Notes
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[1]
Depuis 1982, trois actes de décentralisation se sont succédé en France. L’Acte 1 reconnaît explicitement le pouvoir régional avec la promotion de la région en collectivité territoriale à part entière. L’Acte 2 est une réforme constitutionnelle qui pose le principe d’organisation décentralisée de la République. L’Acte 3 recouvre une série de réformes adoptées à partir de 2013 dont la loi NOTRe (Loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République)
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[2]
Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles
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[3]
Extrait du site internet de Locminé Génération Entreprises
Introduction
1L’empowerment, concept difficilement traduisible en français, comme le note B. Jouve (2006) dans le numéro spécial de Géographie Économie Société consacré au sujet, peut se définir comme la capacité des acteurs à influencer leur propre destinée ou celle de leur organisation. Il se distingue du lobbying par le fait que la communauté soit au centre du jeu, sans délégation de son action à une organisation tierce et sans défense spécifique d’intérêts privés. Appliqué au territoire, l’empowerment correspond au développement des capacités des acteurs locaux à maîtriser leur existence et leur futur en vue de faire face à des enjeux qui leur sont propres. Il faut, à ce titre, souligner le lien entre l’empowerment et le développement territorial qui serait notamment modelé par les « mobilisations collaboratives et conflictuelles des populations locales » (Torre, 2015 : 278). La tendance à la décentralisation [1] vient amplifier la nécessité d’interroger le rôle des acteurs locaux, élus comme dirigeants d’entreprise. Les collectivités territoriales acquièrent de nouvelles compétences (Marty, 2006), laissant aux élus la liberté de concevoir des politiques originales et de planifier des stratégies davantage orientées vers les spécificités socioéconomiques de leur territoire. À l’échelle locale, l’étude de l’empowerment s’avère particulièrement intéressante car elle permet de mieux saisir les interactions entre acteurs, notamment entre les entreprises et les collectivités. En effet, les Communautés d’agglomération, au côté des Conseils régionaux, disposent de la compétence en matière de développement économique, les premières étant censées appliquer la stratégie décidée par les seconds. Il y a plus de proximité à cette échelle qu’à l’échelle nationale entre les politiques publiques et les milieux économiques locaux (Bertrand et Moquay, 2004).
2En tant qu’acteurs de l’économie locale, les réseaux de dirigeants contribuent, sous certaines conditions, à une forme d’empowerment territorial. C’est l’hypothèse que nous soutenons. L’empowerment territorial traduit le fait que les chefs d’entreprise s’organisent pour agir collectivement sur leur territoire. Cette organisation passe par les réseaux économiques, comme les clubs d’entreprises qui, comme intermédiaires, interviennent dans la fabrique des politiques publiques. Définis comme des collectifs ayant une conscience organisatrice (Grossetti et Barthe, 2008), ces réseaux ont, en premier lieu, comme objectif le soutien à leurs membres (mise en relation, formation, soutien financier, etc.). Mais ces acteurs intermédiaires (Tremblay et al., 2012) entendent aussi jouer un rôle dans la sphère publique, notamment en pesant sur les décisions dont les effets les concernent directement. Plus souples que les traditionnelles chambres consulaires qui, au côté des organismes patronaux, font office de représentants institutionnels des intérêts des entreprises vis-à-vis des pouvoirs publics (Jouve, 2002), ces réseaux peuvent être considérés comme une autre interface entre les décideurs publics et les chefs d’entreprise.
3Notre recherche propose de répondre à la problématique suivante : à quelles conditions les réseaux d’entreprises sont-ils vecteurs d’empowerment territorial pour les dirigeants locaux ? Il s’agit ainsi d’interroger les conditions individuelles et les contextes territoriaux qui autorisent un accroissement de leur capacité d’influence sur la décision publique. Le point de départ de nos réflexions émane du sentiment d’appartenance au territoire exprimé par les chefs d’entreprise, en d’autres termes leurs liens personnels, marchands et non marchands, avec le lieu d’implantation de leur entreprise. En parallèle, on constate que toute action économique, y compris celles concernant les relations entre dirigeants, est encastrée dans des structures sociales comme les réseaux sociaux (Ferrary, 2010). L’encastrement apparaît comme une notion intrinsèquement liée au réseau (Grossetti et Bès, 2003) et utile pour éclairer le concept d’empowerment territorial.
4Après avoir dressé les principaux apports et enjeux de la littérature autour du concept d’empowerment territorial, nous précisons le terrain et la méthodologie de recherche. Sont présentés ensuite les résultats en s’appuyant sur des exemples de réseaux en lien avec la sphère publique, que ce soit en termes de réflexion ou plus directement d’accompagnement à l’action. Nous montrons qu’à un niveau individuel, l’encastrement social dans les réseaux et le sentiment d’appartenance à un territoire constituent deux conditions nécessaires à l’empowerment territorial des dirigeants. La configuration territoriale correspond, quant à elle, au niveau collectif. Elle exprime différents degrés d’empowerment et met en évidence le fait que certains contextes, notamment liés à la taille du territoire, apparaissent plus ou moins favorables à l’intervention des réseaux dans la décision publique.
1 – L’empowerment territorial : les conditions du « pouvoir d’agir » des dirigeants d’entreprise
5Appliquée au champ de l’entreprise, la notion d’empowerment est surtout mobilisée dans la littérature pour l’étude du fonctionnement interne de cette organisation et de la capacité de ses salariés à « prendre du pouvoir » en leur sein (Stewart et al., 2017) et, dans une moindre mesure, de son articulation avec le développement territorial. L’un des enjeux de notre recherche réside en conséquence dans le fait de considérer le territoire comme une organisation à part entière, c’est-à-dire comme un système composé de multiples acteurs (Moine, 2006), dont les entreprises et leurs dirigeants. Cette approche ouvre un champ d’analyse qu’il s’agit ici d’approfondir.
1.1 – L’empowerment, une forme d’action collective pour le développement territorial
6Littéralement, l’empowerment se traduit en français par la « prise de pouvoir ». L’origine anglo-saxonne vient du verbe « to empower », qui signifie donner, déléguer un pouvoir légal à quelqu’un. Ce concept anglo-saxon fait toutefois l’objet de débat quant à sa traduction française (Bacqué et al., 2015). En référence aux travaux de J. Rappaport (1990), Y. Le Bossé (2003 : 31) définit l’empowerment comme « la capacité des personnes et des communautés à exercer un contrôle sur la définition et la nature des changements qui les concernent » ou de façon plus concise, comme « le développement du pouvoir d’agir » (ibid. : 35). Dans le cadre de notre recherche, nous définissons l’empowerment appliqué au territoire comme un processus conduisant les communautés d’un territoire, ici les dirigeants d’entreprise, à influencer les conditions d’action ou les actions elles-mêmes à travers leur appartenance aux réseaux locaux.
7Dans le registre de l’action publique, l’empowerment vise à renverser les rapports classiques de domination entre l’État et la société civile, dont font partie les entreprises, par le biais de transfert de ressources politiques et de capacité d’organisation (Jouve, 2006). Mais ce concept apparaît aussi « approprié pour interroger les reconfigurations en cours en matière de développement économique local, dans un contexte d’ouverture apparente du champ de la décision et de territorialisation de l’action publique » (Scolaro, 2006 : 88). Le poids de l’échelle locale et régionale est amplifié par le contexte législatif contemporain. La loi MAPTAM [2] de 2014 renforce notamment les compétences des métropoles tandis que la loi NOTRe consacre la responsabilité du développement économique aux régions. Dans ce cadre de montée en responsabilités des échelles infranationales, l’empowerment apparaît comme un concept éclairant pour comprendre les nouveaux liens entre acteurs, bien qu’il ait du mal à s’imposer en France, contrairement à de nombreux pays occidentaux où il se développe pour faire face à l’essoufflement d’un mode de pilotage de l’action publique « strato-centré » (Jouve, 2006). En France, l’obstacle viendrait de la difficulté pour l’État à reconnaître les communautés dans la perspective de leur donner les moyens d’agir, cela malgré la recomposition des relations entre l’État et les citoyens.
8Au niveau territorial pourtant, les acteurs locaux s’organisent avec l’intention d’agir sur leur environnement immédiat. Ce désir de mieux maîtriser leur destin est aussi exprimé par les dirigeants et leurs entreprises. Il s’agit pour eux de prendre part aux changements politico-administratifs et de contribuer aux solutions proposées qui les concernent, d’autant plus qu’ils sont bénéficiaires des politiques publiques locales. En ce sens, le concept d’empowerment territorial s’inscrit dans les travaux récents autour du développement territorial. A. Torre (2015 : 275) considère que la notion de développement territorial « évoque la possibilité d’évolutions plus ou moins autonomes ou indépendantes de celles des nations voire des régions ». Parmi les dimensions qui distinguent cette notion du développement régional, il relève notamment les processus de coopération et de construction sociale : « loin d’être anecdotiques, les nouvelles pratiques sociales et institutionnelles se trouvent au cœur des processus d’innovation territoriale, sans oublier la volonté des réseaux d’acteurs locaux à piloter leur propre modèle de développement, qu’il s’agisse d’actions collectives ou d’oppositions manifestes à la volonté des États ou des grandes sociétés » (ibid. : 279). Nous partageons l’analyse de l’auteur en focalisant notre recherche sur une forme d’actions collectives, les réseaux d’entreprises. Le concept d’empowerment traduit cette « prise de pouvoir » par les dirigeants d’entreprise à travers les réseaux pour maîtriser le développement des territoires vers des trajectoires en phase avec les enjeux qu’ils jugent prioritaires.
1.2 – L’empowerment territorial des dirigeants d’entreprise
9Cette volonté d’être en prise avec son avenir aurait notamment comme origine le sentiment d’appartenance qui lie les dirigeants à leur territoire d’une part et d’autre part leur rejet du modèle désincarné et nomade, soumis aux seules forces du marché (Le Gall et al., 2013). Dès lors, leur contribution à la dynamique de communauté d’acteurs à laquelle ils appartiennent devient un axe stratégique du développement de leur entreprise (Porter et Kramer, 2011). À l’origine, l’empowerment peut naître d’un sentiment d’impuissance enduré par les dirigeants qui se sentent exclus de leur environnement bien qu’ils estiment que leur entreprise y joue un rôle central. Ils souhaitent ainsi devenir des parties prenantes de l’écosystème local mais cela réclame d’y interagir socialement (Moine, 2006).
10En dehors des aspects liés à la recherche de clients ou de fournisseurs, les motivations qui poussent un dirigeant à s’investir sur son territoire peuvent provenir du sentiment d’appartenance à son égard. Si ce sentiment découle en partie de ses origines familiales (Reix, 2008), il est de surcroît lié aux interactions sociales. Ainsi, plus un individu interagit socialement dans un espace donné, plus il sera enclin à développer ce sentiment. Ces interactions prises dans leur ensemble contribuent à « faire territoire » (Angeon et al., 2006). Cet attachement au lieu génère des comportements dont profite l’ensemble de la communauté (Lewicka, 2005). Le dialogue entre les dirigeants d’entreprise et les autres acteurs du territoire, comme les élus locaux, engendre des synergies (Kosianski, 2004) mais à la condition que ces élus, qui incarnent le projet de territoire, consentent à créer, favoriser ou a minima laisser exister des espaces de dialogue et que, de leur côté, les dirigeants fassent bon usage du pouvoir qui leur est consenti. À ce titre, les réseaux et les clubs d’entreprises peuvent constituer un support favorable aux échanges.
11Le concept d’encastrement apparaît utile dans la perspective de révéler le rôle des réseaux en termes d’empowerment. Une relation est encastrée dès lors que les acteurs de cette relation sont en confiance, échangent des informations précises de qualité et s’arrangent pour résoudre des problèmes en commun (Granovetter, 1985 ; Uzzi, 1997). En d’autres termes, l’encastrement social nécessite l’échange et le partage d’objectifs communs, y compris la possibilité d’exercer un pouvoir d’agir ensemble. Ce faisant, un entrepreneur inséré dans un réseau est encastré socialement, ce qui constitue une condition de son empowerment.
12D’une manière générale, appartenir à un réseau permet de créer et d’entretenir des liens réguliers entre les dirigeants qui deviennent ainsi autant de partenaires potentiels (clients, fournisseurs, financeurs, partenaires de projet, etc.). Les réseaux structurés, qui disposent d’un nom, d’une liste de membres identifiés et d’une personnalité juridique, sont la plupart du temps géographiquement situés, leur périmètre correspondant à celui de la ville, du département ou de la région. Le périmètre du réseau d’entreprises s’avère donc contraint par l’implantation géographique de ses membres qui ont en commun d’appartenir à un même territoire. Réseau et territoire constitueraient ainsi les deux faces d’une même pièce.
13Les dirigeants encastrés dans ces réseaux se conçoivent plus aisément comme des acteurs de l’économie locale et investissent, dans cette perspective, d’autres champs que celui des échanges strictement marchands. Ce type d’implication semble même concerner une majorité de chefs d’entreprise membres de réseaux : l’enquête nationale du Réseau Entreprendre (2013) montre par exemple que 57 % des 3 000 adhérents interrogés déclarent agir pour le tissu économique local.
14La question se pose maintenant de savoir si l’encastrement social et l’attachement au territoire suffisent pour engendrer l’empowerment des dirigeants. Dans cette perspective, les éléments de littérature présentés précédemment nous amènent à formuler une première proposition de recherche liée aux conditions individuelles de l’empowerment des dirigeants.
- Proposition de recherche 1. Le sentiment d’appartenance au territoire des dirigeants et leur encastrement social dans des réseaux économiques locaux sont les conditions nécessaires et suffisantes à l’empowerment territorial.
1.3 – Réseaux d’entreprises et action publique territoriale
15Si l’importance des réseaux locaux dans le processus entrepreneurial a déjà été démontrée, S. Geindre (2013), S. Birley (1985) et C. Zimmer (1986) ayant indiqué le rôle de soutien de ces structures, leur fonction d’interface avec les autorités locales reste un champ d’analyse relativement peu exploré ou, lorsqu’il l’est, concerne davantage les politiques sectorielles comme les clusters ou les pôles de compétitivité. L’action des pouvoirs publics se concentre sur la mise en œuvre de dispositifs d’incitation à la collaboration et sur l’animation des filières. Ces réseaux sectoriels constitueraient des moteurs de l’innovation (Marinos, 2018) et, par extension, du développement des territoires.
16L’action publique s’intéresse donc largement aux réseaux à travers les politiques de cluster (Suire et Vicente, 2015) mais pas nécessairement dans une perspective d’empowerment. Elle considère surtout les réseaux comme des moyens d’atteindre des objectifs généraux : soutenir les partenariats interentreprises, par des mécanismes incitatifs, est susceptible de générer de l’innovation et du développement économique. C’est par exemple le principe des grappes d’entreprises et des pôles de compétitivité, outils privilégiés de l’État depuis les années 90 pour favoriser la coopération inter-entreprises d’une part et entre les milieux de la recherche et les entreprises d’autre part.
17Les pouvoirs publics semblent davantage préoccupés par les réseaux de type clusters que par les clubs locaux rassemblant des entreprises issues de secteurs variés, bien qu’ils constituent un maillage sur l’ensemble du territoire français. Cela peut s’expliquer par le fait que ni l’innovation, ni la compétitivité ne sont au centre de leur mission. L’analyse de l’action publique territoriale privilégie l’angle du développement économique et insiste moins sur les modalités d’interaction au sein de ces réseaux et sur les variables politiques locales. Pourtant, à l’échelle locale, les clubs semblent contribuer au dynamisme économique des territoires. De surcroît, ils peuvent endosser un rôle d’interface avec les élus en charge du développement local à condition que ces derniers y voient un intérêt à impliquer les entreprises dans la construction de l’action publique. Le mode de gouvernance, qui s’intéresse à la façon dont les gouvernements cherchent à coordonner les acteurs privés pour réguler les espaces et les activités (Bertrand et Moquay, 2004), dépendrait donc de variables locales. Plus précisément, « la question de la gouvernance territoriale renvoie à celle du développement local et se situe dans le contexte historique de l’implication croissante des acteurs locaux - privés, publics, associatifs - dans les dynamiques de développement, dans leur capacité à se mobiliser et à se prendre en charge » (Leloup et al., 2005 : 322). C’est à partir ce dernier point que nous proposons de construire notre seconde proposition de recherche.
- Proposition de recherche 2. Les conditions individuelles seraient nécessaires mais non suffisantes ; un contexte local favorable constituerait une condition indispensable à l’empowerment territorial des dirigeants par les réseaux.
2 – Méthodologie de la recherche
2.1 – Terrain de la recherche
18Le choix du terrain d’enquête, celui des villes moyennes, s’est révélé particulièrement intéressant dans la mesure où ces villes pourraient, comparativement aux métropoles, constituer des lieux privilégiés pour les échanges entre élus et dirigeants d’entreprise, du fait des proximités géographique, organisationnelle et institutionnelle (Torre, 2014) jouant un rôle de facilitateur des interactions entre acteurs du même territoire. Les entreprises des dirigeants rencontrés sont implantées dans les zones d’emploi de Quimper, Lorient et Vannes, trois territoires non métropolitains relativement éloignés des métropoles régionales (Rennes, Nantes et Brest).
19Deux raisons principales nous ont conduits à mener ces travaux en Bretagne. Premièrement, le choix du périmètre de recherche relève d’un opportunisme méthodique (Girin, 1989), caractérisé par une proximité du chercheur avec le terrain et la possibilité d’accéder à une base de données de dirigeants insérés dans des réseaux. Deuxièmement, il s’agit d’une région particulièrement dense en réseaux et clubs structurés qui revendiquent un fort sentiment d’appartenance régional (Loyer et Guyader, 2014). La Chambre de Commerce et d’Industrie de Bretagne en recense ainsi 350, dont près d’une centaine en Bretagne Sud, notre terrain d’enquête.
2.2 – Le choix d’une méthodologie qualitative
20Nos analyses reposent sur les résultats d’une enquête réalisée auprès de dirigeants d’entreprise, membres de clubs ou réseaux locaux, ou exerçant une responsabilité dans la gouvernance de ces structures (animateur, membre du bureau, président, etc.). On peut citer parmi ces derniers le Centre des Jeunes Dirigeants, La Jeune Chambre Économique ou le réseau GERME. Le détail des clubs et réseaux dont font partie les dirigeants figure dans le tableau 1 (page suivante) 25 entretiens semi-directifs approfondis (entre 60 et 90 minutes) ont ainsi été réalisés entre 2013 et 2015. Au-delà du seul nombre des entretiens, le statut des acteurs interrogés et leur positionnement au sein des réseaux nous conduisent à considérer qu’un niveau acceptable de saturation a été atteint.
Liste des clubs et réseaux des dirigeants interviewés
Zone d’emploi de Quimper | ||
Dirigeant | Club ou réseau d’entreprises | Fonction dans le club |
D1 | Technopole de Quimper | Ancien Président |
D2 | Réseau GERME | Membre |
D3 | Club des Trente | Membre |
D4 | Centre des Jeunes Dirigeants Quimper | Membre |
D5 | PLATO | Membre |
D6 | Club des Entreprises de Cornouaille | Membre |
D7 | Club des Entreprises de Landerneau* | Ancien Président |
D8 | Interprofession du Port de Concarneau | Président |
D9 | Club de la Vallée des Fous | Membre |
Zone d’emploi de Lorient | ||
Dirigeant | Club ou réseau d’entreprises | Fonction dans le club |
D10 | Réseau d’Affaires CADUSUN | Membre |
D11 | Lorient Technopole Innovation | Membre |
D12 | Centre des Jeunes Dirigeants Lorient | Ancien Président |
D13 | Business Network International Lorient | Membre |
D14 | Club Patrimoine | Membre |
D15 | Réseau Entreprendre Lorient | Président |
D16 | Bretagne Pôle Naval | Membre |
D17 | Breizh EMR | Membre |
D18 | Jeune Chambre Économique Morbihan | Présidente |
Zone d’emploi de Vannes | ||
Dirigeant | Club ou réseau d’entreprises | Fonction dans le club |
D19 | Club des Entreprises du Pays de Vannes | Ancien Président |
D20 | Club des Entreprises du Pays de Vannes | Membre |
D21 | Club TGV Bretagne / VIPE | Membre |
D22 | Locminé Génération Entreprises | Président |
D23 | Réseau Entreprendre Vannes | Membre |
D24 | Entreprendre au féminin (Bretagne) | Présidente |
D25 | Club des 1000 | Membre |
Liste des clubs et réseaux des dirigeants interviewés
21L’échantillon a été constitué notamment sur un critère d’implication dans des réseaux, soit dans les instances dirigeantes, soit comme simple membre. Les rencontres ont privilégié les échanges à propos du rôle des réseaux dans les rapports qu’entretiennent les dirigeants avec le territoire et ses acteurs, dont les décideurs locaux. Une grille d’entretien, ayant servi de fil conducteur pour les rendez-vous en face-à-face, a permis de traiter les quatre points suivants :
- Étapes marquantes du projet d’entreprise et liens avec les réseaux ;
- Contributions des réseaux à l’évolution et à la réussite de la société ;
- Degré d’implication dans les réseaux et clubs d’entreprises locaux ;
- Relations de l’entreprise et du réseau avec son territoire, notamment du point de vue des échanges avec les élus locaux.
22L’analyse thématique a été retenue pour exploiter le matériau. À partir de la structuration du guide d’entretien, un classement par thème a été réalisé en procédant à l’examen discursif de notre corpus (Paillé et Mucchielli, 2008). L’agrégation des témoignages a permis d’identifier les éléments de discours récurrents et les points de concordance. Ainsi, les idées et les expressions les plus employées par nos interlocuteurs ont été repérées en vue d’un codage par étiquette thématique qui a rendu le corpus plus lisible et plus facilement exploitable.
23En complément de l’enquête auprès des dirigeants, une étude documentaire de quatre réseaux, alimentée par des rencontres informelles et les données issues de leur site internet (Réseau ERELE, Locminé Génération Entreprise, VIPE, Club Rhuys Réseaux d’Entreprises), a été réalisée en vue d’identifier leurs objectifs et leurs modalités d’interaction vis-à-vis du territoire lorsqu’elles étaient formulées.
3 – Résultats : les dimensions individuelles et collectives de l’empowerment des dirigeants d’entreprise
24Ces investigations ont permis de mettre au jour deux conditions principales de l’empowerment. La première relève du dirigeant : elle procède donc d’une dimension individuelle. La seconde a trait à l’environnement dans lequel il évolue et au mode de gouvernance ayant cours sur le territoire dans lequel son entreprise est implantée.
3.1 – Les conditions individuelles de l’empowerment territorial par les réseaux
25Nous interrogeons ici les motifs qui amènent les dirigeants d’entreprise à s’investir dans des réseaux et à assumer ainsi une implication dans la vie locale. La recherche d’une forme de reconnaissance du rôle de l’entreprise sur le territoire, ajoutée au souhait de dépasser, en s’appuyant sur les réseaux, la condition de simple « acteur du monde marchand » constitueraient un préalable à l’empowerment. Certains dirigeants, surtout les plus expérimentés, expriment un besoin d’assumer un rôle dans leur territoire d’appartenance. Ils ont souvent bénéficié du soutien des acteurs locaux à des étapes clés de leur projet entrepreneurial : « C’était les premiers à nous faire confiance et à nous faire rencontrer les bonnes personnes » (D3). Les réseaux sont un moyen d’acquérir une reconnaissance par les pairs et contribuent à l’épanouissement personnel du dirigeant (Swedberg et al., 1992). Une fois cette reconnaissance acquise, souvent à un stade avancé du projet entrepreneurial, les entrepreneurs expérimentés expriment un besoin de réciprocité : le territoire leur a apporté une aide, ils se doivent de rendre « la pareille ». Ils se considèrent comme redevables de leur réussite envers le territoire et ses acteurs. Cette réciprocité se traduit par un investissement dans les réseaux et clubs d’entreprises en vue de participer au « bon développement » du territoire : « En termes de réseaux locaux, on considère que nous avons une importance sociétale de par notre taille. On est plutôt acteur au niveau local » (D10). À long terme, l’entreprise considère qu’elle sera pénalisée si son territoire d’implantation se porte mal. L’un des dirigeants interrogés affirme ainsi que son « entreprise est liée au développement du territoire. Je crois que notre salut est lié à ce développement… et inversement, l’un se nourrit de l’autre » (D9). Ces propos confirment les analyses proposées par F. Poulle et Y. Gorgeu (1997) qui estiment que le sentiment d’appartenance n’est pas un héritage du passé mais l’adhésion à un projet.
26S’investir dans les réseaux répond par ailleurs à une volonté d’agir collectivement là où l’action individuelle ne suffit pas : « l’action collective résulte des dynamiques de coopération qui s’établissent entre les agents » (Angeon et al., 2006 : 61). Cet encastrement se nourrit des réseaux qui, par les rencontres et les liens qu’ils suscitent, favorisent l’adhésion à des valeurs et à des objectifs communs. « Le club fait du bon travail en rapprochant deux mondes » (D2), précisément les sphères économique et politique. Le réseau constitue selon les dirigeants un mode d’organisation pertinent pour légitimer la représentation des entreprises auprès des décideurs locaux, sans investir le champ proprement politique : « on ne fait pas de politique, ce n’est pas notre rôle » (D4). Il offre aux entrepreneurs la possibilité d’exercer du pouvoir, au sens d’empowerment, sur leur territoire et ouvre des espaces de discussion avec les élus locaux, en charge du projet local. « Nous avions initié la discussion avec les élus par le biais du Centre des Jeunes Dirigeants » (D12). Les entreprises et leurs dirigeants souhaitent ainsi devenir « agents de leur propre destinée » (Breton, 1989, p. 8), le territoire en faisant partie intégrante : « j’ai besoin que ma ville se porte bien » (D10). Cela se traduit par une participation au club local matérialisant son intégration à un système qui dépasse la stricte sphère des échanges marchands : « le fait que mon entreprise grandisse ici et pas ailleurs engendre des effets positifs sur le territoire » (D10). Ces éléments légitiment la volonté du dirigeant d’influencer les décisions publiques en passant par les réseaux.
27La proposition 1 de la recherche est partiellement validée. L’existence d’un sentiment fort d’appartenance des dirigeants d’entreprises, combinée à un encastrement social au sein des réseaux économiques locaux, apparaît comme une condition nécessaire à l’empowerment territorial. Pour autant, ces conditions individuelles ne peuvent s’évaluer indépendamment des contextes territoriaux qui guident l’action collective des dirigeants d’entreprise. À ce titre, la Bretagne peut être considérée comme un territoire à part du fait d’une construction sociohistorique bâtie autour d’une identité régionale forte (Simon et Le Gall, 2012 ; Sainclivier, 2004). L’expression d’un sentiment d’appartenance au territoire se traduit par une densité élevée de collectifs, comme les clubs et réseaux structurés (Marinos, 2015). Leurs membres expriment ainsi le besoin de défendre les intérêts de leur territoire et estiment que le réseau constitue un mode d’organisation adéquat pour y parvenir. Le sentiment d’appartenance au territoire des dirigeants et leur encastrement social au sein des réseaux locaux ne sont donc pas automatiques, mais liés aux caractéristiques des territoires. Une analyse plus fine des contextes territoriaux susceptibles de favoriser l’empowerment territorial s’avère donc nécessaire.
3.2 – Les conditions territoriales à l’empowerment par les réseaux
28L’action collective, qui passe notamment par l’influence sur les décisions publiques, est facilitée par les réseaux d’entreprises. Ce sont des lieux d’échanges d’informations mais également des lieux de débats où les consensus peuvent déboucher sur des prises de position à propos du projet de territoire. « Seul, il semble bien plus difficile de faire entendre sa voix », (D2). Certains réseaux locaux de dirigeants s’engagent à concilier le développement de leurs entreprises et celui de leur territoire, en interaction avec les pouvoirs publics locaux. Les contextes locaux ne sont cependant pas étrangers à cette capacité à agir.
29D’un côté, les territoires ruraux et de petites villes ne comptent généralement qu’un seul club (voire aucun) dont la responsabilité consiste notamment à représenter les entreprises auprès des élus à une échelle très locale. De l’autre côté, dans les plus grandes villes, ce sont des dizaines de clubs qui évoluent, multipliant d’autant plus les possibilités d’échanges avec les pouvoirs publics. Par ailleurs, chaque collectivité dispose d’un système de gouvernance propre, laissant une fenêtre plus ou moins ouverte aux réseaux locaux.
30En nous appuyant sur des exemples de réseaux issus de notre terrain, nous proposons une typologie qui caractérise différents degrés d’empowerment des dirigeants dans le champ du développement économique (Tableau 2).
Modèle d’empowerment des chefs d’entreprises par les réseaux
Degré d’empowerment par les réseaux | Caractéristiques principales | Exemple de réseaux |
---|---|---|
Nul | Réseaux informels, non structurés, échanges non intermédiés entre élus et chefs d’entreprises | Cas de petites communes, communes rurales |
Faible | Réseaux structurés avec une mission de dialogue avec la collectivité | Locminé Génération Entreprise |
Moyen | Réseaux intégrés aux processus de réflexion et d’élaboration de l’action publique | Réseau ERELE à Lorient |
Fort | Réseaux ayant explicitement des compétences en matière de développement économique local en complément de la collectivité locale | VIPE (comité d’expansion gouverné en majorité par des chefs d’entreprises) à Vannes |
Modèle d’empowerment des chefs d’entreprises par les réseaux
31Le degré nul d’empowerment par les réseaux correspond à une situation d’échanges et de discussions informels entre élus et dirigeants, notamment lors des évènements et des rencontres non planifiées. Dans cette configuration, les dirigeants peuvent se passer des réseaux structurés pour interagir. Ils sont moins présents, parfois inexistants, et ne jouent donc qu’un rôle limité. Les échanges entre élus et dirigeants se font de manière spontanée et sans intermédiation, souvent au hasard d’une rencontre dans un lieu de passage comme les marchés et éventuellement les gares : « Je croise souvent le maire au marché de la ville le samedi matin, ça permet de faire passer des messages » (D20). Le contexte des villes petites et moyennes pourrait favoriser cette forme de sérendipité du fait du nombre relativement restreint de lieux et d’occasions de rencontres plus fréquentes, notamment par rapport aux grands centres urbains. « À force de se croiser, on finit par connaître tout le monde » (D1).
32Un degré d’empowerment faible des dirigeants par les réseaux s’observe dans le cas où leur mission consiste explicitement à échanger avec les collectivités. Ils revendiquent, en tant que représentants des entreprises à l’échelle locale, leur légitimité à intervenir dans les décisions publiques. L’exemple de Locminé, commune située en Morbihan et dont l’aire urbaine compte 8 000 habitants en est une bonne illustration. « Locminé Génération Entreprises », seul club d’entreprises du territoire « réunit des chefs d’entreprise aux compétences diverses et complémentaires, pour réfléchir ensemble à des actions de proximité afin de dynamiser toujours plus notre territoire » (extrait du site internet du club). Au-delà, l’ambition du réseau est de « constituer une force de proposition » pour les élus sans déroger à ses prérogatives : « chacun sa place, nous, on ne fait pas de politique » (D22). Ses membres ont ainsi l’opportunité de « faire part de leurs préoccupations auprès des collectivités territoriales » et « réfléchir à des actions communes permettant de rendre le territoire encore plus attractif » [3]. Dans la même perspective, le « Club des entreprises de Cornouaille », situé dans la région de Quimper en Finistère, souhaite « développer l’activité et les échanges économiques entre les membres et contribuer ainsi au développement de la région de Cornouaille » (extrait du site internet du club) tout en conservant leur mission principale qui est de « promouvoir les intérêts économiques des entreprises ». Les réseaux apparaissent ici comme des interlocuteurs des pouvoirs publics sans toutefois être institutionnellement reconnus par ces derniers, ni prendre directement part à la gouvernance de la collectivité : « on tient à notre indépendance mais ça ne nous empêche pas de nous exprimer sur tel ou tel sujet nous concernant » (D4).
33Un degré moyen se traduit par la mise en place d’une structure de consultation au sein même de la collectivité ou de ses opérateurs. Ce type d’organisation est susceptible de modifier directement l’agenda économique du territoire et de converger vers une vision commune : « l’intérêt des politiques et des réseaux est d’aller chercher les entreprises, de faire venir les entreprises sur le territoire » (D12). C’est par exemple le cas d’ERELE pour « Entreprises et Réseaux de Lorient et ses Environs », dont le président, chef d’entreprise, partage la présidence du Comité d’Orientation Stratégique de l’agence de développement économique avec le Président de l’Agglomération. Ce réseau sous statut associatif réunit près d’une centaine de membres, principalement des entreprises locales mais également les organismes consulaires et d’autres réseaux économiques : « grâce au Comité d’Orientation Stratégique, nous pouvons tous nous retrouver autour de la table pour échanger » (D12). Selon les statuts du réseau, sa mission consiste à « réaliser tous projets et mener toutes actions dans l’intérêt combiné des membres de l’association et du développement responsable et durable de leur territoire ». En outre, l’association exprime « les besoins des acteurs économiques du territoire auprès de toute entité ou institution jouant un rôle en matière d’urbanisme commercial, d’aménagement de zone d’activité, de développement économique et d’encouragement à l’innovation ». Il s’agit précisément de compétences exercées par le niveau intercommunal. Le contexte économique des villes moyennes, comme Lorient, apparaît favorable à l’empowerment des entreprises sur leur territoire par les réseaux (cf. Encadré 1).
Encadré 1 : Des réseaux comme résultat de l’Histoire
34Le cas d’un degré fort correspond à une institutionnalisation par les élus du rôle des réseaux dans les politiques économiques locales avec une délégation de « compétence » aux chefs d’entreprise et à leurs réseaux via un opérateur du développement. Pour illustrer ce contexte, on s’appuiera sur l’exemple de VIPE pour « Vannes Innovation Promotion Expansion », l’agence de développement économique du Pays de Vannes dont le conseil d’administration est composé essentiellement de dirigeants issus du secteur privé. Le Président de l’agence de développement est aussi l’ancien Président du Club Entreprises du Pays de Vannes et la plupart des membres du conseil d’administration occupent une fonction dans les réseaux locaux. La stratégie locale passe dans ce cas par un transfert partiel de la compétence de développement économique à une agence pilotée par les entreprises et leurs réseaux, les services économiques de l’agglomération se recentrant sur la gestion foncière avec la commercialisation et l’aménagement de terrains et de zones d’activité. Le réseau intervient en complément de l’action politique : « VIPE permet de mettre en place des actions que les politiques ont du mal à mener. Il faut que les politiques se rendent compte de l’intérêt à cela » (D19). Ce type de réseaux concourt directement à l’élaboration des politiques publiques menées par les collectivités locales : « Élus et chefs d’entreprises travaillent et décident ensemble des axes stratégiques de développement économique » (statuts de VIPE).
35Ces exemples témoignent de la reconnaissance des pouvoirs publics envers ce type d’organisations : leur présence dans les instances de décision est perçue comme utile à la réflexion et à l’action. À différents degrés, les réseaux exercent un certain pouvoir quant aux décisions publiques qui impactent le territoire, du simple échange informel à la délégation officielle du pouvoir d’agir. L’intégration des chefs d’entreprise à la gouvernance locale leur confère une capacité à négocier avec les porteurs du projet de territoire que sont les collectivités et leurs élus. Dans l’autre sens, certaines collectivités locales s’impliquent elles-mêmes dans les réseaux économiques en leur fournissant des moyens humains et logistiques : le Club Rhuys Réseau d’entreprises, dans la petite commune de Rhuys, et le réseau Locminé Génération Entreprise dans le Morbihan sont par exemple tous deux animés par des chargés de mission ayant le statut d’agent public de la collectivité.
36La proposition 2 de la recherche est validée. Au-delà des seules conditions individuelles, les investigations menées sur différents territoires au niveau infrarégional permettent de définir les contextes locaux favorables à l’empowerment territorial des dirigeants d’entreprises par les réseaux. Selon des modes différenciés (directs versus intermédiés ; gouvernance officielle versus officieuse ; objectifs déclarés versus non déclarés des réseaux…), les réseaux et clubs participent au développement des capacités des entreprises à maîtriser leur destin et celui de leur territoire. Leur intermédiarité procure aux dirigeants un cadre d’échange avec les décideurs publics qui varie en fonction du contexte local. Il ne faut cependant pas négliger d’autres variables susceptibles d’influencer le rôle donné aux réseaux comme la culture politique d’ouverture ou la volonté d’envoyer un signal positif aux acteurs économiques concernés.
Conclusion
37Ces travaux contribuent à expliquer le processus par lequel le « pouvoir d’agir » s’acquiert et s’active par le biais de communautés. Nos résultats ont précisément permis d’exposer les conditions favorables, qu’elles soient individuelles ou collectives, à l’empowerment territorial des dirigeants d’entreprise. L’attachement au territoire, lorsqu’il s’accompagne d’une volonté de prendre part à l’écosystème local, favorise l’émergence de réseaux ayant notamment comme objectif d’agir dans le processus d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques. En nous appuyant sur plusieurs cas de territoires, nous avons mis au jour des configurations d’empowerment territorial qui révèlent des degrés d’intensité variés d’implication des réseaux d’entreprises dans l’action publique locale. Nous contribuons ainsi à mettre en évidence la diversité des écosystèmes territoriaux par de nouvelles formes participatives de gouvernance (Torre et Chia, 2017).
38Bien que les processus d’identification et d’appropriation des politiques publiques et des projets territoriaux soient nécessaires à l’adoption d’une gouvernance territoriale incluant les acteurs économiques locaux, il ne faut pas pour autant négliger l’ambiguïté des relations entre entreprises et décideurs publics. L’implication de dirigeants et de leurs réseaux dans la conception des programmes publics (le design policy) peut, par exemple, intervenir en raison d’ambitions électorales (Kriesi et al., 1992). À ce titre, B. Jouve (2006 : 12) attire l’attention sur les dérives possibles d’un empowerment discriminatoire : « on peut craindre que l’empowerment légitime la césure entre les communautés qui gagnent et celles qui perdent ». Cela interroge les circuits de décision conduisant à intégrer certains acteurs et à en évincer d’autres du processus, et renvoie à la nécessité de transparence dans l’exercice du pouvoir, y compris local. En d’autres termes, les liens unissant pouvoirs politiques et réseaux économiques doivent être connus des citoyens. Cette « prise de pouvoir » par les réseaux pose la question de leur disposition à agir comme des groupes de pression, c’est-à-dire pour des intérêts particuliers et au détriment de l’intérêt général et du développement local. Une proximité excessive entre milieux politiques et milieux des affaires peut en effet conduire au clientélisme politique (Briquet, 1998), voire à des pratiques extralégales (corruption, collusion).
39Au demeurant, il semble nécessaire de rappeler que l’objet de cette recherche ne visait pas à déterminer un degré optimal d’empowerment par les réseaux locaux. Notre ambition ne consistait pas non plus à analyser l’impact spécifique de l’empowerment sur l’efficacité de l’action publique ni de louer les vertus d’une plus grande proximité entre les pouvoirs politiques et économiques. Suivant une perspective compréhensive, nous avons plutôt proposé d’interpréter le rôle des réseaux, comme interfaces et comme contributeurs indirects de la fabrication de l’action publique, avec et par les dirigeants d’entreprise. Cette recherche poursuivait enfin l’objectif de renforcer la connaissance des dynamiques territoriales, nous avons, en ce sens, souligné la réalité d’un phénomène à l’œuvre à l’échelle locale, celle du territoire du quotidien (Di Méo, 1996).
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Mots-clés éditeurs : empowerment, gouvernance, dirigeants, réseaux d’entreprises, développement territorial
Date de mise en ligne : 25/10/2018
https://doi.org/10.3166/ges.2018.0004Notes
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[1]
Depuis 1982, trois actes de décentralisation se sont succédé en France. L’Acte 1 reconnaît explicitement le pouvoir régional avec la promotion de la région en collectivité territoriale à part entière. L’Acte 2 est une réforme constitutionnelle qui pose le principe d’organisation décentralisée de la République. L’Acte 3 recouvre une série de réformes adoptées à partir de 2013 dont la loi NOTRe (Loi portant sur la Nouvelle Organisation Territoriale de la République)
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[2]
Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles
-
[3]
Extrait du site internet de Locminé Génération Entreprises