Couverture de GES_191

Article de revue

Le développement territorial à l’épreuve de la transition énergétique. Le cas du bois énergie

Pages 109 à 131

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : jeoffrey.dehez@irstea.fr
  • [1]
    À la période où cette recherche fut initiée, la fédération nationale du bois estimait que la production totale de bois énergie avoisinait les 40 millions de m3, dont près de 80 % étaient consommés par les particuliers (pour le bois bûche notamment). Une très large majorité de ces volumes était (et reste) échangée hors marché.
  • [2]
    En 2012, le bois énergie représentait selon FranceAgrimer (2012) environ la moitié (44 %) de la contribution totale des EnR à la consommation énergétique totale française. Cette contribution, estimée alors à 8,8 % du bouquet énergétique total, devra monter jusqu’à 23 % afin d’atteindre les objectifs fixés par l’État dans le cadre de son plan d’action national. Le bois énergie apparaît comme la principale source d’EnR supplémentaire à développer (grosso modo la moitié du potentiel total de la biomasse), en particulier dans le secteur du chauffage (FranceAgrimer 2012).
  • [3]
    Source : http://www.territoires-energie-positive.fr/reseau, consulté le 21/10/2016.
  • [4]
    En définitive, une quinzaine d’entretiens ont été réalisés auprès d’acteurs tels que des gestionnaires de chaufferies (énergéticiens, industriels, collectivités), des responsables de circuits d’approvisionnement (propriétaires, exploitants forestiers, coopératives…), des animateurs de projets ou des institutionnels (ADEME, Conseil généraux et régionaux, cellule biomasse…).
  • [5]
    La cogénération est un procédé technique par lequel la production de chaleur des chaufferies alimente des turbines qui produisent de l’électricité. Cette électricité est revendue par les producteurs, suivant des tarifs fixés à l’avance dans le cadre d’appel de la CRE (Commission de Régulation de l’Énergie).
  • [6]
    Les motivations ne semblent pas analogues non plus. Si la logique d’autoconsommation de ces produits joints (déchets) est effectivement présente chez certains industriels, on ne trouve pas (ou très peu) de tentatives de diversification, notamment chez les scieurs qui auraient pourtant une occasion d’ajouter un nouveau débouché à leurs produits (sciures, chutes de bois) habituellement utilisés par les fabricants de papier ou de panneaux.
  • [7]
    L’implication des CUMA dans le bois énergie n’est pas nouvelle (Tritz 2012), mais c’est l’ampleur de la mobilisation qui est ici remarquable.
  • [8]
    Comme l’a résumé un des acteurs rencontrés : « la région et l’ADEME aiment bien travailler avec nous parce que, lorsqu’on leur apporte des dossiers, ce sont des dossiers sur lesquels a priori on va aller au bout » (entretien CG24, 2013).
  • [9]
    Comme le projet Bioraffinerie labellisé par le pôle Xylofutur à la fin des années 2000.
  • [10]
    Créée dans le prolongement de la loi de modernisation et de développement du service public de l’électricité (votée le 10 février 2000), la CRE organise des appels d’offres pour l’achat de l’électricité produite à partir d’EnR. Entre 2004 et 2011, quatre appels d’offres ont été publiés à destination des équipements industriels de très grande puissance.
  • [11]
    Laquelle survient 10 ans après les tempêtes Martin et Lothar qui, en décembre 1999, avaient déjà fait des dégâts considérables.
  • [12]
    Après la tempête de 2009, une note stratégique de la Cellule biomasse préconise par exemple qu’« un développement du bois énergie sur la ressource pin maritime n’est pas envisageable » et que « L’utilisation des rémanents est un gisement (…) à la destination des trois seules chaudières papetières » (source : Cellule biomasse aquitaine).
  • [13]
    Le parallèle avec l’exemple de la Mamona au Brésil cité par Courlet et Pecqueur (Courlet et Pecqueur 2013) est, de ce point de vue, assez marquant : considérée à l’origine comme une mauvaise herbe par les paysans, cette plante est « révélée » en étant transformée en huile végétale pour la production de biodiésel.
  • [14]
    L’exploitation de la chaufferie de l’hôpital de Périgueux, un des plus gros consommateurs du département, a ainsi été déléguée à un énergéticien privé. Dans les villes, le faible intérêt des maîtres d’ouvrage pour le volet énergétique est un constat récurrent (voir à ce sujet le dossier spécial de la Gazette, « Écoquartier : l’efficacité énergétique en débat », mai 2011).
  • [15]
    Cette diversité des représentations est assez proche de ce que Chevallier, Dellier et al. (2014) ont constaté dans leur étude sur les circuits courts agricoles.
  • [16]
    Lors de l’examen de la Loi Grenelle I, les débats parlementaires qui ont accompagné l’article 29 (forêt) sont, à ce titre, assez représentatifs. Ainsi, l’amendement n° 236 discuté au Sénat en janvier 2009 visant à « accroître la proximité entre la production et la distribution de bois » été finalement retiré au motif que celui-ci était « malheureusement incompatible avec les règles du commerce international, car (il) discrimine les productions selon un critère de proximité géographique ».
  • [17]
    Notons qu’une certification existe déjà via le label Chaleur Bois Qualité Plus (CPQ+).
  • [18]
    La densité thermique est une unité de grandeur relative au dimensionnement des réseaux. Elle se calcule à l’aide de la quantité d’énergie transportée et de la longueur du réseau. Elle est généralement (mais pas systématiquement) plus faible en zone rurale où l’habitat est dispersé.
  • [19]
    Pour un responsable du Conseil général : « On ne pouvait plus porter des règles de structure qu’on ne pilote pas. Politiquement, les élus ont dit « stop, on arrête les bêtises » et techniquement, c’est pareil » (Entretien CG 24, 2013)

Introduction

1 L’enjeu d’un recours accru aux énergies renouvelables (EnR) est souvent appréhendé à l’aune du vocable de la transition. Cette tendance est perceptible au niveau politique, avec notamment le dernier exemple de la loi sur « La transition énergétique pour la croissance verte » (août 2015). Elle l’est également dans le champ scientifique où les approches en termes de sustainability transition, fortement influencées par un cadre d’analyse des dynamiques de changement fondé sur la coévolution des technologies et des sociétés (Geels 2002), occupent une place croissante (Kern et Smith 2008, Markard, Raven et al. 2012). Plusieurs auteurs ont toutefois pointé la relative faiblesse de la sustainability transition à intégrer la dimension spatiale et préconisent d’accorder plus de place à l’effet des configurations et des singularités socio-spatiales (Coenen, Benneworth et al. 2012, Murphy 2015). Pour autant, ces propositions d’ouverture à l’espace peinent toujours à incorporer une logique de développement (économique) territorial : la priorité reste centrée sur l’analyse des changements de régime sociotechnique dans une perspective de développement durable. Parcourant en quelque sorte un chemin inverse, d’autres travaux ont tenté d’analyser plus finement le rôle des préoccupations environnementales dans les recherches sur le développement régional (Bridge 2002, Gibbs 2006) en partant du constat que nombre des activités humaines étudiées à cette occasion (transport, résidentiel, agriculture...) avaient un impact à tout le moins ambigu sur l’environnement et les ressources naturelles (Gibbs 2006, Torre et Zuindeau 2009). La mise en perspective de ces deux grilles d’analyse met en lumière une question de recherche particulièrement originale et féconde, à savoir l’articulation entre le développement territorial et la transition énergétique. Dans cet article, nous proposons d’y réfléchir en nous fondant sur le cas du bois énergie.

2 Le bois énergie est un type de biomasse valorisé pour produire de l’électricité et, surtout, de la chaleur. Les utilisateurs potentiels sont des particuliers (chaudières individuelles à bois), des industriels (pour le chauffage et le séchage) ou des collectivités (réseaux de chaleur ou chaufferies dédiées au sein de bâtiments publics). L’éventail des produits est lui-même assez large. Il recouvre le bois bûche, les plaquettes, les granulés, les déchets et les rémanents de l’exploitation forestières. Quelques grands circuits de production sont identifiés. Le bois bûche, les rémanents et les plaquettes proviennent de l’exploitation des forêts. Les déchets (sciures, écorces) sont issus de l’industrie du bois (scieries) ou du bâtiment (palettes). Enfin, des agriculteurs ou des gestionnaires d’espaces verts peuvent exploiter des boisements marginaux ou des haies bocagères (Tritz 2012). Ces éléments donnent une première idée de la variété des configurations à l’œuvre mais laissent aussi présager de la difficulté à retracer les flux (physiques et financiers) dans un secteur aux contours mal définis [1]. Ils annoncent également une caractéristique essentielle du bois énergie : contrairement aux autres énergies renouvelables, l’activité doit trouver à s’articuler avec une filière économique bois-papier qui consomme potentiellement la même ressource, ce qui soulève fréquemment des craintes sur les conflits d’usages (Alexandre 2012). Et pourtant, le bois énergie constitue une des principales sources d’énergie renouvelable en France et les projections à son sujet sont réellement ambitieuses [2]. On le décrit généralement comme une ressource abondante (IFN 2005, FranceAgrimer 2012) dont il s’agit d’accroître le plus possible la mobilisation grâce à des soutiens sur l’offre (aides pour la mobilisation) mais aussi, et surtout, sur la demande (aides à la construction de chaufferies, tarifs d’achats d’électricité, etc.). Si l’action publique se révèle pour le moins tâtonnante (Tabourdeau 2014), elle reste néanmoins révélatrice d’un secteur auquel on prête la vertu de pouvoir concilier, sous certaines conditions, les intérêts du développement local et ceux du développement durable (Conseil général de l’alimentation de l’agriculture et des espaces ruraux 2011). La proximité de l’approvisionnement constitue un élément clef de l’argumentaire : exploiter le bois des forêts proches des chaufferies assurerait des revenus et des emplois à l’économie locale tout en réduisant l’impact carbone de l’approvisionnement énergétique. De plus, le bois énergie pourrait remettre en gestion des forêts actuellement peu ou mal entretenues, ce qui permettrait à la fois de réduire certains risques pour les peuplements forestiers (maladies, incendies…) et de répondre à des objectifs d’aménagement du territoire.

3 Nous pensons qu’une telle convergence entre les objectifs et processus du développement territorial, d’une part, et ceux de la transition énergétique, d’autre part, ne va pas nécessairement de soi et que les conditions de la territorialisation d’une énergie renouvelable doivent être attentivement examinées. Dans cet article, nous proposons de le faire à travers le cas du bois énergie qui se révèle particulièrement illustratif de l’articulation entre ces enjeux multiples. Nous croiserons deux grilles d’analyses jusqu’à présent peu utilisées dans le domaine des EnR : celle sur les ressources spécifiques (Collectis et Pecqueur 1994) et celle sur les proximités (Pecqueur et Zimmermann 2004). Après un rappel des principaux repères théoriques et des liens qu’entretiennent ces deux approches l’une avec l’autre (chapitre I), nous présentons une application à la région Aquitaine, en nous focalisant sur les chaufferies des industries et celles des collectivités. Le volet empirique s’appuie sur un matériau original constitué pour les besoins de cette étude, qui rassemble des données quantitatives et qualitatives. Sur cette base, nous montrons tout d’abord la diversité des trajectoires suivies en Aquitaine, ainsi que les particularités de cette région. L’analyse est approfondie à l’aide d’une lecture détaillée de plusieurs expériences de développement territorial sur le bois énergie (chapitre II). Si nous relevons des processus assimilables à la création de ressources spécifiques élaborées autour de diverses relations de proximité, nous décelons néanmoins une possible opposition entre la territorialisation qui en découle et la prise en compte de certains objectifs environnementaux (chapitre III). Au-delà de l’impact potentiel sur le devenir de ces expériences, cette opposition conduira à discuter plus généralement de la forme que pourrait revêtir la transition énergétique dans les schémas sur le développement territorial.

1 – Quelle lecture territoriale pour le bois énergie ?

1.1 – La création de ressources spécifiques

4 Les recherches sur la spécificité sont étroitement liées aux stratégies de différenciation, un des enjeux étant d’identifier les caractéristiques intrinsèques d’une production lui permettant de se différencier durablement des autres et d’éviter ainsi une concurrence stricte par les prix et les coûts. Les travaux sur les produits agricoles de qualité et d’origine s’inscrivent dans cette logique, en supposant que les liens entre produits et territoires confèrent aux entreprises locales un avantage comparatif. Pour structurer cette démarche, une grille d’analyse s’est constituée autour de la double distinction entre, d’une part, les actifs et les ressources et, d’autre part, le caractère générique ou spécifique de ceux-ci (Collectis et Pecqueur 1994). La première distinction est avant tout celle d’un état : les actifs sont des facteurs « en activité », c’est-à-dire mobilisés dans des processus de production, tandis que les ressources demeurent à un stade « latent », c’est-à-dire doivent être « révélées » (Colletis et Pecqueur 2005). La seconde distinction renvoie directement à la notion de spécificité. Les ressources et actifs génériques sont pleinement dans le marché, au sens où ils sont parfaitement transférables et substituables sur la base de leur prix relatif. A contrario, la spécificité conférerait une valeur nouvelle à la ressource ou à l’actif, laquelle ne se résumerait plus à une valeur d’échange (synthétisée par les prix de marché) mais dépendrait étroitement du système productif auquel il ou elle participe. À partir de là, quatre combinaisons sont théoriquement possibles (ressource générique ou spécifique, actif générique ou spécifique) avec des passages possibles de l’une à l’autre. On parle alors de processus « d’activation » ou de « spécification » plus ou moins réversibles. De telles transformations soulignent le caractère éminemment dynamique du raisonnement qui se réfère plus à une logique de « valorisation » que « d’allocation » des facteurs (Landel et Senil 2009).

5 Les ressources spécifiques sont plus délicates à cerner. Contrairement aux actifs, elles n’existeraient qu’à l’état virtuel, ne seraient pas commensurables et ne s’exprimeraient pas par les prix. De plus en plus, elles sont envisagées sous des formes immatérielles inhérentes à l’organisation des agents (Martin, Reboud et al. 2014), autrement dit comme « l’expression d’un processus cognitif engagé lorsque des acteurs, ayant des compétences différentes, produisent des connaissances nouvelles afin de résoudre un problème donné » (Colletis et Pecqueur 2005, p. 56). Pour cette raison, l’élaboration des ressources spécifiques serait le résultat d’une histoire longue, d’une accumulation de savoir, d’un apprentissage collectif. Alors que les actifs pourraient théoriquement être transférés (avec des coûts potentiellement élevés), les ressources spécifiques, elles, seraient définitivement liées au territoire. Ce sont elles qui ancrent les entreprises et les acteurs aux lieux en rendant « les firmes moins nomades » (Bouba-Olga, Carrincazeaux et al. 2008).

6 À première vue, le bois énergie (une fois exploité et transformé) s’apparenterait plutôt à un actif. Son caractère plus ou moins spécifique dépendrait de la propension à être utilisé indifféremment dans n’importe quelle chaufferie (sous réserves de contraintes techniques mais aussi de son prix) ou, au contraire, à être destiné à des équipements et projets dédiés. Les ressources susceptibles de lui conférer cette spécificité ne sont pas données a priori. Elles sont construites par les acteurs, via les relations sociales et les modes de coordination que ceux-ci établissent entre eux. C’est justement le champ privilégié de l’économie des proximités.

1.2 – Les apports de l’économie de la proximité

7 Les travaux se revendiquant de l’économie de la proximité ont pour objet d’étudier les conditions de rapprochement qui facilitent les échanges économiques entre les individus (Chevallier, Dellier et al. 2014). Une ligne de force réside dans l’idée (double) que, d’une part, l’éloignement entre les acteurs n’est pas que géographique mais aussi relationnel et que, d’autre part, les relations entre les agents ne reposent pas exclusivement sur des facteurs marchands (Bouba-Olga, Carrincazeaux et al. 2008). Diverses typologies ont été conçues pour analyser cette variété des formes d’échanges (Chevallier, Dellier et al. 2014). Dans cet article, nous adoptons la position qui consiste à distinguer les proximités géographiques, organisationnelles et institutionnelles (Olivier et Wallet 2005, Requier-Desjardins 2009). La première se réfère à l’éloignement physique entre les acteurs, en termes de distance, de temps ou de coût de transports. La deuxième exprime des similitudes et des rapprochements au sein des organisations et des techniques de production, le partage d’équipements ou de savoir-faire productifs. La troisième traduit une logique d’appartenance à travers des valeurs, des motivations et des représentations communes. Ces valeurs constituent des repères que les acteurs peuvent mobiliser en situation d’incertitude.

8 Plusieurs auteurs ont tenté de jeter des ponts entre les travaux sur la proximité et ceux sur les ressources spécifiques, la question étant de savoir si les différents types de proximité contribuent (ou pas) à créer des ressources spécifiques. Cette création est généralement associée à la proximité institutionnelle qui « favorise la mise en place de repères et de références communes dans la perspective d’une action collective » (Colletis et Pecqueur 2005). Dans cette perspective, Olivier et Vallet (2005) ont justement décrit des « processus de spécification » qui « caractérisent des territoires ayant la capacité de se doter de modes de coordination permettant, par une grande souplesse dans le déploiement des ressources, la démultiplication des potentiels de ressources complémentaires » (p. 86). Cependant, l’intérêt porté aux proximités organisationnelles et institutionnelles a aussi fait l’objet de critiques de la part d’auteurs regrettant une tendance à minimiser, voire à occulter, le rôle de la proximité géographique (Requier-Desjardins 2009). Pour la biomasse, la proximité géographique continuera certainement à jouer un rôle important car les caractéristiques physiques du bois et les contraintes de transports restent des facteurs clefs de son utilisation (Poinsot 2012, Tritz 2012). De même, l’éventail des acteurs impliqués dans cette « coordination située » ne doit pas être abordé de façon trop restreinte.

1.3 – La construction territoriale sous le regard croisé de l’offre et la demande

9 Dans ses travaux sur les ressources spécifiques, Pecqueur (2001) nous rappelle que « la construction d’une offre spécifique par des acteurs locaux ne tient pas seulement aux stratégies de ces acteurs, aux coordinations entre producteurs ou encore aux processus d’innovation et d’apprentissage » et que « cette offre résulte également de la demande pour ces produits » (p. 39). Néanmoins, force est de constater que la plupart des études s’inscrivant dans cette veine se focalisent souvent sur le secteur productif, les entreprises et les acteurs en charge de l’animation (Courlet et Pecqueur 2013). Malgré les enseignements incontestables qui en ressortent, il nous semble qu’il y a un risque à n’aborder la construction territoriale que par le prisme de l’offre. Cela est vrai aussi dans le domaine des EnR où le soutien à la consommation demeure une composante incontournable de l’action publique (Tabourdeau 2014) et que certains projets sont bâtis sur des objectifs et des attentes ambitieuses de la part des usagers. Tel est notamment l’esprit du réseau des Territoires à énergie positive (TEPOS), institué en 2011, qui rassemble des territoires ruraux ayant le souhait « de réduire leurs besoins d’énergie au maximum, par la sobriété et l’efficacité énergétiques, et de les couvrir par les énergies renouvelables locales » [3]. Dans ces démarches, l’autonomie et l’indépendance énergétique exprimées par la demande sont des valeurs fortes qui font de la proximité entre lieux de production et lieux de consommation une condition incontournable du développement.

10 Dans une perspective similaire, l’intérêt de croiser l’offre et la demande a été souligné par Requier-Desjardins (2009) pour analyser l’ancrage territorial et les processus de qualification par la demande, conformément aux travaux de Lancaster (1966). L’auteur propose une définition du territoire, comme un « espace – spécifié -, au sens de la présence d’un actif spécifique, à savoir la caractéristique territoriale résultant d’un accord entre consommateurs et producteurs ». Ce dernier reconnaît toutefois qu’une telle approche a plus de chance de s’appliquer à la demande de bien de consommation finale (tourisme, produits de qualité) et, sans la rejeter pour autant, s’interroge sur la difficulté qu’il y aurait à l’étendre à des biens de consommation intermédiaire, ce qui est le cas du bois énergie.

2 – Le bois énergie sur les chemins de la construction territoriale

11 Au moment de la réalisation de cette étude, il n’existait pas de suivi exhaustif sur les chaufferies industrielles et collectives implantées en Aquitaine. Ce constat, déjà formulé dans d’autres régions françaises (Poupeau et Schlosser 2010, Tabourdeau 2014), nous a conduits à réaliser notre propre état des lieux en nous rapprochant des organismes qui suivaient, de façon plus ou moins régulière, l’installation des équipements : la direction régionale de l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME), la cellule biomasse Aquitaine et la Direction Régionale de l’Alimentation de l’Agriculture et de la forêt (DRAAF). Après examen des dossiers d’installation, homogénéisation, validation des données et élimination des doublons, nous obtenons un échantillon final de 111 observations. Sans prétendre à l’exhaustivité totale, ce recensement offre une vision suffisamment large du déploiement du bois énergie en Aquitaine. Compte tenu des pratiques de recensements, de la confidentialité de certaines informations et des objectifs de notre étude, les variables retenues pour décrire les observations ont été la consommation et le type de produit utilisé, la destination de l’énergie, les porteurs du projet, la date d’installation, l’émargement à un système d’aide et la localisation. L’analyse de la base de données a permis de retracer les grandes tendances du développement du bois énergie (à usage industriel et tertiaire) ces trente dernières années, mais aussi d’identifier des situations tout à fait singulières. Afin de mieux cerner cette diversité, nous avons complété la lecture quantitative par deux séries d’entretiens semidirectifs. La première série visait les acteurs impliqués dans le déploiement du bois énergie en région. Cet exercice a permis de retracer des liens entre plusieurs installations, laissant entrevoir des expériences originales de constructions territoriales. La seconde série d’entretiens a été centrée sur ces organisations [4], dont nous donnerons par la suite trois exemples : le Plan Bois Énergie de la Dordogne, la valorisation des souches par la filière bois papier landaise et le Syndicat Mixte Interterritorial du Pays Haut Entre deux Mers. À elles seules, ces trois initiatives regroupent plus du tiers des chaufferies de notre base (36 sur 111). Elles offrent des visions variées du BE, tant au niveau des usages qui en sont fait (industriel, tertiaire), que des organisations et des acteurs impliqués (public, privé) ou encore de la taille des projets (échelle géographique, puissance installée, volume consommé).

2.1 – La diversité des trajectoires en Aquitaine

12 En 2012, la consommation annuelle de bois énergie en Aquitaine, estimée à partir de notre base de données, dépassait le 1,2 million de tonnes (tous produits confondus) pour une puissance totale de 236 mégawatts. Cette consommation était fortement concentrée dans le secteur industriel (tableau 1).

Tableau 1

Répartition de la consommation en biomasse forestière selon les usages, en Aquitaine (2012)

Tableau 1
Usages Effectifs Puissance installée (MW) Consommation (tonnes) Chaufferies industrielles Cogénération 2 84 654 400 Autres chaufferies industrielles 24 98 492 833 Chaufferies collectives 85 54 75 377 Total 111 236 1 222 610

Répartition de la consommation en biomasse forestière selon les usages, en Aquitaine (2012)

Source : recensement et estimation des auteurs

13 Les 26 chaufferies industrielles de notre échantillon réalisaient près de 96 % de la consommation totale, soit près de 1,15 million de tonnes bois par an. À l’époque, le jeu se concentrait entre quelques très gros acteurs puisque les cinq plus grosses chaufferies industrielles (sur les 26 précédentes) consommaient les trois quarts environ de la biomasse forestière annuelle, tandis qu’à elles seules, les deux usines de cogénération [5] en captaient près de la moitié. Bien que plusieurs secteurs d’activité soient concernés (tableau 2), nos données confirment que ce sont bien les entreprises de la filière bois papier qui consommaient la majorité de la ressource, en particulier les entreprises localisées au sein du massif des Landes de Gascogne (carte 1). Ainsi, neuf chaudières adossées à des firmes de la filière bois dans ce massif représentaient près de 73 % de la consommation totale du bois énergie en Aquitaine.

Carte 1

Localisation des chaudières à bois industrielles et tertiaires en Aquitaine (2012)

Carte 1

Localisation des chaudières à bois industrielles et tertiaires en Aquitaine (2012)

14 Comparé à d’autres développements du bois énergie en France (Poupeau et Schlosser 2010, Tabourdeau 2014), l’équipement en chaudière biomasse des industriels aquitains est un phénomène relativement récent, puisque la majorité des entreprises (y compris dans la filière bois) n’y auraient eu recours qu’à partir du milieu des années 2000 (cf. figure 1) [6].

Figure 1

Évolution historique des installations de chaudières à bois industrielles et tertiaires en Aquitaine (1984-2012)

Figure 1

Évolution historique des installations de chaudières à bois industrielles et tertiaires en Aquitaine (1984-2012)

Source : recensement et estimation des auteurs

15 Cet investissement est pour partie lié à l’application des dispositifs de soutien (cf. ci-après), mais pas seulement. En effet, plusieurs usines (cinq dans notre échantillon, représentant une consommation annuelle de 340 000 tonnes) ont investi sans avoir recours aux aides, ce qui témoigne d’une stratégie interne autonome. L’examen des approvisionnements confirme par ailleurs la particularité et l’organisation des entreprises de la filière bois, qui semblaient avoir privilégié des types de biomasse dont elles maîtrisaient a priori les circuits de production (tableau 2, page suivante).

16 Ainsi, les centrales de cogénérations (des usines de trituration de pâte à papier) ont diversifié au maximum leurs matières premières en utilisant notamment les rémanents de l’exploitation forestière, dont elles sont par ailleurs les seules destinatrices (cf. ci-après). Les fabricants de panneaux se sont plutôt tournés vers les déchets industriels banaux (DIB), les scieurs et les menuisiers vers les connexes, autrement dit des produits que chacun avait déjà coutume d’utiliser, au-delà du chauffage, comme matière première dans la fabrication de ses produits. A contrario les entreprises extérieures à la filière bois (bâtiment, aéronautique…) ayant fait le choix du BE, ont eu plus que les autres recours aux plaquettes forestières (voire aux déchets agricoles pour l’agriculture), matériau dont l’origine est moins précise. Cette structuration de l’approvisionnement annonce le poids significatif de la proximité organisationnelle dans le développement du BE, point sur lequel nous reviendrons un peu plus loin.

Tableau 2

Compositions des approvisionnements en biomasse forestière dans les industries d’Aquitaine (2012)

Tableau 2
Approvisionnement Produits forestiers Connexes Granulés DIB Autre Total Papier-chimie (2 obs) 41 % 38 % 0 % 16 % 5 % 100 % Panneaux (2 obs) 30 % 35 % 0 % 35 % 0 % 100 % Scierie, menuiserie (9 obs) 36 % 62 % 0 % 2 % 0 % 100 % Autre industrie, hors agriculture (2 obs) 79 % 0 % 0 % 21 % 0 % 100 % Agriculture (9 obs) 9 % 0 % 0 % 65 % 26 % 100 %

Compositions des approvisionnements en biomasse forestière dans les industries d’Aquitaine (2012)

Source : recensement et estimation des auteurs

17 En comparaison de l’industrie, la consommation des chaudières utilisées par les collectivités et le tertiaire est nettement moindre : avec un peu plus de 75 000 tonnes par an, elles représentaient en 2012 à peine 6 % de la consommation régionale (tableau 1). En outre, si le rythme d’installation des équipements s’est à peu près maintenu jusqu’à aujourd’hui, la nature des projets a, elle, significativement évolué. Après une dynamique largement impulsée par les implantations en zones rurales, notamment en Dordogne (tableau 3), c’est la mise en place de réseaux de chaleur dans les grandes villes qui domine ces dernières années.

Tableau 3

Répartition des chaufferies bois (dans l’industrie et le tertiaire) par département en Aquitaine (2012)

Tableau 3
Effectif Puissance installée (MW) Consommation (tonnes) Industriel Collectif Total Ensemble Industriel Collectif Total Dordogne 3 40 43 32 20 206 39 340 59 546 Gironde 9 22 31 112 629 182 23 119 652 301 Landes 7 18 25 69 432 368 3 208 435 576 Lot et Garonne 5 2 7 18 45 477 6 188 51 665 Pyrénées Atlantiques 2 3 5 5 20 000 3 522 23 522 Total 26 85 111 236 1 147 233 75 377 1 222 610

Répartition des chaufferies bois (dans l’industrie et le tertiaire) par département en Aquitaine (2012)

Source : recensement et estimation des auteurs

18 Depuis 2005, les installations en zones urbaines sont ainsi quasiment toujours plus nombreuses que celles des zones rurales (27 unités contre 22 sur la période 2005-2012), avec un différentiel encore plus marqué au niveau des consommations. La tendance a connu un pic en 2011 et 2012 avec des consommations à plus de 18 000 tonnes de bois par an en ville contre 600 tonnes en 2011 et 7 000 tonnes par an en 2012 en zone rurale. En 2012, quatre des cinq chaufferies urbaines étaient situées dans des villes de plus de 20 000 habitants (carte 1).

19 Enfin, en dépit d’une couverture forestière parfois importante, certaines zones en Aquitaine semblent rester à l’écart de ce développement. C’est notamment le cas des Pyrénées Atlantiques où, fin 2012, on ne recensait qu’un très petit nombre de chaufferies en activité (tableau 2). Preuve s’il en est que la proximité géographique d’une ressource a priori disponible (au sens où son usage n’est pas concurrencé par la filière bois) n’est pas une condition nécessaire et suffisante. C’est ce que nous allons vérifier dans les études de cas suivantes.

2.2 – Le plan Bois Énergie du Conseil Général de la Dordogne

20 Dans le paysage aquitain, la Dordogne offre un modèle original bâti autour de petites chaufferies collectives situées en zone rurale (tableau 3).

Tableau 4

Distribution des chaufferies bois dans les collectivités suivant le type de communes (2012)

Tableau 4
Département Communes rurales Communes urbaines Dordogne 28 12 Gironde 9 13 Landes 1 17 Lot et Garonne 2 0 Pyrénées Atlantiques 2 1 Total 42 43

Distribution des chaufferies bois dans les collectivités suivant le type de communes (2012)

Source : recensement et estimation des auteurs

21 Avec 44 % de la surface totale (source : institut forestier national), la forêt est bien présente sur ce département même si elle apparaît à certains égards sous-exploitée. De nombreuses parcelles sont en effet occupées par des taillis de châtaigniers dépérissant, dont l’exploitation est aujourd’hui jugée peu rentable eu égard aux débouchés industriels standards. Néanmoins, la Dordogne conserve une activité industrielle non négligeable avec de multiples scieries (Direction régionale de l’alimentation de l’agriculture et de la forêt 2015). Une autre particularité de ce territoire réside dans le rôle tenu par l’agriculture : en plus des entreprises de travaux forestiers (ETF) classiques, un grand nombre de coopératives d’utilisation du matériel agricole (CUMA) interviennent sur la gestion des bois [7].

22 Dès le départ, le développement du bois énergie en Dordogne s’inscrit dans un cadrage institutionnel fort, sous l’impulsion du Conseil général qui répond au premier Plan Bois Énergie Développement Local (PBEDL) lancé par l’ADEME en 1994. Cette démarche est relativement pionnière puisqu’à l’époque la Dordogne est le seul département de la région à émarger au PBEDL. Défendant des valeurs telles que le développement économique et la lutte contre la précarité énergétique dans les territoires ruraux, le Conseil général endosse un rôle d’animateur et de coordinateur : il identifie les zones d’installations potentielles de chaudières et met en relations l’ensemble des partenaires, des collectivités aux bailleurs de fonds en passant par des bureaux d’études et des opérateurs de l’approvisionnement. Tandis que l’ADEME apporte un soutien technique et financier (les communes financent l’investissement mais bénéficient de subventions), le Conseil général signe en 1997 une convention avec la fédération départementale des CUMA lui permettant d’associer environ 200 d’entre elles. Ces coopératives représentent un maillon essentiel dans l’organisation de l’approvisionnement. Elles assurent un maillage dense du territoire pour la mise en place de circuits courts : elles exploitent le bois, le transforment en plaquette et le livrent aux chaudières. Les adhérents des CUMA connaissent parfaitement le tissu socio-économique local, ce qui est un autre atout du point de vue de la proximité organisationnelle. Les CUMA étaient d’ailleurs déjà familières, avant la mise en place du Plan Bois Énergie, avec la production du bois bûche et s’interrogeaient justement sur la possibilité de pérenniser ce complément d’activité. Elles ont d’autant mieux adhéré au projet du Conseil général qu’elles partageaient les valeurs rurales mises en avant par celui-ci, renforçant une proximité institutionnelle qui a fortement contribué à façonner la nature des projets. La première chaufferie entre en fonctionnement en 1997 (figure 1).

23 La démarche se poursuit dans les Plans Bois Énergie suivants. En plus de l’expérience acquise, les compétences locales vont s’élargir grâce à l’appui d’un bureau d’étude spécialisé dans l’Aide à Maîtrise d’Ouvrage (AMO), qui poursuivra son travail jusqu’au milieu des années 2000, contribuant ainsi à une deuxième vague d’installations. Ceci constitue la contribution la plus significative des acteurs de l’énergie au modèle local vu que les industriels (fabricants et exploitants de chaudières) se montrent en général peu intéressés par les équipements de faible capacité. Après une quinzaine d’années de fonctionnement, le plan Bois Énergie de la Dordogne a abouti à l’installation de 40 chaufferies, pour une consommation de 9 000 tonnes de bois par an environ (source : Conseil général de la Dordogne). Cette stratégie s’est appuyée sur l’élaboration progressive d’un savoir-faire original qui englobe l’acquisition de compétences techniques, réglementaires et financières, l’instauration de sessions de formations auprès des personnes chargées d’entretenir les chaudières ainsi que la définition d’un « guide départemental des bonnes pratiques ». Ces ressources cognitives et relationnelles ont progressivement constitué les ressources spécifiques qui ont permis de lever les obstacles au développement du bois énergie et ont trouvé à s’incarner dans un actif (auparavant à l’état de ressource latente) spécifique, le taillis de châtaigner. Ces ressources spécifiques font d’ailleurs l’objet d’une reconnaissance officielle à travers l’obtention du label « Programme d’appui à la coopération thématique des collectives territoriales » (PACT2) octroyé par le Ministère des affaires étrangères sur la thématique « filière bois énergie ». La reconnaissance est tout aussi significative au niveau local puisque le Conseil général de la Dordogne est un des référents du réseau Aquitaine biomasse énergie mis en place par la direction régionale de l’ADEME. Les autres collectivités territoriales, telles que le Conseil régional, se greffent souvent sur les projets portés par le Département [8].

2.3 – La valorisation des rémanents par la filière Landaise

24 Parfois qualifiée de cluster, la filière bois papier Landaise est un secteur économique très structuré sur le plan local (Levy et Belis-Bergouignan 2011). Elle s’organise autour du massif des Landes de Gascogne qui, avec ses 850 000 hectares où domine le pin maritime, est souvent décrit comme la plus grande forêt cultivée d’Europe de l’Ouest (Mora, Banos et al. 2012). Cette proximité géographique de la ressource et des acteurs sur un même territoire a favorisé la constitution de complémentarités et d’interdépendances (organisationnelles) fortes même si le secteur connaît aujourd’hui un important processus de concentration industrielle (Direction régionale de l’alimentation de l’agriculture et de la forêt 2015) tendant à consolider les pouvoirs de marché de quelques très gros consommateurs de bois, en particulier dans le secteur de la chimie et de la papeterie (Mora, Banos et al. 2012). Aujourd’hui, ces mêmes industriels sont les premiers utilisateurs de bois énergie (cf. ci-avant) alors que ce dernier entre théoriquement en concurrence avec l’approvisionnement de leurs matières premières traditionnelles. Cette situation a priori paradoxale peut être décryptée grâce à une lecture territoriale. Comme en Dordogne, la construction s’est accompagnée de la création d’un actif spécifique, ici les souches de Pins maritimes.

25 Au même titre que les branches, les souches sont des rémanents de l’exploitation forestière qui étaient peu voire pas utilisées jusqu’à une période récente. Pour autant, les réflexions concernant leur valorisation ne sont pas nouvelles. Le contexte landais y serait même plutôt favorable avec des sols plats et malléables et une sylviculture très mécanisée. Des expérimentations furent menées dès les années soixante-dix au moment du premier choc pétrolier. À l’époque, celles-ci se heurtent à des difficultés techniques, économiques, sociales et environnementales puisque les chaudières à grille utilisées par les industriels peinent à traiter le sable contenu dans les souches et que les propriétaires sont réticents à utiliser une matière qu’ils ont pour habitude de laisser sur place. Toutefois, s’appuyant sur plusieurs relations fortes au sein du cluster landais, des études ultérieures sont portées par les grands groupes papetiers ou chimistes avec l’aide des coopératives forestières ou le soutien du pôle de compétitivité local [9]. Cette phase initie la constitution d’un savoir-faire scientifique et technique autour des conditions de valorisation des souches ainsi que le début d’une organisation entre des acteurs potentiellement intéressés.

26 Le processus connaît une accélération remarquable à la fin des années 2000 sous le double effet, d’une part, de l’instauration des appels d’offres de la Commission de Régulation de l’Énergie (CRE) [10] et, d’autre part, de la tempête Klaus qui frappe sévèrement le massif landais en janvier 2009 [11]. Les papetiers et les chimistes répondent avec succès au deuxième appel d’offres lancé par la Commission de Régulation de l’Énergie de 2008 leur permettant d’investir dans des chaudières plus performantes (lits fluidisés) de très grosses capacités, tandis que la tempête a contrario a réduit drastiquement le stock de bois sur pied. Ces deux facteurs génèrent des craintes quant à la sécurisation des approvisionnements de la filière bois (et la défense des emplois qui vont avec) et renforcent l’intérêt pour les nouvelles sources de biomasse, dont font partie les souches. Ces idées sont largement partagées et relayées par pouvoirs publics locaux (cellule régionale biomasse, Schéma Climat Air Énergie…) qui posent en conséquence des directives assez contraignantes sur les plans d’approvisionnement [12]. À nouveau, les industriels gascons sont en première ligne pour répondre à ces exigences en s’appuyant sur les réseaux qu’ils ont déjà mis en place pour l’approvisionnement de leurs chaudières. Le volume des débouchés attendus incite des exploitants forestiers à s’équiper en nouveau matériel (désoucheuses) mais seuls les plus gros intervenants ont les capacités (techniques, financières, relationnelles) de mettre en place ces nouveaux segments de la filière, ce qui tend finalement à reproduire les positions dominantes déjà en vigueur. La répartition des rôles entre énergéticiens et industriels s’effectue globalement de la façon suivante : les premiers construisent et entretiennent les chaudières que les seconds se chargent d’alimenter. Au-delà des liens existants entre acteurs, plusieurs éléments concomitants favorisent l’émergence d’un marché d’approvisionnement local autour des souches. Tout d’abord, les dégâts causés par la tempête et les incitations à la replantation obligent les propriétaires, premiers détenteurs de la ressource, à nettoyer leurs parcelles. Cette dynamique est confortée par une autre crise, sanitaire celle-ci : dessoucher apparaît comme une lutte préventive contre une maladie du pin maritime, le Fomes. Enfin, alors que les propriétaires et certains opérateurs questionnent l’impact du dessouchage sur la fertilité des sols (Lesgourgues et Drouineau 2009), les dernières études scientifiques avancent que ce procédé « pourrait avoir un impact limité en termes nutritionnels » et que les craintes à ce niveau ne seraient donc pas fondées (Augusto, Achat et al. 2014). À ce jour, l’exploitation des souches demeure bien une spécificité landaise et on ne la rencontre dans aucune autre région française [13].

2.4 – Les réseaux de chaleur du SIPHEM

27 Le troisième cas d’étude se situe à une autre échelle, à savoir l’aire d’intervention du Syndicat Mixte Interterritorial du Pays Haut Entre deux Mers (SIPHEM), soit 109 communes et sept communautés de communes de Gironde. Dans cet espace à dominante rurale, la forêt est moins répandue que dans le deux cas précédents même si elle représente tout de même 18 % des surfaces (sources : SIPHEM). Plus encore, la localisation du SIPHEM offre des options d’approvisionnement variées : le syndicat se trouve en effet aux marges des deux massifs précédents, avec les Landes de Gascogne à l’Ouest et la Dordogne au Nord (carte 1). Dans ces conditions, la disponibilité et l’éloignement géographique ne constituent pas des contraintes insurmontables. Par contre, la sylviculture et la filière bois sont très peu développées : on y dénombre aucune entreprise de la seconde transformation et peu d’exploitants forestiers.

28 Comme en Dordogne, l’initiative est portée par un acteur central : le SIPHEM. L’organisme est créé en 1997 et tient le rôle d’animateur, de conseil et de suivi auprès de ses adhérents dans les domaines de l’énergie et du bâtiment. Le choix de développer, à partir de 2004, des réseaux de chaleur biomasse s’inscrit dans le prolongement de projets menés sur l’habitat et le logement avec en point d’orgue la mise en place en 2003 d’une « Opération d’Amélioration de l’Habitat de Revitalisation Rurale (OPAH RR) » et d’une « Opération Programmée d’Amélioration Thermique et Énergétique des Bâtiments » (OPATB). L’objectif affiché par cette dernière est de « réduire les émissions de CO2 sur le territoire en diminuant les consommations d’énergie et en développant les énergies renouvelables ». Un tel positionnement conduit au développement de compétences propres en ingénierie thermique et en énergie des bâtiments avec la construction, aux grés des problèmes rencontrés, d’une expertise technique poussée. La démarche développée par le SIPHEM façonne une vision collective des stratégies (publiques) énergétiques moins centrée sur le développement et l’emploi rural que sur des valeurs d’autonomie, de performance et de service public de l’énergie. La volonté d’adosser le projet à une régie municipale, mode de gestion relativement rare en France, symbolise parfaitement cet état d’esprit. Ceci limite un peu plus l’influence des entreprises privées du secteur de l’énergie, qui semble toujours aussi peu intéressées par ces petits équipements. À l’instar du Conseil général de la Dordogne, le savoir-faire du SIPHEM fait l’objet d’une reconnaissance institutionnelle à travers, fin 2006, l’obtention du label de « Pôle d’excellence rural biomasse énergie et chimie verte » avant d’intégrer en 2012 le réseau des TEPOS (cf. ci-avant). En 2008, les premiers réseaux de chaleur, cofinancés par l’ADEME et le Conseil régional, entrent en activité. Fin 2012, ils sont au nombre de quatre pour une consommation annuelle comprise entre 2 000 et 2 500 tonnes de bois.

29 L’approvisionnement de ces chaufferies est une préoccupation d’autant plus importante que les animateurs du SIPHEM ne peuvent s’appuyer sur la présence d’une filière bois locale et donc profiter d’une proximité organisationnelle (importante dans les deux expériences précédentes) entre les acteurs de ce secteur et ceux de la filière bois énergie. Le SIPHEM doit donc imaginer des stratégies alternatives qui vont connaître des succès divers. À l’origine, c’est l’Union des Syndicats de Traitement des Ordures Ménagères (USTOM) qui a la charge d’assurer l’approvisionnement des chaudières mais cette organisation se révèle peu satisfaisante eu égard à la mauvaise qualité des plaquettes fournies (hydrométrie mal maîtrisée, présence importante de particules…). Elle est donc abandonnée et l’intérêt pour la création d’une filière locale de production de plaquettes forestières est ravivé. Dans cette perspective, le SIPHEM s’appuie sur des outils empruntés à la politique forestière tels que le Plan de Développement de Massif (PDM), mais la démarche peine à se concrétiser. Au final, les nouvelles chaufferies tendent à être alimentées par un matériau générique, les granulés de bois, issus de deux départements voisins (Dordogne et Lot et Garonne).

30 Dans ce troisième exemple, le développement du bois énergie s’est bien bâti autour de la constitution d’un savoir-faire et d’une capacité de mobilisation des acteurs assimilable à une ressource spécifique. Cette ressource a permis, entre autres, de faire évoluer les options vis-à-vis des problèmes d’approvisionnement mais, contrairement au cas Périgourdins et Landais, n’a pas abouti à « l’activation » d’un facteur de production (comme le taillis de châtaigner ou les souches de pin maritime). La spécificité du modèle devrait plutôt être recherchée dans des choix techniques (taille des chaudières) et surtout des motivations et des formes de portages collectives (priorité à une gestion en régie municipale, engagement dans une démarche TEPOS…). L’originalité de la trajectoire ne réside pas uniquement dans la défaillance de la proximité organisationnelle causée par l’absence d’une filière bois locale. Elle pourrait tout autant être perçue comme l’expression d’une ambiguïté sur les attendus de la construction territoriale de la transition énergétique, autrement dit une divergence parmi les valeurs susceptibles de fonder la proximité institutionnelle. C’est ce que nous confirme l’analyse de la demande dans la partie suivante.

3 – Les ambiguïtés de la demande pour une énergie renouvelable

3.1 – La mise à distance de l’utilisateur final

31 Dans les transactions autour du BE, les utilisateurs finaux n’ont pas nécessairement l’occasion d’exprimer directement leurs attentes de sorte que leurs préférences sont plus ou moins relayées par d’autres acteurs (pouvoirs publics, animateurs…). Cette distanciation constitue une autre manifestation d’un déficit de proximité organisationnelle, qui par effet de rebond, déplace l’enjeu de la construction territoriale sur la capacité de ces acteurs « intermédiaires » à véhiculer les valeurs portées par la demande.

32 Avec l’industrie landaise, la connexion a été immédiate car les consommateurs de bois énergie (les entreprises de la filière) possèdent, ou à tout le moins maîtrisent, les réseaux d’approvisionnement. En Dordogne, le Conseil général s’est fait le porte-parole du monde rural en facilitant les relations entre les fournisseurs (les CUMA), les financeurs (ADEME, Conseil Régional) et les communes. Les liens risquent toutefois se relâcher chaque fois que les maîtres d’ouvrage délèguent l’entretien et l’approvisionnement des équipements à une entreprise extérieure, comme c’est souvent le cas à partir d’un certain volume d’activité, en particulier dans les villes [14]. La complexité croissante des montages a un effet double : d’une part, elle limite les possibilités de contrôle (avec des coûts de surveillance prohibitifs) sur le respect d’éventuels critères d’approvisionnement et, d’autre part, elle offre plus de prises aux acteurs intéressés par la généricité. En pratique, il n’est en effet pas rare de trouver des situations dans lesquelles l’exploitant de la chaudière se tourne vers une filiale spécialisée dans l’approvisionnement, dont le rayon d’action est potentiellement très large (la France voire l’étranger) et qui noue des relations avec d’autres prestataires, tels que des coopératives ou des entreprises de travaux forestiers. La mise à distance du consommateur résulte également de facteurs techniques. En dépit des incitations croissantes à la libéralisation des échanges, les particuliers n’ont pas toujours le choix de leur source d’énergie car le raccordement peut être compliqué par des contraintes matérielles (architecture des bâtiments, nature des sols, disposition des quartiers), économiques (coûts des travaux) ou juridiques (complexité des modes de portages, articulation public/privé, diversité des consommateurs). Dans ce dernier cas, l’approvisionnement énergétique est souvent défini par le maître d’ouvrage au moment de la construction des bâtiments et s’imposera par la suite à l’acheteur qui aura très peu, sinon aucune, options ultérieures. Cependant, même lorsque des moyens de contrôle et d’organisation existent (via par exemple la rédaction de cahiers des charges pour l’exploitation des chaudières), les attentes des consommateurs, notamment en termes de proximité, ne sont pas forcément convergentes.

3.2 – La proximité n’est pas l’ancrage territorial

33 Si la proximité (sous-entendue géographique) reste un argument fort des défenseurs du BE, les références utilisées à cet effet ne sont pas toujours explicites. Bien souvent, les utilisateurs (exploitants de chaudières ou organismes en charge du développement) expriment leurs attendus à travers des « rayons d’approvisionnement » ou des « distances minimales » sans plus de précision (Poinsot 2012, Tabourdeau 2014) [15]. Ceci dit, les cadres institutionnels qui organisent aujourd’hui les échanges ne peuvent pas non plus être trop contraignants afin de garantir une certaine concurrence sur les marchés [16]. Dès lors, un maître d’ouvrage public ne peut légalement imposer l’origine des bois lorsqu’il lance un appel d’offres pour entretenir et approvisionner une chaudière. Jusqu’à présent, le poids des dépenses de transport semble avoir garanti la proximité géographique des sources d’approvisionnement mais cette situation n’est nullement acquise si les coûts d’exploitation dans les forêts proches devaient augmenter et qu’il s’agirait ensuite d’aller chercher du bois dans des espaces moins accessibles.

34 Ces relâchements des proximités organisationnelles et géographiques placent le développement du bois énergie sur des trajectoires aux « potentiels » territoriaux alternatifs. Le rôle de la proximité institutionnelle s’en trouve renforcé, comme l’illustrent les débats autour de la « qualité environnementale » des produits.

3.3 – Une qualité à contre-courant de la spécificité territoriale ?

35 Dans un domaine tel que l’agriculture, la qualité intègre des dimensions diverses tant sur le produit (goût, effets sur la santé) que sur l’environnement de production (partage équitable de la valeur ajoutée, entretien de liens sociaux, pratiques respectueuses de l’environnement). Pour autant, si des travaux ont effectivement montré que les perceptions et les objectifs étaient susceptibles de diverger d’un acteur à l’autre (Chevallier, Dellier et al. 2014), l’idée dominante est bien que la démarche territoriale va dans le sens du développement durable (Courlet et Pecqueur 2013). Cette association vertueuse pourrait être mise en défaut dans ces nouvelles applications du développement territorial basées sur la protection des ressources naturelles ou le développement durable, lesquelles semblent en effet plus propices à des ambiguïtés et des conflits entre des objectifs a priori tous aussi louables les uns que les autres (Beaurain 2008).

36 Pour le BE, la demande de qualité a émergé assez récemment car, jusqu’à il y a peu, l’attention était focalisée sur la sécurisation de l’approvisionnement d’un point de vue quantitatif et la gestion des conflits d’usages (cf. ci-avant). Cette préoccupation survient en général suite à des problèmes techniques tels que l’humidité des bois, le calibrage des plaquettes, la présence de déchets non consumables (métal, plastique…) ou les résidus de combustion (fines, poussières). La demande n’émane pas seulement des exploitants de chaudières. Elle est également portée par des acteurs institutionnels, notamment ceux en charge de la protection de l’environnement (ADEME, Direction Régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement…), mais aussi des associations de défense du milieu naturel. L’idée d’une certification des produits commence d’ailleurs à se diffuser auprès des partenaires afin d’objectiver un peu plus les termes de la négociation entre producteur de bois énergie et exploitants de chaudières, au point parfois de relayer l’origine géographique au second rang [17]. Cette évolution se concrétise d’ailleurs dans les dispositifs de soutien. Dans le cahier des charges du Fond chaleur renouvelable de 2012 par exemple, la référence à la proximité spatiale apparaît comme un critère parmi de nombreux autres, notamment sur la qualité des produits. Ainsi, peut-on lire que :

37

« Le plan d’approvisionnement répondra notamment aux points suivants :
- Caractéristiques des combustibles utilisés et ventilation selon les référentiels ADEME
- Garanties sur les combustibles (humidité, granulométrie)
- Engagement des fournisseurs (engagement d’une quantité spécifique au projet, durée du contrat d’approvisionnement, capacité à démontrer l’utilisation effective de plaquettes forestières à travers des démarches de qualité, traçabilité etc..)
- Origine des ressources mobilisées ainsi que les usages concurrents actuels et prévisibles
- Garanties sur les prix
- Respect de l’environnement »
(ADEME 2012, p. 45)

38 Plus encore, la multiplication de ces préconisations ajoute des contraintes techniques qui impactent fortement la rentabilité économique des chaufferies de faible capacité, autour desquelles ont pourtant été bâtis de nombreux projets à vocation territoriale (comme en Dordogne ou au SIPHEM). Cette divergence entre les objectifs territoriaux et environnementaux, assimilable à un « effritement de la proximité institutionnelle » pour reprendre l’expression d’Olivier et Vallet (2005), risque, sinon de remettre en question, au moins d’infléchir la trajectoire des modèles. On l’a vu, le SIPHEM se tourne aujourd’hui vers des produits plus génériques sans pour autant infléchir ses objectifs d’indépendance et d’autonomie énergétique ; au contraire. L’engagement récent dans une démarche de « Territoire à Énergie POSitives » (cf. ci-avant) en témoigne. La situation est quelque peu différente en Dordogne où le Conseil général peine à ajuster son modèle territorial aux nouvelles normes et règles de financement du Fonds chaleur. Non seulement les équipements d’une puissance inférieure à 100 Tep sont exclus de ce dispositif mais, en outre, les critères sur la « densité thermique »[18] des zones d’implantation ont été renforcés afin d’accroître l’efficacité théorique des aides. Au-delà de leurs impacts économiques, ces transformations affectent l’organisation et les modalités de coordination. Si le département continue de porter des dossiers éligibles au Fonds chaleur et sollicite une aide du Conseil régional pour poursuivre son soutien aux petites chaufferies rurales, il a en revanche abandonné le rôle de « guichet unique » qu’il a pendant un temps tenu [19], ce qui témoigne clairement d’une prise de distance vis-à-vis des dispositifs en vigueur.

4 – Conclusion

39 Au terme de ce travail, il apparaît donc que le développement du bois énergie en Aquitaine s’est effectivement appuyé sur des processus de construction territoriale et que la (double) grille d’analyse de la spécificité et des proximités permet d’appréhender certaines de ses modalités. Ce cadre d’analyse constitue une alternative pertinente aux approches classiques basées sur des logiques de « gisement » qui ont ces dernières années fortement légitimé le recours aux inventaires de disponibilités et autres évaluations quantitatives de la ressource forestière (physique). En Aquitaine, nous avons ainsi identifié plusieurs exemples de création de ressources spécifiques à partir desquelles ont été élaborés des modèles énergétiques originaux au sein de configurations territoriales variées. Nos observations ont confirmé des propriétés déjà évoquées dans la littérature : les ressources résultent d’une histoire longue, apparaissent au moment de crises (désindustrialisation, tempête) et ne sont pas définitives. Les processus se sont manifestés à des échelles différentes (massif, département, syndicat intercommunal) et concernent aussi bien des industriels que des acteurs publics et des collectivités locales. Différents « nœuds de proximité », au sens d’Olivier et Vallet (2005), ont été identifiés. Sans pour autant renier l’influence de la proximité géographique, force est de constater que certains massifs forestiers accessibles demeurent à l’écart du développement du bois énergie ou que, à d’autres endroits, les critères sur les distances d’approvisionnement se relâchent. Dans ces conditions, les déficits de proximités organisationnelles et institutionnelles, consécutifs par exemple à l’éloignement progressif du consommateur, accentuent clairement le recours à la généricité. Les effets de ces différentes formes de proximité ne sont pas univoques car chaque combinaison contribue à « teinter » plus ou moins le processus de territorialisation. Ainsi, nous avons vu que la présence d’une filière bois permettait d’activer des réseaux socioproductifs à partir desquels se structurait un approvisionnement qui fédérait des acteurs autour de valeurs communes telles que la défense de l’emploi ou le développement économique local. L’hypothèse d’un « héritage » productif se dessine en suivant et mériterait d’être poussée plus avant, en examinant par exemple la façon dont certaines villes se sont appuyées sur la gestion des déchets afin d’alimenter leurs propres réseaux de chaleur (Poupeau et Schlosser 2010, Tabourdeau 2014) ou la façon dont les agriculteurs ont valorisé leurs haies et boisements (Tritz 2012). De tels exemples attestent sans conteste de la richesse d’un questionnement que nous sommes bien conscients d’avoir seulement ouvert dans le cadre de cet article.

40 Et pourtant, il nous semble important de s’interroger d’ores et déjà sur les limites des cadres d’analyse actuels, compte tenu des divergences significatives qui sont plusieurs fois apparues entre les objectifs portés par le développement territorial d’une part et ceux propres à la transition énergétique d’autre part. Dans notre étude, la première tension porte sur la caractérisation de l’approvisionnement, un des moteurs pourtant du développement économique local. Si les cas landais et périgourdins ont effectivement été construits autour d’un matériau (actif) spécifique, le SIPHEM s’est tourné, pour sa part, vers des combustibles plus génériques sans pour autant renier sa démarche territoriale. Contrairement aux attentes de Courlet et Pecqueur (2013), pour qui le « développement durable va dans le sens du développement local », la transition énergétique n’hésite donc pas, ici, à remettre en question certaines proximités. Plus encore, les impératifs sur la performance énergétique et la protection des milieux risquent de se muer en obstacles potentiels : en Dordogne, l’évolution des politiques publiques mais aussi l’aspiration des gestionnaires à plus d’efficacité énergétique et environnementale des équipements entament sérieusement la pérennité d’un modèle originel résolument orienté vers le développement local et le soutien aux activités rurales traditionnelles. Au SIPHEM à l’inverse, une telle orientation peut être perçue comme une nouvelle opportunité de s’engager dans des projets de plus en plus ambitieux sur le plan de l’autonomie et de l’indépendance énergétique. Dans les Landes, rien ne dit que la stratégie d’exploiter les souches (situation unique en France rappelons-le) continue de passer comme une solution « durable », au regard notamment de la montée en puissance des enjeux liés au stockage carbone et à la fertilité des sols.

41 Faut-il conclure à une incompatibilité intrinsèque entre ces deux modèles ou, à l’instar de Pecqueur et Vieria (2015), chercher les fondements d’un « développement territorial durable » ? Nous penchons naturellement vers cette seconde voie, dont l’approfondissement nécessiterait cependant une réflexion conceptuelle qui sort du cadre du présent papier. Ceci dit, plusieurs pistes nous paraissent stimulantes. Ainsi, de la même façon que les approches territoriales complètent les théories de la sustainability transition en enrichissant l’angle mort des dimensions spatiales, peut-être que les premières tireraient profit de la capacité des secondes à raisonner en termes de « systèmes sociotechniques » ; lesquels associent dans une même configuration, des acteurs, des règles et des institutions mais aussi des artefacts techniques et des facteurs environnementaux (Geels et Kemp 2007). Cette démarche souligne également la diversité des considérations socio-économiques et institutionnelles qui interviennent dans la construction des configurations d’innovation et l’absence de linéarité des processus qui conduisent à leurs stabilisations. Tout en s’interrogeant plus explicitement sur les liens entre développement régional et développement durable, Godard (2007) suggère, de manière assez convergente, de davantage réfléchir à l’articulation « d’une pluralité d’espaces » : ce qui se joue à l’échelle de l’espace d’un projet (le département de la Dordogne, le SIPHEM, le massif landais) ne saurait être isolé des objectifs et des stratégies élaborés dans d’autres territoires, dans d’autres univers de références. Au final, bien que relevant de différents champs théoriques, toutes ces hypothèses invitent à concevoir des filières territorialisées non exclusivement bâties sur un critère de proximité géographique mais sur des organisations plus complexes et plus « élastiques », au sein desquelles un relâchement sur l’éloignement spatial pourrait être « compensé » par d’autres valeurs propres à la transition énergétique (décentralisation des formes de portages, solidarité entre territoires de production et de consommation…). Loin d’être remises en question, les théories sur les ressources spécifiques, les analyses de la proximité, et plus généralement l’économie territoriale, ont tout à gagner à se confronter à ces terrains d’investigations nouveaux.

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Mots-clés éditeurs : Aquitaine, bois énergie, ressources spécifiques, proximités, transition énergétique

Date de mise en ligne : 08/03/2017

https://doi.org/10.3166/ges.19.2017.0005

Notes

  • [*]
    Auteur correspondant : jeoffrey.dehez@irstea.fr
  • [1]
    À la période où cette recherche fut initiée, la fédération nationale du bois estimait que la production totale de bois énergie avoisinait les 40 millions de m3, dont près de 80 % étaient consommés par les particuliers (pour le bois bûche notamment). Une très large majorité de ces volumes était (et reste) échangée hors marché.
  • [2]
    En 2012, le bois énergie représentait selon FranceAgrimer (2012) environ la moitié (44 %) de la contribution totale des EnR à la consommation énergétique totale française. Cette contribution, estimée alors à 8,8 % du bouquet énergétique total, devra monter jusqu’à 23 % afin d’atteindre les objectifs fixés par l’État dans le cadre de son plan d’action national. Le bois énergie apparaît comme la principale source d’EnR supplémentaire à développer (grosso modo la moitié du potentiel total de la biomasse), en particulier dans le secteur du chauffage (FranceAgrimer 2012).
  • [3]
    Source : http://www.territoires-energie-positive.fr/reseau, consulté le 21/10/2016.
  • [4]
    En définitive, une quinzaine d’entretiens ont été réalisés auprès d’acteurs tels que des gestionnaires de chaufferies (énergéticiens, industriels, collectivités), des responsables de circuits d’approvisionnement (propriétaires, exploitants forestiers, coopératives…), des animateurs de projets ou des institutionnels (ADEME, Conseil généraux et régionaux, cellule biomasse…).
  • [5]
    La cogénération est un procédé technique par lequel la production de chaleur des chaufferies alimente des turbines qui produisent de l’électricité. Cette électricité est revendue par les producteurs, suivant des tarifs fixés à l’avance dans le cadre d’appel de la CRE (Commission de Régulation de l’Énergie).
  • [6]
    Les motivations ne semblent pas analogues non plus. Si la logique d’autoconsommation de ces produits joints (déchets) est effectivement présente chez certains industriels, on ne trouve pas (ou très peu) de tentatives de diversification, notamment chez les scieurs qui auraient pourtant une occasion d’ajouter un nouveau débouché à leurs produits (sciures, chutes de bois) habituellement utilisés par les fabricants de papier ou de panneaux.
  • [7]
    L’implication des CUMA dans le bois énergie n’est pas nouvelle (Tritz 2012), mais c’est l’ampleur de la mobilisation qui est ici remarquable.
  • [8]
    Comme l’a résumé un des acteurs rencontrés : « la région et l’ADEME aiment bien travailler avec nous parce que, lorsqu’on leur apporte des dossiers, ce sont des dossiers sur lesquels a priori on va aller au bout » (entretien CG24, 2013).
  • [9]
    Comme le projet Bioraffinerie labellisé par le pôle Xylofutur à la fin des années 2000.
  • [10]
    Créée dans le prolongement de la loi de modernisation et de développement du service public de l’électricité (votée le 10 février 2000), la CRE organise des appels d’offres pour l’achat de l’électricité produite à partir d’EnR. Entre 2004 et 2011, quatre appels d’offres ont été publiés à destination des équipements industriels de très grande puissance.
  • [11]
    Laquelle survient 10 ans après les tempêtes Martin et Lothar qui, en décembre 1999, avaient déjà fait des dégâts considérables.
  • [12]
    Après la tempête de 2009, une note stratégique de la Cellule biomasse préconise par exemple qu’« un développement du bois énergie sur la ressource pin maritime n’est pas envisageable » et que « L’utilisation des rémanents est un gisement (…) à la destination des trois seules chaudières papetières » (source : Cellule biomasse aquitaine).
  • [13]
    Le parallèle avec l’exemple de la Mamona au Brésil cité par Courlet et Pecqueur (Courlet et Pecqueur 2013) est, de ce point de vue, assez marquant : considérée à l’origine comme une mauvaise herbe par les paysans, cette plante est « révélée » en étant transformée en huile végétale pour la production de biodiésel.
  • [14]
    L’exploitation de la chaufferie de l’hôpital de Périgueux, un des plus gros consommateurs du département, a ainsi été déléguée à un énergéticien privé. Dans les villes, le faible intérêt des maîtres d’ouvrage pour le volet énergétique est un constat récurrent (voir à ce sujet le dossier spécial de la Gazette, « Écoquartier : l’efficacité énergétique en débat », mai 2011).
  • [15]
    Cette diversité des représentations est assez proche de ce que Chevallier, Dellier et al. (2014) ont constaté dans leur étude sur les circuits courts agricoles.
  • [16]
    Lors de l’examen de la Loi Grenelle I, les débats parlementaires qui ont accompagné l’article 29 (forêt) sont, à ce titre, assez représentatifs. Ainsi, l’amendement n° 236 discuté au Sénat en janvier 2009 visant à « accroître la proximité entre la production et la distribution de bois » été finalement retiré au motif que celui-ci était « malheureusement incompatible avec les règles du commerce international, car (il) discrimine les productions selon un critère de proximité géographique ».
  • [17]
    Notons qu’une certification existe déjà via le label Chaleur Bois Qualité Plus (CPQ+).
  • [18]
    La densité thermique est une unité de grandeur relative au dimensionnement des réseaux. Elle se calcule à l’aide de la quantité d’énergie transportée et de la longueur du réseau. Elle est généralement (mais pas systématiquement) plus faible en zone rurale où l’habitat est dispersé.
  • [19]
    Pour un responsable du Conseil général : « On ne pouvait plus porter des règles de structure qu’on ne pilote pas. Politiquement, les élus ont dit « stop, on arrête les bêtises » et techniquement, c’est pareil » (Entretien CG 24, 2013)

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