Notes
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[1]
Jean-Paul Charvet, L’agriculture mondialisée, La Documentation Française, n°8059, septembre-octobre 2007.
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[2]
Nicolas Bernard, Géographie de l’Argentine. Approche régionale d’un espace latino-américain, PUR, 2005.
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[3]
Marc-Henry André, Argentine, Brésil. Nouvel Eldorado de l’agrobusiness, Campagne & Compagnie, Paris, 2013.
- [4]
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[5]
http://www.alimentosargentinos.gov.ar/contenido/sectores/aceites/Informes/Oleaginosas_anuario_2013.pdf
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[6]
Acronyme désignant les quatre compagnies (ADM, Bunge, Cargill, Dreyfus) les plus puissantes dans le négoce des grains dans le monde.
- [7]
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[8]
Le chiffre est avancé par la fondation scientifique Pensar. Mais certains organismes, comme la Fédération Agraire Argentine, avancent le chiffre de 17 millions d’hectares, soit près de 12 % de l’espace agricole national. Lire : Lanacion.com, 28 août 2011.
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[9]
André, Op cit.
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[10]
Fabrice Levert, Agneta Forslund, Alexandre Gohin, Chantal Le Mouel, La politique argentine de taxation différenciée des exportations : Impacts sur les marchés mondiaux des produits de grandes cultures, SFER, 2012.
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[11]
Les politiques agricoles à travers le monde, http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/389823
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[12]
« Argentine : la chute des prix des céréales ébranle l’économie », La Croix, 27 septembre 2014
1Les plaines, les immenses troupeaux de bovins conduits par les gauchos... L’Argentine est riche de représentations dans lesquelles la production animale tient une place prépondérante. Cette vision n’est pas complètement erronée. Le pays est ainsi, en 2012, le quatrième producteur mondial de viande bovine.
2Le recentrage de l’Argentine sur le soja est toutefois particulièrement exceptionnel. Troisième producteur mondial, elle est devenue une pièce maîtresse dans le commerce, très oligopolistique [1] d’une plante protéagineuse devenue stratégique dans les logiques productives de grande culture végétale mais aussi d’élevage industriel (porcs, volailles, bovins laitiers).
3Le soja est ainsi un levier majeur d’affirmation géoéconomique du pays, mais à la fois un facteur tensions et de risques pour son autonomie économique.
L’Argentine : un des grands greniers à soja dans le monde
Massification productive tous azimuts
4En Argentine, le soja est quasiment inconnu jusqu’à la fin des années 1970. Il est alors une plante dont les essais de vulgarisation, quoique anciens (dans les années 1910-1920 via la Station expérimentale agronomique de Córdoba), restent plutôt confidentiels. En 1961, le pays produit moins de 1 000 tonnes sur moins d’un millier d’hectares. Jusqu’au milieu des années 1970, la production reste confidentielle et ne dépasse pas les 500 000 tonnes.
5À partir de là, le processus de massification productive s’enclenche. Le cap du million de tonnes est franchi en 1977 pour atteindre plus de 10 millions de tonnes en 1990. Dix ans plus tard, l’Argentine récolte plus de 25 millions de tonnes et double quasiment ce niveau productif en moins de 15 ans.
6L’Argentine est donc devenue, en quelques années, le troisième producteur mondial de graines de soja – derrière le Brésil et les États-Unis. De fait, sur 276,4 millions de tonnes de soja produites dans le monde en 2013, l’Argentine y contribue, par sa collecte, à hauteur de 17,8 %.
Le soja conquérant
7Cette croissance exponentielle de la production relève d’abord de gains majeurs de productivité : depuis les années 1960, les rendements ont quasiment triplé, passant de 9,5 à 25 quintaux par hectare (25,4 en 2013).
8Toutefois, la massification de la production correspond également à une augmentation très sensible des superficies consacrées à cette plante protéagineuse – cette augmentation se faisant aux dépens d’autres cultures.
9En effet, entre 2000 et 2013, la sole réservée au blé se réduit de 6,5 millions à 3,1 millions d’hectares. Dans le même laps de temps, les superficies en soja passent de 8,6 millions d’hectares à 19,4 millions d’hectares.
10En termes d’agrosystème de production, cette progression de la culture du soja repose sur deux mutations majeures. D’une part, la Pampa – la région de la grande culture végétale par excellence – s’est convertie à une quasi-monoculture du soja. Cette région de grande culture, aux sols riches et profonds, est aujourd’hui un des principaux greniers à soja du monde, piloté par des exploitations à très haut degré de productivité.
11D’autre part, certains territoires bordant la Pampa se convertissent à ce nouveau modèle productif. Il s’ensuit une tendance à la « pampéanisation » [2] de l’agriculture argentine, si bien que les contacts méridionaux et septentrionaux de la Pampa se sont couverts de soja. C’est le cas du Nord de la Patagonie ou de la province septentrionale du Chaco. Dans cette région, longtemps excentrée et dévolue à la forêt ou à la culture du coton, ce sont près de 1,5 million d’hectares de terres qui ont été orientés vers la culture du soja depuis le début de la décennie 2000.
Exportations agricoles et hyper-technologisation productive
12La conversion de l’Argentine au soja n’est pas le fait du hasard. Ce protéagineux se caractérise par des cours particulièrement avantageux. Certes, comme toutes les denrées agricoles, le soja est marqué par des fluctuations de prix non négligeables. Entre avril et septembre 2014, le prix de la tonne de soja sur le marché de Chicago chute de 40 %. Toutefois, sur un temps plus long, force est de constater que les cours du soja sont rémunérateurs, entre spectaculaire flambée des cours (juillet 2008 : 412 dollars), affaissement des prix (avril 2007 : 190 dollars) et phase de relative stabilité (mai 2015 : 320 dollars).
13Fluctuations et bonne tenue des cours sont directement liées à un marché mondial particulièrement demandeur en soja. D’ailleurs, entre 2000 et 2011, les exportations mondiales de graines de soja doublent globalement, passant de 47 à 91 millions de tonnes. Ce marché est directement polarisé par deux grandes zones consommatrices. Il s’agit tout d’abord de la Chine qui accapare 60 % des flux mondiaux en soja. Par ailleurs, l’Union européenne est le deuxième grand consommateur de soja dans le monde. À ce jeu, l’Argentine est sûre de trouver des débouchés pour sa propre production nationale.
14Afin de répondre à cette demande, l’Argentine connaît une technologisation redoutablement efficace de la culture du soja en associant des méthodes productives nouvelles couplées à l’utilisation des ressources de l’agrochimie et de l’agro-génétique.
15En 1996, les OGM entrent dans les usages ; aujourd’hui, 98 % de la production nationale de soja relèvent de semences génétiquement modifiées. Le recours aux OGM a permis de considérablement simplifier les techniques de culture. Résistants aux herbicides, les sojas transgéniques permettent de passer au désherbage chimique à base de glyphosate. L’utilisation des herbicides induit également la fin des labours et l’adoption des techniques de culture simplifiées : les agriculteurs ont recours au semis direct sur couvert végétal qui permet à la fois de gagner du temps, de réduire les interventions dans les champs et, par-dessus tout, de cultiver des terres jusque-là considérées trop sèches pour le soja. En effet, le couvert végétal résiduel au moment du semis permet un apport de matières organiques par sa décomposition et assure un surcroît d’humidité aux jeunes plants.
16Devenue omniprésente, la culture du soja a entraîné une très nette simplification des assolements productifs à l’échelle des exploitations. De nombreuses terres de parcours pour les troupeaux sont aujourd’hui des terres à soja. Par ailleurs, les rotations culturelles complexes associant le soja avec les céréales et les oléagineux (maïs, tournesol, blé, sorgho) perdent du terrain. Car la forte rentabilité du soja par rapport aux autres productions végétales a conduit les producteurs à privilégier des assolements simplifiés à l’extrême (trois ans de soja, un an de maïs/blé), voire la pure monoculture.
17Malgré son haut degré de technologisation, la culture du soja n’en reste pas moins vulnérable à certains aléas, notamment celui de la sécheresse. L’année 2009 a été, par exemple, particulièrement sèche : la production de soja chute alors de 32,5 %, pour rebondir de 69 % l’année suivante. Finalement, la culture du soja s’inscrit dans un long trend de modernisation des campagnes agricoles argentines, processus moins linéaire que marqué par des bonds spectaculaires. Soja et OGM engendrent donc « la troisième révolution des pampas. La première fut la mise en culture du territoire ; la seconde l’accès au marché mondial » [3].
Le soja, levier d’émergence économique de l’Argentine
Dans les réseaux logistiques maritimes de l’agriculture mondialisée
18Rien ne sert de produire sans pouvoir exporter. Ce qui suppose de disposer de structures logistiques modernes et efficientes. Un pays comme le Brésil reste, aujourd’hui encore, étranglé par des ports sous-dimensionnés et engorgés, à l’instar notamment de celui de Paranaguá.
19En vis-à-vis, l’Argentine possède un système portuaire beaucoup plus réactif et agile. En jouant sur l’atout que représente le grand fleuve Paraná et en abattant la carte du transport fluviomaritime, le pays dispose, avec Rosario, du premier complexe portuaire d’exportation de soja dans le monde.
20Ce port profite d’un arrière-pays agricole particulièrement riche en soja dans la mesure où celui-ci s’étend sur une grande partie de la Pampa. Le lien port/agriculture est donc particulièrement aisé parce que, contrairement aux ports brésiliens ou états-uniens, la distance entre agrosystème de production et terminaux d’exportation est particulièrement réduite (centaines de kilomètres contre milliers de kilomètres).
21Par ailleurs Rosario est une des principales plates-formes commerciales d’échange de céréales et d’oléo-protéagineux du continent américain. Plus de 35 millions de tonnes de grains sont échangés (vente de gré à gré, contrats à termes) tous les ans à la Bourse de Commerce de Rosario (Bolsa de Comercio de Rosario).
22Rosario profite, en outre, d’une situation exceptionnelle : ce port fluvial, à 400 kilomètres du Río de la Plata, est situé sur le Paraná et s’avère être au débouché d’une artère navigable (l’hidrovía) qui remonte jusqu’au Paraguay. Par ailleurs, il est directement connecté à l’océan mondial puisque accessible à des navires de haute mer de plus de 200 mètres de long.
23En 2014, plus de 2 000 navires maritimes ont accosté à Rosario pour essentiellement charger des produits agro-alimentaires. Ceux-ci ont été acheminés depuis l’hinterland agricole par 1,5 million de camions, 173 000 wagons et 3 200 convois de barges qui ont convergé vers le port. Son trafic a atteint 55,5 millions de tonnes et 75 % des exportations agricoles du pays transitent aujourd’hui par ce grand port.
Le soja : produit agricole, vecteur d’industries
24L’Argentine a cherché à dépasser le simple cadre de la production agricole afin de mettre celle-ci au service d’un processus d’industrialisation. Ainsi, le pays est certes le troisième producteur mondial de graines de soja mais il apparaît surtout, dans les classements mondiaux, comme étant le premier exportateur d’huile et de tourteaux de soja. L’Argentine assure, en 2012, 44 % des exportations mondiales de tourteaux de soja et 42 % de celle d’huile de soja.
25Le pays possède 145 usines de trituration du soja permettant la production de tourteaux. La capacité industrielle de trituration du soja est passée de 97 500 tonnes par jour à 217 000 tonnes entre 2003 et 2013. Le pays peut donc se targuer de disposer de structures de production au potentiel sensiblement équivalent à celui des États-Unis et bien supérieur à celui du Brésil.
26Les exportations sont d’ailleurs éloquentes à cet égard. En 2011, Buenos Aires a exporté 26,8 millions de tonnes de tourteaux de soja, contre 14,3 millions de tonnes pour le Brésil et 6,7 millions de tonnes pour les États-Unis.
27Cette domination mondiale du marché des tourteaux de soja correspond à un choix stratégique à la fois d’industrialisation et de conquête des marchés. Entre 2000 et 2011, les exportations argentines de tourteaux sont plus que doublées (+107,7 %) cependant que celles du Brésil progressent moins vite (+53,3 %) et que les ventes états-uniennes ont plutôt tendance à plafonner (+13,5 %).
28La production de tourteaux s’est aussi accompagnée du développement d’un secteur connexe : celui de l’huile de soja. Utilisée dans l’agro-alimentaire, elle permet aussi d’ouvrir d’intéressantes perspectives dans la production de biocarburants.
29Dans tous ces secteurs de production, l’encadrement entrepreneurial s’articule autour de deux types d’acteurs. Ce sont, premièrement, des grands groupes argentins de collecte des grains qui assurent a posteriori leur transformation – à l’instar de Aceitera General Deheza. Toutefois, commerce et transformation des grains relèvent d’abord de multinationales étrangères.
30Les usines agro-alimentaires sont souvent placées sur les ruptures de charge portuaire, le port devenant ZIP (Zone industrialoportuaire). Logiquement, Rosario (où sont installées les firmes Cargill, Dreyfus, Bunge ou Nidera) est le premier site de ransformation du soja dans le pays. Toutefois, des unités de production permettent également de dynamiser l’activité économique et productive de petites villes. Dans la plaine de la Pampa, la petite ville de Tancacha est un des principaux sites de l’Américain Bunge qui dispose in situ d’un triptyque associant minoterie, usine de trituration et huilerie.
Exporter en Asie… mais pas seulement
31Globalement, les exportations de soja n’ont cessé de croître depuis deux décennies – nonobstant des variations annuelles plus ou moins marquées. Entre 1995 et 2012, les ventes (en valeur) d’huile de soja sont multipliées par 4,6 cependant que celles de tourteaux sont multipliées par 9,6.
32Par ailleurs, la part des produits liés au soja (graines, huiles et tourteaux) n’a cessé de croître dans le total des ventes de produits agricoles et agro-alimentaires.
33Evidemment, le marché chinois est, pour l’Argentine, incontournable. L’Empire du Milieu est un gouffre à matières premières industrielles et agricoles. Toutefois, la sino-dépendance de l’agriculture argentine est, par exemple, beaucoup moins poussée que celle du voisin brésilien. En effet, la Chine cherche surtout à importer des graines de soja et non du soja transformé en huile ou en tourteaux alors que l’Argentine privilégie ces deux derniers conditionnements. De fait, quand les États-Unis fournissent 44 % des importations chinoises de soja et le Brésil 41 %, l’Argentine n’en assure que 10 %.
34D’ailleurs, selon les chiffres de 2010 [4], la Chine accueille moins de 20 % des exportations argentines de graines, huile et tourteaux de soja. À cette date, Inde, Iran, Bangladesh et Égypte étaient les quatre premiers acheteurs d’huile de soja.
35Depuis, la situation évolue mais sans grands changements notables. Dans tous les créneaux d’exportation, la part de la Chine augmente. Elle récupère l’essentiel des exportations de graines de soja. En revanche, elle reste en retrait derrière l’Inde sur le créneau de l’huile de soja et derrière l’Indonésie, le Vietnam et les Pays-Bas pour les tourteaux.
36Car l’Argentine s’efforce de diversifier [5] géographiquement la destination de ses exportations, si ce n’est sur les grains au moins sur le créneau de l’huile et des tourteaux. En 2003, 40 % des exportations d’huile de soja partent vers la Chine et 20 % vers l’Inde. En 2013, la part de la Chine a baissé à 14 %, celle de l’Inde s’élevant à 23 %, l’Iran apparaît et accapare 15 % des ventes et le Venezuela 8 %. En revanche, la Chine a consolidé sa position sur les ventes de grains non transformés, sa part de marché en Argentine passant de 68 à 79 % entre 2003 et 2013.
La face cachée du soja : la malédiction de l’or vert ?
Produire et transformer le soja : une affaire de grandes firmes
37En Argentine aujourd’hui, près des deux tiers de la récolte de soja sont le fait de moins de 5 % des exploitations agricoles. Cette forte concentration de la production, beaucoup plus poussée que dans d’autres secteurs agricoles, s’inscrit dans le cadre d’un modèle libéralisé et reposant sur la très grande exploitation.
38Cette dernière peut être le fait de riches agriculteurs. Mais la réalité la plus spectaculaire réside dans l’existence de grandes firmes entrepreneuriales qui fonctionnent selon des logiques de type industriel : abaissement des coûts, externalisation des fonctions productives et transnationalisation.
39Les pools de semis de soja sont des sociétés agricoles qui ont la haute main sur d’immenses domaines de culture. Afin de concentrer un maximum de terres, celles-ci n’achètent pas le foncier mais le louent sous la forme de baux de fermage. Afin de limiter les coûts de fonctionnement, les opérations agricoles de culture (semis, traitements chimiques, moissons) sont externalisées à des entreprises de travaux agricoles qui possèdent le matériel adéquat. Les opérations de culture sont chapeautées par des ingénieurs agronomes qui, au nom du pool, surveillent et ordonnent. La mission des pools est donc moins agricole que foncière (accumuler des terres) et commerciale (récupérer la récolte et la vendre à bon escient). Ainsi, le pool El Tejar est, initialement, un groupement d’éleveurs qui, en 1987, trouvent plus judicieux de cultiver du soja. Cette entreprise argentine gère aujourd’hui 125 000 hectares de soja en Argentine et 150 000 autres hectares en Bolivie, au Paraguay et en Uruguay.
40À cet égard, la sojaïsation de l’agriculture argentine induit un modèle agricole socialement très inégalitaire. Les grands gagnants de celui-ci sont, naturellement, les cadres dirigeants des pools mais également les grands propriétaires fonciers qui leur louent les terres et profitent de la demande accrue en terres pour exiger des fermages plus lucratifs. Par ailleurs, les propriétaires d’entreprises de travaux agricoles et les agronomes qui travaillent pour les pools tirent aussi leur épingle du jeu. En revanche, de nombreux petits paysans sont de plus en plus exclus du jeu de l’économie du soja argentin.
41Les campagnes agricoles argentines demeurent donc, à l’instar du reste du monde latino-américain, un monde d’inégalités accrues dans le cadre d’une spectaculaire modernisation agricole. Le concept de « modernisation conservatrice » forgé par Pierre-Yves Guiheneuf est donc transposable à l’Argentine et reste tout à fait d’actualité.
42Cette réalité est d’autant plus forte que ce sont des multinationales étrangères qui font l’essentiel de la commercialisation des grains. Six d’entre elles ont tout particulièrement la haute main sur le secteur : Bunge, Cargill, Dreyfus, Nidera, Glencore et ADM. Bref, l’Argentine est l’archétypique de la toute-puissance de l’oligopole entrepreneurial dit « ABCD group » [6] dans l’agrobusiness mondial. Certes, l’actualité récente démontre la forte intrusion de plusieurs coopératives nationales de producteurs argentins (Agricultores Federados Argentinos) parmi les grands vendeurs de soja en Argentine. L’Asociación de Cooperativas Argentinas est devenue la cinquième entreprise exportatrice de soja dans le pays. Mais la puissance des grands groupes étrangers demeure prégnante, surtout à considérer, outre le négoce, la fourniture des semences OGM. Celles-ci sont essentiellement produites par les grands de l’agrochimie mondiale (Monsanto, Bayer, Pioneer, Nidera), voire par des semenciers locaux (Don Mario), qui doivent composer sur place avec un fort trafic de contrebande de la part de certains cultivateurs.
Convoitises, concurrences et souveraineté foncière malmenée
43La conversion de l’agriculture argentine au soja a certes permis au pays de figurer parmi les grands producteurs mondiaux, mais dans un contexte de compétition mondiale de plus en plus vive. L’Argentine est cernée de concurrents redoutables, le Brésil d’abord, mais aussi le Paraguay qui est désormais le sixième producteur mondial de soja et surtout le quatrième exportateur planétaire.
44De plus, de grands pays importateurs s’efforcent de limiter le coût de leur facture agricole en achetant simplement des graines de soja et en développant chez eux un puissant secteur industriel de transformation. C’est tout particulièrement le cas de la Chine. Elle est devenue le premier producteur mondial de tourteaux de soja [7] (51,2 millions de tonnes en 2013).
45En outre, l’Argentine, riche en terres agricoles fertiles et productives, ne peut qu’attirer des convoitises nombreuses sur le plan du foncier. Dans la problématique mondiale du land grabbing, l’Argentine a été en première ligne. D’une part, suite à l’ampleur des prises foncières qui ont été réalisées par des investisseurs étrangers. Au début des années 2010, ce sont 5,8 millions d’hectares [8] qui sont entre les mains de firmes ou d’États étrangers.
46D’autre part, l’Argentine a été un pays pionnier dans la mise en place d’un cadre réglementaire limitant les achats étrangers de terres et s’efforçant de garantir une souveraineté foncière agricole au pays. La Loi sur les terres (Ley de Tierras) n°26 737 développe une série de limitations dans l’accès au foncier argentin des investisseurs étrangers. Ceux-ci ne peuvent pas détenir plus de 15 % des terres agricoles du pays et les investisseurs d’un pays donné ne peuvent dominer plus de 30 % de la superficie maximale dévolue aux acquéreurs non nationaux. En outre, chaque acquéreur étranger ne peut détenir plus de 1 000 hectares de terres. Par ailleurs, les transactions foncières ne doivent pas être réalisées dans des périmètres stratégiques fixés par l’État (à proximité des grandes ressources d’eau par exemple). Enfin, dans les grandes négociations commerciales, l’Argentine exclut le capital foncier car considéré comme ressource naturelle non renouvelable.
47Il n’en demeure pas moins qu’adopter une loi est une chose, la faire respecter en est une autre. De nombreux investisseurs étrangers se sont rapprochés d’agriculteurs argentins qui jouent pour eux les prête-noms afin de leur permettre de mettre la main sur le capital foncier. C’est d’autant plus facile que dans certaines régions, l’absence de cadastre finement tracé renforce les possibles appropriations foncières interlopes. D’ailleurs, « au Chaco, environ 1 300 000 hectares de domaine public ont été attribués de façon irrégulière en seulement une dizaine d’années » [9].
Les désagréments de la rente agricole : la soja-dépendance
48Le soja est, en quelques années, devenu une production incontournable dans la production de richesse en Argentine. En termes d’exportations, le soja et ses sous-produits ont assuré 42,7 % des exportations agricoles et 21,7 % du total des exportations du pays. Ce qui signifie que l’État argentin dépend, pour partie, de la bonne tenue des prix et des ventes de grains. En 2010, les prélèvements sur le secteur agricole (les retenciones [10]) ont représenté 3,2 % du PIB et 13 % des recettes fiscales du pays [11]. Logiquement, c’est d’abord la filière soja qui est la plus ponctionnée, à hauteur de plus de 30 %. Ce qui signifie que, pour le gouvernement argentin, toute baisse des prix ou chute des exportations constituent un sévère manque à gagner pour provisionner le budget de l’État. Ainsi, en septembre 2014, des analystes prévoyaient pour l’année 2015 une baisse de 15 % des revenus du pays, suite à la baisse des cours des céréales et des oléoprotéagineux [12].
Les taxes différenciées à l’exportation selon les produits agricoles
Les taxes différenciées à l’exportation selon les produits agricoles
49En retour, les grands producteurs de soja ont compris la dépendance du pouvoir politique à leur égard et savent en user en jouant de leur capacité de lobbying comme d’une arme puissante. C’est ainsi qu’en 2008, le pays a été bloqué pendant plus de trois mois par un conflit opposant le monde agricole au gouvernement de Cristina Kirchner – le premier accusant le second d’une pression fiscale excessive.
50Par ailleurs, l’Argentine, de par sa dépendance aux exportations de soja, se trouve susceptible d’être impactée par des mesures protectionnistes ciblées de la part des pays importateurs. Ainsi, depuis 2013, l’Argentine croise le fer avec l’Union européenne en général et l’Espagne en particulier sur la question de ses ventes de biodiesel produit à partir de soja. Buenos Aires est accusée de pratiquer des formes de dumping pour faciliter ses exportations. Les instances européennes ont donc décidé de frapper d’une taxe de 24,6 % les importations de biodiesel venues d’Argentine et entrant sur le sol européen. Auparavant, Madrid avait déjà suspendu ses achats de biodiesel argentin pour protester contre la nationalisation de la compagnie pétrolière YPF qui était jusque-là la propriété de la firme espagnole Repsol.
51Le gouvernement argentin a donc, en décembre 2013, engagé une procédure devant l’Organisation mondiale du Commerce pour dénoncer l’attitude de l’Union européenne. Depuis, l’UE et l’Argentine mènent une guerre de tranchées devant l’Organe de règlement des différends (ORD) de l’OMC afin d’obtenir gain de cause.
52Pour l’Argentine, les conséquences négatives d’une telle action ne sont pas négligeables, surtout à considérer que les exportations vers l’Europe représentaient 90 % du total des ventes à l’étranger du biodiesel argentin et 56 % de la production nationale de biocarburant à base de soja. Or, entre 2012 et 2013, les ventes de biodiesel argentin sur le marché européen ont chuté de 75 %. Pour assurer une planche de salut à la filière, l’État argentin a considérablement réduit, en juin 2014, ses prélèvements fiscaux sur les exportations de biodiesel (passant de 21,75 % à 11,07 %). De nouveaux marchés d’exportation ont également été recherchés, comme le Pérou par exemple. Il n’en demeure pas moins que, par rapport à la production de 2012, celle de 2014 est de 18 % inférieure. En outre, l’Argentine est tombée du premier au troisième rang mondial pour la production de biodiesel à base de soja, dépassée désormais par le Brésil et les États-Unis.
Conclusion
53De prime abord, le soja en Argentine apparaît, sur le strict plan géoéconomique, comme une sucess story. Néanmoins, ses zones d’ombre sont nombreuses et ne doivent évidemment pas être sous-estimées. Aux inégalités sociales et entrepreneuriales induites par un modèle agricole libéralisé, aux difficultés de l’État à exercer sa souveraineté face aux poids des lobbys et des firmes étrangères, une approche plus environnementale de la question rajouterait les risques écologiques que cette monoculture végétale fait peser sur les terroirs de production, étant donné que la production repose sur des OGM dont l’innocuité sanitaire alimente toujours le débat.
54Toutefois, le soja, exporté à hauteur de 96 %, permet à l’Argentine de disposer géoéconomiquement d’une rente productive. Celle-ci inscrit le pays parmi les grandes puissances de l’oligopole agricole commercial mondial et l’aide à tenir son rang par rapport aux États-Unis et au Brésil. Par ailleurs, le soja alimente les caisses de l’État et contribue à renforcer les trajectoires d’émergence du pays.
55L’adoption par l’État argentin, en 2010, du « Plan stratégique agroalimentaire et agroindustriel » démontre que la puissance publique est consciente de la nécessité de s’appuyer plus avant sur son agriculture pour stimuler sa croissance tout en s’efforçant de s’abstraire du piège de la rente que lui tend une excessive dépendance au soja. D’où l’objectif d’augmenter, entre 2010 et 2020, la production de grains de 50 % (soja, également maïs, blé et sorgho), mais de faire de même sur d’autres créneaux comme la viande de bœuf (40 %), de porc (50 %) ou la vitiviniculture (+140 %). Preuve que, à Buenos Aires, l’agriculture reste une arme décisive de puissance qui mérite d’être soutenue par des politiques ambitieuses et volontaristes.
Notes
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[1]
Jean-Paul Charvet, L’agriculture mondialisée, La Documentation Française, n°8059, septembre-octobre 2007.
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[2]
Nicolas Bernard, Géographie de l’Argentine. Approche régionale d’un espace latino-américain, PUR, 2005.
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[3]
Marc-Henry André, Argentine, Brésil. Nouvel Eldorado de l’agrobusiness, Campagne & Compagnie, Paris, 2013.
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[5]
http://www.alimentosargentinos.gov.ar/contenido/sectores/aceites/Informes/Oleaginosas_anuario_2013.pdf
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[6]
Acronyme désignant les quatre compagnies (ADM, Bunge, Cargill, Dreyfus) les plus puissantes dans le négoce des grains dans le monde.
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[8]
Le chiffre est avancé par la fondation scientifique Pensar. Mais certains organismes, comme la Fédération Agraire Argentine, avancent le chiffre de 17 millions d’hectares, soit près de 12 % de l’espace agricole national. Lire : Lanacion.com, 28 août 2011.
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[9]
André, Op cit.
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[10]
Fabrice Levert, Agneta Forslund, Alexandre Gohin, Chantal Le Mouel, La politique argentine de taxation différenciée des exportations : Impacts sur les marchés mondiaux des produits de grandes cultures, SFER, 2012.
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[11]
Les politiques agricoles à travers le monde, http://www.tresor.economie.gouv.fr/File/389823
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[12]
« Argentine : la chute des prix des céréales ébranle l’économie », La Croix, 27 septembre 2014