuer. En effet, les situations de repli sur le domicile (que ce repli soit dû à des problèmes de locomotion et/ou à la raréfaction des occasions de sortie) peuvent conduire à des transformations corporelles. Car faire un peu de marche permet d’assurer l’entretien de sa force musculaire et de son sens de l’équilibre et a contrario y renoncer risque de réduire encore les difficultés de déplacement. Par ailleurs, ne plus sortir peut amener à moins soigner son apparence. Ainsi, une femme de 75 ans, ancienne institutrice, raconte que, ne sortant pratiquement plus et recevant désormais très peu de visites, elle a renoncé à se maquiller et à renouveler sa garde-robe et qu’elle en vient même à négliger son intérieur : « Je m’en fiche à présent, plus personne ne vient pour voir comment c’est chez moi ou comment je suis habillée, alors vous savez ! » (Campéon, 2010).

Les « entours sociaux », des supports pour le maintien de prises

27Si les transformations corporelles figurent parmi les possibles déclencheurs de la déprise, il ne faut pas pour autant rabattre la déprise sur la seule dimension corporelle. En effet, il existe d’autres déclencheurs de la déprise, comme les interactions avec autrui ou la baisse des opportunités d’engagement (Caradec, 2007). Par ailleurs, et c’est ce sur quoi nous allons nous arrêter, on ne peut isoler les changements corporels des « entours sociaux » dans lesquels ils adviennent, c’est-à-dire le contexte de vie des personnes, dans ses aspects tant matériels qu’interpersonnels.

28Nous l’avons déjà évoqué, mais il faut y insister : tout autant que l’affaiblissement physique des personnes, c’est l’absence de bancs qui rend difficile leur présence dans l’espace public. Tout autant que leur rythme de déplacement plus lent, c’est le temps insuffisant laissé aux piétons pour traverser la rue à certains feux qui tend à les exclure. À l’inverse, un environnement adapté constitue un « support » (Martuccelli, 2002) grâce auquel les personnes physiquement affaiblies peuvent poursuivre leurs activités : l’existence de bancs, un délai raisonnable laissé aux piétons pour traverser la rue les aident à se maintenir dans l’espace public. De même, les octogénaires sortent davantage de chez eux lorsque des commerces se trouvent à proximité de leur domicile que lorsqu’ils sont éloignés de plus de 500 mètres (Chapon et Renard, 2009). Les entours matériels constituent ainsi des facteurs de discrimination à l’encontre des plus âgés ou, à l’inverse, des supports essentiels au maintien de prises sur le monde. Quant à la crainte d’exposer son corps vieillissant au regard des autres, elle se déploie dans un contexte de faible acceptation de la vieillesse dans l’espace public. De ce point de vue, il est intéressant de noter que le fait de marcher avec un déambulateur dans l’espace public, encore rare en France, est beaucoup plus répandu dans d’autres pays, notamment ceux du Nord de l’Europe.

29L’importance des entours sociaux est particulièrement visible dans le cas des personnes touchées par des déficiences corporelles et qui, grâce aux supports que leur procure leur environnement, parviennent à conserver certaines activités, voire un niveau élevé d’engagement social. Nous en prendrons deux exemples. Le premier concerne une femme de 76 ans, très investie depuis des années dans une association, mais qui, du fait de troubles cognitifs naissants, perdait en efficacité, oubliant par exemple d’effectuer certaines tâches qui lui incombaient. Or, face à ces difficultés, les autres membres de l’association n’ont pas cherché à lui retirer ses responsabilités et à la remplacer par un autre bénévole plus performant, mais ont, au contraire, fait en sorte de l’épauler davantage, notant par exemple dans un carnet tout ce dont elle devait se souvenir, afin qu’elle puisse continuer à assurer ses fonctions au sein de l’association (Ear, 2010). Le second exemple est celui de l’helléniste Jacqueline de Romilly. Née en 1913, âgée de 91 ans lors de l’entretien sur lequel nous nous appuyons (Delwasse et Delpech, 2005), elle est devenue quasiment aveugle huit ans auparavant. Elle se déplace alors avec une canne et reconnaît qu’elle doit « parfois demander de l’aide dans la rue ». Cependant, malgré ces difficultés physiques, Jacqueline de Romilly poursuit ses activités sociales et intellectuelles : « Je travaille beaucoup plus depuis que je suis à la retraite, explique-t-elle. L’Académie française, c’est jusqu’à la mort. J’écris des articles, je donne des conférences, je fais des témoignages, des signatures. On me sollicite sans arrêt » (Delwasse et Delpech, 2005, p. 27). Certes, elle a dû réaménager son existence quand elle a presque perdu la vue : elle doit se faire lire les ouvrages qu’elle reçoit ; pour écrire, il lui faut dicter ses textes ; une femme de ménage lui fait ses courses. Mais ces multiples supports lui permettent, malgré ses limitations fonctionnelles, de conserver aujourd’hui de nombreuses prises sur le monde.

Conclusion

30La sociologie du vieillissement ne saurait donc négliger le corps. Le sentiment de vieillir engage une perception et une interprétation de signes corporels qui, nous l’avons vu, s’inscrivent dans trois registres différents : ceux du corps organique, de l’apparence et de l’énergie. Face à ces signes corporels, les personnes qui vieillissent effectuent un travail tant pratique que symbolique afin de les atténuer et de mettre à distance la vieillesse. Par ailleurs, au grand âge, les déficiences corporelles constituent un déclencheur important du processus de déprise.

31Il convient cependant, en voulant corriger la trop faible attention portée au corps par la sociologie de la vieillesse, de ne pas tomber dans l’excès inverse. Deux erreurs doivent être évitées. La première serait de considérer que le vieillissement corporel est un processus purement physiologique, alors qu’il est éminemment social puisque ce sont les codes culturels de l’époque qui donnent sens aux manifestations corporelles. De ce point de vue, on peut considérer que le fait que les personnes que nous avons rencontrées mobilisent les trois registres du corps organique, de l’apparence et de l’énergie, dessine en creux la normativité contemporaine du vieillir sur le plan corporel : conserver ses capacités physiques et garder la santé ; ne pas paraître vieux ; maintenir sa vitalité.

32La seconde erreur serait de laisser accroire que le vieillissement n’est que corporel. Or, nous l’avons vu, le registre du corps n’est pas le seul registre mobilisé par les personnes qui interrogent les signes de leur vieillissement : elles font également appel à des registres non corporels, comme l’intérêt ou l’humeur. Par ailleurs, ceux qui, au grand âge, connaissent des limitations fonctionnelles ou une plus grande fatigue corporelle sont certes amenés à réaménager leurs activités, mais ces réaménagements dépendent tout autant de leurs « entours sociaux » : un environnement matériel plus ou moins compatible avec leurs déficiences physiques ; l’aménité ou la rudesse des interactions dans l’espace public ; l’attitude de leurs proches, plus ou moins soucieux de préserver leur autonomie. C’est pourquoi la sociologie de la vieillesse se doit d’être une sociologie qui tienne compte de l’environnement.

Bibliographie

Références

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Mots-clés éditeurs : beauté, corps, forme, vieillissement, déprise, santé

Mise en ligne 06/11/2015

https://doi.org/10.3917/gs1.148.0083

Notes

  • [1]
    Dans le cadre de cette enquête, une trentaine d’entretiens semi-directifs ont été recueillis et analysés, pour moitié avec des femmes et pour moitié avec des hommes. Les personnes interrogées appartiennent majoritairement aux classes moyennes et supérieures au Québec et plutôt aux classes moyennes en France.
  • [2]
    Ces enquêtes ont porté sur des thèmes variés, qui constituaient autant de points d’observation de l’expérience du vieillissement : le rapport à la télévision, le rapport aux technologies nouvelles, le sentiment de l’âge, les pratiques de vacances ou encore des récits de vie de nonagénaires. Les échantillons sont composés à la fois de femmes et d’hommes appartenant à des milieux sociaux variés. Les dispositifs d’enquête et les échantillons sont présentés dans Caradec (2004) et Caradec, Petite et Vannienwenhove (2007).
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