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Article de revue

Israël et l'Eurasie : le retour de la doctrine de la périphérie ?

Pages 139 à 150

Notes

  • [1]
    M Freund, « Fundamentally Freund: Periphery doctrine’s rebirth », Jerusalem Post, 23 août 2012.
  • [2]
    T. Parsi, Treacherous Alliance: The Secret Dealings of Israel, Iran, and the US, Yale University Press, New Haven, 2007, pp.22-23.
  • [3]
    T. Parsi, op. cit., p.27.
  • [4]
    J-L. Samaan, « Israel-Turkey Strategic Ties Show Signs of Thaw », Al Monitor, mars 2013.
  • [5]
    D. Gatopoulos, « Greece, Israel, Cyprus eye gas exports in future », Business Week, mars 2012.
  • [6]
    Y. Guzansky, G. Lindenstrauss, « Revival of the Periphery Concept in Israel’s Foreign Policy ? », Strategic Assessment, Vol.15, No.2, juillet 2012, p.33.
  • [7]
    I. Bourtman, « Israel and Azerbaijan’s Furtive Embrace », Middle East Quarterly, été 2006, pp.47-57, p.48
  • [8]
    Entretiens avec des diplomates israéliens à Rome, novembre 2013.

1En août 2012, le quotidien israélien Jerusalem Post annonce la résurrection d’une doctrine de politique étrangère, dite « de la périphérie », vieille d’une soixantaine d’années. Pour étayer son idée, le journaliste Michael Freund dresse un portrait élogieux de la politique conduite par le ministre des Affaires étrangères israélien Avigdor Lieberman : « De façon simple, Lieberman a ravivé la doctrine de la périphérie d’Israël des années cinquante, l’ajustant aux réalités stratégiques modernes. C’est là sa plus grande contribution en tant que ministre des Affaires étrangères et n’a pas à ce jour bénéficié de l’attention que cela mérite » [1].

2Depuis lors, on ne compte plus le nombre d’articles de presse ou de rapports de think tanks israéliens (tels que l’Institute for National Security Studies ou le Begin-Sadat Center) spéculant sur le retour de cette stratégie de la « périphérie ». Cette « périphérie » renvoie ici aux confins du Moyen-Orient, ou en d’autres termes aux pays non-arabes de la région. Au cœur de cette doctrine, se trouve la politique israélienne en Eurasie avec d’un côté des pays tels que la Grèce et Chypre, et de l’autre l’Azerbaïdjan ou encore l’Inde. Ces relations bilatérales recouvrent de multiples secteurs : non seulement militaire mais aussi énergétique, commercial, agricole. À en croire les observateurs, ces relations constitueraient ensemble les piliers de la nouvelle géostratégie israélienne. Or qu’en est-il lorsque l’on étudie les ramifications non seulement politiques mais économiques de ces relations ? Cet article se propose de revenir brièvement sur les origines de cette doctrine géopolitique dans l’histoire d’Israël puis d’en évaluer l’actualité au regard des développements en cours dans la politique israélienne en Eurasie.

Genèse et développement de la « doctrine de la périphérie »

3L’idée d’une politique israélienne de la « périphérie » naît avant même l’État hébreu. Le premier à en formuler l’idée est Reuven Shiloah en 1931. Celui qui deviendra quelques années plus tard le premier directeur du Mossad travaille alors au Kurdistan pour l’Agence juive et affirme que pour faire face à l’hostilité du monde arabe, le futur État d’Israël devra établir des liens avec les populations non arabes de la région.

4L’idée fait son chemin et est reprise par le premier ministre David Ben Gourion au tout début des années cinquante. Le postulat de départ est un diagnostic fondamentalement pessimiste : les pays arabes n’accepteront jamais l’existence d’Israël et le projet panarabe qui se propage de l’Égypte à la Syrie met en danger le nouvel État hébreu. La seule façon dont celui-ci peut éviter l’isolement total est de former des alliances stratégiques avec les États non-arabes et les minorités de la région. En d’autres termes, l’ennemi de mon ennemi peut être, si ce n’est un ami, du moins un allié de circonstance. Ben Gourion va cependant plus loin, voyant très rapidement l’intérêt de cette politique périphérique vis-à-vis des États-Unis. En effet, ces alliances peuvent faire d’Israël un atout stratégique, un pont entre les puissances occidentales et les acteurs de la région. C’est ainsi ce qu’explique Ben Gourion dans une lettre qu’il écrit au président Eisenhower le 24 juillet 1958 :

5

« Avec pour projet de former un barrage contre la vague déferlante nassériste et soviétique, nous avons commencé à renforcer nos liens avec certains États à l’extérieur du périmètre du Moyen-Orient – Iran, Turquie et Ethiopie, etc. Notre but est d’organiser un groupe de pays, pas nécessairement une alliance officielle, qui sera capable de tenir tête à l’expansion soviétique par l’intermédiaire de Nasser et un groupe qui pourrait sauver la liberté du Liban, et peut-être aussi celle de la Syrie » [2].

6Trois pays constituent au cours de ces années les piliers de la stratégie israélienne : l’Iran du Shah, la Turquie et l’Éthiopie d’Haïlé Sélassié. Avec chacun, le gouvernement de Ben Gourion met en œuvre une politique de coopération qui se veut discrète, voire clandestine. Le Premier ministre explique ainsi à la Knesset en octobre 1960 que les relations irano-israéliennes sont « connues mais non officielles, cette amitié est fondée sur le principe de bénéfice mutuel entre les deux pays » [3]. Le premier domaine de coopération est celui du renseignement. Chacun des trois pays dispose ainsi d’informations et d’analyses sur les armées arabes qui s’avèrent précieuses pour l’État hébreu. Mais cette « alliance des périphéries » recouvre aussi une dimension économique. Jusqu’en 1979, les hydrocarbures iraniens représentent la majorité des importations énergétiques israéliennes. Divers projets de coopération technologique et agricoles sont aussi mis en œuvre. Enfin, l’industrie d’armement israélienne étant parmi les plus avancées hors Occident, les trois pays en deviennent des clients de premier plan.

7Pour Ben Gourion, l’Iran, l’Ethiopie et la Turquie devaient constituer un premier axe amené à être élargi à des pays tels que l’Irak et le Soudan, où des contacts avec les minorités chrétiennes et kurdes avaient été établis. Toutefois, le rapprochement escompté n’aura pas lieu. Bon an mal an, l’alliance périphérique prévaut jusqu’aux années soixante-dix. Fondée plus sur des liens personnels entre les dirigeants que sur des documents officiels, l’alliance périclite avec les changements de régime dans les pays concernés. En 1974, Haïlé Sélassié est renversé en Éthiopie et remplacé par le colonel Mengistu. Mais c’est surtout la chute du Shah avec la révolution iranienne en 1979 et l’établissement d’une République islamique farouchement anti-israélienne qui marque le déclin de la doctrine. Celle-ci disparaît progressivement du vocabulaire des diplomates et stratèges israéliens.

Un nouvel axe périphérique ?

8La renaissance de la doctrine de la « périphérie » au cours des dernières années est le résultat de la coopération accrue entre Israël et un ensemble de pays en Eurasie. Trois pays méritent d’être mentionnés ici : la Grèce, l’Azerbaïdjan et l’Inde. Chacun joue un rôle clé dans la nouvelle logique israélienne de la périphérie.

9Pour commencer, les relations entre la Grèce et Israël se sont nettement renforcées à partir de 2010, date à laquelle le partenariat avec la Turquie – l’ennemi historique de la Grèce – se délitaient. Athènes fut le dernier pays non-arabe du bassin méditerranéen à normaliser ses relations avec l’État hébreu et ne les avait hissées au rang ambassadorial qu’après la fin de la Guerre froide. En juillet 2010, la visite du Premier ministre grec George Papandreou en Israël, une première pour un chef de gouvernement grec, annonce un tournant. En retour Benjamin Netanyahou se rend lui-même en Grèce dès le mois suivant.

10Plusieurs domaines de coopération intéressent les deux partenaires : outre les questions de sécurité, sont évoqués le tourisme ou encore des projets énergétiques. Sur le plan militaire, les deux ministres de la Défense Ehud Barak et Panos Beglitis signent en 2011 un accord de coopération de sécurité. Les Grecs participent à des exercices en commun avec les armées américaine et israélienne. L’exercice « Noble Dina » lancée depuis 2011 se déroule une fois par an. Lors de l’incendie du mont Carmel en Israël en 2010, l’aviation grecque vient en soutien aux Israéliens en envoyant quatre avions de combat et un ravitailleur. De plus le parlement grec a récemment approuvé l’achat de systèmes d’armes israéliens (près de 400 batteries de bombes précises) dont le montant s’élève à 155 million de dollars.

11Les chiffres sur les échanges entre les deux pays parlent d’eux-mêmes : avant la visite de Papandreou à Jérusalem en 2010, on comptait environ 150 000 touristes israéliens se rendant en Grèce. En 2012, ils étaient 400 000. Mais plus que le secteur du tourisme, c’est celui de l’énergie qui suscite les plus intenses spéculations. La récente découverte de réserves de gaz naturel dans la Méditerranée sud-orientale est en train de redessiner fondamentalement la carte des ressources pour les pays du Levant : Israël, la Grèce, Chypre mais aussi la Turquie, le Liban et la Syrie. Outre que cette découverte offre la possibilité à Israël de renforcer à long terme son autonomie énergétique, elle pose la question de projets en commun entre Israël, la Grèce et Chypre pour exporter du gaz vers l’Europe. À ce jour, les projets de coopération sont encore embryonnaires pour des raisons tant techniques que politiques. D’une part, la mise en place d’un gazoduc qui traverserait Chypre et la Grèce ou l’établissement de terminaux de gaz naturel liquéfié pose la question de leur sécurisation. Sur ce point, l’establishment militaire israélien reste traditionnellement sceptique vis-à-vis d’un partage des tâches avec des pays voisins. Par ailleurs, cette alliance entre Israël, la Grèce et Chypre est vue d’un très mauvais œil par le gouvernement Erdogan en Turquie. Celui-ci n’a pas caché son mécontentement devant des projets énergétiques qu’il juge aller à l’encontre des propres intérêts turcs dans la Méditerranée. En réponse, l’armée turque est allée jusqu’à organiser des exercices aériens et navals dans la zone prévue par le projet israélo-chypriote, un geste que Jérusalem a qualifié de « diplomatie de la canonnière » [4].

12Malgré l’irritation de la Turquie, Israël ne cesse de présenter son rapprochement avec la Grèce comme le fruit d’intérêts communs, et non comme une réponse aux tensions avec Ankara. L’ancien ministre de l’Énergie israélien, Uzi Landau, n’avait pas hésité à cet égard à qualifier l’axe constitué de la Grèce, Chypre et Israël d’« ancre de stabilité » [anchor of stability] dans la Méditerranée [5].

13Le second pays souvent mentionné dans le cadre de la nouvelle stratégie israélienne de la périphérie est l’Azerbaïdjan. Le partenariat entre l’État hébreu et ce pays d’Asie centrale à majorité musulmane chiite peut surprendre mais depuis l’indépendance azerbaidjanaise en 1991, les liens diplomatiques entre Bakou et Jérusalem n’ont cessé de se renforcer. Israël y ouvre une ambassade dès 1993 puis en 1997, le Premier ministre Netanyahou rencontre le président Heydar Aliyev. Israël est aujourd’hui parmi les cinq plus importants partenaires commerciaux de Bakou. Sur le plan historique, l’Azerbaïdjan a été le foyer d’une communauté juive depuis environ 2 000 ans, principalement à Bakou et dans la ville du nord de Quba. La communauté représente aujourd’hui entre 20 et 25 000 personnes.

14Dans le domaine énergétique, Bakou fournit environ 40 % de la consommation d’hydrocarbures d’Israël. Ceux-ci sont acheminés via un pipeline qui s’arrête à Ceyhan en Turquie avant d’être expédiés en Israël. Il est à noter que malgré la brouille israélo-turque à partir de 2009, l’expédition des hydrocarbures azerbaidjanais n’a jamais été remise en cause. D’autre part, une filiale de la Société publique pétrolière de la République d’Azerbaïdjan participe aux travaux israéliens d’exploration des réserves de gaz dans la Méditerranée. Autre exemple, l’un des plus importants fournisseurs de téléphonie mobile en Azerbaïdjan est une joint venture avec une société israélienne.

15Au niveau militaire, les deux pays ont signé en 2012 un accord de coopération d’armement d’une valeur d’1.6 milliards de dollars. Celui-ci inclut la vente de drones et de systèmes de défense antimissile israéliens à l’Azerbaïdjan. Ce rapprochement a été vivement condamné par le voisin de l’Azerbaïdjan, l’Iran, qui y voit une tentative d’endiguement. Plus particulièrement, les rumeurs persistantes au cours des dernières années, selon lesquelles l’aviation israélienne pourrait utiliser des terrains d’aviation en Azerbaïdjan pour conduire un raid sur les usines nucléaires iraniennes ont exacerbé la colère des dirigeants à Téhéran. Celles-ci ont été publiquement rejetées par les autorités israéliennes et azerbaidjanaises, le ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman les qualifiant en 2012 de « science-fiction » [6].

16Toutefois, Bakou ne s’aligne pas systématiquement sur la politique israélienne. Ses positions à l’Assemblée générale des Nations unies soutiennent régulièrement les pays arabes et les Palestiniens contre l’État hébreu. De même, si les Israéliens ont nommé un ambassadeur à Bakou, la réciproque n’a pas été effectuée. Certains expliquent cette réserve par la crainte des dirigeants azerbaidjanais de voir les pays arabes voter contre leurs intérêts à l’ONU dans le conflit avec l’Arménie sur la région du Haut Karabakh.

17L’intérêt de Bakou dans le rapprochement avec Israël peut se comprendre comme une solution par défaut. Compte tenu de ses faiblesses politiques et économiques mais aussi de l’écrasante supériorité militaire de son voisin iranien, l’Azerbaïdjan est depuis son indépendance à la recherche d’alliés régionaux. Le recours au marché des armes israélien est en grande partie lié à l’impossibilité d’accéder à ceux d’Europe, l’OSCE ayant mis en place un embargo sur les ventes d’armes vers l’Azerbaïdjan tant que le conflit avec l’Arménie sur le Haut Karabakh ne serait pas réglé.

18Enfin le rapprochement avec Israël est pour Bakou une porte d’entrée vers Washington. En renforçant ses liens avec l’État hébreu, l’Azerbaïdjan espère améliorer ses relations avec les États-Unis, où le lobby arménien reste très influent sur le dossier du Haut-Karabakh.

19Cet objectif est explicitement formulé à Bakou, le premier président Abulfas Elçibey ayant ainsi déclaré « Israël pourrait aider l’Azerbaïdjan dans le contentieux sur le Haut Karabakh en convaincant les Américains de stopper les Arméniens » [7].

20Le troisième pays avec lequel Israël entretient des liens de plus en plus étroits est l’Inde. Comme avec les deux précédents partenaires, cette relation bilatérale a lentement progressé au cours des deux dernières décennies. Si l’Inde reconnaît officiellement Israël en 1950, elle attend la fin de la Guerre froide pour établir formellement des relations diplomatiques, cette prudence historique étant le fruit des appréhensions de New Delhi quant aux réactions que pourrait susciter un rapprochement avec l’État hébreu au sein de la communauté musulmane indienne.

21Les échanges économiques entre les deux pays n’ont cessé de croître au cours des dernières années. Le montant de ces échanges est passé de 180 millions de dollars en 1992 à 5 milliards en 2013. Depuis 2011, des négociations ont été lancées pour l’établissement d’un accord de libre-échange, dont la conclusion est annoncée pour 2015. Pour les économistes, cet accord pourrait permettre aux échanges de grimper jusqu’à 15 milliards de dollars. Les secteurs concernés sont la haute technologie, la gestion hydrique ou encore l’exploitation laitière.

22Dans le domaine militaire, Israël représente aujourd’hui le second fournisseur d’armes de New Delhi après la Russie. La coopération de défense s’est particulièrement accrue, notamment dans le domaine du contre-terrorisme et ce à la suite des attaques de Bombay en 2008. Intéressée par l’expérience israélienne en la matière, l’armée indienne a établi des groupes de travail communs, ainsi que des exercices militaires conjoints.

23Mais ici encore, le partenaire indien n’entend pas faire de son rapprochement avec Israël un jeu à somme nulle qui affaiblirait ses liens avec les autres pays de la région. New Dehli maintient une forte indépendance de vues qui, au risque de la contradiction, l’amène à renforcer ses liens avec Israël tout en développant ceux avec l’Arabie saoudite, et en maintenant ceux avec l’Iran (tout particulièrement en ce qui concerne la coopération maritime dans l’Océan indien).

Existe-t-il une politique eurasienne d’Israël ?

24La résurgence de la doctrine de la périphérie israélienne n’est pas sans poser de multiples questions quant à sa réelle portée. La première problématique qui vient à l’esprit est celle de la dynamique régionale que l’on pourrait conférer à cette nouvelle politique. Comme signalé en début de notre article, les thuriféraires de cette doctrine voient dans l’agenda diplomatique du gouvernement Netanyahou une stratégie multilatérale qui s’appuie sur plusieurs pays en tant que points d’appui. Or, à y regarder de plus près, l’envergure multilatérale ne s’avère pas si probante. Les relations entre Israël, la Grèce, l’Azerbaïdjan et l’Inde sont avant tout des coopérations bilatérales entre l’État hébreu et chacun de ces États. Il n’existe pas à proprement parler une ébauche d’alliance entre l’ensemble de ces pays, dont les agendas stratégiques restent au demeurant éloignés les uns des autres. C’est là la première grande faiblesse de cette nouvelle doctrine vis-à-vis de celle qui avait été mise en œuvre par Ben Gourion dans les années cinquante. À l’époque, le père historique d’Israël entendait bien constituer un axe avec la Turquie et l’Iran contre le monde arabe et l’occurrence de multiples rencontres entre les dirigeants des trois pays attestait de cette stratégie régionale. Dans le cas actuel, nous sommes en face d’une agrégation de liens bilatéraux qui ne génère pas une dynamique régionale.

25Le deuxième écueil concernant cette nouvelle doctrine relève de la pertinence géopolitique de ces partenaires pour Israël. On a ainsi l’impression que ces pays représentent en quelque sorte la « périphérie de la périphérie ». C’est le cas tout particulièrement de la Grèce qui vient remplacer la Turquie et l’Azerbaïdjan qui reprend peu ou prou le rôle de l’Iran. Alors que la stratégie des années cinquante postulait la périphérie comme un moyen de contourner l’isolement israélien de ses voisins directs au Moyen-Orient (la Syrie, l’Égypte, le Liban), la nouvelle version éloigne encore un peu plus géographiquement les visées diplomatiques d’Israël, si bien que l’on peut se demander si elle remplit encore le rôle initial de contournement de cet isolement. En outre, les partenariats contemporains souffrent de la comparaison avec ceux établis durant la Guerre froide. La Grèce et l’Azerbaïdjan sont tous deux des pays faibles tant sur le plan stratégique qu’économique. Ils ne peuvent pas véritablement recouvrir la même valeur géopolitique que la Turquie et l’Iran. Le cas gréco-israélien est le plus intéressant ici. Si Ankara n’a pas caché son irritation quant à ce rapprochement, les officiels turcs avouent ne pas craindre à long terme cet axe, compte-tenu de la crise économique qu’endure la Grèce depuis 2008. De même, les diplomates israéliens laissent à penser lorsqu’on les interroge, que la relation avec Athènes passerait facilement au second plan si elle devenait une condition à un réchauffement des liens avec Ankara. En d’autres termes, la coopération israélo-grecque s’avère circonstancielle et susceptible d’être rabaissée au gré du partenariat avec la Turquie.

26Une dernière remarque mérite d’être ajoutée ici. Si les médias et les think tanks se sont rapidement emparés du thème de la « périphérie » au cours des dernières années, une grande partie des officiels israéliens interrogés pour cet article en minimisent la réalité politique. Outre qu’aucun document officiel n’existe sur cette dite doctrine, les diplomates à Jérusalem en font souvent un simple « élément de folklore » qui anime les observateurs extérieurs mais qui serait déconnectée des réalités de la politique étrangère israélienne.

27Tant de bémols à cette doctrine peuvent conduire alors à se demander si celle-ci a finalement quelque chose à nous dire sur la géostratégie contemporaine israélienne. En fait, si elle n’atteste pas véritablement d’une stratégie eurasienne d’Israël, elle reflète en creux l’angoisse stratégique israélienne actuelle. Évoquer l’environnement régional avec des responsables israéliens aujourd’hui conduit à brosser un tableau extrêmement pessimiste : les révolutions dites du « Printemps arabe » ont affaibli les partenaires arabes d’Israël (l’Égypte, et dans une moindre mesure la Jordanie), la guerre civile syrienne a engendré l’instabilité à la frontière israélo-syrienne alors que celle-ci avait été la plus stable depuis 1973, la brouille avec la Turquie d’Erdogan prive Jérusalem d’un partenaire crucial au Moyen-Orient, et enfin la persistance du programme nucléaire iranien réveille les craintes d’une menace « existentielle » contre l’État hébreu. La renaissance de la doctrine de la périphérie retranscrit donc assez bien le sentiment d’encerclement et de solitude stratégique prégnant dans les cercles décideurs israéliens. Face à un panorama régional dégradé, il semble finalement naturel que l’on en revienne au logiciel diplomatique développé lors de la fondation de l’État hébreu. La doctrine de Ben Gourion était, rappelons-le, le résultat d’un même postulat pessimiste quant à l’impossibilité d’une paix avec les voisins arabes. C’est donc moins une réalité géostratégique qu’il faut voir dans cette résurrection de l’alliance des périphéries que le miroir des inquiétudes israéliennes [8].


Date de mise en ligne : 12/01/2015

https://doi.org/10.3917/geoec.072.0139

Notes

  • [1]
    M Freund, « Fundamentally Freund: Periphery doctrine’s rebirth », Jerusalem Post, 23 août 2012.
  • [2]
    T. Parsi, Treacherous Alliance: The Secret Dealings of Israel, Iran, and the US, Yale University Press, New Haven, 2007, pp.22-23.
  • [3]
    T. Parsi, op. cit., p.27.
  • [4]
    J-L. Samaan, « Israel-Turkey Strategic Ties Show Signs of Thaw », Al Monitor, mars 2013.
  • [5]
    D. Gatopoulos, « Greece, Israel, Cyprus eye gas exports in future », Business Week, mars 2012.
  • [6]
    Y. Guzansky, G. Lindenstrauss, « Revival of the Periphery Concept in Israel’s Foreign Policy ? », Strategic Assessment, Vol.15, No.2, juillet 2012, p.33.
  • [7]
    I. Bourtman, « Israel and Azerbaijan’s Furtive Embrace », Middle East Quarterly, été 2006, pp.47-57, p.48
  • [8]
    Entretiens avec des diplomates israéliens à Rome, novembre 2013.

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