Notes
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[1]
Les recherches portaient sur des services ou structures à destination de travailleurs indépendants, permettant de capter une importante diversité statutaire : portage salarial, coopérative d’activité et d’emploi, microentreprise, SASU, EURL, etc. (Everaere, 2014 ; Gazier, 2016), la diversité des statuts et leurs différences juridico-techniques n’étant pas ici le sujet.
Les matériaux de recherche recueillis lors de ces travaux ont été retraités dans une démarche comparative systématique (Vigour, 2005). Un tableau de comparaison a été construit de manière inductive puis systématique : dès qu’un thème était identifié dans l’un des trois terrains, il était recherché dans les matériaux des autres. L’analyse des nombreuses convergences et des quelques divergences entre les terrains selon les thèmes a permis de construire les résultats qui seront présentés ci-après. -
[2]
Le care en tant qu’activité professionnelle fait référence à une attitude consistant à « faire attention à », « prendre soin de », « se mobiliser pour l’autre », « l’accompagner » (Pesqueux, 2012).
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Introduction
1Les travailleurs indépendants sont très présents dans les discours politiques relayés par les médias. La montée du freelancing, des slashers, de la gig economy et de l’« économie des plateformes » est valorisée, si bien que ce discours paraît hégémonique. La population des travailleurs indépendants reste cependant minoritaire : en Europe, selon les pays, 10 à 15 % des travailleurs sont indépendants (Bögenhold et al., 2018). Ils représentent par ailleurs un groupe professionnel fortement hétérogène (d’Amours, 2006 ; Dellot, 2014).
2Par-delà le mythe dominant de l’entrepreneur comme figure conquérante et solitaire (Drakopoulou Dodd et Anderson, 2007 ; Germain et Jacquemin, 2017), la solitude est souvent perçue comme une difficulté inhérente au travail indépendant, même s’il est compliqué de la mesurer et de la mettre en évidence (INSERM, 2011). On constate néanmoins que des travailleurs indépendants font le choix de ne pas être seuls et inscrivent leur démarche entrepreneuriale dans le cadre de structures telles que les entreprises de portage salarial, les coopératives d’activité et d’emploi ou les espaces de coworking. Ces structures visent à faciliter et optimiser le quotidien de ces travailleurs que l’on suppose autonomes et isolés. À travers la comparaison de trois terrains de recherche conduits au sein de structures d’intermédiation du travail indépendant, nous avons ici cherché à savoir quels types de collectifs émergeaient de ces structures et par quels mécanismes.
La solitude comme revers de l’essor du travail indépendant ?
3Il y avait 2,7 millions d’indépendants en France en 2015, chiffre en croissance ces dernières années (Salembier et Théron, 2018) mais stable sur une période de quarante ans. Les statuts concernés sont divers et flous (Gazier, 2016). On trouve des indépendants sans salariés, qui sont majoritaires (Bögenhold et al., 2018), aussi bien que des chefs d’entreprise. De même, certaines formes tripartites de travail indépendant comme le portage salarial ou l’entrepreneuriat-salarié au sein de coopératives d’activité et d’emploi (CAE) (Everaere, 2014) sont absentes de ces décomptes car statutairement rattachées au salariat. Par ailleurs, cette constance de l’effectif des indépendants sur plusieurs décennies camoufle une réelle recomposition. Les métiers concernés par le travail indépendant sont différents d’il y a quarante ans : les travailleurs agricoles ont quasiment disparu, au profit de métiers de service (qualifiés ou non) (COE, 2014 ; Fox, 2014), avec encore une grande diversité de cette population (d’Amours, 2006 ; Dellot, 2014).
4La recherche en entrepreneuriat a pour paradoxe de considérer comme acquis qu’entreprendre puisse être une activité collective (e.g. Ben-Hafaïedh et Cooney, 2017) tout en continuant à traiter l’entrepreneur comme une figure strictement individuelle (Germain et Jacquemin, 2017). L’image de l’entrepreneur, et par ricochet celle du travailleur indépendant, est teintée d’une aura solitaire, malgré les preuves du contraire, essentiellement pour des raisons idéologiques (Drakopoulou Dodd et Anderson, 2007). On peut enfin questionner la réelle dimension entrepreneuriale du travail indépendant, notamment dans les cas de client unique, de salariat déguisé, ou de choix statutaire contraint (Arreola et al., 2017 ; d’Amours, 2006).
5Dans ce contexte théorique et idéologique confus, si ce n’est contradictoire, le travail indépendant semble cependant clairement marqué par l’absence de collectif de travail. Ce dernier est caractérisé selon Cru (2016, p. 57) par trois éléments : « plusieurs travailleurs […], une œuvre commune […], une ou plusieurs règles ». En cela, un ensemble de travailleurs indépendants ne saurait être un « collectif de travail » par absence d’activité productive commune ou de règles partagées. La définition de Veltz et Zarifian va aussi en ce sens en soulignant qu’« on ne peut véritablement parler de travail collectif qu’à partir du moment où la communauté des travailleurs en réseau est responsable, non seulement du résultat productif, au sens industriel du terme, mais de sa propre capacité à composer un savoir collectif et une solidarité effective. Le collectif se construit dans sa propre action et dans l’univers intersubjectif qui la conditionne » (1994 : 3). Autrement dit, un collectif de travail a une existence pérenne, une conscience de lui-même et une capacité d’agir, dédiées à une production.
6Les définitions du « collectif de travail » telles qu’elles existent dans la littérature en excluent donc par construction les travailleurs indépendants. Ces derniers ne sauraient donc, toujours d’après ces définitions, bénéficier des ressources psychiques associées à l’appartenance à un collectif de travail, importantes pour l’activité et la santé des individus. C’est en effet le collectif qui permet la « mise en débat du travail », offrant ainsi au travailleur des ressources pratiques et psychiques pour réaliser au mieux son activité ou résoudre des contradictions (Clot, 2008).
7Mais quelle est la réalité de la solitude des travailleurs indépendants (sans salariés) ? Sont-ils en mesure de bénéficier d’une communauté ou d’un collectif dans lesquels inscrire leur activité ? Des travaux semblent indiquer que cela leur manque (INSERM, 2011), ou que cela peut être variable d’un travailleur indépendant à un autre (Dellot, 2014). Les entités d’intermédiations citées infra semblent avoir la capacité d’offrir aux travailleurs indépendants des formes de collectifs (Lorquet et al., 2017 ; Ballon, Boudes, Veyer, 2017), mais qu’il est alors nécessaire de mieux définir et de mieux qualifier.
8Pour briser leur solitude, les travailleurs indépendants peuvent, entre autres, accéder à différents services ou espaces tels que les tiers-lieux. Oldenburg (1999) définit les tiers-lieux comme des endroits qui ne sont ni le travail ni le domicile, dans lesquels les personnes viennent chercher du lien social. Les tiers-lieux sont en général des lieux où sont proposés des services mais où les clients viennent « acheter », en sus de ces services pratiques, des moments de relation sociale. Ainsi, les « espaces de coworking », sont un des exemples à succès des tiers-lieux à vocation professionnelle où sont proposés des bureaux, de l’accompagnement individuel et collectif, des imprimantes, des salles de réunion, des cafés, etc. Ils affichent souvent, en sus de la mise à disposition d’un espace de travail, le but explicite de « faire communauté » (Garrett et al., 2014). Les usagers de ces espaces étant des travailleurs indépendants mais aussi des entreprises, des salariés télétravailleurs et des particuliers – la proportion relative des différents statuts variant selon les espaces et les époques –, il s’agit ici d’une relation marchande et commerciale entre l’usager et l’espace.
9Autre possibilité pour éviter la solitude, les sociétés de portage salarial ou les Coopératives d’Activité et d’Emploi (CAE), qui proposent un cadre d’accompagnement à la démarche entrepreneuriale. Cela passe avant tout par un statut de salarié conféré aux travailleurs, ainsi que par un accompagnement – humain et/ou commercial – en complément de services administratifs et juridiques. Les coopératives d’activité et d’emploi et le portage salarial proposent donc une forme tripartite d’organisation du travail, similaire dans les deux types de structures, dans laquelle l’organisation va facturer au nom des travailleurs indépendants et les salarier en contrepartie à hauteur du chiffre d’affaire réalisé. Le travailleur indépendant est ainsi juridiquement salarié mais en réalité autonome.
10Dans le cas des CAE, l’organisation du travail est coopérative, visant à construire une nouvelle forme de travail s’appuyant sur les principes d’économie sociale et solidaire. C’est une relation non-marchande (c’est-à-dire à finalité non lucrative) et contractuelle. Dans le cas du portage, il s’agit d’une prestation de service facturée (Loufrani, 2015). C’est donc une relation marchande et contractuelle.
11Dans les deux cas, les travailleurs indépendants salariés (« portés » ou « sociétaires », selon la structure) seront potentiellement amenés à collaborer avec leurs pairs de la structure, mais aussi avec les « salariés permanents » des structures, en charge de les faire fonctionner : c’est donc une rupture de l’isolement (Felio et Ottmann, 2017).
12Les caractéristiques du travail indépendant en France et les limites des théories sur les collectifs de travail conduisent en effet à se demander dans quelle mesure ces nouveaux espaces et formes d’organisation ou d’intermédiation du travail indépendant viennent répondre à un besoin de collectif de ces travailleurs indépendants. Par extension, le fait qu’ils aient en commun ce besoin suffit-il à faire émerger des collectifs, ou peut-on identifier des dynamiques précises qui en permettent l’apparition ou la structuration ? Pour répondre à cette question, nous avons étudié trois types de services ou d’intermédiation proposés aux travailleurs indépendants.
Démarche d’enquête
13Cet article est construit sur la méta-analyse de trois programmes, dans une démarche de recherche qualitative [1] :
14La première enquête portait sur les indépendants qui s’engagent dans une coopérative d’activité et d’emploi (CAE). Les données exploitées avaient été recueillies auprès des acteurs (entrepreneurs-salariés, accompagnants, partenaires, etc.) d’une CAE basée en Ile-de-France : 33 entretiens semi-directifs, 17 observations, 2 focus-group et une analyse documentaire approfondie.
15La deuxième enquête étudiait une autre relation tripartite. Le terrain de recherche s’était déroulé auprès de salariés permanents d’une entreprise de portage salarial de grande taille, interrogés sur leurs interactions avec les travailleurs indépendants « portés » : 3 entretiens semi-directifs, 10 observations, 1 focus-group et une analyse documentaire.
16Le troisième terrain s’intéressait aux usagers d’espaces de coworking. Le terrain s’est composé de 48 entretiens semi-directifs et 1 focus-group avec des clients (ou usagers) d’espaces et d’observation participante dans 10 espaces différents, à Paris, en Ile de France et dans des zones rurales.
Formes partielles ou émergentes de collectifs de travail
17On constate dans toutes les structures étudiées des formes émergentes ou partielles de collectifs, si ce n’est de collectifs de travail au sens classique, notamment de par la présence de solidarités et de « mise en débat du travail ».
18En effet, des postures bienveillantes sont identifiables dans les trois terrains de recherche et stimulent des comportements de solidarité. Explicite dans le fonctionnement relationnel des espaces de coworking, la bienveillance y est portée à la fois par le design du lieu de travail et par les rituels de convivialité formels et informels. « Quand j’ai perdu mes clients, y’a des gens qui m’ont entouré, qui m’ont apporté leur soutien », explique ainsi un usager. Au sein de la CAE étudiée, la bienveillance et la solidarité passent de manière pratique par la mutualisation, chacun versant ainsi 11,5 % de ses bénéfices à la structure afin de bénéficier collectivement des services d’accompagnement, de comptabilité, des locaux, etc. Le sociétariat (avec le versement supplémentaire de 3 % du CA) et la prise de responsabilités dans diverses instances de décision vont aussi en ce sens. De plus, des liens de solidarité informels se nouent au fur et à mesure des parcours et des projets. Enfin, les permanents de l’entreprise de portage salarial font preuve d’un « travail de care [2] » envers les indépendants portés, ce que nous rattachons à une posture bienveillante et de solidarité de leur part : « ils ont besoin d’être rassurés, d’être maternés, on le voit, ils parlent beaucoup… » explique une salariée gestionnaire de l’entreprise de portage salarial. Dans ce dernier cas, les travailleurs indépendants sont donc seulement bénéficiaires d’une certaine bienveillance et non pourvoyeurs de celle-ci. Cela signifie néanmoins qu’ils étaient implicitement ou explicitement demandeurs de cette bienveillance, ce qu’on peut rattacher à un besoin de collectif (Felio et Ottmann, 2017). Ces comportements conscients de bienveillance ou de solidarité sont un mécanisme qui permet de « faire communauté » (Garrett et al., 2014) et se rapprochent de ceux d’un collectif de travail.
19De plus, la présence d’une mise en débat du travail est un point saillant dans toutes les structures. Chez les usagers d’espaces de coworking, les échanges portent notamment sur le choix du statut lors du passage à l’indépendance professionnelle ou à l’entrepreneuriat : « … j’ai vu une personne qui m’a dit ‟ah oui mais une SASU ça a ça comme limite, alors qu’une SAS c’est plutôt comme ça…” ; et ça, c’est des retours d’expérience qui sont beaucoup plus importants que ce que tu vas lire sur le papier », raconte un usager. Au sein de la CAE, il y a deux niveaux d’échanges sur le travail : sur l’organisation de l’activité entrepreneuriale en tant que telle (lors de réunions par groupe métier par exemple) et sur les valeurs associées (place du travail dans la société et la vie de chacun) – ce second niveau de réflexion fait partie intégrante du projet de la CAE. Enfin, au sein de l’entreprise de portage salarial, on constate des dialogues et échanges entre les permanents et les portés sur la nature et la qualité du travail des indépendants, y compris de la part de permanents dont ça n’est pas la fonction théorique. Ainsi, une gestionnaire administrative demande : « tenez-moi au courant du résultat de ce que vous aurez mis en place : je vous ai aidé à rédiger une proposition commerciale, dites-moi ce que ça a donné ». Ce débat sur le travail est constitutif d’un collectif de travail actif et en est même un des éléments « ressources » pour l’individu (Clot, 2008).
20Pourtant, dans les terrains étudiés, les travailleurs indépendants ont des activités économiques, celles qui les rémunèrent, qui sont solitaires : il n’y a pas de production marchande commune, d’« œuvre commune » ou de production collective en matière de travail. Plus largement, le rapport « économique » ou « d’entrepreneuriat » des indépendants à chacune des structures était variable et peu ou pas structuré autour d’une approche collective. Le développement économique n’est jamais apparu comme une raison d’usage des espaces de coworking. La CAE étudiée, pour sa part, encourage et accompagne des groupes pour proposer des services et/ou produits communs. Une récente enquête effectuée auprès de deux CAE montre en effet que la production commune permet de faire augmenter les chiffres d’affaires des travailleurs indépendants [3]. Cependant, la grande majorité des productions restent individuelles. De plus, certains membres de la CAE présentent leur investissement dans la structure commune comme contradictoire avec leur performance économique : « […] c’est évident qu’au bout d’un moment mon engagement a été au détriment, non seulement de ma rémunération sur mon activité, mais aussi ma santé, mais aussi ma vie familiale », témoigne une sociétaire. En entreprise de portage salarial, enfin, deux profils différents coexistent : certains des portés les plus à l’aise dans leur activité, économiquement performants, vont être moins en contact avec les permanents, moins en recherche d’un ersatz de collectif. Ce seront ceux moins à l’aise, moins performants, qui vont être demandeurs d’aide et d’accompagnement, et c’est sur cet accompagnement que se construit le collectif émergent (fût-il plutôt un binôme dans le cas du portage salarial). L’ensemble de ces éléments conduit à dire qu’il y aurait plutôt une tension entre performance économique individuelle et création de collectif. Les activités économiques des travailleurs indépendants peuvent donc même être contradictoires avec la mise en commun, soit par manque de temps disponible (CAE), soit par les tensions qu’elles entraînent entre acteurs, la baisse de revenu étant un contexte fréquent de conflit entre travailleurs indépendants portés et permanents de l’entreprise de portage salarial. En cela, il ne saurait y avoir de collectif de travail classique et établi pour ces travailleurs indépendants (Cru, 2016 ; Veltz et Zarifian, 1994).
21Malgré l’absence d’« œuvre commune », nous considérons que la présence de solidarités et de débats sur le travail révèle l’existence de formes partielles de collectifs ou de collectifs émergents. Ces deux éléments sont de plus une ressource pour le travailleur dans un collectif classique ; on peut donc considérer qu’ils le sont pour les travailleurs indépendants de ces structures.
Mécanismes fondateurs de ces formes émergentes de collectifs
22Ces formes de collectifs apparaissent à travers des processus similaires qui sont présents dans toutes les structures.
23On constate dans toutes les structures étudiées des mécaniques de dépassement de ce qui avait été prescrit, convenu ou acheté. Les usagers d’espaces de coworking viennent au départ pour un espace de travail et pour sortir de l’isolement lié au travail à domicile mais, une fois installés, ils participent aux événements organisés et s’investissent dans l’animation du lieu, au-delà de ce qu’ils ont prévu à leur arrivée : « En fait, on est censés être clients entre guillemets, mais en vrai on est acteurs, enfin on fait partie de la communauté, quoi », analyse un usager. De même, si les personnes qui intègrent la CAE ont des motivations assez variées, au fur et à mesure de leur parcours au sein de la CAE, elles passent progressivement du statut d’usagers/utilisateurs des services de la coopérative à celui de coopérateurs participant pleinement à la vie de l’entreprise collective. « Progressivement on a commencé à comprendre en fait que ce n’était pas seulement un dû, mais que nous aussi on faisait en fait partie aussi de la structure […] on pouvait aussi participer à améliorer », raconte un sociétaire. Enfin, les indépendants portés vont parfois exprimer une demande qui dépasse la prestation de services administratifs, notamment face à la solitude et aux difficultés commerciales ou économiques de leur situation. En réponse, les permanents de l’entreprise de portage salarial vont au-delà de la prestation de services administratifs et offrent un travail de care lorsqu’ils en perçoivent la demande (souvent implicite) dans les interactions qu’ils ont avec les portés. L’une témoigne que « c’est à leur correspondante qu’ils vont raconter leur vie, leurs petits soucis, leurs problèmes avec le client… ». On peut voir là une mécanique dépassant l’acte productif, que ce soit par du temps, des efforts ou de l’affect. Par ailleurs, dépasser la prescription du travail par l’enrichissement de la qualité ou de la diversité du travail est un des éléments constitutifs d’un collectif de travail classique « ressource » pour l’individu (Clot, 2008).
Kasimir Malevitch (1878-1935), Pressentiment complexe (buste avec une chemise jaune), huile sur toile, vers 1932. Saint Petersbourg, Musée de l’Ermitage.
24Nous rattachons à la même analyse le partage de vocabulaire et de rites communs : « titres » spécifiques à l’entreprise de portage salarial (nommer les travailleurs indépendants « consultants » quel que soit leur métier réel, par exemple) ; « titres » et rites pour la CAE (nom commun à l’ensemble des membres ; des événements réguliers et ritualisés telle que les universités annuelles) ; ou encore rites pour les espaces de coworking (surtout des moments de convivialité ritualisés, par exemple le partage de repas). Il y a toujours une démarche active de création d’un rapport partagé à la structure et à ses services. Néanmoins, toutes les structures étudiées ont aussi présenté une surprenante difficulté à « définir » ou « nommer » précisément les faits et les réalités. Lorsqu’on demande aux usagers d’espaces de coworking de définir leur relation avec les autres usagers de l’espace, ils naviguent entre « collègues », « amis », « famille » et autres : « On n’est pas des collègues de travail, on n’est pas des concurrents, voilà on est des gens qui travaillons dans différents secteurs d’activité ». Par ailleurs, chaque espace de coworking possède ses propres marqueurs langagiers, ce qui montre la dimension strictement locale de ce qui est créé. Le vocabulaire tient aussi une place très particulière au sein de la CAE, si bien que la pochette d’accueil remise aux nouveaux membres comprend une encyclopédie ludique proposant une définition des principaux termes employés. Par exemple : « On n’a jamais su comment nommer votre référent.e. […] Parce qu’on ne sait vraiment pas quel titre lui donner, qui est donc cette personne que d’aucuns appellent votre honorable correspondant.e, d’autre votre chargée de mission, d’autres aussi votre référent, d’autres encore votre officier traitant ou votre interlocuteur privilégié mais le plus souvent votre chargé.e d’accompagnement ? ». Au sein de l’entreprise de portage salarial, la même difficulté a été constatée chez des portés à mémoriser ou utiliser le terme adéquat pour désigner leur gestionnaire administratif : ils vont parler de leur « assistante » par exemple. À l’inverse, pour les salariés permanents, l’emploi systématique des termes corporate camoufle une certaine ambiguïté de la relation : « bien sûr, ce sont des salariés [portés] […], mais ce sont nos clients ».
25Si le vocabulaire commun et les rites sont signes de la présence d’un collectif, et si leur appropriation par les personnes est un signe de leur intégration, les tâtonnements sont à notre sens la preuve de la dimension émergente du collectif de travail. Il est néanmoins intéressant de constater que les éléments somme toute modestes partagés par les travailleurs indépendants (du vocabulaire, quelques rites, une posture a priori bienveillante) suffisent comme fondement de ces collectifs émergents.
Ambiguïté des collectifs
26Ces formes de collectifs et les mécanismes identifiés présentent toutefois des limites, probablement consubstantielles au fait que les personnes sont, justement, indépendantes.
27Dans les trois cas, on pouvait identifier des mécanismes de mise à distance ou de préservation de la distance avec les choses communes. À tel point que les structures observées pourraient être considérées comme des collectifs de « marginaux sécants » (au sens de Crozier et Friedberg [2014]) : le fait que les travailleurs indépendants soient externes à ces structures, ne serait-ce que parce que leur activité productive reste largement individuelle et réalisée le plus souvent en dehors de la structure d’accueil, leur donne le pouvoir de choisir ce qu’ils investissent dans ces fonctionnements (temps, énergie, compétence, ressources…). Par extension, les indépendants « choisissent » (CAE et espaces de coworking) ou « réclament » (entreprise de portage salarial) les formes émergentes de collectif de travail dont ils bénéficient et l’on constate des attitudes de « consommation de la convivialité ». La majorité des usagers rencontrés ont opté pour un contrat nomade avec l’espace de coworking qu’ils fréquentent : ils payent pour accéder à un bureau sur un nombre d’heures limité. Certains n’ont en conséquence pas de sentiment « d’obligation » ou de « responsabilité » envers les autres membres de l’espace, et marquent parfois une certaine distance avec la vie collective du lieu. Ou ils ne sont tout simplement pas là. De même, si l’implication dans la vie de la CAE est affichée comme constitutive de la structure, certains membres utilisent la CAE comme un simple prestataire de services : « j’évolue plutôt en fonction des opportunités. C’est-à-dire si j’ai une très belle opportunité [d’emploi] qui se présente […] en entreprise, je ne vais pas forcément m’y opposer [et donc quitter la CAE] ». Dans le cas de l’entreprise de portage salarial, lorsque des tensions apparaissent, notamment lorsque les portés sont dans une situation difficile, personnellement (accidents de vie) ou professionnellement (perte de client, chiffre d’affaire en baisse, etc.), la relation « redescend » alors à un niveau commercial et potentiellement conflictuel : une gestionnaire rapporte ainsi une cliente lui ayant dit : « pour le prix que je vous paye, vous pourriez me faire le ménage et le repassage ! ». Si ces limites de l’investissement individuel dans le collectif peuvent être un atout pour les personnes, qui vont maximiser en cela leur capacité d’action et leurs perspectives, elles entraînent une fragilité du collectif émergent. Ce dernier devient dépendant de la continuité de la volonté des travailleurs indépendants d’y contribuer, ou du renouvellement de ces derniers. L’exemple des indépendants « performants » en entreprise de portage salarial le montre bien : ils ne s’investissent pas dans les collectifs émergents de la structure et ne sont donc pas une ressource pour ceux plus fragiles économiquement. Cela montre aussi que les structures de pouvoir et de relations (notamment marchandes ou non) des différentes structurent influent sur les créations de collectif.
28Dans la continuité de cette idée, le sentiment d’appartenance est variable. Il y a par exemple dans les espaces de coworking une disparité des rapports identitaires. En effet, si de nombreux usagers d’espaces de coworking semblent développer une dimension identitaire par la fréquentation de l’espace (un usager décrit son espace comme « un point de refuge, un point d’ancrage »), certains, comme indiqué ci-dessus, sont de simples « consommateurs » du lieu. La CAE étudiée présente de son côté une dimension identitaire forte, d’autant que certains membres cherchent en intégrant la CAE à retrouver un statut et une identité professionnelle : « J’ai l’impression d’avoir une existence professionnelle, même si pour l’instant elle n’est pas concrétisée par un salaire, mais j’ai une existence professionnelle ». À l’inverse de la CAE, il n’y a pas d’identité d’appartenance à l’entreprise de portage salarial : en majorité, les indépendants portés se définissent à partir de leur parcours, de leur expertise ou de leur métier et aucunement par leur entreprise de portage salarial. Cette variabilité dans le sentiment d’appartenance est signe d’un collectif fragile, si l’on considère que la « conscience de lui-même » du collectif est une de ses conditions d’existence (Veltz et Zarifian, 1994). La difficulté systématique à « donner des noms » citée plus haut peut aussi être considérée comme un symptôme de cette fragilité.
Des collectifs émergents et fragiles
29Les mécanismes récurrents de collectifs émergents observés dans ces études ne sauraient être rassemblés sous l’étendard de l’entrepreneuriat collectif (Ben-Hafaïedh et Cooney, 2017), puisque les indépendants concernés conservent des activités économiques distinctes. Ils montrent toutefois que la solitude de l’indépendance, qu’elle soit réelle (Dellot, 2014) ou seulement supposée idéologiquement (Drakopoulou Dodd et Anderson, 2007), peut-être analysée sous l’angle d’un besoin ou d’une recherche de collectif de la part de ces travailleurs indépendants. Ce besoin de collectif, dont les conditions d’émergence mériteraient d’être étudiées dès lors qu’elles ne sont pas liées à une solitude réelle, s’exprime dans tous les terrains analysés.
30En réponse à ce besoin, les travailleurs indépendants liés à tous les types de structures se construisent des formes émergentes de collectifs. Ils peuvent ainsi disposer de ressources psychiques proches, si ce n’est identiques, de celles dont disposent des travailleurs inscrits dans des collectifs de travail traditionnels (Clot, 2008). Ces dynamiques étaient claires dans les CAE et les espaces de coworking, et moins marquées (et plus dépendantes du service apporté par les salariés accompagnants) dans les entreprises de portage salarial. L’émergence « artificielle », pourrait-on dire, de ces formes de collectifs est un processus qui n’est pas non plus approfondi par la littérature, qui tend à analyser des collectifs déjà constitués, ou à considérer leur constitution comme « allant de soi » car liée à une œuvre commune. La méta-analyse montre que les travailleurs indépendants constituent ces formes émergentes de collectif, notamment en mettant des choses en commun (du temps, des valeurs ou même simplement du vocabulaire), et c’est là la seconde contribution de cette recherche.
31Enfin, ces collectifs semblent plus fragiles que les collectifs de travail habituellement décrits ou analysés dans la littérature. C’est pour cela que nous les qualifions d’« émergents ». En effet, la difficulté pérenne à nommer les rôles, les statuts ou les fonctions et, surtout, la dimension consumériste ou instrumentale de l’appartenance au collectif sont des éléments contradictoires avec la littérature sur les collectifs de travail. Bien qu’ils se rapprochent grandement des propositions d’Oldenburg sur les tiers-lieux (Oldenburg, 1999), notamment par le concept de « consommation de convivialité », ils ne le recoupent pas non plus complètement. L’existence de cette dimension « choisie » du collectif, absente des approches classiques du sujet, est la troisième contribution de notre travail. Cette tension entre le besoin de s’intégrer à une communauté et une attitude de consommateur opportuniste demanderait à être développée par de nouvelles recherches, notamment pour identifier de potentielles caractéristiques explicatives des différents profils de travailleurs indépendants.
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- LORQUET N., ORIANNE J.-F. et PICHAULT F. (2017), ‟Who takes care of non-standard career paths ? The role of labour market intermediaries”, European Journal of Industrial Relations, pp. 1-17.
- LOUFRANI Y. (2015), « Le portage salarial enfin sécurisé », Revue Française de Comptabilité, (488), pp. 7-8.
- OLDENBURG R. (1999), The great good place : cafes, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community, New York : Da Capo Press.
- SALEMBIER L. et THERON G. (2018), Les revenus d’activité des non-salariés en 2015 en hausse dans la plupart des secteurs d’activité (n° 1688). INSEE.
- VELTZ P. et ZARIFIAN P. (1994), « Travail collectif et modèles d’organisation de la production », Le Travail Humain, 57(3), pp. 239-249.
- VIGOUR C. (2005), La comparaison dans les sciences sociales : pratiques et méthodes. Paris, La Découverte.
Notes
-
[1]
Les recherches portaient sur des services ou structures à destination de travailleurs indépendants, permettant de capter une importante diversité statutaire : portage salarial, coopérative d’activité et d’emploi, microentreprise, SASU, EURL, etc. (Everaere, 2014 ; Gazier, 2016), la diversité des statuts et leurs différences juridico-techniques n’étant pas ici le sujet.
Les matériaux de recherche recueillis lors de ces travaux ont été retraités dans une démarche comparative systématique (Vigour, 2005). Un tableau de comparaison a été construit de manière inductive puis systématique : dès qu’un thème était identifié dans l’un des trois terrains, il était recherché dans les matériaux des autres. L’analyse des nombreuses convergences et des quelques divergences entre les terrains selon les thèmes a permis de construire les résultats qui seront présentés ci-après. -
[2]
Le care en tant qu’activité professionnelle fait référence à une attitude consistant à « faire attention à », « prendre soin de », « se mobiliser pour l’autre », « l’accompagner » (Pesqueux, 2012).
- [3]