1 L’ouvrage Bifurcations. Réinventer la société industrielle par l’écologie ? offre l’occasion à Pierre Veltz de prolonger la réflexion engagée depuis plusieurs années sur les mutations économiques. Dans La société hyper-industrielle, publié en 2017, Pierre Veltz développait une analyse nouvelle de la structure de l’économie française en s’opposant à l’idée d’une société post-industrielle, notamment en relisant l’opposition entre les secteurs secondaires et tertiaires au prisme de logiques de dépendance de plus en plus diffuses. Ce premier constat, loin d’être une lecture naïve sur l’état de l’industrie française, lui a permis de porter un regard plus prospectif sur les évolutions souhaitables de l’économie dans L’Économie désirable. Sortir du monde thermo-fossile. Dans cet ouvrage de 2021, l’auteur mobilisait déjà les notions d’efficacité, de sobriété et d’économie humano-centrée dont il poursuit l’analyse et le développement dans sa dernière publication.
2 Pour aborder ces notions, Pierre Veltz indique dès l’introduction l’orientation de son propos. Il s’agit bien d’un essai, fondé sur le souhait de formuler un récit économique et sociétal alternatif à celui fondé sur l’idée d’un progrès et de la croissance apportés par le numérique. Il serait organisé autour de l’écologique, définie comme « la réinvention de notre rapport à ce monde qui nous fait vivre et que nous épuisons » (p. 12). L’auteur articule ce récit délibérément optimiste autour de quatre « convictions », cherchant à concilier les défis écologiques et sociaux, à promouvoir des solutions techniques connues et rapides à déployer, à interroger les différentes dimensions -individuelles et collectives- de la sobriété et à encourager une approche pragmatique et chiffrée des évolutions sociétales. L’ensemble est guidé par la notion de bifurcation écologique que Pierre Veltz mobilise en substitution de la notion de transition écologique qu’il juge trop douce. L’auteur justifie l’usage de ce terme par son double sens, à la fois comme un encouragement aux acteurs économiques et politiques à arbitrer face à des trajectoires possibles mais surtout comme un appel à la rupture avec la tendance antérieure.
3 Les cinq premiers chapitres du livre portent sur les transformations de l’économie mondiale (nouvelle géographie de la mondialisation, possibilité technique de moindre émission de gaz à effets de serre, économie humano-centrée). L’auteur entend les aborder par une lecture délibérément favorable à l’industrie dont il juge le développement indissociable de la bifurcation écologique. Face à l’illusion d’un monde post-industriel, et dans un contexte de débats politiques et scientifiques sur les conditions de la réindustrialisation, il décrit un monde hyper-industriel, dans lequel ce secteur demeure central. S’appuyant sur les mutations de ce secteur, il décrit néanmoins un paysage émergent plus faible en intensité d’emplois productifs, suivant une géographie plus régionale que mondiale, organisé autour de nouveaux produits issus de la décarbonation de nombreux secteurs et de l’affirmation du numérique, facteur d’une sophistication grandissante apportée par les puces et microprocesseurs. La géographie industrielle émanant de ces transformations est confrontée à ce que Pierre Veltz considère comme l’illusion de la démondialisation. Il lui préfère le concept de « globalisation distribuée », entendue comme un processus d’échanges massifs de données permettant une redistribution plus diffuse des lieux de production (entre régions de conception, de production et régions d’extraction) et interrogeant le risque d’une poursuite de la polarisation de l’industrie. Ces évolutions s’inscriraient dans une mutation plus globale vers une économie « humano-centrée » tout aussi industrielle mais qui, remplaçant l’économie de la consommation de masse des biens manufacturés, promeut la santé, les activités de bien être, le sport, l’éducation ou encore le divertissement.
4 Les chapitres 6 à 11, au cœur de l’ouvrage, visent à défendre la nécessaire complémentarité entre offre et demande pour engager le modèle économique dans la voie de la bifurcation écologique. La transformation de l’offre est couramment appréhendée par l’objectif d’éco-efficacité, entendue de façon trop restrictive selon l’auteur comme un mode de production moins consommateur de matières et d’énergie et moins émetteur de gaz à effet de serre. Il prend l’exemple des cinq matériaux responsables de la moitié des émissions industrielles (le ciment, l’acier, l’aluminium, le papier et le plastique) pour définir les potentiels leviers d’une éco-efficacité de leur production, élargie à une approche en quatre chantiers : meilleure conception des produits, limitation des pertes de matières, recyclage et recherche de matériaux de substitution. Les gains offerts par cette éco-efficacité de la production, applicable à tous les secteurs de l’économie, peuvent toutefois être annulés par un effet rebond. Ce dernier décrit le phénomène de report du gain d’efficacité sur la consommation totale. C’est ainsi que si « le voyage aérien est considérablement plus efficace (rapporté au voyageur-kilomètre) que par le passé, y compris en matière d’émissions de GES, les déplacements en avion se sont tellement développés que les émissions ont explosé » (p. 85). Dès lors, seule une éco-efficacité couplée à la sobriété serait vertueuse, à condition que cette dernière ne se limite pas à l’échelle de l’individu mais interroge plus largement l’organisation socio-spatiale des activités humaines. Interrogeant enfin les inégalités sociales et spatiales entre les acteurs de la bifurcation écologique, l’auteur propose une série de différenciations dans sa mise en œuvre : d’abord entre les pays selon le niveau d’émission actuel et passé et entre les individus selon leur capacité de changer leurs pratiques, ensuite selon différentes temporalités, chacune marquée par l’urgence d’une action, la maturité d’une technologie et la lenteur d’une transformation, enfin selon les échelles d’intervention et d’acceptabilité.
5 Dans les cinq derniers chapitres, l’auteur élargit l’analyse à la mobilité, à l’habitat et au travail afin d’interroger le caractère multidimensionnel de cette bifurcation écologique qui implique des pratiques et des perceptions socialement et spatialement différenciées. Les mutations profondes que connaissent par exemple l’emploi et le travail, en termes de contenu, d’espace et de temps seraient accentuées dans les années à venir par les nouveaux développements numériques et les bouleversements de certaines filières industrielles. Pierre Veltz tente enfin de mettre en lien la bifurcation et la quête de sens et de valeurs, pour répondre aux désirs de retrouver du lien, de restaurer de nouvelles relations au vivant et de retrouver du sens dans les activités entreprises. L’auteur répond à cette quête de récit en mettant en garde contre la permanence d’un « discours triomphaliste de la Tech » pour mieux défendre l’écologie, créatrice d’une vision globale et transformatrice.
6 Cet essai de Pierre Veltz apporte de nouveau une lecture engageante des transformations de l’économie. L’industrie y occupe une place centrale, alimentant les débats actuels sur une potentielle croissance de la part de ce secteur dans l’économie française. Bien plus qu’une tentative de réhabilitation de l’industrie, l’auteur propose ici un ouvrage foisonnant capable de faire dialoguer les nombreux aspects de la transition (ou bifurcation) écologique à partir de la question des valeurs qui lui sont associées. Pour y parvenir, l’analyse se veut ici interdisciplinaire, mobilisant des réflexions touchant à l’industrie, l’habitat, l’aménagement, ou encore au travail, au risque parfois de perdre le lecteur qui ne trouve qu’en fin d’ouvrage une riche bibliographie distinguant les thèmes abordés dans chaque chapitre. On peut aussi regretter la faiblesse de l’analyse dédiée aux politiques publiques. Si Pierre Veltz évoque la complémentarité des échelles d’action mais aussi la nécessaire réhabilitation de la planification, cette dernière aurait pu bénéficier d’un chapitre dédié tant il semble difficile d’en préciser les contours dans un contexte infiniment plus complexe (en termes d’enjeux et d’imbrications d’échelles) qu’au moment de l’âge d’or de la notion de planification. Toutefois, on peut également considérer qu’une force de l’ouvrage serait de laisser les acteurs publics se saisir de cet appel à une lecture plus exigeante et englobante de la bifurcation écologique, au service d’une meilleure articulation des politiques publiques.
Mise en ligne 19/01/2024