1Ce dossier est le résultat, d’un groupe de travail réunissant sur deux ans des chercheurs de disciplines différentes et soutenu par le Ciriec France.
2Les entreprises de l’Économie sociale et solidaire (ESS) font l’objet d’un regain d’intérêt dans un contexte de crise économique et financière, mais elles restent encore méconnues, tant du point de vue de leur mode d’organisation que de leur contribution à la production de biens et services généralement territorialisés. Plus encore, leur contribution au changement des rapports économiques n’est que très rarement abordée et généralement limitée aux cercles restreints des familiers de l’ESS.
3De plus en plus nombreuses sont pourtant les collectivités territoriales qui intègrent l’Économie sociale et solidaire dans leur schéma de développement économique, tandis que la structuration de l’ESS au niveau infra national s’est intensifiée dans les années récentes (Chambres régionales de l’ESS, pôles de développement de l’ESS, comités territoriaux…). Cet intérêt des Pouvoirs publics locaux pour ces entreprises repose sur leurs spécificités qui semblent bien s’accorder d’une part à la nécessité croissante de l’ancrage territorial des activités et des emplois, d’autre part à l’internalisation des questions sociales au sein même de l’activité économique.
4Créées et animées, de façon volontaire, par des groupements de personnes pour répondre à des aspirations et des besoins sociaux collectifs, les entreprises associatives, coopératives et mutualistes sont gérées selon des valeurs et des règles humanistes (démocratiques et solidaires) dans un but autre que la lucrativité. Tout en mobilisant du travail bénévole, elles combinent des financements divers (cotisations et dons, produits des ventes et subventions…). De ce fait, elles cherchent à résister à l’externalisation des « coûts sociaux », sur l’individu ou la collectivité, engendrée par la marchandisation et la financiarisation croissantes de l’économie.
5Durant la période fordiste, ces organisations se sont structurées de façon sectorielle et verticale, en étroite collaboration, voire en cogestion, avec les Pouvoirs Publics nationaux et ont ainsi accédé aux marchés publics, politiques publiques et financements publics. Elles ont, de même, participé à la politique d’aménagement du territoire par la déconcentration de grandes coopératives industrielles (telles l’Association des Ouvrières en Instruments de Précision –AOIP– et l’Association Coopérative d’Ouvriers en Matériel Electrique –ACOME– qui ont alors implanté des établissements en Bretagne et Normandie) et de certaines mutuelles d’assurance (comme l’implantation de la Macif dans des villes moyennes et périphériques) ; par l’ouverture en milieu rural d’établissements par des associations nationales d’action sociale et de tourisme social. La crise des années 1980 a fortement perturbé ce processus : certaines grandes coopératives (comme l’AOIP) ont quasiment disparu, alors que la promotion de « l’insertion en milieu ouvert » freinait la création de nouveaux établissements sociaux dans les zones non urbanisées.
6L’ESS actuelle renforce plutôt son enracinement territorial grâce à la vitalité des associations locales ainsi qu’à la revalorisation des relations de proximité avec les sociétaires dans certaines grandes coopératives et mutuelles. En effet, le sentiment d’appartenance, la confiance et la fidélité des bénévoles et des usagers de ces entreprises collectives reposent moins sur une adhésion idéologique globale, mais davantage sur des relations de proximité et des micro-réalisations, souvent réunies sous la terminologie de « logique de projet ».
7Mais tous les territoires ne connaissent pas la même dynamique. En même temps qu’elle participe à en modifier la morphologie, l’ESS est modelée par les spécificités territoriales, la « matrice territoriale » comme « ensemble de dispositions acquises au fil du temps, formant un « cadre social » dans lequel se structure l’action des personnes » (Demoustier, 2007). Ainsi par exemple, l’ESS est marquée par la culture artisanale et autogestionnaire du Jura, à Besançon, alors qu’elle est plus dépendante d’une culture paternaliste héritée de la grande industrie textile à Mulhouse (Guinchard, 2004).
1 – Un essor actuel de l’ESS porté par les associations
8Dans l’essor actuel de l’ESS, que le développement récent de statistiques dédiées permet de confirmer, il est néanmoins malaisé de distinguer ce qui relève de la nature des activités ou de la nature des organisations. En effet, si les 177 000 établissements de l’ESS emploient 12 % des salariés et distribuent 9,5 % de la masse salariale du secteur privé, c’est principalement dans les services relationnels, créatifs et financiers, qui se sont fortement développés ces trente dernières années. Le taux de croissance des emplois est ainsi nettement supérieur à celui de l’économie privée concurrentielle : +2,6 % par an entre 2000 et 2008 au lieu de +1,1 %, soit une augmentation de 19 % en 8 ans (Recherches et Solidarités, 2010).
9Ces emplois se concentrent dans les services aux personnes (pour 66 %) et les services financiers (pour 12 %, soit 1/3 des emplois du secteur bancaire et assurantiel).
Ainsi l’ESS représente | 65 % de l’emploi de l’action sociale 20 % de l’emploi de l’éducation 25 % de l’emploi du sport et des loisirs 20 % des emplois de la culture 10 % des emplois de la santé |
10Alors que le XIXe siècle a vu le développement de l’économie mutualiste (dans la prévoyance et la santé) et le XXe siècle celui de l’économie coopérative (dans la distribution, l’agriculture et les services bancaires), c’est la forme associative qui s’est principalement affirmée depuis les années 1970 dans les services aux personnes (sur la base d’un taux de création annuel associatif de plus de 60 000, dont 20 % seulement environ deviennent employeurs). Les associations emploient aujourd’hui 76 % des salariés de l’économie sociale et solidaire, alors que les coopératives connaissent un regain d’attrait dans les services aux entreprises et à la collectivité, notamment par la coopération de production et ses nouvelles formes (telle la Coopérative d’Activité et d’Emploi –CAE-, et la Coopérative d’Intérêt Collectif -SCIC).
11Le fait de considérer les associations comme des entreprises, au même titre que les coopératives et les mutuelles, renvoie à l’autonomisation de leurs activités vis-à-vis des politiques publiques et de l’économie domestique. Si elles sont très souvent analysées comme des formes « transitoires » d’émergence d’activités économiques (des « laboratoires » pour de nouveaux marchés), elles tendent de plus en plus à s’affirmer comme des entreprises à part entière (des « entreprises sociales »), s’inscrivant durablement dans le paysage économique et apportant toute leur contribution au développement des territoires.
12Ainsi l’ESS, à travers ses différentes composantes, mais aussi comme « acteur collectif », témoigne de la diversité des formes de production (ce que certains nomment « l’économie plurielle » au-delà de « l’économie mixte » des années 1960). Même si de fortes pressions s’exercent sous forme d’isomorphisme, en direction soit de la « banalisation » marchande soit de la « normalisation » publique, la prise de conscience et la reconnaissance croissantes de l’unité de l’ESS illustre « la diversité synchronique des formes institutionnelles » (Lung, 2008). Cette diversité, dont l’ESS est l’une des expressions, a comme conséquence de renforcer la coexistence de modes d’entreprendre différenciés tant dans les motivations des acteurs, que dans les pratiques économiques ou dans l’exercice de la gouvernance. On peut dès lors s’interroger sur l’existence ou non d’un rapport spécifique au territoire.
2 – ESS, gouvernance et régulation territorialisées
13Il est donc important, dans la recherche sur le développement territorial et dans l’identification des leviers de ce développement, de spécifier les apports de ces organisations socio-économiques originales. Lorsqu’elles sont prises en compte, elles sont trop souvent appréhendées, à côté du système productif et des institutions publiques, par une référence à « la société civile » (Laurent et du Tertre, 2008). Le sens de ce terme reste le plus souvent vague et peu explicité : une mobilisation collective d’individus dont le cadre reste une « boite noire », s’apparentant à un résidu permettant de citer des dynamiques originales mais considérées comme marginales, à contenu plus politique que socio-économique.
14Pourtant, la double dimension revendiquée par les entreprises de l’ESS, soit une dimension socio-politique et une dimension socio-économique, leur permet de jouer un rôle croissant dans les nouveaux compromis institutionnels territoriaux. Ces compromis peuvent être étudiés à la fois en terme de gouvernance et de régulation, contribuant à expliciter une distinction pas toujours assumée.
15En effet, dès 1995, A. Lipietz relève la confusion entre ces deux notions. « Ainsi émerge une acception large du concept de gouvernance : l’ensemble des modes de régulation entre le pur marché et la pure politique (de l’Etat nation), c’est-à-dire ce que Gramsci appelait ‘société civile’ » (Lipietz, 1995). La régulation comprenant à la fois « l’ensemble des règles du jeu et des procédures de résolution des conflits ». Or il est possible de différencier ces deux notions qui se réfèrent toutes deux à la stabilité ou l’instabilité, à la permanence ou la transformation des arrangements institutionnels (au sens large des valeurs, normes et règles qui dictent les comportements sociaux, politiques et économiques) :
16• « La gouvernance territoriale ou locale est un phénomène complexe porteur de stabilité (compromis et négociation) et d’instabilité (divergence et conflit) au sein duquel des acteurs hétérogènes doivent se mobiliser autour d’un objectif commun. En d’autres termes, elle sous-tend que l’institution publique n’a plus le monopole de l’organisation territoriale, au contraire, le système de décisions comprend la participation d’acteurs aux intérêts différents » (Coissard et Pecqueur, 2007).
17• Le mode de régulation est défini par R. Boyer (1995) en s’appuyant sur Aglietta (1976), comme « la dynamique contradictoire de transformation et de permanence d’un mode de production » et sur Orléan (1994) comme « la série d’institutions, de règle du jeu et de conventions marchandes et non marchandes qui impliquent des rationalités situées ».
18Pour résumer, on pourrait ainsi définir le mode de gouvernance comme le cadre et les modalités institutionnelles de prise de décision sur le mode de développement territorial à travers les débats publics, l’action publique, et plus précisément la production des politiques publiques ; alors que la régulation renverrait plutôt au mode d’interaction et de coordination des activités, des emplois et revenus, et des flux de capitaux, qui permettent d’assurer la régularité du système productif.
19Aussi, les entreprises d’ESS peuvent s’affirmer à la fois comme acteurs de la gouvernance territoriale et comme agents de la régulation territoriale. Acteurs de la gouvernance territoriale, par leur rôle dans la défense d’intérêts collectifs, la manifestation d’aspirations sociales (comme la participation, la créativité, la solidarité….), comme porteuses de diverses idéologies et de stratégies (de résistance aux déstructurations, d’intégration aux dynamiques sociales, de transformation des modes de vie …), et éventuellement comme alimentant un mouvement social. Elles revendiquent de ce fait la reconnaissance, la concertation et des partenariats qui l’émancipent de l’instrumentalisation des politiques publiques, en l’inscrivant dans une « logique de projet ». Comme Agents de la régulation territoriale (pour reprendre l’expression de Lipietz, 1995), même sans participer à la gouvernance territoriale, elles démontrent leurs capacités à exprimer de nouveaux besoins sociaux, à expérimenter de nouvelles réponses, ce qui leur souvent reconnu dans une fonction de « laboratoire » ; mais aussi d’infléchir – par le poids ou l’influence – les fonctionnements de quelques secteurs d’activité, relations d’emploi, ou flux financiers.
20Ainsi l’ESS tend à accroître l’accessibilité (géographique, sociale et financière) de certains services, elle questionne l’inégalité des modes de répartition et d’échange, elle cherche à résister à la financiarisation de l’économie et à proposer de nouveaux modes d’évaluation de son efficacité, en intégrant des mesures d’impact, au-delà des résultats directs.
3 – Entreprises de l’ESS et territoires
21Notre objet est donc ici de rendre plus largement compte de la contribution des entreprises de l’ESS aux mutations des sociétés contemporaines tant du point de vue des modes de gouvernance que des modes de régulation. En quoi ces acteurs économiques contribuent-ils au changement et participent-ils des transformations en cours ? En quoi sont-ils susceptibles d’offrir des réponses originales aux tensions et déséquilibres qui affectent les économies des pays développés ? Sont ils plus ancrés dans les territoires que ne le seraient certaines entreprises qualifiées de nomades ? Contribuent-ils à la transformation des territoires et selon quelles modalités ?
22La plupart des analyses sur les territoires accordent peu d’intérêt aux acteurs de l’ESS. Dans le même temps, la plupart de ceux qui s’intéressent à l’économie sociale tendent à considérer que ses liens avec le territoire semblent a priori naturels. En effet, le fait que les entreprises de l’ESS émergent de l’action collective, le plus souvent dans le cadre d’une proximité géographique, tend à conforter cette acceptation. Entre absence de reconnaissance, interdépendance volontaire ou autolégitimation, comment mieux appréhender la dynamique des relations entre territoires et entreprises de l’ESS ?
23Les cinq articles présentés ci-après s’efforcent d’aborder différentes dimensions de ces transformations. Ils illustrent les perspectives qu’offre une approche en termes d’Économie sociale et solidaire. Le choix de croiser les regards de politistes et de socio-économistes permet un éclairage différencié des liens de l’ESS aux territoires en combinant une analyse des configurations de gouvernance et de régulation. On considère ici, et c’est un des apports des analyses menées, que la gouvernance s’inscrit de façon dominante dans une perspective socio-politique marquée par des interactions entre les acteurs, tandis que la régulation privilégie une entrée plus socio-économique ancrée dans la coordination des activités. Pour autant, ce résultat émerge après coup, et si la plupart des textes du dossier illustrent cette distinction, il subsiste un usage parfois décalé du terme de régulation notamment dans les articles plus centrés sur la gouvernance.
24Le premier article de Bernard Enjolras analyse les pratiques émergentes, et notamment celles des acteurs de la société civile, qui visent à redéfinir les relations entre l’Etat et la société, et de fait, les modalités de l’intervention publique. Il présente deux perspectives théoriques sur la gouvernance qu’il illustre à partir de l’analyse d’un dispositif régional en Région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Dans un contexte de relatif désengagement de l’Etat, il met en évidence d’un côté la difficulté de l’Etat à gouverner en présence d’une pluralité d’acteurs et de l’autre l’émergence possible d’une gouvernance en réseau qui confère une place significative à l’ESS.
25Un second papier d’Hélène Trouvé, Yves Couturier, Olivier Saint-Jean et Dominique Somme, s’intéresse au maintien à domicile des personnes âgées et interroge le développement d’une gouvernance partenariale locale en présence d’organisations en réseau au sein desquels les associations jouent un rôle central.
26L’article de Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti porte plus précisément sur les services en direction des jeunes enfants qui longtemps en France ont été produits par des associations et les transformations de leur gouvernance dans un contexte d’ouverture et d’intensification de la concurrence : l’accent est mis sur les enjeux en terme de proximités. Quels sont les effets de l’introduction de modalités de gouvernance quasi-marchande sur une gouvernance plus partenariale centrée sur la combinaison des proximités géographiques, organisationnelles et institutionnelles ?
27Le quatrième article de Xabier Itçaina explore le rôle de l’économie sociale dans les mutations de l’action collective et publique territoriale avec une illustration à partir du pays basque. Il s’appuie notamment sur la notion de régime territorial qui lui permet d’appréhender conjointement la construction de la confiance entre les acteurs locaux, les modalités de la gouvernance politique territoriale et la construction de problèmes publics. Il souligne l’émergence de nouveaux réseaux de gouvernance.
28Enfin, le dernier article de Danièle Demoustier interroge les tensions entre ESS et territoires et caractérise différents modes de participation des entreprises de l’ESS aux régulations territoriales. L’une des originalités de l’approche est d’aborder les organisations de l’ESS comme des entreprises. L’analyse s’appuie sur quatre zones d’emplois de la Région Rhône-Alpes dont l’insertion dans le système productif est différenciée.
4 – L’ESS introduite par la société civile ?
29L’article de Bernard Enjolras centré sur la nouvelle gouvernance est celui qui met le plus l’accent sur le rôle moteur de la société civile dans l’action publique. La société civile est ici composée d’acteurs collectifs de forme associative qui se caractérisent par des modes de coopération en réseaux à l’origine d’une gouvernance horizontale. En capacité de s’auto organiser, ils visent à peser sur les politiques publiques. De façon moins directe, Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti, caractérisent une gouvernance citoyenne, « c’est à dire initiée et portée par des acteurs non institutionnels » (p66). Ces mobilisations citoyennes, qui le plus souvent se structurent dans des statuts d’ESS (associations et plus marginalement coopératives) constituent une autre manière d’aborder la société civile. Xabier Itçaina, fait lui aussi référence à la société civile pour caractériser l’origine des créateurs de coopératives et rendre compte de leur engagement.
30Ceci nous permet de souligner que l’utilisation de la terminologie « société civile », d’inspiration anglo-saxonne, vise à regrouper des initiatives (1) ni publiques, ni « for profit », (2) coordonnées ni par la hiérarchie, ni par le marché, mais en réseaux. En France, ces initiatives sont le fait d’acteurs de l’ESS, terminologie inexistante dans les pays anglo-saxons. De ce point de vue, les travaux d’inspiration anglo-saxonne privilégient la référence à la société civile, tandis que dans les publications françaises, le terme ESS s’impose plus facilement. Au delà, le terme d’ESS met plus l’accent sur les dimensions socio économiques et entrepreneuriales des initiatives tandis que le terme société civile s’inscrit plus dans une dimension socio politique en référence à l’engagement. Aussi, faire le choix de se référer à l’ESS, et plus précisément aux entreprises de l’ESS plus qu’à la société civile, suppose de mettre l’accent sur le modèle productif et sa diversité, plus que sur l’engagement politique des acteurs.
5 – Approche sectorielle, intersectorielle et coordination en réseau
31Si souvent les analyses de l’ESS ont été menées en termes sectoriels, on observe le développement croissant de dynamiques intersectorielles. Xabier Itçaina se situe dans la première perspective en illustrant son analyse de l’enrôlement des acteurs de l’ESS dans la gouvernance territoriale à partir des secteurs de la culture et des relations transfrontalières. Il met ainsi en évidence l’émergence de nouveaux réseaux de gouvernance multi niveaux au sein desquels les acteurs de l’ESS jouent un rôle important, sans que l’ESS ne fasse pour autant l’objet d’un processus significatif d’institutionnalisation. Danièle Demoustier, quant à elle, souligne qu’au XXe siècle l’ESS s’est développée dans des logiques sectorielles et affinitaires et que son engagement dans des partenariats transversaux, et la vision globale du territoire qu’elle suppose, résulte le plus souvent d’incitations publiques et de médiations institutionnelles.
32D’un autre côté, deux des articles du dossier (Trouvé et al., et Petrella et Richez-Battesti) caractérisent, pour le premier, des dynamiques intersectorielles (maintien à domicile des personnes âgées) et, pour le second, des dynamiques sectorielles (petite enfance). Tous deux analysent des configurations de gouvernance territorialisées dans le champ des services sociaux d’intérêt général et plus particulièrement en leur sein des services du care. Le care désigne l’ensemble des services d’aide à la vie quotidienne, développés dans la sphère privée, en recourant à des aidants informels (famille, voisinage), ou externalisés (services extérieurs à la famille), proposés par une structure collective (crèches collectives, associations d’aide à domicile,…) ou par des individus dans le cadre d’une relation de gré à gré (assistantes maternelles, personnes engagées par des particuliers à leur domicile). Malgré leur diversité, ils ont en commun de s’adresser à des personnes « vulnérables » et d’être des services relationnels, Ils partagent des enjeux de coordination entre les différents acteurs et de proximité géographique (Richez-Battesti, Petrella, 2009). Un troisième article, celui d’Enjolras repose lui aussi pour partie sur une analyse des services à la personne.
33Cette prédominance d’un champ, celui des services sociaux, n’est pas le fruit du hasard. Secteur important et historique de l’ESS, il est aujourd’hui soumis à de fortes pressions à la fois du fait de l’évolution des besoins sociaux, mais aussi du développement de la concurrence qui suscite l’arrivée de nouveaux opérateurs du secteur privé lucratif. Structuré à l’origine sur une base sectorielle, ce champ se déploie dans des logiques intersectorielles de nature transversale reposant largement sur des formules partenariales.
34Ainsi l’article d’Hélène Trouvé, Yves Couturier, Olivier Saint-Jean et Dominique Somme, met l’accent sur les réseaux comme modes de gouvernance dans le champ des services aux personnes âgées. Les réseaux sont présentés comme un modèle organisationnel articulant les acteurs et les ressources pour une meilleure prise en charge de ce public dans le cadre de l’aide à domicile sur un territoire donné. Mais les deux réseaux présents en direction des personnes âgées, l’un centré sur le social, l’autre sur le sanitaire, ne recouvrent pas le même périmètre géographique, le premier étant de compétence départementale, le second de compétence régionale. Ainsi au plan local, ces réseaux sont rarement coordonnés et supposent la construction volontaire de méta réseaux, de réseaux intégrés, pour améliorer l’efficacité locale de la prise en charge des personnes âgées. On observe ainsi les tensions entre politique publiques nationales et politiques publiques infranationales, dont le dépassement repose sur des stratégies partenariales entre acteurs et réseaux d’acteurs. De ce point de vue, le territoire local est donc l’espace dans lequel l’inventivité de l’acteur, et notamment dans sa forme associative, va pouvoir se déployer pour dépasser les limites et les dysfonctionnements des politiques et dispositifs publics.
35On observe aussi que ces dynamiques partenariales sont à la fois fragiles et instables. Parfois imposées par les pouvoirs publics, elles peinent à se développer. Parfois remises en question par ces mêmes pouvoirs publics dans le cadre du développement de marchés publics, elles coexistent voire cèdent la place à des dynamiques concurrentielles. B. Enjolras illustre d’ailleurs très explicitement la coexistence sur un même champ, les services à la personne, d’une gouvernance verticale et concurrentielle impulsée au niveau national et d’une gouvernance horizontale fondée sur des coopérations en réseau, en tant qu’arrangement institutionnel à l’échelon régional, à l’initiative d’acteurs associatifs locaux (ici un PRIDES). Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti confirment, elles aussi, ces tensions en montrant l’émergence de formes de gouvernance mixtes sur les territoires, qui vont de la coopération à la concurrence.
6 – Dynamiques participatives et configurations territoriales originales
36« Ces modes de coordination situés des acteurs entre eux » (Pecqueur, 2009, p. 60) qui caractérisent les entreprises de l’ESS produisent des configurations locales de gouvernance hétérogènes. Elles sont à la fois le fruit de l’histoire, de la nature des relations sociales, de la capacité des acteurs économiques, politiques et sociaux à agir ensemble. Il en résulte une construction spatiale originale au sein de laquelle la puissance publique joue un rôle plus ou moins actif, tandis que d’autres acteurs socio économiques font état de leur possible capacité d’auto organisation et d’initiative. On observe ainsi que les relations entre les acteurs peuvent s’inscrire dans une construction spatiale privilégiant l’importance accordée à la géographie physique et à la proximité géographique. Elles peuvent aussi être complétées dans le cadre d’une construction plus immatérielle où la coordination s’opère par les réseaux : réseaux d’acteurs, réseaux de politiques publiques. Enfin, les interactions entre les acteurs de l’ESS et les pouvoirs publics évoluent selon des modalités originales.
37Francesca Petrella et Nadine Richez-Battesti, s’efforcent de caractériser le lien entre gouvernance et proximité dans le secteur de la petite enfance. Le prisme de l’ESS leur permet de mettre l’accent sur la question de la participation, qu’elle concerne l’usager des services, ou les coordinations entre acteurs publics et privés. Les tendance contradictoires qu’elles identifient semblent exacerbées par les logiques concurrentielles et les modèles gestionnaires dominants. Toutefois, elles soulignent à la fois l’existence de coordinations multi-niveaux et l’affaiblissement des « différentes facettes de la proximité, en particulier lorsqu’il s’agit de la prise en compte des caractéristiques des usagers et des territoires… » (p. 69).
38Xabier Itçaina s’appuyant sur une approche historique de l’ESS au pays basque met en évidence comment la mobilisation initiale des coopératives dans les années 70 pour contribuer au développement local s’élargit à des dynamiques associatives solidaires dans les années 90, contribuant à la construction de nouveaux problèmes publics, et à de nouveaux instruments de gouvernance. Cet élargissement de la prise en compte de l’ESS s’accompagne « d’une translation d’un rapport distancié de l’ESS à des postures plus partenariales » (p. 79). On retrouve ici l’importance accordée aux démarches participatives et aux modalités de leur institutionnalisation.
39Dans une autre perspective, Danièle Demoustier, dans son analyse centrée sur la régulation territoriale, observe de façon générale le déplacement de l’ESS comme auxiliaire des pouvoirs publics à sa relative autonomisation. Ce résultat qui à première vue pourrait sembler contradictoire avec celui obtenu par Xabier Itçaina, illustre de fait la diversité des dynamiques locales et leur inscription dans des « matrices territoriales » originales. Elle identifie quatre modèles de contribution de l’ESS à la régulation territoriale en prenant en compte l’allocation et la coordination des activités, des emplois et des revenus, c’est à dire son inscription dans des compromis institutionnalisés au niveau local et son articulation avec les niveaux sectoriels et globaux (p. 91). Elle distingue ainsi l’ESS segmentée, en tant que simple apport de ressources, l’ESS d’accompagnement d’une spécialisation territoriale, l’ESS innovante en accompagnement des innovations technologiques et l’ESS comme construction d’une logique de développement transversal. Dans ces différents modèles, l’ESS renforce les coopérations et les solidarités. Elle fait l’objet d’une reconnaissance qui parfois s’accompagne d’un risque d’instrumentalisation par les acteurs publics et de tensions concurrentielles avec des acteurs privés lucratifs.
7 – Quelques éléments de mise en perspective
40Les différents articles rendent compte de configurations territoriales originales. De ces contributions, on peut relever des conditions nécessaires à l’intensification du rôle de l’ESS sur les territoires. La reconnaissance du rôle de l’ESS comme un acteur du territoire en tant que tel suppose d’articuler logiques sectorielles et logiques transversales, et de combiner approche sociopolitique et socioéconomique. L’acteur public aux différents niveaux de décision, entre le local et l’Europe, n’est pas neutre dans ce processus de reconnaissance. Par les médiations institutionnelles qu’il introduit, par les incitations à la coopération qu’il peut développer, les possibilités d’accès au marché qu’il préserve et la diversité des formes organisationnelles qu’il peut garantir, il est ainsi susceptible de favoriser le développement de l’ESS, à condition d’en connaître l’existence et les spécificités et d’aspirer à un mode de régulation territoriale qui introduise « d’avantage de coopération et de solidarité » (Demoustier, p. 26) et à un mode de gouvernance plus participatif. Mais les initiatives des acteurs socio économiques, les entreprises de l’ESS, restent centrales et c’est dans leur articulation avec l’acteur public que peut se développer l’ESS et avec elle, un mode de développement territorial plus solidaire.
Bibliographie
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Sites internet pour les statistiques sur l’Economie sociale et solidaire
- www.cncres.org (Observatoire)
- www.recherches-solidarites.org
Date de mise en ligne : 15/07/2010