Couverture de GES_133

Article de revue

La ville négociée : entre financiarisation et durabilité

Pages 225 à 254

Notes

  • [*]
  • [1]
    Elle a été mentionnée dans la littérature contemporaine notamment depuis Massey et Catalano (1978).
  • [2]
    Les méthodes de « discounted cash flow » (DCF) permettant de calculer la valeur de marché des objets immobiliers en fonction des revenus réguliers ainsi que les plus-values à la revente, sont de plus en plus appliquées et remplacent les méthodes d’évaluation immobilière « classique » basées sur la valeur d’acquisition (valeur historique).
  • [3]
    S. Fainstein (2009) avance que les objets immobiliers « intéressants » pour les investisseurs privés reposent sur des affectations qui sont essentiellement commerciales et de loisirs, de bureaux, d’hôtels voire combinées avec des logements de haut standing. La propriété de bâtiments et infrastructures répondant à des services publics sont des cas particuliers. Leur exploitation peut s’avérer intéressante puisqu’elle donne souvent lieu à des situations de monopoles (Lorrain, 2002). De ce fait, leur propriété (bail de propriété ou de location à long terme) peut être financièrement intéressante pour des investisseurs institutionnels.
  • [4]
    Le marché de gré à gré s’est considérablement développé ces dernières années. Ainsi, les fonds immobiliers non cotés (souvent avec un nombre restreint d’investisseurs ou en private equity) représentent désormais une part majoritaire dans l’investissement total en immobilier non résidentiel. La plupart de ces fonds sont montés et détenus par des fonds de pension, d’autres investisseurs institutionnels ou par des banques d’investissement (Nappi-Choulet, 2009).
  • [5]
    Le projet de recherche a été mené auprès des institutions suivantes : cantons et communes, bourgeoisies, chemins de fer fédéraux (CFF), armasuisse, Pro Natura, caisses de pensions, fonds de placement, sociétés immobilières et fondations de placement, commerce de détail (Migros, Coop), banques et assurances.
    http://www.idheap.ch/idheap.nsf/vwBaseDocuments/IdPub01?OpenDocument&lng=fr&cat=003#toplist
  • [6]
    Les fondations de placement constituent une spécificité suisse. Elles sont destinées aux investisseurs dits qualifiées qui gèrent des fonds de retraites, telles que principalement des caisses de pension (deuxième pilier) ou des assurances (deuxième et troisième piliers) (Theurillat, 2010). Soumises à la même législation sur les assurances sociales que les caisses de pension, mais appartenant essentiellement à des institutions bancaires, elles constituent une forme particulière de fonds spécial (Special purpose vehicule) de type private equity.
  • [7]
    La Publica, qui a une stratégie d’augmentation de son portefeuille immobilier direct et titrisé (pour passer de 5 % à 15-20 % du total des actifs sous gestion) détient avec la fondation de placement Swisscanto la propriété du premier mégaprojet en PPP du pays situé dans une ville moyenne (La Maladière, Neuchâtel). Quant à la SUVA, elle a acquis des parts de copropriété dans deux complexes multifonctionnels (Stade St-Jacques, Bâle; stade de Suisse, Berne).
  • [8]
    Les assurances privées ayant investi dans des projets multifonctionnels ont dû vendre. L’assureur Axa-Winterthur a été concerné pour deux objets immobiliers. Le premier objet, le Stade de Suisse à Berne, alors en copropriété de deux grandes assurances (Suva et Axa-Winterthur) et d’un des principaux groupes commerciaux du pays (Coop), a été vendu entièrement à une société allemande (Karl Bartel GmbH). Puis en mai 2011, ce sont les deux principaux fonds immobiliers (UBS Property Fund Sima et Swissreal) et la fondation de placement de la banque UBS qui sont devenus les propriétaires du stade de Suisse. Le deuxième objet, lié au Stade St-Jacques à Bâle, Axa-Winterthur a vendu sa part de copropriété (en 2008) à la SUVA.
  • [9]
    Pour ces grands projets, les entreprises de développement-construction sont également devenues des partenaires incontournables pour les grandes sociétés immobilières et fonds immobiliers du pays qui développent des projets pour leur propre compte et qui disposent de certaines compétences à l’interne.
  • [10]
    Minergie représente le label suisse en matière de construction en Haute Qualité Environnementale.

Introduction

1Aujourd’hui, le construit urbain est une classe d’actif parmi d’autres (titres d’entreprises, obligations d’Etat, produits dérivés, etc.) permettant de diversifier le portefeuille d’investisseurs financiers. Or, l’impact de la financiarisation sur le paysage urbain a été peu abordé en géographie urbaine (Clark, 2006), et d’autant moins sous l’angle du développement durable.

2Inscrit dans une approche territoriale des relations entre les sphères réelle et financière de l’économie (Corpataux et al., 2009 ; Theurillat et al., 2008), cet article développe un cadre conceptuel, analytique et interprétatif des relations entre « finance, ville et durabilité ». La financiarisation est la modalité actuellement de plus en plus dominante de financement de l’économie et de la société. Elle est définie comme la construction de la mobilité/liquidité du capital (Corpataux et Crevoisier, 2005). Dans le cadre de la production urbaine, la financiarisation induit une transformation de la filière, tant sur les plans fonctionnels que spatiaux, par l’instauration d’une logique d’investisseurs financiers sur les marchés du construit urbain. Cependant, les investissements ne sont pas réalisés dans un vide social. Ils doivent être articulés au contexte local, qui est de plus en plus marqué par les questions de durabilité.

3Afin de penser à la fois la mobilité et l’ancrage du capital dans la ville et d’aborder « la durabilité de la ville financiarisée », le modèle interprétatif de ville négociée est proposé pour d’autres recherches en géographie urbaine. Celui-ci a été développé à partir de la littérature en géographie de la finance et en géographie urbaine et d’une étude de cas sur trois grands projets immobiliers commerciaux novateurs achetés par des acteurs financiers en Suisse. Face à la mobilité croissante du capital, nous développons la thèse de l’apparition d’un rôle nouveau pour les entreprises de développement-construction de grands projets urbains. Situés au centre du réseau des acteurs privés (investisseurs et locataires et/ou exploitants) du marché des projets urbains, ces entreprises deviennent des acteurs ancreurs. Formant des coalitions avec les acteurs privés du marché et, selon les villes, avec les acteurs locaux publics et privés, ils sont au centre de nouvelles formes de négociations consistant à appréhender d’un côté l’ancrage du capital dans un contexte local avec des investisseurs agissant à une échelle de plus en plus globale et de l’autre certains enjeux de durabilité avec la société locale.

4L’article s’organise en trois parties. La première présente les approches et les théories mobilisées pour aborder la question de l’insertion du capital, rendu mobile par la financiarisation, dans le construit urbain et ainsi lier conceptuellement « finance, ville et durabilité ». La deuxième partie porte sur l’étude empirique d’objets immobiliers commerciaux financiarisés, qui a été appréhendée selon une démarche analytique en situation. Dans la troisième partie, le modèle interprétatif de ville négociée, élaboré à partir de la littérature et de l’étude de cas suisse, est présenté.

1 – Finance, Ville et durabilité

5Cette partie s’inscrit dans une approche territoriale (Crevoisier, 2010) et propose un nouveau regard sur les enjeux contemporains de la production urbaine découlant de l’emprise de la finance sur la ville et du développement durable. L’interprétation territoriale a été conceptuellement construite à partir de la réunion de trois champs de littérature en géographie urbaine. Le premier champ, que nous appelons « la financiarisation de la ville », est constitué de travaux récents traitant de l’accentuation de l’intervention d’investisseurs financiers dans le financement et l’achat d’objets immobiliers et d’infrastructures publiques au cours des quinze dernières années. Dans un marché désormais organisé à une échelle de plus en plus globale, on peut observer dans bon nombre de pays que les institutions financières investissent dans de grands projets urbains localisés dans les métropoles.

6Le renforcement des liens entre finance et production de l’espace urbain questionne tout d’abord le rôle et les compétences des professionnels de l’immobilier et du construit urbain. Il pose ensuite la question de l’impact de la finance sur la nature des enjeux liés à l’urbanisme et à l’organisation des fonctions urbaines, notamment sous l’angle du développement durable. Corollairement, la financiarisation de la ville renvoie au cercle et à la capacité des acteurs urbains locaux, tels que la municipalité, les partis politiques, les organisations environnementales et plus largement la population, à négocier auprès des financiers les conditions du financement et de la production du construit urbain. Or, malgré un certain nombre de travaux aux Etats-Unis montrant le rôle des grandes caisses de pension publiques dans le développement d’une intermédiation financière et d’une prise en compte du développement durable à travers la création de fonds durables immobiliers (Hebb 2005a et 2005b ; Hagerman, et al., 2006 et 2007), la manière dont le capital financier s’investit concrètement dans la ville demeure une question largement ouverte.

7Afin de caractériser le contexte urbain contemporain en matière de politiques et de gouvernance urbaine, le champ de la « financiarisation de la ville » est relié à deux domaines disjoints de littérature en géographie urbaine qui ont une approche normative. Le premier, qui regroupe des travaux principalement d’auteurs régulationnistes ou marxistes anglo-américains, porte sur les effets du régime institutionnel néolibéral sur la ville. Malgré la variété des formes de néolibéralisme selon les pays et les villes, les géographes régulationnistes soutiennent que les politiques urbaines sont structurellement marquées par la priorité accordée à la croissance et au développement économiques. Le deuxième domaine porte sur la déclinaison au niveau local du développement durable et regroupe des auteurs pour lesquels le développement durable constitue un principe d’action visant à modifier l’existant et, sur la base de critères et d’indicateurs de durabilité, à agir sur les politiques publiques.

8Afin de rendre compte de la manière dont finance et durabilité peuvent se lier dans la production urbaine, cet article repose sur l’élaboration de trois modèles complémentaires de ville : la ville financiarisée, la ville durable et la ville négociée. Ces modèles servent à la fois de cadres conceptuels, analytiques et interprétatifs et reposent sur la démarche suivante. Dans un premier temps, reprenant les acquis de la littérature dans les trois champs de la géographie urbaine susmentionnés, les modèles de villes financiarisée et durable ont simultanément permis de mener une étude de cas sur des objets financiarisés particuliers dans le contexte suisse et d’en donner une interprétation (développée dans la deuxième partie). Les deux premiers modèles permettent ainsi de se représenter, d’une part, la position des financiers vis-à-vis des autres parties prenantes à la gouvernance urbaine et d’autre part les nouvelles formes de négociations marquées à la fois par des enjeux liés au financement et à la durabilité de la production urbaine. Dans un deuxième temps, ces deux modèles ont servi à élaborer le modèle interprétatif de ville négociée (exposé dans la troisième partie) permettant, pour d’autres recherches, d’aborder de manière contextualisée les relations entre « finance, ville et durabilité ».

1.1 – La ville financiarisée

9Le modèle de la ville financiarisée réunit deux des trois champs mentionnés en géographie urbaine. Il se base d’une part sur celui de la « financiarisation de la ville », que nous plaçons dans le cadre plus global de la financiarisation de l’économie et de la construction de la mobilité/liquidité du capital. D’autre part, il fait le lien avec les travaux, que l’on peut inscrire en économie politique urbaine, montrant que les politiques urbaines sont inscrites dans un contexte institutionnel néolibéral marqué par la concurrence interurbaine et par la priorité accordée à la croissance et à la compétitivité économiques. La ville financiarisée rend ainsi compte de la « soumission de la ville à la finance » dans le cadre de politiques urbaines néolibérales. En effet, face à l’accentuation de la comparaison et hiérarchisation des espaces d’investissement permise par la finance de marché, les acteurs locaux n’auraient d’autres choix que d’offrir des conditions-cadres favorables à l’investissement privé dans le construit urbain, dont le renouvellement est vu comme un instrument important d’attractivité urbaine.

1.1.1 – La financiarisation de la ville

10Si D. Harvey (1982 et 1985) a été l’un des premiers à mettre en évidence le rôle central du système bancaire dans la création de la mobilité et de l’urbanisation du capital, le concept de financiarisation est toutefois relativement récent dans la littérature sur l’immobilier ou la ville. L’origine contemporaine des liens entre marchés immobiliers et marchés financiers débute avec la création de marchés secondaires aux Etats-Unis (Weber, 2002). D’abord, dans les années 60 par la titrisation de prêts hypothécaires alloués aux classes moyennes et la création d’institutions semi-publiques (Fannie Mae et Freddie Mac). Ensuite, au début des années 80, par la titrisation de la propriété immobilière et l’apparition d’un nouveau type d’institutions financières, les Real Estate Investment Trusts (REIT). Au cours des années 90, les REIT américains ont inspiré la création et le développement de REIT dans différents pays européens, en Australie et au Japon (Aveline-Dubach, 2008), entraînant parallèlement la modernisation ainsi que la création de nouveaux fonds immobiliers (Le Fur, 2006 ; Marty, 2005). La demande d’investissement dans la « pierre », notamment dans l’immobilier d’entreprise (de bureaux ou commercial), de la part des institutions financières a ainsi connu une croissance.

11Les liens entre marchés immobiliers et marchés financiers se sont encore renforcés suite à la crise boursière de 2000-2001 sur les marchés des actions d’entreprises. Parallèlement, et de manière liée, des mégaprojets urbains (Fainstein, 2009) se sont développés. Certains investissements financiers portent désormais sur des immeubles de grande taille (aéroports, stades, bâtiments universitaires, hôpitaux, prisons, etc.) et des infrastructures de réseaux (télécommunications, énergie, autoroutes, etc.) dont le financement et la propriété étaient traditionnellement assurés par la collectivité publique. D’autres concernent également de grands projets privés (grands centres commerciaux, complexes et tours d’affaires, etc.).

12Avec l’intervention croissante d’acteurs financiers dans la propriété urbaine de manière générale, certains auteurs avancent que la financiarisation façonne désormais le paysage urbain qui est de plus en plus évalué selon des critères financiers (Clark et al., 2009 ; Renard, 2008). Selon nous, la financiarisation de la ville se caractérise par trois changements.

13La séparation des fonctions de propriétaire-investisseur et locataire-exploitant et le rôle nouveau des promoteurs

14Tout d’abord, la financiarisation a apporté des changements fonctionnels découlant de la disjonction de la propriété et de l’usage d’objets immobiliers. Bien que cette séparation ait été identifiée dans la littérature [1], elle prend une forme nouvelle basée sur trois sous-marchés (Keogh, 1994): celui de l’investissement, de l’utilisation et du développement. De ce fait, le transfert de la propriété immobilière d’entreprise à des acteurs financiers conduit à une séparation entre les logiques économique et financière, et complexifie les relations entre d’une part les fonctions d’entrepreneur économique et locataire immobilier et d’autre part les fonctions d’investisseur et propriétaire immobilier.

15Il s’ensuit un rôle nouveau pour l’industrie du construit urbain ainsi que pour les agents immobiliers spécialisés (agences d’analyses, de conseils de courtage, etc.) puisque ceux-ci doivent s’adapter aux exigences de leur « nouvelle » clientèle financière. Cela signifie de nouvelles modalités d’évaluation financière, dite de « discounted cash flow » [2], et une sélection des affectations immobilières [3]. Outre la question de l’adéquation des investissements aux besoins économiques, la nature et l’ampleur des transformations structurelles de l’industrie du construit urbain induites par la financiarisation restent un objet de recherche d’actualité. Malgré un certain nombre de travaux au cours des années 90 (Haila, 1997 ; Beauregard, 1994), il n’a été en effet abordé en géographie de la finance que récemment et de manière indirecte. Il s’avère que les professions de l’immobilier et de la construction jouent un rôle clé dans la réussite de la matérialisation des investissements (achats d’objets existants ou développement) d’institutions financières, puisqu’elles disposent des connaissances indispensables sur les marchés locaux (Torrance, 2009; Wood, 2004).

16L’intermédiation financière et la transformation de la ville en actif financier

17En second lieu, la financiarisation de la ville signifie la transformation d’un actif réel en actif financier et le développement d’un circuit particulier d’investissement basé sur une logique de portefeuilles d’investissement typique des opérateurs financiers. Ceci a été rendu possible par le renforcement d’un circuit intermédié et titrisé, par opposition au circuit direct et non titrisé (Figure 1). Il regroupe les investisseurs institutionnels que nous appelons de deuxième degré, voire de troisième degré, tels que les sociétés d’investissement immobilier (REIT) et les fonds d’investissement immobiliers ou d’infrastructures appartenant le plus souvent à des groupes bancaires qui se sont multipliés ces dernières années.

Figure 1

Les catégories d’investisseurs institutionnels et les deux types de circuits d’investissement

Figure 1

Les catégories d’investisseurs institutionnels et les deux types de circuits d’investissement

Source : élaboration personnelle

18En permettant à un investisseur, que nous appelons de premier degré (par exemple un particulier ou un institutionnel tel qu’une caisse de pension ou une société d’assurances) de ne pas investir de manière directe sur les marchés réels du construit urbain et par conséquent de ne pas détenir des objets physiques, les investisseurs de deuxième degré ont la capacité de transformer un actif réel et immobile, comme un immeuble ou une infrastructure, en un actif financier négociable sur les marchés financiers, qu’ils soient organisés ou de gré à gré [4]. Il s’ensuit que, par la titrisation, la propriété urbaine devient liquide et mobile dans l’espace (Corpataux et Crevoisier, 2005).

19Le passage par le circuit intermédié et titrisé amène les institutionnels de 1er degré à se comporter selon une logique de gestion de portefeuilles sur les marchés financiers. Le construit urbain représente une classe d’actif permettant de diversifier les placements. Dans le cadre d’un exercice d’ingénierie et d’allocation financières, les risques et les rendements financiers du construit peuvent être comparés entre eux (les risques et les rendements d’un fonds d’investissement avec ceux d’un autre fonds par exemple, mais surtout avec ceux d’autres classes d’actifs financiers, par secteurs (titres d’entreprises, produits dérivés, matières premières, etc.) et par territoires (pays anglo-américains, pays émergents, etc.).

20Ainsi, en permettant l’évaluation en continu des investissements sur les marchés financiers (Orléan, 1999), la financiarisation de l’économie, à travers la saisie de nouveaux secteurs et territoires, et par conséquent de la ville, peut être interprétée comme un processus de construction de la liquidité/mobilité du capital (Corpataux et al., 2009). De cette manière, les investisseurs, plus précisément les gérants de portefeuille, peuvent investir à distance au sein d’un « espace financiarisé » et selon une logique financière consistant à panacher les territoires et les secteurs.

21La logique de portefeuille sur les marchés financiers a deux conséquences. Premièrement, en favorisant la réallocation du capital, quasi-instantanée sur les marchés organisés, la liquidité/mobilité amplifie la séparation entre les fonctions d’entrepreneur économique et d’investisseur financier, et de ce fait entre les sphères réelle et financière de l’économie. Deuxièmement, les institutions financières du circuit intermédié et titrisé sont soumises à la liquidité/mobilité. Il s’ensuit qu’elles sont sensibles à leur valeur sur les marchés financiers et tiennent compte des comportements, parfois mimétiques (Orléan, 1999), de leurs actionnaires et plus globalement des fluctuations systémiques sur les différents marchés financiers.

22La hiérarchisation urbaine et l’internationalisation des marchés du construit urbain

23Troisièmement, l’instauration d’une logique financière sur le construit urbain se traduit par des spatialités spécifiques. Tout d’abord, l’intermédiation financière engendre une hiérarchisation de l’espace sur les marchés nationaux puisque les investissements sont étroitement corrélés à la hiérarchie urbaine. En effet, ce sont avant tout les métropoles principales qui sont privilégiées que ce soit en Grande-Bretagne (Byrne et Lee, 2007 et 2006), en France et en Allemagne (Roberts et Henneberry, 2007). En outre, à l’intérieur des métropoles, les investissements sont ciblés sur certains quartiers. À ce titre, L. Halbert (2004) signale l’instauration de dynamiques financières autonomes dans les cycles des marchés de l’immobilier d’entreprise, aboutissant à la création de pôles urbains qui renforcent la division fonctionnelle et spatiale au sein de l’espace métropolitain parisien.

24On peut également relever un changement d’échelle lié au développement de l’intermédiation financière puisque les marchés du construit urbain s’organisent et fonctionnent de plus en plus à une échelle globale, que ce soit dans l’immobilier d’entreprise (Aveline-Dubach, 2008) ou dans les infrastructures (Torrance, 2009). Cette internationalisation peut venir encore amplifier la concentration des investissements dans les principales métropoles. À ce titre, I. Nappi-Choulet (2006) observe que depuis le début des années 90, un nombre croissant d’investisseurs institutionnels, américains et allemands, sont intervenus sur les marchés immobiliers de la région parisienne.

1.1.2 – La soumission de la ville au capital financier

25Le recours au capital financier dans le financement et la propriété urbaine peut s’inscrire dans la lignée des réformes institutionnelles qui accentuent la logique de marché et la concurrence interurbaine. À la suite de la thèse de D. Harvey (1989) sur le passage du gouvernement urbain managérial à la gouvernance urbaine entrepreneuriale, la littérature sur « l’actually existing neoliberalism » (Brenner et Theodore, 2002) s’est attachée à décrire les modalités et les effets de la mise en place d’un régime institutionnel néolibéral. Celui-ci s’est développé et construit à partir des années 80 et renvoie à deux grandes phases (Peck et Tickell, 2002). La première est celle du démantèlement et de la dérégulation des cadres institutionnels de type fordiste existants (roll-back), qui s’est tout d’abord configurée aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne dans les années 70. La deuxième phase, de construction et de renforcement du néolibéralisme à partir des années 90 (roll-out), correspond également à son extension à l’ensemble des pays européens occidentaux, voire à d’autres pays du monde. En outre, beaucoup considèrent que néolibéralisation et globalisation sont deux processus institutionnels en cours qui sont étroitement reliés (Tickell et Peck, 2003). Pour Jessop (2001), la globalisation constitue la nouvelle forme néolibérale dominante de l’accumulation aujourd’hui organisée à l’échelle globale, remettant alors en cause les cadres institutionnels nationaux dans lesquels se sont développés les régimes d’accumulation de type fordiste.

26Dans ce contexte institutionnel, de nouvelles politiques urbaines (Cox, 1993) sont apparues, marquées par la priorité donnée à la croissance économique. Depuis les années 90, la littérature empirique sur la ville entrepreneuriale s’est amplifiée (Hackworth, 2007 ; Brenner, 2004 ; Ward, 2003 ; Jessop et Sum, 2000 ; Hall et Hubbard, 1998). Ainsi, les débats sur les formes de la nouvelle gouvernance urbaine ont conjointement porté sur la transformation du rôle de l’Etat, dans le cadre de l’accentuation de la logique de marché et de l’intervention d’acteurs privés dans les politiques publiques, ainsi que sur la recomposition des échelles spatiales de la détermination et de la régulation des politiques publiques. Dans ce contexte, la transformation du paysage urbain à travers les grands projets urbain ont été l’un des instruments privilégiés des nouvelles politiques urbaines (Fainstein, 2009 ; Swyngedouw et al., 2002 ).

27Si les partisans de ce courant en géographie urbaine insistent sur la variété des formes de néolibéralisme, dans le temps et selon les contextes institutionnels nationaux et urbains, avec parfois de fortes contestations (Leitner et al., 2006), il apparaît toutefois que les discours et les pratiques des politiques urbaines seraient structurellement toujours marqués par des stratégies de « glocalisation ». En effet, la priorité serait ainsi donnée à l’amélioration de la compétitivité des métropoles nationales afin de se positionner dans la hiérarchie urbaine et l’économie globalisées (Peck et al., 2009). Dès lors, dans une optique néolibérale, la production financiarisée de l’espace urbain et la position des acteurs financiers dans la gouvernance urbaine peuvent se caractériser de la manière suivante (Tableau 1 : page 249) :

28Le construit urbain participe à l’offre urbaine comme support de reproduction du capital, essentiellement de deux manières reliées. Premièrement, la disposition d’infrastructures modernes et diversifiées devient une condition indispensable pour attirer des entreprises et des habitants. Deuxièmement, l’amélioration de l’attractivité urbaine permet en retour le développement et le renouvellement du construit urbain. La transformation du paysage urbain est par conséquent un moyen de (re)créer la valeur urbaine et représente un outil de croissance et de développement économiques.

29Le territoire urbain est considéré comme un support sur lequel les infrastructures vont générer des effets économiques positifs pour l’ensemble de la ville. Dans cette perspective, le rôle de la collectivité locale consiste à créer un « good business atmosphere » et à profiter des opportunités du marché en flexibilisant le foncier et en assurant les bases de la création de la rente foncière et immobilière pour les investisseurs privés (Weber, 2002). Cela peut se traduire, par exemple en Europe occidentale, par la mise en place d’instruments fiscaux sur le modèle des Etats-Unis (Adair et al. 2003).

30La transformation urbaine est souvent au cœur de l’émergence de nouvelles formes de gouvernance urbaine. Celle-ci se traduit par l’inclusion d’acteurs privés et par des collaborations public/privé pouvant déboucher sur des PPP (Lascoumes et Le Galès, 2004). Selon certains auteurs, la production urbaine de la ville néolibérale conduit à une privatisation de la gouvernance urbaine. Cela signifie, à des degrés divers, l’émergence de coalitions sociopolitiques particulières, représentatives de l’élite urbaine, et une redistribution du pouvoir et des responsabilités des gouvernements locaux au profit d’agences de partenariats (Béal et Rousseau, 2008 ; Brenner, 2004 ; Swyngedouw et al., 2002).

31L’enjeu central de la production de la ville financiarisée peut être compris comme la mise en place de conditions-cadres favorables à l’attraction d’acteurs privés et du capital financier. Dans ce cadre, la ville financiarisée est perçue comme un espace atomisé, fonctionnant comme un aimant et représentant une opportunité d’investissement ciblée, à un moment donné et pour une durée déterminée. Les investisseurs étant par définition mobiles et extérieurs, l’attraction et l’insertion du capital dans la ville sont vus comme un mouvement vertical et descendant vers l’espace local. Les acteurs financiers sont alors en position de force dans les négociations et la gouvernance urbaine. La ville financiarisée est soumise à une comparaison spatiale des opportunités d’investissement par les investisseurs et, par conséquent, à la menace de l’exit (Hirschman, 1986).

1.2 – La ville durable

32Le modèle de ville durable se fonde principalement sur des auteurs, géographes et urbanistes, qui se sont préoccupés de la déclinaison du développement durable à l’échelle urbaine et qui prônent la mise en place de politiques urbaines durables. Cette autre conception des politiques et de la production urbaines est basée sur un principe d’action représentant une alternative aux tendances actuelles du processus contemporain de « métropolisation » (Veltz, 1996), qui se conjugue avec l’étalement et la fragmentation urbaine à la fois sociale, économique, fonctionnelle et politique (Bochet et Da Cunha, 2003).

33Tout d’abord, la dimension territoriale du développement durable est mise en évidence. Celle-ci a été l’un des enjeux centraux des protagonistes de la ville durable, de manière à faire reconnaître l’importance de la gouvernance urbaine. Ensuite, basé sur la littérature, le modèle de ville durable, qui fait écho à celui de ville financiarisée, est exposé. La ville durable se présente ainsi comme une négociation contrainte sur des enjeux locaux de durabilité dans laquelle les financiers se trouvent en position d’égalité vis-à-vis des autres parties prenantes.

1.2.1 – La territorialisation de la durabilité

34Le lien entre ville et durabilité n’est apparu qu’au cours des années 90. Alors que la question du temps a été dès le début au cœur de la construction du développement durable avec les notions d’incertitude et d’irréversibilité visant à ne pas compromettre l’avenir des générations à venir, la question spatiale n’est intervenue qu’à la suite de la Conférence de Rio en 1992. L’enjeu des géographes, dans le cadre de la problématique « global/local » et de la diffusion de l’Agenda21, a été double. Il s’agissait premièrement de montrer l’importance de l’articulation des échelles et deuxièmement d’insister sur le fait que la déclinaison locale de la durabilité n’était pas fractale (Zuindeau, 2000).

35La territorialisation du développement durable a été essentielle puisqu’elle a permis au concept de se concrétiser et de s’inscrire dans une démarche particularisante (Crevoisier, 1999). L’approche territoriale de la durabilité, et de ce fait de la variété des situations, a placé la question de la gouvernance urbaine au centre de la dimension sociale de la durabilité (Theys, 2002). L’homme étant simultanément l’acteur et le véritable enjeu du changement, la gouvernance urbaine, et plus globalement les politiques urbaines, représentent le principal moyen de l’innovation institutionnelle et de l’institutionnalisation du développement durable (Theys, 2003).

36Aux cours des années 90, les débats autour des liens entre étalement et aménagement urbains (Camagni et al., 2002 ; Newmann et Kenworth, 1999; Breheny, 1992 ) ont porté sur la « forme urbaine idéale ». La coordination entre aménagement du territoire et planification des transports a été considérée comme l’un des principaux leviers d’action dans la perspective de mieux maîtriser les flux liés à la séparation des fonctions (zonage) produisant diverses mobilités urbaines (travail, consommation, loisirs, etc.). Un certain consensus pragmatique semble s’être dégagé sur le fait que la (re)construction de la ville devait se réaliser dans le cadre d’une densité appropriée à partir des formes existantes, c’est-à-dire de villes polycentriques plus ou moins compactes (Böhme et Meyer, 2002 ; Sieverts, 1997).

37Vers la fin des années 90, de nombreux travaux se sont orientés vers les opérations de revitalisation urbaine ainsi que sur la gouvernance urbaine. Cela a amené les chercheurs à réfléchir à la fois sur les normes et les processus (Mayer et al., 2005 ; Zuindeau, 2000) dans une perspective complémentaire. Tout d’abord, il s’agissait de définir la durabilité du construit urbain à partir de l’établissement de critères, puis de l’opérationnaliser en tenant compte des particularités institutionnelles et politiques du contexte local ainsi que de la multiplicité des acteurs et de leurs intérêts différenciés.

1.2.2 – Les négociations contraintes du capital financier

38Pour ses partisans, le développement urbain durable est une démarche d’action visant à décliner la durabilité à l’échelle urbaine et à établir des critères ou des indicateurs afin de rendre opératoire le développement durable dans les politiques publiques ou dans des projets spécifiques. De cette manière, la vision durable de la production urbaine et la position des acteurs financiers dans la gouvernance urbaine peuvent se caractériser de la manière suivante (Tableau 1 : page 249) :

39Le construit urbain est un levier de changement vers la durabilité. La diminution des impacts environnementaux est principalement axée sur une maîtrise des flux de mobilité et de la consommation/émission de matière et d’énergie, inspirée de l’écologie industrielle (Erkman, 2004). La meilleure intégration des bâtiments dans le réseau de transport, leur mixité fonctionnelle ou les constructions labellisées « Haute qualité environnementale (HQE) » sont également considérés comme des moyens d’efficacité économique, permettant une diminution des coûts liés à l’étalement urbain et à la ségrégation spatiale des activités. Toutefois, selon C. Emelianoff (2007 et 2005), les modèles de la construction durable, tels que les éco-quartiers ou quartiers durables, qui ont été bâtis un peu partout en Europe occidentale, sont souvent des vitrines « écotechnologiques ». En effet, malgré les efforts remarquables pour brider la consommation énergétique des infrastructures ou pour encourager la participation citoyenne, les modes et les pratiques de consommations des habitants n’ont pas véritablement changé.

40Selon C. Emelianoff (2002), l’urbanisme durable s’inspire du modèle culturaliste de reconstruction de la ville sur la ville qui est une alternative au modèle fonctionnaliste de séparation des fonctions urbaines (zonages). Le territoire urbain est considéré comme un espace intégré et historique dans le sens où sa transformation, au travers d’opérations de revitalisation urbaine, produit des effets qui vont influencer l’ensemble de la ville et de son organisation socio-économique. D’une part, par opposition au principe de la « table rase » de l’approche fonctionnaliste, les nouvelles constructions sont insérées dans le paysage urbain existant, dans le but de préserver le patrimoine et la continuité historique de la ville. D’autre part, la régénération urbaine consiste également à ne pas renforcer les polarisations socio-spatiales, c’est-à-dire à ne pas créer des espaces centraux « gentrifiés » et déconnectés du reste de la ville.

41La gouvernance urbaine est vue de manière large interpellant chaque acteur à intervenir sur des enjeux liés à la transformation du milieu urbain. Cette nouvelle forme de démocratie, que certains appellent dialogique (Callon et al., 2001) ou cognitive (Theys, 2003), où experts et profanes partagent leurs connaissances, est fondée sur l’idée que le développement durable constitue un processus d’apprentissage social basé sur la participation, l’information et la concertation (Da Cunha, 2003). Les projets urbains sont par conséquent considérés comme des exercices dans lesquels le dépassement des intérêts particuliers et contradictoires serait possible par la prise de parole.

42L’enjeu central de la production de la ville durable consiste à diminuer les effets négatifs de la transformation du paysage urbain. Celle-ci est pensée dans le cadre des multiples relations horizontales entre, d’une part, les différents acteurs de la communauté urbaine, et d’autre part, l’environnement naturel et construit. Des consensus sont à trouver dans un cadre urbain multidimensionnel où la collectivité locale tout comme les investisseurs privés sont des partenaires parmi d’autres acteurs. La mobilité du capital n’entre pas en ligne de compte et les investisseurs privés sont considérés comme « déjà territorialisés». De cette manière, le territoire peut être interprété comme « fermé » et les investissements doivent être compatibles avec la limitation et la régulation des impacts environnementaux et sociaux de la transformation urbaine. Les financiers se trouvent dès lors sur le même pied d’égalité que les autres parties prenantes à la gouvernance urbaine et sont contraints aux négociations et à la prise de parole (voice ; Hirschman, 1986).

2 – Ancrage du capital et durabilité : la production d’objets financiarisés en Suisse

43L’objectif de cette partie est de rendre compte de la manière dont l’insertion du capital dans la ville est négociée sous l’angle de la durabilité à partir d’une étude de cas réalisée dans le contexte institutionnel suisse. Celle-ci se focalise sur trois grands projets immobiliers multifonctionnels récemment construits et achetés par des acteurs financiers.

44Ces projets financiarisés sont des objets urbains dont les affectations sont principalement commerciales et de loisirs (hôtel, wellness, cinéma, etc.) et qui peuvent être combinées avec des affectations publiques dans le cas de projets en PPP (par exemple. les stades de football avec un centre commercial qui sont devenus une spécificité helvétique). Ces trois mégaprojets sont emblématiques des dix autres projets commerciaux novateurs qui ont été construits dans les villes suisses ces dix dernières années et qui se trouvent à l’interface de la « financiarisation et mobilité du capital » et de la « durabilité » de la ville. D’un côté, ils représentent un nouveau type de placement, de plusieurs centaines de millions de francs suisses, de plus en plus proposés à des investisseurs institutionnels. De l’autre, ces complexes multifonctionnels affectent l’organisation socioéconomique et spatiale de la ville et génèrent des impacts environnementaux et sociaux conséquents. De ce fait, ces mégaprojets constituent à la fois des enjeux en matière de gestion des risques financiers et des impacts sur le paysage urbain. La méthodologie est tout d’abord décrite avant de présenter les résultats de l’étude de cas suisse.

2.1 – Approche méthodologique

45La perspective empirique de cette deuxième partie se fonde sur une recherche, menée dans le cadre d’un programme national portant sur l’environnement construit et la durabilité en Suisse (PNR54). Le but a été d’examiner la manière dont les acteurs financiers investissent dans des projets concrets et corollairement la manière dont la durabilité peut être prise en compte.

46Cette recherche a porté sur les trois plus grands projets immobiliers multifonctionnels récemment achetés par des acteurs financiers, qui ont servi de référence pour les autres mégaprojets développés ces dix dernières années. Il s’agit du premier projet d’urban entertainment center (UEC) du pays, Sihlcity à Zurich (600 millions), et de deux projets combinant un stade de football et un centre commercial : le Stade de Suisse à Berne (350 millions) et La Maladière à Neuchâtel (200 millions) ; ce dernier est également le premier projet en PPP du pays.

47Pour l’analyse des trois projets urbains, nous avons adopté une approche territoriale située (Crevoisier, 2010) consistant à concevoir la durabilité comme le produit d’interactions sociales se déroulant dans leur contexte institutionnel et spatio-temporel. La durabilité a été considérée comme un objet de négociation et les trajectoires des projets ont été situées dans leur contexte institutionnel et territorial. L’objectif a été d’examiner les arrangements entre acteurs à la base de l’ancrage du capital d’une part et de la production de la durabilité d’autre part.

48L’ancrage a été apprécié à partir de deux questions de recherche. Premièrement, il s’agissait d’examiner si la durabilité a été un enjeu structurant pour le projet, c’est-à-dire si elle a été une condition de départ et de quelle manière elle a été négociée pour minimiser les risques et les coûts et ainsi garantir les rentabilités économique et financière du projet. Deuxièmement, il s’agissait de rendre compte du rôle des différents acteurs impliqués dans le montage technique, juridique et financier du projet, en étant plus particulièrement attentif à la distinction entre, d’une part, l’entrepreneur immobilier et d’autre part, l’investisseur qui devient propriétaire de l’objet urbain.

49À côté de la récolte et de l’analyse de documents spécifiques aux projet (études d’impacts sur l’environnement, permis de construire, analyses de marché, conventions, etc.), huit à dix entretiens approfondis ont été réalisés auprès des acteurs impliqués dans chaque projet (investisseurs-propriétaires, managers, promoteurs et constructeurs, responsables politiques et administratifs de l’urbanisme, etc.). Appliquée d’abord à un premier cas, cette démarche a pu être répliquée dans les deux autres et une comparaison effectuée (Yin, 2003).

50Au fil des entretiens, il est très vite apparu que nous étions en présence d’un réseau d’acteurs limité, renforçant l’hypothèse de la création d’un marché de complexes commerciaux financiarisés en Suisse. Aussi, la recherche a rapidement été orientée vers l’analyse de l’émergence d’un marché national à travers la triangulation suivante : récolte et analyse de documents relatifs au marché de la production urbaine (rapports de gestion d’institutions financières, législation fédérale en matière d’investissement, documents et ouvrages d’institutions spécialisées, etc.), d’une part ; organisation d’un « focus group », regroupant des acteurs publics (responsables de services urbains) et privés (représentants des quatre principaux groupes de développement-construction et des responsables des « real estate asset management » des deux principaux groupes de fonds de placement du pays), d’autre part. L’objectif de cet entretien de groupe a été de comprendre la configuration de la chaîne de production des complexes urbains en Suisse. Suite à cela, les dix autres mégaprojets récemment construits et achetés par des institutions financières ou destinés à elles ont été identifiés. Des informations sur ceux-ci ainsi que sur les acteurs impliqués ont été récoltées.

51Notre recherche sur les mégaprojets urbains financiarisés découle d’une première étude sur les investissements immobiliers des caisses de pension, des fonds immobiliers et sociétés immobilières en Suisse (Theurillat et al., 2010). Nous avons pu également bénéficier des résultats d’une autre recherche, menée dans le cadre du même PNR, sur les stratégies foncières et immobilières des grands propriétaires en Suisse [5].

52Identifiant les réseaux d’acteurs et mêlant les échelles (circuits d’investissement, projets et marché), l’étude de cas menée dans le contexte institutionnel suisse a un caractère exploratoire : elle a été une occasion d’apprendre (Stake, 2005) sur la manière dont se lient financiarisation et durabilité dans la production urbaine. L’approche méthodologique utilisée rend compte des formes de durabilité produites par la finance dans le contexte suisse et apporte un éclairage à la fois sur les impacts de la finance sur les métiers du construit urbain et sur la gouvernance urbaine.

2.2 – Résultats empiriques : la négociation au cœur de l’ancrage du capital financier

53Le développement de projets urbains et ensuite leur vente à des tiers sont des tâches classiques des sociétés de développement-construction. Cependant, seules trois entreprises parmi les plus grandes du pays dites totales, à savoir Losinger/Marazzi, appartenant au groupe Bouygues, Hauser Rutishauser Suter (HRS) et Karl Steiner sont capables d’assurer la plus grande part de la coordination de projets complexes aux différentes phases en cumulant plusieurs métiers : développeur et constructeur, voire gestionnaire.

54Présentes dans la plupart des nouveaux mégaprojets commerciaux construits au cours de la décennie 2010, ces sociétés de développement-construction sont au centre de l’ancrage du capital dans la ville et sont devenus les acteurs ancreurs privilégiés de la production de mégaprojets financiarisés en Suisse. Ces derniers jouent un rôle déterminant, consistant non seulement à coordonner les différents acteurs spécialisés (architectes/ingénieurs, constructeurs, analystes des marchés immobiliers, juristes, etc.), mais surtout à négocier l’articulation territoriale de logiques extérieures, liées à la mobilité du capital, à des logiques in situ. Le rôle d’acteur ancreur des entreprises totales se déroule dans une phase particulière des projets, qui est la phase de négociations par excellence.

2.2.1 – L’articulation territoriale des négociations : la mise en relation d’acteurs mobiles et ancrés

55Le rôle de l’acteur ancreur consiste à faire le lien entre deux groupes d’acteurs, ayant des rôles et des intérêts différenciés, voire antagonistes et agissant à des niveaux territoriaux différents (Figure 2).

56D’un côté, l’acteur ancreur doit négocier le projet urbain auprès d’acteurs privés, qui agissent à des échelles extra-locales et qui sont potentiellement mobiles. Ces négociations, auprès des investisseurs-propriétaires et des exploitants-locataires, portent sur les aspects économiques et financiers. De l’autre côté, l’acteur ancreur doit négocier la faisabilité technique et politique de l’inscription d’un objet sur le territoire urbain ainsi que les impacts de la transformation urbaine, en particulier sous l’angle du développement durable, auprès des acteurs locaux ou ancrés, publics ou privés.

57Les négociations portant sur les aspects financiers ont lieu avec les investisseurs institutionnels et futurs propriétaires potentiels. Le construit urbain est pour eux un actif financier procurant une rente fixe et régulière basée sur les loyers et reposant également sur une augmentation escomptée de la valeur foncière dans le temps. Parallèlement, l’achat d’un objet urbain peut s’effectuer pour des raisons de spéculation et de plus-values anticipées.

Figure 2

L’articulation territoriale et le cloisonnement des négociations

Figure 2

L’articulation territoriale et le cloisonnement des négociations

Source : élaboration propre

58En Suisse, le marché des projets multifonctionnels demeure domestique et est relativement restreint puisque les institutions financières ayant les capacités d’investir sont peu nombreuses. Jusqu’à présent, ce sont en priorité les institutions appartenant au circuit intermédié et titrisé qui sont devenues propriétaires des nouveaux mégaprojets urbains localisés dans les principales villes du pays et dans deux villes moyennes : le premier UEC (Sihlcity, Zurich), les deux premières tours multifonctionnelles du pays (Swiss Prime Tower, Zurich ; Messe Turm, Bâle) et les stades de sport combinés avec des centres commerciaux (Stade de Suisse et Postfinance Arena à Berne, AFG Arena, St-Gall, Sport Arena, Lucerne). On trouve les principaux fonds immobiliers, cotés ou non, des deux premières banques du pays, Crédit Suisse et UBS, la principale société immobilière cotée, Swiss Prime Site, affiliée au Crédit Suisse, ainsi que les fondations de placement, non cotées, de trois grandes banques (Swisscanto, organe des banques cantonales, UBS et Crédit Suisse) [6]. Secondairement, il s’agit des institutions qui appartiennent au circuit direct et non titrisé. Jusqu’à présent, ce sont avant tout de grandes institutions de droit public, telles que la caisse nationale d’assurance (CNA/SUVA) et la caisse de pension de la Confédération (Publica), qui ont acquis certains complexes multifonctionnels [7] puisqu’une récente modification de la législation (2006) interdit aux assurances privées de participer au financement d’objets commerciaux multifonctionnels, notamment réalisés dans le cas de PPP [8].

59Les négociations portant sur les aspects économiques ont lieu avec les exploitants et futurs locataires potentiels. L’objet urbain est pour ces acteurs un espace de travail puisque les locaux sont des supports destinés à réaliser des chiffres d’affaires. Les exploitants-locataires des nouveaux projets immobiliers commerciaux développés en Suisse sont aujourd’hui presque toujours identiques. Il s’agit des deux grands distributeurs commerciaux du pays (Migros et Coop), avec des chaînes de l’habillement ou du sport (affiliés ou non au duopole), des chaînes hôtelières et de la restauration ou encore des grands distributeurs cinématographiques qui agissent à une échelle nationale, voire internationale.

60Les négociations liées à l’inscription territoriale des projets urbains et à ses impacts se réalisent, prioritairement, auprès des acteurs publics. Dans un cadre institutionnel de compétences locales importantes en matière de planification spatiale, le rôle des acteurs publics est double. D’un côté, la municipalité intervient en tant qu’institution administrative, de planification de l’espace urbain et de régulation du construit avec l’intervention de différents services urbains spécialisés et, parfois, en tant que partenaire direct dans le cas de projets de complexes commerciaux combinés avec des stades de sport en partenariats publics-privés (PPP). Cette solution se diffuse notamment dans les villes moyennes et est vue comme un moyen de financer une infrastructure publique par des investisseurs privés (La Maladière, Neuchâtel ; Sport Arena, Lucerne ; Arena Thoune ; Stades de Bienne). D’un autre côté, la municipalité est également une institution politique composée d’élus ayant des visions différentes du développement urbain.

61L’inscription territoriale doit également être négociée auprès de la société civile. La législation en matière de protection de l’environnement ou d’aménagement du territoire garantit un droit de recours aux grandes organisations environnementales, qui ont des antennes locales dans presque toutes les villes (Pro Natura Suisse, WWF Suisse, ATE Association transports et environnement, Ligue suisse du patrimoine national, Greenpeace Suisse, etc.) ainsi qu’aux particuliers lors de la mise à l’enquête des projets (30 jours).

62Avec la multiplication de ces mégaprojets commerciaux, les quatre entreprises totales se sont positionnées au centre d’un réseau restreint d’acteurs privés nationaux, comprenant les exploitants-locataires et les investisseurs-propriétaires, qui s’est peu à peu stabilisé et qui est basé sur des convergences d’intérêts [9]. Ces entreprises s’appuient également sur les acteurs locaux, privés et publics, pour concrétiser les projets de construction. Ainsi, selon les contextes urbains, des coalitions d’acteurs ancreurs, c’est-à-dire d’acteurs qui ont un intérêt à ce que le projet se réalise à un endroit précis, se forment autour des entreprises totales. En accumulant les expériences, les caractéristiques des complexes urbains ont pu être consolidées tant sur les plans économique et financier que technique, politique et de la durabilité. De cette manière, l’ancrage du capital est défini comme un processus de négociation autour d’enjeux liés à la fois au financement et à la durabilité qui prend différentes formes selon les contextes urbains.

2.2.2 – Les deux phases de la production de grands objets financiarisés en Suisse

63Le rôle de l’acteur ancreur, qui consiste à négocier l’ancrage du capital, intervient durant la première phase du projet, de manière cloisonnée et selon un processus séquencé d’« allers et retours » entre les niveaux territoriaux. Une fois le capital ancré et matérialisé par le complexe multifonctionnel, l’investisseur-propriétaire devient l’acteur central auquel incombe la gestion à plus long terme. Ainsi, deux phases sont à distinguer dans la production d’objets financiarisés en Suisse (Figure 3).

Figure 3

Les négociations cloisonnées et séquencées de la durabilité d’objets financiarisés

Figure 3

Les négociations cloisonnées et séquencées de la durabilité d’objets financiarisés

Source : élaboration propre

64La phase de l’ancrage du capital : négociations cloisonnées

65La première phase de développement des projets, qui peut durer plusieurs années voire décennies, est la phase de négociations liées à l’ancrage du capital, dans laquelle les caractéristiques de l’objet urbain, économiques et financières d’une part et techniques et durables d’autre part, sont simultanément comparées et définies.

66Tout d’abord, les négociations portent sur l’inscription territoriale des objets urbains et sur ses impacts avec un certain nombre d’enjeux de durabilité. Se déroulant au niveau local et avec les acteurs locaux, l’enjeu des négociations pour l’acteur ancreur est double. D’une part, un certain nombre d’exigences techniques et de durabilité doivent être satisfaites afin d’obtenir le permis de construire délivré par la collectivité publique locale. D’autre part, les solutions de durabilité négociées ne doivent pas compromettre la viabilité économique ni pénaliser la rentabilité financière du projet en raison d’un renchérissement des coûts trop élevé.

67La multifonctionnalité est la caractéristique-clé des complexes urbains, privés ou en PPP, développés par les trois grandes entreprises de développement-construction du pays, avec le concours de bureaux d’architectes. Celle-ci est présentée comme un argument phare de la densification urbaine. En effet, ces complexes sont situés en pleine ville ou à la lisière des villes, et non dans des zones périurbaines. Ils intègrent pleinement l’idée de la « reconstruction de la ville sur la ville », en particulier par la prise en compte du bâti existant lors de la revitalisation de friche urbaine qui devient souvent un symbole argumentaire du projet. De plus, le regroupement d’affectations est vu comme un enrichissement des sites en termes non seulement de densité quantitative, mais aussi d’organisation urbaine et de mixité des activités.

68Si les entreprises de développement-construction sont tenues de respecter les diverses normes en matière de construction et d’aménagement, d’environnement, de qualité de l’air, etc., elles ont peu à peu développé des compétences techniques et de négociations autour du développement urbain durable, de manière à répondre à des demandes allant au-delà du cadre légal, prioritairement initiées par les acteurs locaux. Ces demandes résultent d’une part des discussions avec les responsables des services urbains spécialisés dont les pratiques sont de plus en plus influencées par le modèle de la ville compacte, réfléchi dans le sens d’un aménagement urbain intégré à l’organisation de la mobilité urbaine. D’autre part, ils résultent de la mobilisation de la société locale, en particulier de l’intervention d’organisations environnementales, et notamment de l’ATE qui s’avère incontournable dans tout (grand) projet de construction en Suisse.

69Ces demandes, qui peuvent devenir de véritables enjeux économiques et financiers, se réfèrent principalement à la notion d’éco-efficacité puisque les complexes sont systématiquement pensés en termes de métabolisme urbain. Les mégaprojets commerciaux sont ainsi souvent l’occasion pour les villes d’appliquer les nouvelles politiques de mobilité ou de gestion énergétique et de construction qui se sont peu à peu diffusées au plan local à partir des années 2000. Axées sur l’utilisation importante des transports publics par des mesures visant à limiter le nombre de trajets individuels journaliers (concernant par conséquent la dimension et la tarification des parkings), les nouvelles mesures de mobilité douce semblent avoir été plus « faciles » à négocier dans les nouveaux projets urbains développés dans les villes de Berne (Stade de Suisse) et Zurich (Sihlcity). Cela peut s’expliquer par les énormes investissements réalisés dans les réseaux de transports collectifs. Quant aux normes en matière d’énergie et de construction, le label Minergie [10] s’est peu à peu imposé pour toute nouvelle construction. D’autres mesures en termes d’aménagement de l’espace, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur (création de zones de verdures ou maintien d’espaces naturalisés) font également partie des discussions.

70Avec la multiplication des projets, les enjeux négociés qui se réfèrent à la dimension environnementale du développement durable ont ainsi tendance à devenir « standards » et institutionnalisés, faisant partie des « packages » proposés par les entreprises de développement-construction. Toutefois, nous avons pu constater que les enjeux sociaux n’étaient pas vraiment thématisés. Dans le cadre de ces projets à caractère commercial, la dimension sociale de la durabilité a essentiellement fait l’objet de discours en termes de garantie d’un accès public (centre commercial et de loisirs comme espace de rencontre) ou, dans le cas de projet en PPP, d’un financement privé d’infrastructures publiques (stade de football) avec des retombées positives pour l’attractivité urbaine et les habitants en termes de services publics.

71Parallèlement, les négociations portent sur les aspects économiques et financiers avec les acteurs privés agissant à des échelles extra-locales. Ces négociations sont directement liées aux diverses mesures techniques et de durabilité in situ discutées au niveau local. Pour l’acteur ancreur, le but est de parvenir à la vente du projet urbain afin de rentabiliser sa prise de risque initiale. Les négociations concernent en priorité la rentabilité et le risque économiques de ces projets urbains novateurs pour lesquels la multifonctionnalité est également un argument primordial.

72Les nouveaux centres commerciaux, dont certains prennent la forme de l’ « Urban Entertainment Center » avec des thématiques liées au wellness ou à l’eau (aquaparc), ou sont combinés à des stades de football – ce qui est devenu une spécialité helvétique depuis qu’il a fallu renouveler les stades vétustes – ont fait l’objet de multiples analyses en termes d’accessibilité et d’aire de marché. L’objectif des bureaux spécialisés qui les réalisent est bien de démontrer le potentiel de rentabilité économique d’un projet en fonction de la localisation et des choix d’affectations commerciales. La conception des nouveaux mégaprojets commerciaux s’adresse en priorité à la demande des deux principaux groupes de commerce de détail du pays qui se sont préoccupés, depuis le début de la décennie 2000, de renouveler leur offre commerciale, face notamment à la concurrence des groupes étrangers (Aldi et Lidl) (Csikos et Fauconnet, 2009). Basée sur le concept d’achats-loisirs, la multifonctionnalité apparaît comme un élément central du dispositif de démarchage mis en place par les entreprises de développement-construction envers le duopole commercial. La multifonctionnalité couplée avec la centralité et l’urbanité est peu à peu apparue comme un argument permettant aux entreprises de développement-construction de renouveler l’offre commerciale du duopole national tout en confortant leur rente vis-à-vis de leurs principaux concurrents étrangers en occupant les pôles urbains, notamment des grandes villes du pays.

73La multifonctionnalité des nouveaux projets commerciaux répond également au renouvellement et à la diversification de la demande de placement immobilier des institutions financières depuis la crise de 2001-2002, et en particulier des grandes institutions du circuit intermédié et titrisé qui s’est fortement développé durant la décennie 90 (Theurillat et al., 2010). Pour ces projets à caractère commercial, la question déterminante est celle du taux suffisant d’occupation des surfaces et il est rare en Suisse que les institutionnels achètent à un taux de remplissage inférieur à 80 %. Les deux principaux groupes de commerce de détail du pays autour desquels s’agglomèrent d’autres chaînes commerciales, affiliées ou non, sont par conséquent des partenaires incontournables afin de garantir le cœur de la rentabilité financière, complété par d’autres revenus locatifs (bureaux, hôtels, appartements par exemple). Les collectivités publiques en tant que futurs locataires peuvent également être des éléments stabilisateurs de rentabilité financière des projets réalisés en PPP.

74Avec les futurs investisseurs-propriétaires et exploitants, les acteurs ancreurs jouent un rôle de traduction puisque les multiples aspects qualitatifs liés à la durabilité et aux impacts territoriaux locaux sont systématiquement comparés et estimés en termes de rentabilité économique. Or, certaines mesures de durabilité visant à réduire le trafic individuel et à encourager l’utilisation des transports publics ou de la mobilité douce ou encore à réduire le volume des surfaces commerciales (en raison de mesures de protection du patrimoine ou pour garantir un espace ouvert et public) touchent le cœur de la rentabilité économique, et par conséquent financière, du projet. Ces mesures sont donc âprement négociées et peuvent retarder l’avancement du projet. Dans ce cadre, les acteurs ancreurs fonctionnent comme relais entre les niveaux territoriaux et les différents protagonistes.

75S’appuyant sur leur partenaires privés, exploitants en l’occurrence, et utilisant sur le plan local différents relais politiques, les entreprises de développement-construction ont peu à peu développé des stratégies de communication (soirées d’information, publicité dans la presse, conférences de presse, etc.) auprès des associations/antennes locales de protection de l’environnement et auprès de la société civile afin de diminuer les contraintes et de faire accepter le projet sans qu’il y ait d’opposition. Les bénéfices d’un projet urbain pour la ville/quartier sous les angles économiques (études d’impacts économiques : nombre d’emplois et recettes fiscales par exemple) et de la durabilité (construction en HQE, utilisation de transports publics, etc.) sont systématiquement valorisés. Dans le cas de projet en PPP, le débat politique peut être animé puisqu’en définitive c’est le législatif communal qui donne l’aval au projet. Lors du premier mégaprojet en PPP du pays – centre commercial et stade de football avec salles de sports et centre d’incendie – dans une ville moyenne (Neuchâtel), la collectivité publique (politiciens et administration) a joué le rôle de facilitateur administratif et politique dans les négociations. Le projet a été réalisé dans un laps de temps très court (5 ans) et la durabilité n’a pas été un enjeu touchant à la rente commerciale (solutions minimales en matière de diminution du trafic individuel : mise en place d’une ligne de bus et parking payant, abandon de la construction en HQE).

76Finalement, les négociations avec les investisseurs potentiels se concrétisent au fil de l’avancement des négociations, avec d’une part les acteurs locaux et d’autre part les exploitants. Les investisseurs finaux acceptent de considérer comme des investissements les dépenses dont l’enjeu est l’efficacité à long terme d’un objet urbain : principalement les dépenses énergétiques et de connexion aux réseaux de transport, notamment publics, qui peu à peu deviennent des mesures de durabilité incontournables. Parallèlement, d’autres dépenses sont réalisées sous l’étiquette de la durabilité, mais ne touchent pas le cœur économique (pose de capteurs photovoltaïques ou de toits naturalisés). Ces mesures ont avant tout une fonction symbolique et permettent de justifier du caractère durable du projet, face à l’opinion publique principalement. Ces dépenses peuvent être considérées comme des coûts d’obtention du permis de construire.

77La délivrance du permis de construire par la collectivité publique permet généralement de solder aussi les négociations entre acteurs ancreurs et investisseurs, la propriété du projet passant alors à ces derniers. Ce contrat comprend aussi bien la propriété foncière et immobilière (voire sa location), l’exploitation (baux de location déjà conclus) que la réalisation de la construction. La rentabilité du projet étant en définitive fixée avec des investisseurs qui achètent le projet « clé en mains », c’est le prix du terrain, appartenant à la collectivité publique ou à un privé (particuliers, entreprises), ou de sa location, qui va être ajusté ex-post et qui va permettre de sceller les négociations.

78Jusqu’à présent, dix des treize mégaprojets commerciaux développés durant la décennie ont été acquis par des institutions financières, appartenant principalement au circuit titrisé. Malgré l’obtention du permis de construire et une exploitation commerciale garantie, la recherche d’investisseurs est toujours en cours pour deux projets (projet en PPP du stade de Thoune combiné à un centre commercial avec Migros et autres chaînes ; projet privé de UEC « Ebisquare » dans la région lucernoise avec Coop et autres chaînes). Le troisième projet, en PPP « stades de Bienne », connaît également des difficultés dans le démarchage tant des exploitants que des investisseurs.

79La phase de gestion du capital ancré

80La signature du contrat de propriété marque la fin du rôle de l’acteur ancreur. Si ce dernier peut rester impliqué dans le projet, à travers la construction ou la gestion, l’investisseur en tant que propriétaire de l’objet urbain est le responsable principal de la gestion du capital ancré. La gestion à court terme, tout d’abord lors de la construction, puis à plus long terme, lors de l’exploitation des complexes multifonctionnels, donne également lieu à un certain nombre de négociations.

81La gestion de la construction des complexes, qui se réalise en général très rapidement (2-4 ans), met en relation le nouveau propriétaire et l’acteur constructeur. Ce dernier, conformément au contrat d’entreprise générale passé avec l’investisseur-propriétaire, est responsable de la qualité technique de l’objet en construction. Dans ce cadre, l’acteur constructeur cherchera à optimiser ses coûts, par rapport au prix global résultant du développement et de la construction du projet. Quant au propriétaire, il pourra chercher à optimiser l’utilisation des surfaces et des volumes. C’est également à ce stade que s’effectue le démarchage des locataires si toutes les surfaces n’ont pas été louées. Par conséquent, lors de la construction des complexes, divers enjeux imprévus ou non précisés dans le permis de construire ou les contrats (d’entreprise générale, de bail, de mandat de démarchage, etc.) et dont certains concernent la durabilité (par exemple, la qualité et le coût du matériel dans le cas d’une construction en HQE) peuvent surgir et entraîner des négociations entre les parties.

82La gestion de l’exploitation des complexes, qui s’inscrit dans le long terme, lie d’une part le propriétaire et les exploitants-locataires qui vont pouvoir mesurer la rentabilité ou non de leur investissement de départ. D’autre part, elle met en relation le propriétaire et les acteurs locaux, notamment les acteurs publics. Les effets territoriaux de l’inscription des complexes urbains, notamment sous l’angle de la durabilité, pourront alors être appréciés.

83Tout d’abord, l’ancrage territorial négocié des acteurs privés porte sur des temporalités différentes. Pour les investisseurs-propriétaires institutionnels, les objets urbains sont des actifs financiers, qu’il s’agit de gérer selon une logique financière, « à distance » et par l’intermédiaire de sociétés de gérance. Leur ancrage à long terme dépend des niveaux escomptés de rentabilité financière, elle-même dépendante de la politique stratégique d’investissement ainsi que des opportunités de plus-values en cas de revente. La durée de l’ancrage des exploitants-locataires est contenue dans les baux, entre 5 et 20 ans en principe. Bien que ces contrats soient renouvelables, l’ancrage dépend de la réalisation des chiffres d’affaires alors escomptés. Bien que correspondant à des produits financiers récents, les acquisitions de ces mégaprojets urbains par des acteurs financiers suisses sont réalisées sur le long terme (20-30 ans) puisqu’à une exception, celle du Stade de Suisse, la propriété de ces derniers n’a pas changé.

84Ensuite, les collectivités locales sont bien évidemment ancrées à long terme et affectées par la gestion des impacts de la transformation du paysage urbain. Des problèmes et des coûts imprévus pour les collectivités publiques peuvent alors surgir, liés par exemple, à l’augmentation du trafic dans la ville ou aux nuisances sonores engendrées par le complexe urbain. Dans le cas du premier projet en PPP du pays (Neuchâtel), il est apparu que les coûts de la location de l’infrastructure dans le budget de fonctionnement et les frais de sécurité liés aux matchs de championnat ont été sous-évalués.

85En résumé, les acteurs ancreurs se trouvent dans une position paradoxale. Ils sont confrontés à une prise de parole contrainte en matière de durabilité urbaine et de menace de défection de la part des acteurs financiers potentiellement mobiles. Avec l’accumulation d’expériences et de connaissances, ces acteurs sont parvenus à trouver des solutions de plus en plus standardisées afin de prendre en compte certains aspects de durabilité de contextes locaux. Ils ont également réussi à ancrer des acteurs financiers selon un processus séquentiel et cloisonné, permettant à ces derniers de ne pas s’impliquer directement dans les négociations locales. Parallèlement, en multipliant leurs compétences tant dans l’expertise économique, financière, juridique et technique que dans les modalités de négociation et de partenariat, ces acteurs sont désormais au centre d’un réseau comprenant les principaux acteurs privés – investisseurs-propriétaires et exploitants-locataires – des plus importants complexes urbains en Suisse.

86On peut également observer que la production de ces mégaprojets a débouché sur un mouvement de modification du droit afin de faciliter l’ancrage du capital financier dans la ville. D’une part, une association « PPP Suisse » a été constituée avec pour objectif principal de réviser le droit fédéral sur les marchés publics dans le sens d’un renforcement de la coopération avec le secteur privé (Bolz, 2005). D’autre part, la récente modification de la Loi sur les placements collectifs (LPCC) facilite le « pooling » et l’investissement dans les grands projets de construction (UBS, 2008).

87Si la production de mégaprojets financiarisés aboutit à une configuration d’acteurs privés particulière en Suisse, elle questionne également le rôle et les compétences des acteurs locaux, notamment des services urbains spécialisés. Ces derniers peuvent souffrir sur ce marché d’une certaine asymétrie dans les capacités de conception et de gestion des projets face aux acteurs privés d’importance nationale, voire internationale. On peut émettre l’hypothèse que dans les villes de taille moyenne ou petite, qui sont plus facilement écartées de l’espace d’investissement d’acteurs financiers appartenant au circuit titrisé (Theurillat et al., 2010), les conditions négociées de l’ancrage peuvent être minimales avec une priorité allant plus facilement au développement économique et à l’attractivité urbaine, dans le sens de la « ville financiarisée ».

3 – La ville négociée : l’ancrage du capital financier

88Les observations réalisées dans le cas suisse et la réunion de trois champs de littérature en géographie urbaine nous amènent à proposer un cadre interprétatif à la fois de la mobilité et de l’ancrage du capital dans la ville et de la durabilité urbaine. En insistant sur l’importance des négociations à la base de l’ancrage du capital, nous proposons le modèle de ville négociée pour d’autres recherches en géographie urbaine.

89Sur le plan méthodologique, le modèle de ville négociée résulte d’une approche en situation des impacts de la finance sur les métiers de l’immobilier et du construit urbain ainsi que sur les politiques et la gouvernance urbaine sous l’angle de la durabilité. Ces impacts ont été, dans un premier temps, conceptuellement approchés par l’élaboration, à partir de la littérature, de deux modèles permettant de penser la position des acteurs financiers dans les négociations relatives à leurs investissements immobiliers. À travers le concept d’ancrage, l’approche en situation vise à examiner le processus de négociations portant simultanément sur le capital financier et la durabilité urbaine. Ces négociations sont à situer dans leur contexte, les acteurs interagissant à la fois dans et sur les institutions (Hogdson, 2007). Dans le cas de la production urbaine, les institutions encadrantes sont les différentes normes légales et règlementaires de politiques publiques, nationales et régionales/locales, en matière par exemple d’urbanisme et de construction, de protection de l’environnement ou encore d’équité sociale. Celles-ci représentent le niveau de base des enjeux de durabilité sur lequel les acteurs vont interagir et négocier. Ces négociations débouchent sur des arrangements institutionnels, formels et informels, indispensables à la réalisation de projets.

90Le modèle de ville négociée mobilise un deuxième concept clé, celui d’acteur ancreur. Celui-ci se réfère aux coalitions qui ont un intérêt à ce qu’un projet de construction se réalise à un endroit précis. Les acteurs spécialisés de la production urbaine (architectes/ingénieurs pour le design, sociétés d’expertise et de conseils immobiliers, etc.) jouent ici un rôle primordial et en particulier les entreprises de développement-construction. Bien que tout un champ de la littérature ait analysé le rôle des acteurs spécialisés dans la production urbaine et en particulier celui des développeurs (Healey et al., 2002 ; Guy et Henneberry, 2002 ; Lorrain, 1992 par ex.), celui-ci n’a pas été mis en relation avec le processus de financiarisation du construit urbain ni avec la question de la durabilité urbaine. Selon nous, l’époque contemporaine assigne à cette industrie un rôle nouveau consistant à négocier l’ancrage du capital dans la ville sous contrainte de durabilité. Cette industrie développe des grands projets de plus en plus pour des acteurs financiers et donne lieu, selon les objets urbains à financiariser (bâtiments et infrastructures), à des configurations particulières entre acteurs privés. Ces derniers ont un intérêt à la réalisation des projets urbains : d’exploitation économique ou simplement d’utilisation résidentielle (logements par exemple) ou professionnelle (bureaux par exemple). Afin que les projets urbains puissent se concrétiser, les acteurs économiques privés doivent également s’appuyer ou négocier avec les acteurs urbains locaux, publics (municipalités, partis politiques ou agences nationales de développement urbain) et privés (ONG, société civile). La réalisation de projets urbains répond également à des besoins collectifs, en matière d’offre commerciale, résidentielle ou de services publics. Par conséquent, l’ancrage négocié du capital financier dans la ville produit différentes formes de durabilité selon les acteurs impliqués et les contextes institutionnels, variables d’un pays à l’autre et d’une ville à l’autre.

91Découlant de la réunion de trois champs de littérature en géographie urbaine, le modèle de la ville négociée prolonge les réflexions à la fois conceptuelles et analytiques de deux autres champs en géographie. Premièrement, il s’inscrit dans la littérature émergente en géographie urbaine de « l’actually existing sustainabilities » (Krueger et Aegyman, 2005). Cette dernière est une approche à la fois critique et empirique de la gouvernance et des politiques urbaines en matière de durabilité dans différents contextes sociaux, politiques et économiques. Nuançant à la fois l’approche normative de la durabilité et la force structurelle du néolibéralisme sur les villes, cette littérature veut analyser les « nouveaux espaces de la gouvernance urbaine » de manière à examiner et à rendre compte des transformations institutionnelles en cours (Jonas et While, 2007).

92Deuxièmement, ce modèle s’inscrit dans le champ « des géographies de la financiarisation » (Engelen et al., 2010) visant à situer la variété des formes institutionnelles de financiarisation aux différentes échelles spatiales. Dans ce cadre, la financiarisation de la ville prend des formes variées selon les pays. La mise sur le marché d’objets urbains « financiarisables » via la privatisation/externalisation de l’immobilier d’entreprise et l’internationalisation des marchés immobiliers renvoie à toutes une série de réformes institutionnelles (Theurillat et al., 2010). Les situations nationales sont par conséquent différenciées selon l’ampleur des réformes institutionnelles favorables à l’investissement privé et selon le degré d’ouverture des marchés immobiliers domestiques aux investissements étrangers. La financiarisation de la ville prend également des formes différenciées selon les contextes institutionnels urbains. D’une ville à l’autre, les politiques urbaines peuvent être marquées par des priorités variables entre d’une part le développement et la croissance économique, et donc par la mise en place de conditions-cadres favorables à l’investissement dans le construit urbain, dans le sens de la ville financiarisée, et d’autre part la mise en place d’actions permettant la réalisation du développement durable, dans le sens de la ville durable.

93Alors que l’immobilier et la construction urbaine deviennent un secteur économique majeur dans beaucoup de pays, la question du financement, public ou privé, se pose avec d’autant plus d’acuité. À travers le modèle de ville négociée, la variété des formes de durabilité produites par la finance est à observer de manière contextualisée selon les trois dimensions suivantes (Tableau 1) :

94Etant simultanément un instrument de développement économique et de réalisation de la durabilité, le construit urbain est évalué à la fois sous l’angle de critères économiques et financiers et de critères de durabilité. La question de recherche consiste à examiner les objets du construit urbain (type d’objets immobiliers et d’infrastructures de réseau) qui sont financiarisés et la manière dont la durabilité est matérialisée et traduite en termes économiques et financiers (coûts, risques et rendements) pour permettre l’ancrage du capital financier.

95L’ancrage du capital financier sur un territoire urbain repose sur la maîtrise spatiale et temporelle des projets et des acteurs. Cela consiste d’une part à articuler les logiques spatiales des acteurs financiers, organisées de plus en plus à une échelle internationale et centrées en priorité sur les quartiers centraux des grandes métropoles, à des logiques in situ. D’autre part, cette articulation consiste également à faire converger des temporalités différentes en matière d’exploitation, d’utilisation et d’investissement d’une part et d’urbanisme et de fonctionnement urbain (mobilité, énergie, etc.) d’autre part.

96Au cœur d’une gouvernance urbaine à inscrire dans le contexte institutionnel national en matière de politiques urbaines et de compétences décisionnelles, plus ou moins décentralisées, le rôle des acteurs ancreurs consiste à mettre en relation les différents acteurs impliqués dans un projet urbain. Dans les négociations relatives à l’ancrage du capital financier dans la ville, le rôle des professions immobilières et du construit urbain s’avère essentiel puisqu’elles ont pour fonction de transmettre les informations localisées à leur « nouvelle » clientèle financière. Dès lors, quels sont les protagonistes des négociations, de quelle manière celles-ci se sont déroulées et ont abouti (ou non) et dans quelle mesure assiste-t-on à la formation de coalitions d’acteurs ancreurs aux échelles urbaines, nationales voire internationales autour de la production d’objets financiarisés ? Il s’agit en effet de comprendre comment des logiques antagonistes en matière de financement, de propriété, d’exploitation économique et/ou d’utilisation privée ou publique se sont articulées autour de la production d’objets financiarisés dans différentes villes et pays. Cette articulation se traduit par une gouvernance publique-privée mêlant à la fois les logiques verticale du capital et horizontale des débats locaux sur des enjeux de durabilité. Les acteurs financiers fonctionnent en effet sur des dynamiques d’investissement plus globales selon une approche homogénéisante (Crevoisier, 1999) de comparaison spatiale. Ces négociations reposent sur un rapport de loyalty (Hirschman, 1986), à savoir un compromis entre des acteurs potentiellement mobiles pouvant jouer l’exit, mais acceptant de prendre la parole (voice) sur des enjeux locaux.

Tableau 1

Les caractéristiques de la ville négociée et des villes financiarisée et durable

Tableau 1
Ville financiarisée Ville négociée Ville durable Enjeu de départ Assurer l’attractivité du capital Assurer la durabilité de la ville financiarisée Diminuer les effets négatifs de la transformation du paysage urbain Construit urbain Statut du construit Support de reproduction du capital Projet entrepreneurial Levier de changement Critères d’analyse Critères de rendements et risques économiques et financiers Critères financiers et critères de durabilité Critères multiples de maîtrise des flux urbains (mobilité et matière&énergie) Gouvernance urbaine Acteurs types Investisseurs Ancreurs Communauté urbaine Type de relations Verticales externes Horizontales internes et verticales externes horizontales internes Principe supérieur de coordination Opportunisme Pragmatisme Equité sociale Base de coordination Menace de défection (exit) Loyalty Prise de parole (voice) Instrument de coordination Contrat Négociation Participation démocratique Territoire urbain Espace Espace atomisé et aimant Espace multiscalaire Espace intégré et fermé Temps Temps court et réversible Temporalité plurielle et convergente Projection sur la base du passé Type d’ancrage du capital Allocation du capital entre les villes Ancrage du capital dans la ville Capital ancré dans la ville

Les caractéristiques de la ville négociée et des villes financiarisée et durable

Source : élaboration propre

Conclusion

97En proposant d’analyser la financiarisation et la durabilité au cœur des enjeux de la production urbaine, cet article pose une question fondamentale. Comment ces deux phénomènes, a priori largement antagonistes, s’articulent-ils concrètement ?

98Bien que l’impact de la finance attire de plus en plus l’attention des chercheurs, la plupart des travaux sur la production urbaine se concentrent le plus souvent sur les questions soit de durabilité, soit de néolibéralisation. Dans le but de développer un cadre conceptuel, analytique et interprétatif des changements apportés par la finance dans les négociations autour de la production et de la durabilité urbaines, deux modèles ont été identifiés dans un premier temps à partir de la littérature en géographie urbaine. D’un côté, le modèle de ville financiarisée, mettant les financiers en position de force dans les négociations où le construit urbain est un actif financier, et de l’autre, celui de ville durable dans lequel le construit urbain est un instrument de durabilité qui doit être négocié entre toutes les parties prenantes.

99L’étude empirique de la production urbaine en Suisse est une manière de rendre compte des nouvelles formes de négociations découlant à la fois de la financiarisation et de la durabilité. Le cas suisse a montré que les projets urbains financiarisés développés ces dix dernières années par les trois principales entreprises de développement-construction du pays ont pris la forme de mégaprojets commerciaux multifonctionnels et ont donné lieu à des configurations particulières entre les principaux groupes de commerces de détail et les principaux investisseurs institutionnels du pays. D’autre part, au centre de l’ancrage, les entreprises de développement-construction ont également trouvé des solutions auprès des acteurs locaux, privés (avec en particulier le rôle des ONG environnementales) et publics, concernant les impacts territoriaux sous l’angle de la durabilité. Négociées de manière cloisonnées et séquencées avec d’un côté les acteurs financiers et de l’autre les acteurs urbains, les formes de durabilité produites par la finance dans le contexte institutionnel suisse et dans le cas de mégaprojets commerciaux renvoient principalement à des compromis entre « économie et environnement » autour de questions liées à la mobilité urbaine et à la construction en HQE.

100À partir de ces réflexions théoriques et empiriques, le modèle de la ville négociée a été élaboré. Celui-ci propose un cadre d’analyse et d’interprétation pour de futurs travaux en géographie urbaine en mettant en avant de nouvelles articulations entre le construit, la gouvernance et le territoire urbain. L’ancrage du capital financier dans la ville soulève non seulement la question de l’évaluation financière du construit urbain, mais également celles de la nature des fonctions urbaines « financiarisées » ainsi que des modalités de négociations entre les acteurs impliqués dans la gouvernance urbaine.

101Deux tendances actuelles semblent légitimer l’hypothèse d’un renforcement du développement des marchés du construit urbain financiarisés et de l’urbanisation du capital. Premièrement, la demande d’investisseurs institutionnels va encore se renforcer, tant à l’intérieur de pays (Hagerman et al., 2006 et 2007 pour le cas du marché américain) qu’au niveau international (Inderst, 2009) et se diriger en priorité vers les métropoles qui ont d’énormes besoins en infrastructures. Deuxièmement, cette demande va concerner aussi bien les circuits direct que titrisé, notamment avec des structures ad hoc telles que les fonds de fonds ou les fonds en private equity (Torrance, 2008). Dans cette perspective, les modalités de négociations à la base de l’ancrage du capital financier dans des contextes urbains différents vont être à la fois un objet d’intérêt scientifique et un enjeu très concret auquel de plus en plus de villes seront confrontées.

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Mots-clés éditeurs : ville négociée, acteurs ancreurs, financiarisation, ville durable, ville néolibérale, mobilité/liquidité et ancrage du capital, investisseurs institutionnels

Date de mise en ligne : 12/03/2012.

Notes

  • [*]
  • [1]
    Elle a été mentionnée dans la littérature contemporaine notamment depuis Massey et Catalano (1978).
  • [2]
    Les méthodes de « discounted cash flow » (DCF) permettant de calculer la valeur de marché des objets immobiliers en fonction des revenus réguliers ainsi que les plus-values à la revente, sont de plus en plus appliquées et remplacent les méthodes d’évaluation immobilière « classique » basées sur la valeur d’acquisition (valeur historique).
  • [3]
    S. Fainstein (2009) avance que les objets immobiliers « intéressants » pour les investisseurs privés reposent sur des affectations qui sont essentiellement commerciales et de loisirs, de bureaux, d’hôtels voire combinées avec des logements de haut standing. La propriété de bâtiments et infrastructures répondant à des services publics sont des cas particuliers. Leur exploitation peut s’avérer intéressante puisqu’elle donne souvent lieu à des situations de monopoles (Lorrain, 2002). De ce fait, leur propriété (bail de propriété ou de location à long terme) peut être financièrement intéressante pour des investisseurs institutionnels.
  • [4]
    Le marché de gré à gré s’est considérablement développé ces dernières années. Ainsi, les fonds immobiliers non cotés (souvent avec un nombre restreint d’investisseurs ou en private equity) représentent désormais une part majoritaire dans l’investissement total en immobilier non résidentiel. La plupart de ces fonds sont montés et détenus par des fonds de pension, d’autres investisseurs institutionnels ou par des banques d’investissement (Nappi-Choulet, 2009).
  • [5]
    Le projet de recherche a été mené auprès des institutions suivantes : cantons et communes, bourgeoisies, chemins de fer fédéraux (CFF), armasuisse, Pro Natura, caisses de pensions, fonds de placement, sociétés immobilières et fondations de placement, commerce de détail (Migros, Coop), banques et assurances.
    http://www.idheap.ch/idheap.nsf/vwBaseDocuments/IdPub01?OpenDocument&lng=fr&cat=003#toplist
  • [6]
    Les fondations de placement constituent une spécificité suisse. Elles sont destinées aux investisseurs dits qualifiées qui gèrent des fonds de retraites, telles que principalement des caisses de pension (deuxième pilier) ou des assurances (deuxième et troisième piliers) (Theurillat, 2010). Soumises à la même législation sur les assurances sociales que les caisses de pension, mais appartenant essentiellement à des institutions bancaires, elles constituent une forme particulière de fonds spécial (Special purpose vehicule) de type private equity.
  • [7]
    La Publica, qui a une stratégie d’augmentation de son portefeuille immobilier direct et titrisé (pour passer de 5 % à 15-20 % du total des actifs sous gestion) détient avec la fondation de placement Swisscanto la propriété du premier mégaprojet en PPP du pays situé dans une ville moyenne (La Maladière, Neuchâtel). Quant à la SUVA, elle a acquis des parts de copropriété dans deux complexes multifonctionnels (Stade St-Jacques, Bâle; stade de Suisse, Berne).
  • [8]
    Les assurances privées ayant investi dans des projets multifonctionnels ont dû vendre. L’assureur Axa-Winterthur a été concerné pour deux objets immobiliers. Le premier objet, le Stade de Suisse à Berne, alors en copropriété de deux grandes assurances (Suva et Axa-Winterthur) et d’un des principaux groupes commerciaux du pays (Coop), a été vendu entièrement à une société allemande (Karl Bartel GmbH). Puis en mai 2011, ce sont les deux principaux fonds immobiliers (UBS Property Fund Sima et Swissreal) et la fondation de placement de la banque UBS qui sont devenus les propriétaires du stade de Suisse. Le deuxième objet, lié au Stade St-Jacques à Bâle, Axa-Winterthur a vendu sa part de copropriété (en 2008) à la SUVA.
  • [9]
    Pour ces grands projets, les entreprises de développement-construction sont également devenues des partenaires incontournables pour les grandes sociétés immobilières et fonds immobiliers du pays qui développent des projets pour leur propre compte et qui disposent de certaines compétences à l’interne.
  • [10]
    Minergie représente le label suisse en matière de construction en Haute Qualité Environnementale.
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