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Article de revue

Le discours managérial et ses effets : une approche clinique

Pages 69 à 71

Notes

  • [1]
    « Dispositif groupal d’intervention et de recherche conçu par Vincent de Gaulejac [qui] s’articule autour de jeux de rôles […] mettant en scène des situations de travail. »
  • [2]
    Consulter, par exemple, KLEMPERER V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996 [1947] ; HAZAN É., LQR (Lingua Quintae Respublicae) : la propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006 ; et plus particulièrement, Bihr A., La novlangue néolibérale, Paris, Syllepse, 2017 ; GRENOUILLET, C. & VUILLERMOT-FEBVET, C. (dirs.), La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015.
  • [3]
    Voir notamment le concept de « gouvernementalité », dans FOUCAULT M., Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.

La novlangue managériale. Emprise et résistance, d’Agnès Vandevelde-Rougale, éditions Érès, Toulouse, 2017, 211 pages

1Socio-anthropologue associée au Laboratoire de Changement Social et Politique (Université Paris Diderot), Agnès Vandevelde-Rougale publie cette année les travaux issus de sa thèse de doctorat. L’ouvrage explore le discours managérial, c’est-à-dire l’ensemble des « pratiques discursives (écrites, orales et non verbales) [...] adressées à des sujets [et qui] visent à les conduire dans les actions collectives » au travail. Pour l’auteure, l’enjeu consiste à mettre en lumière tant l’emprise que ce discours exerce que les processus de résistance pour y faire face.

2En donnant la parole aux sujets, ce programme de recherche se focalise sur le mal-être et sur le harcèlement au travail au travers des multiples « violences symboliques » qu’engendre ce discours. Flou et jargonnesque, celui-ci produit par exemple une « ambivalence communicationnelle » qui empêche la contradiction ; il génère également une « insécurité linguistique » pour qui tente de s’y opposer sans en maîtriser le maniement ; surtout, le monde lisse et irénique qu’il décrit place ce discours en décalage avec la réalité des pratiques managériales concrètes. La prise en charge institutionnelle des situations de harcèlement est, à ce titre, symptomatique. Le carcan des dispositifs de soutien (comme, par exemple, la « procédure informelle de résolution des incidents de harcèlement ») accule les sujets dans des prescriptions contradictoires : dire son ressenti, mais retenir toute manifestation expressive, réservée au cadre privé. Finalement, par son « injonction à parler de ses émotions sans émotion », le discours managérial « apparaît comme un outil de lissage du vécu ».

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3Reprenant le néologisme de l’auteur de 1984, la chercheure entend souligner l’idéologie dominante que recouvre cette « novlangue managériale » : on considère ainsi « le discours managérial et le recours à ses formes comme naturels et nécessaires ». De plus, sa « déclinaison psycho-comportementale […] contribue à une intériorisation du contrôle social et de l’individualisation » qui entraîne culpabilité et « dévalorisation narcissique » face à des situations de souffrance vécues comme des échecs personnels. Tels sont les ressorts psychologiques et cognitifs sur lesquels repose l’efficace de cette novlangue délétère. Comment, en effet, partager son vécu et la complexité de ses émotions dans un monde appréhendé avec un langage normalisé qui ôte toute « autonomie discursive » ?

4Parce qu’elle s’appuie sur les structures psychiques, sociales et linguistiques existantes pour assurer sa propagation, la novlangue managériale peut être comparée à un virus. Comme lors d’une contamination virale, elle « augmente la vulnérabilité du sujet en diminuant son autonomie en tant qu’instance énonciatrice, et en limitant ses possibilités de faire sens de ses expériences émotionnelles ».

5Articulant entretiens individuels cliniques et « organidrame[1] », le dispositif scientifique s’appuie sur une « construction conjointe du cadre de recherche », élaborée autant par la chercheure que par les enquêtées. L’offre (de recherche clinique) est également une demande (d’aide) dont peut se saisir l’interviewée, qui se repositionne alors de « personne aidée » à « personne aidante », ce qui lui permet de trouver récursivement des éclaircissements sur sa propre demande… L’espace de parole créé par ces dynamiques fait émerger le « lien entre vécu et analyse, et entre conflits psychiques, symptômes psychosomatiques et pratiques managériales ».

6La dernière partie de l’ouvrage propose de « dévoiler certaines des pulsions à l’œuvre dans les organisations » qui s’expriment dans les métaphores « outrancières » retenues par les sujets pour formuler le mal-être au travail : nazisme, pédophilie, torture… De cet éclairage psychanalytique, on retiendra que ces figures exercent une fonction : en effet, la « verbalisation des émotions » offerte par le dispositif de recherche « permet de renouer avec la dimension métaphorique du langage et de produire du sens ».

7L’ouvrage se conclut en contextualisant les résultats présentés, d’une part au regard des évolutions du monde productif occidental (dégradation de la qualité de l’emploi comme du travail, diffusion des approches psychologisantes dans les entreprises, émergence et normalisation du discours émotionnel…), et d’autre part au regard des productions académiques, en rappelant les principaux travaux réalisés dans ce champ par les sciences sociales (linguistique, psychanalyse, sociologie clinique, également d’expliciter certains choix épistémologiques, méthodologiques et théoriques.

Une recherche davantage centrée sur les effets de la novlangue que sur son mode de production

8Précisons-le d’emblée : l’ouvrage se concentre moins sur la novlangue managériale en elle-même que sur ses effets délétères sur les sujets au travail. Le matériau restreint − justifié par le souhait de ne pas « répéter symboliquement la violence du rejet » de la parole des enquêtées − est exploité avec précision. L’auteure prend d’ailleurs soin de rappeler régulièrement le caractère subjectif des propos rapportés (« ce qu’elle vécut comme du harcèlement moral », « ce qu’Eryn considère comme des “insultes” »). Les analyses de l’auteure se construisent donc à partir des propos tenus sur la novlangue pour éclairer tant les processus psychiques à l’œuvre (clivage du moi, rupture du contrat narcissique) que la façon dont les sujets tentent d’y faire face (« croyance en la vérité de la rhétorique managériale », « mises en mots métaphoriques »).

9Si une exploration plus approfondie des aspects historiques, sociaux et linguistiques des discours idéologiques doit s’appuyer sur d’autres ouvrages [2], ce travail offre quant à lui un éclairage clinique approfondi sur la question du mal-être au travail et de sa dicibilité. Délimitant strictement l’objet exploré pour en offrir au lecteur une meilleure appréhension, il présente un intérêt didactique indéniable.

Des éclairages avant tout psychologiques

10Pour autant, « en centrant[s] on attention sur des paroles singulières portant sur des vécus à caractère traumatique au travail », l’auteure met à distance d’autres pistes, plus sociologiques, qui pourraient être explorées plus avant : les rapports sociaux, d’abord, et la répartition genrée du harcèlement (les cinq enquêtées sont des femmes). Existe-t-il, par exemple, un rapport de genre à la novlangue ?

11Une étude des relations sociales, de la structure et du contexte organisationnels aurait aussi parfois permis d’affiner l’analyse. Quand Maureen, docteure en psychologie clinique dans un centre hospitalier, assiste à une réunion qui aborde « des questions de renforcement du personnel », les contraintes organisationnelles ou budgétaires qui affleurent ne constituent-elles pas des éléments susceptibles d’expliciter non seulement la teneur et la fonction du discours managérial, mais aussi la perception et la réception de ce dernier ?

12Dans ce même contexte, saisir les logiques des groupes professionnels en présence (médecins, agents de soin, personnels administratifs) aurait également été éclairant, notamment en ce qui concerne le profil du chef de service, à la fois médecin et gestionnaire : quelle valeur accorde-t-il à cette novlangue ? N’en fait-il pas lui-même un usage défensif venant faire écho à l’ « aveu d’impuissance » de Maureen ? L’auteure le concède : « croiser différentes lectures subjectives pourrait permettre de mieux appréhender la situation complexe qui se joue dans l’organisation ». Or, le fait de s’abstraire de cette pluralité aboutit à tracer, en creux, un psychosociologie…). Le temps de tableau quelque peu dualiste. Les recul entre la recherche doctorale (2014) et sa publication permet managers s’incarnent dans le seul récit des interviewées, qui tend à voiler le caractère composite de la violence (quid de son intentionnalité, par exemple ?). En définitive, si l’exploration critique de la novlangue engagée ici ouvre des pistes résolument intéressantes, peut-être est-ce dans la diversité de ses usages et dans la complexité de son environnement qu’il faudra s’attacher à prolonger ce travail.

Entre recherche clinique et intervention critique

13Dans une posture clinique soucieuse d’articuler démarche compréhensive et logique d’intervention, Agnès Vandevelde-Rougale imbrique champ de recherche et espace de parole thérapeutique. Autant l’ « organidrame », situé « entre sociologie et thérapie », que les entretiens « favorisent un décollement du vécu et l’accès à une réflexion qui dépasse le cas singulier ». Par-delà l’exploration scientifique, la chercheure entend lutter contre « l’invisibilisation de certaines violences au travail » et offrir « un cadre accueillant une parole “sensible” […] permettant l’accès à d’autres scènes que la scène manifeste de l’organisation avec l’idéal de ce qu’elle devrait être, et ouvrant ainsi sur de nouvelles pistes de signification ». C’est indéniablement cette approche qui permet au langage vecteur de violence de se transfigurer en langage de réparation.

14Si « le projet de cet ouvrage résulte d’une démarche à la fois clinique et critique », ces aboutissements cliniques notables réduisent un peu la place dévolue à la dimension critique pourtant inhérente à un tel objet, dont les fonctions sociale et politique gagnent à être déconstruites. Un détour foucaldien prolongerait utilement la réflexion en donnant à appréhender la novlangue managériale comme dispositif de gouvernement(3), et non uniquement comme « outil de domination symbolique dans le monde professionnel ».

15En définitive, ce travail s’empare du discours managérial tellement en vogue dans nos organisations productives contemporaines, pour l’appréhender dans son principe de novlangue : il en dissèque avec une grande acuité les processus psychiques associés entraînant mal-être et fragilisation du sujet. À ce titre, l’ouvrage est un hommage fidèle à la tradition de la sociologie clinique, qui s’attache à faire dialoguer disciplines et théories, et à articuler recherche et intervention.

16La technicité de la question et les concepts scientifiques mobilisés devraient, pourrait-on penser, destiner l’ouvrage plutôt à des chercheurs. Mais la parole didactique d’Agnès Vandevelde-Rougale et son excellent glossaire des notions et concepts mobilisés parviennent à transmettre une pensée limpide qui se garde de toute simplification pour saisir les effets nocifs de la novlangue managériale. Peut-être peut-on voir là une jolie objection à la réserve que nous avons formulée plus haut, la publication d’un tel ouvrage étant en elle-même un acte politique… [3]

Notes

  • [1]
    « Dispositif groupal d’intervention et de recherche conçu par Vincent de Gaulejac [qui] s’articule autour de jeux de rôles […] mettant en scène des situations de travail. »
  • [2]
    Consulter, par exemple, KLEMPERER V., LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996 [1947] ; HAZAN É., LQR (Lingua Quintae Respublicae) : la propagande du quotidien, Paris, Raisons d’agir, 2006 ; et plus particulièrement, Bihr A., La novlangue néolibérale, Paris, Syllepse, 2017 ; GRENOUILLET, C. & VUILLERMOT-FEBVET, C. (dirs.), La langue du management et de l’économie à l’ère néolibérale, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2015.
  • [3]
    Voir notamment le concept de « gouvernementalité », dans FOUCAULT M., Naissance de la biopolitique, Paris, Seuil/Gallimard, 2004.
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