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Article de revue

Pour ne pas avoir peur de la Chine, il faut comprendre son histoire du présent

Pages 113 à 128

Notes

  • [1]
    P. Duara, Culture, Power and the State : Rural Society in North China, 1900-1942. Stanford, Stanford University Press, 1988 ; G. QU. Huabei xiangcun minzhong : shiye zhong de shehui fenceng ji qi biandong (1901-1949) [le peuple des campagnes de la Chine du Nord]. Pékin, Renmin Chubanshe, 2010.

1La Chine « socialiste » paraît aujourd’hui redoutable, car elle affiche sans complexe son ambition d’être une grande puissance économique et politique mondiale, capable de défier et de supplanter l’hégémonie de l’Occident. Elle veut également être reconnue comme une grande puissance asiatique, apparaissant comme une menace pour ses voisins régionaux, mais en même temps comme un partenaire économique indispensable. Car dans le contexte de la mondialisation de l’après-Guerre froide, le souci de performance économique tend à subsumer les différends idéologiques et a pour effet de canaliser des tensions géopolitiques très vives, en particulier dans les mers de la Chine orientale et méridionale.

2L’augmentation importante des migrations temporaires ou définitives des Chinois à la faveur de la politique d’ouverture et d’intégration de la Chine continentale au monde global depuis les années 1990 et la fin de la Guerre froide, suscite souvent dans les sociétés de la peur, accompagnée de jalousie et de xénophobie, ou du moins de l’incompréhension à l’origine de jugements négatifs.

3Devenue globale, transnationale et trans-étatique par ses diasporas, ses touristes, ses investissements économiques, la Chine apparaît de plus en plus proche par ses ressemblances dans un monde globalisé et de plus en plus homogène, qui favorise les circulations d’hommes, d’idées, de modes. Mais elle est en même temps mondialisée au sens où elle apparaît différente, dans son altérité, et en raison de sa culture historique, à la fois ancienne et moderne, héritée de la mémoire collective d’une domination imposée en Asie orientale par la formation d’une aire confucéenne dans les temps anciens ou subite face aux anciens pays industrialisés d’Occident et du Japon dans les temps modernes. Ainsi, le sentiment de l’opinion publique à l’égard des Chinois oscille entre fascination et condescendance en Occident ou chez les expatriés occidentaux, entre fascination et crainte en Asie.

4Pour comprendre la Chine « socialiste » d’aujourd’hui, sa puissance et son rapport au monde, il faut remonter à l’histoire mondiale de la modernité occidentale des XIXe et XXe siècles, une histoire faite de confrontations, de conflits, mais aussi d’interactions et d’influences avec l’Occident. On expliquerait pourquoi la Chine « socialiste » d’aujourd’hui ressemble tant à l’Occident, en même temps qu’elle s’affirme dans sa différence culturelle et historique pour le dépasser et proposer au monde un autre modèle de développement, le « modèle chinois » (zhongguo moshi) ou la « voie chinoise » (zhongguo daolu).

5Cependant, il n’en reste pas moins que l’origine de cette ambition de puissance économique et politique mondiale est la conception de la modernité de l’Occident, avec une politique relevant à la fois de la culture occidentale et confucéenne. Impériale, la politique chinoise s’attache à consolider ses frontières sur les marges peuplées de minorités ethniques et à les étendre en affirmant par intimidations et menaces la souveraineté de l’État sur les îles des mers de Chine orientale et méridionale. Également confucéenne, la Chine se prévaut de contribuer à établir l’harmonie dans les relations internationales par une politique de coopération et d’échanges culturels.

6La société chinoise, dans la mondialisation, est moderne dans son interaction avec l’Occident ; mais régionale et locale, elle est aussi très traditionnelle, à l’origine d’une « société noire » (hei shehui) ou du moins d’une « société entre le gris et le noir ». Pour ne pas tomber dans le piège de la duperie, du mensonge, de la trahison, motivés par l’argent et le pouvoir, il faut comprendre cette société qui existe certes aussi dans les anciens pays industrialisés et démocratiques occidentaux, mais est susceptible d’être sanctionnée par un État de droit impartial et indépendant des pouvoirs locaux, du moins en principe. En Chine, le capitalisme n’est pas associé au libéralisme en tant que système politique et idéologique. Il se déploie dans la tyrannie qui caractérise le pouvoir et sa représentation dans la société traditionnelle et qui perdure dans la période maoïste et post-maoïste.

Les arrières pensées du rapprochement de l’Occident

7À partir du milieu du XIXe siècle, les défaites militaires du régime impérial face aux anciens pays industrialisés d’Occident, puis face à son modèle en Asie, le Japon, sont vécues comme un véritable choc. C’est en effet la représentation millénaire de la Chine du monde, issue du confucianisme, qui est ébranlée. Jusque-là, la Chine impériale avait la certitude de dominer l’univers par la seule supériorité culturelle de la civilisation confucéenne des Han, son ethnie majoritaire. Tianxia : (« tout sous le ciel ») dans cette représentation de l’univers, la Chine, au centre, est « l’Empire du Milieu » (zhongguo), un empire culturel, sans frontières politiques, autour duquel gravitent les autres pays tenus de se soumettre à la hiérarchie et aux rites confucéens. Cette représentation confucéenne du monde où la seule supériorité de sa civilisation suffit à établir l’harmonie, amène le régime impérial à ne pas entretenir d’armée professionnelle et permanente capable de vaincre les assauts des puissances occidentales.

8À la relation hiérarchique et inégalitaire de la Chine au monde, les États occidentaux qui triomphent du régime impérial imposent le principe d’une relation égalitaire et réciproque que l’envoyé spécial britannique, Lord Macartney, avait en vain tenté de faire prévaloir quelques décennies plus tôt. Ce principe démocratique des relations internationales qui met fin au tianxia, a des incidences sur la société, en particulier chez des élites lettrées et des intellectuels qui commencent à penser autrement que sur le mode confucéen, comme l’Occident. Par patriotisme, la Chine, du moins dans ses franges urbaines où sont installées des concessions étrangères, entre dans le monde moderne tel qu’il est pensé par l’Occident, pour mieux vaincre celui-ci en retour. Depuis cette période jusqu’à aujourd’hui, l’idéologie du Parti communiste chinois (PCC) fondé en 1921, emprunte à la modernité occidentale, sans pour autant l’avouer car la stratégie est d’utiliser la pensée de l’Occident pour se retourner contre lui et le dépasser en réalisant la modernité occidentale. Dans sa pensée, le PCC est foncièrement anti-impérialiste. Il se pourrait néanmoins que la Chine « socialiste » ait adopté à la fois le modèle révolutionnaire de l’État français pour son caractère centralisé et le modèle allemand du régime impérial de Bismarck, diffusé par le Japon, pour son caractère autoritaire et militarisé.

9À l’empire culturel confucéen sans frontières politiques du tianxia succède la conception d’un empire moderne (diguo), autrement dit l’impérialisme (diguozhuyi), fondement de la puissance politique d’un État-nation (guojia) où les Chinois forment une même « famille » (jia) à l’intérieur de frontières politiques conquises à la suite de victoires militaires. Ce nationalisme est inspiré de l’Allemagne de Guillaume II et de Bismarck et des théories darwiniennes de supériorité de la race, en l’occurrence les Han formant une communauté de sang assimilant les minorités ethniques.

10De cette Allemagne de la fin du XIXe siècle, dont des philosophes japonais, tels que Kato Hiroyuki qui conseille le régime impérial, servent de canaux de transmission, vient également la conception d’un pouvoir autoritaire assurant l’ordre social. Mais aussi les idées de l’Aufklärung d’Allemagne et des Lumières de France où une partie des communistes chinois tels que Deng Xiaoping, ont séjourné. L’idée de révolution (geming) qui se réalise sous la forme nationaliste en 1911, puis en réaction à la deuxième guerre sino-japonaise entre 1937 et 1945, s’accompagne de la pensée de la démocratie (minzhu), de la liberté individuelle (ziyou) et des droits de l’homme (renquan).

11Toutes ces idées de la modernité occidentale circulent par le Japon d’où elles sont traduites, et sont intégrées dans l’idéologie de Mao au PCC d’aujourd’hui. Mais au cours du processus de la formation d’un État-nation qui commence pendant la deuxième guerre sino-japonaise (1937-45), elles sont dévoyées de leur sens originel par le système politique, ses institutions, ses cadres, son ethos obligeant à se soumettre à l’appareil qui se met en place dans les bases de résistance du PCC.

12Ainsi, la démocratie, définie par la souveraineté du peuple, et la liberté individuelle sont-elles encadrées et limitées par la discipline collective d’un système politique et social inspiré du marxisme-léninisme et du stalinisme dans la phase révolutionnaire radicale des années 1950.

13Contrairement à l’Occident, le concept de droits de l’homme (renquan), officiellement utilisé dans les bases du PCC entre 1937 et 1949, n’est pas pensé dans son sens révolutionnaire comme une valeur morale universelle, mais comme l’instance de légitimation du droit de l’État à exercer, au nom de la protection et de la sécurité des citoyens, le monopole de la violence contre les tyrannies locales ou dans les foyers à l’encontre des femmes. Au début du processus de formation d’un État-parti, l’invocation de l’idée occidentale des droits de l’homme permet de légitimer une politique visant à mettre en place un système centralisé et totalitaire dont l’intervention et la présence dans une société majoritairement rurale, a fortiori s’attachant à détruire les liens sentimentaux jusque dans la famille, sont sans précédent dans l’histoire chinoise et rompent avec la distance du régime impérial dans une société confucéenne.

Les origines de la deuxième puissance économique mondiale

14On expliquerait difficilement pourquoi la Chine « socialiste » est aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale si on ne comprend pas les origines de la richesse et du pouvoir de l’État. Celles-ci remontent au début du processus de la formation d’un État-nation lorsque dans le cadre d’une économie collectiviste sont mis en place des rapports de production et sociaux caractéristiques du capitalisme industriel. La logique idéologique est la même que celle qui prévaut dans les anciens pays industrialisés d’Occident et que Marx a décrit dans Le Capital (1867), à la différence qu’elle est adaptée sur le modèle soviétique aux conditions sociales caractérisées par l’importance de la société rurale dans des pays en voie de développement tels que la Chine. L’accumulation des capitaux commence dans la société rurale par des campagnes de mobilisation de masse et la mise en place dans les groupes d’entraide agricole et les coopératives d’un système politique visant à obtenir le maximum de productivité. Mais c’est précisément ce système politique d’un État-parti se formant progressivement, qui permet à partir du moment où celui-ci est renforcé par la terreur et suffisamment centralisé en 1953 d’établir par l’intermédiaire de ses cadres et de ses institutions son monopole sur le marché de la production agricole pour capter les capitaux servant à l’industrialisation des villes dans le cadre des entreprises d’État et d’une économie planifiée.

15Ainsi, à l’origine de la puissance économique de la Chine d’aujourd’hui se trouve le processus révolutionnaire de formation d’un État-parti centralisé et totalitaire dans la mesure où celui-ci a réussi par les institutions et les cadres de son système politique à s’immiscer dans les rapports sociaux, à les transformer et finalement à les contrôler. En effet, les cadres du PCC et les institutions de l’État sous la forme d’associations paysannes ou de femmes, ont remplacé les figures traditionnelles d’autorité dans la société confucéenne qu’étaient les Anciens et les Sages comme médiateurs dans les conflits sociaux et familiaux. À la différence du capitalisme des anciens pays industrialisés d’Occident tels que l’Angleterre ou la France, le capitalisme en Chine ne constitue pas un système économique et politique libéral dans la mesure où ce n’est pas le principe du libre-échange qui organise le marché et la société, mais les principes staliniens du collectivisme et de la planification. Il est également possible que le maoïsme se soit inspiré du modèle capitaliste de l’Allemagne de Guillaume II et de Bismarck, caractérisé par un État autoritaire, et même du nazisme dont le développement n’aurait pas été possible sans le capitalisme industriel et le soutien de ses plus grands représentants.

16Mais le capitalisme chinois, que l’on peut qualifier d’autoritaire par opposition au capitalisme libéral des anciens pays industrialisés d’Occident, ne produit pas tous les effets attendus par le pouvoir central, en raison des résiliences des traditions sociales et politiques à l’État et qui plus est, à un État centralisé et interventionniste. Car malgré la terreur de la révolution, la société chinoise est restée au fond d’elle-même attachée à l’autonomie régionale et locale. Un système informel coexiste avec le système officiel et subsiste même au sein de celui-ci. On ne doit pas avoir peur d’une société aussi complexe, mais apprendre à connaître son fonctionnement et être prudent pour éviter d’éventuels déboires dans les échanges et négociations avec les Chinois.

Attention au système informel

17Des Chinois se plaignent du déclin de la morale ou de son absence dans la société dans laquelle ils vivent. Seuls comptent le pouvoir et l’argent dans la Chine dite « socialiste ». Les dirigeants et les cadres du Parti sont les premiers vilipendés pour avoir montré la voie. Il se pourrait que cette évolution soit l’aboutissement de l’échec de la révolution maoïste laquelle visait à détruire le confucianisme, sans pour autant réussir à diffuser la croyance en un marxisme représenté par le PCC. La société urbaine est obsédée par le mirage de l’Occident, symbolisé par l’argent du capitalisme et les marques de luxe. Tel est aux yeux de la société chinoise, en particulier de ses classes moyennes, le « rêve chinois ».

18Du confucianisme, il ne reste presque plus (du moins dans les villes) de morale exprimée par des sentiments de respect envers la hiérarchie, mais aussi de sympathie et d’empathie, qui fondent les rapports sociaux (renqing guanxi). Il a fallu récemment une règlementation pour obliger les enfants à ne pas abandonner leurs parents âgés et à leur rendre régulièrement visite comme le veut la tradition, conformément à l’ethos confucéen.

19Mais il reste des traits de la société ancienne, tels que des pouvoirs régionaux et locaux que la révolution maoïste s’était attachée, en vain, à détruire en dénonçant les violences arbitraires des « tyrans du cru » (eba, tuhao) désignés comme non-civilisés et rustres, et en s’efforçant d’établir le monopole de la violence légitime de l’État au village [1]. Mais des pouvoirs régionaux et locaux se sont reconstitués de la période maoïste jusqu’à aujourd’hui au sein même du système politique de l’État-parti suivant une pratique ancienne et informelle, à partir de réseaux de relations personnelles développés à partir de liens de parenté ou d’amitié. C’est la « société noire » (hei shehui) ou du moins une « société entre le gris et le noir » qui fait partie de l’État-parti et en même temps lui échappe dans la mesure où elle est susceptible d’utiliser le système, ses institutions, ses cadres, en vue et en faveur d’intérêts claniques. C’est ce que le PCC désigne comme la corruption. Cette société constitue un système informel et opaque, avec des règles implicites régissant les relations personnelles. Ce système informel innerve la société entière vivant certes de manière autonome par rapport à l’État, mais qui par les contraintes créées, tend en même temps à limiter les libertés individuelles.

20Comment le système informel, sans être noir, plutôt gris, fonctionne-t-il concrètement ? Des relations personnelles commencent à se nouer par un copieux repas, souvent abreuvé d’alcool, et par des échanges de cadeaux. La manière dont le cadeau est apprécié témoigne d’un esprit capitaliste où la réciprocité dans l’échange est mesurée en termes objectifs et calculés d’équivalence en valeurs (dengjia jiaohuan) : un esprit que le régime maoïste s’est attaché à substituer au confucianisme où la valeur du cadeau, appréciée de manière plus symbolique et subjective, exprime le statut social dans le cadre de relations hiérarchiques et inégalitaires, mais a également une portée sentimentale caractéristique de toute société humaine précapitaliste. Dans la société confucéenne, de petites offrandes telles que des fruits témoignent de sentiments de sympathie et d’empathie. Mais bien souvent, la frontière est poreuse entre l’esprit capitaliste et l’esprit confucéen qui régissent les échanges. Les relations sont intéressées, mais elles peuvent également être sentimentales dans la longue durée. Elles sont par conséquent complexes et finissent par être ambiguës.

21Quoiqu’il en soit, dans une société chinoise motivée par l’argent et le pouvoir, le don de cadeaux, a fortiori de valeur, crée des obligations. Lorsque celles-ci ne sont pas honorées survient un sentiment de trahison, ou du moins de déception et de colère, qui peut conduire à la vengeance et à des règlements de compte. Pour éviter des déboires, un Occidental aura donc intérêt à agir dans la transparence et à veiller à mesurer la valeur de l’échange selon qu’il se situe dans une relation sentimentale ou pas avec des Chinois.

22Qian guize (? ??) : « Court-circuiter les règles ». Autrement dit, louvoyer en jouant des relations personnelles. Telle est l’expression courante en chinois qui traduit bien le fonctionnement de la société « entre le gris et le noir » où finissent par se nouer des rapports de force créés par le jeu des relations personnelles et où n’intervient aucun sentiment autre que l’appât du gain et du pouvoir, et ses corollaires l’envie et la jalousie. En premier lieu, la règle de réciprocité, le don et le contre-don, qui fonde toute société humaine où se nouent des sentiments de sympathie et d’amitié comme l’a décrit l’anthropologue Marcel Mauss et que le confucianisme a théorisé dans une société hiérarchique, est à un moment donné court-circuitée pour faire prévaloir des intérêts claniques et individuels. Ensuite, ce sont les règles du système officiel politique et économique qui sont aussi court-circuitées. On navigue dans une société informelle régie par des relations personnelles qui ne sont pas fondées sur des sentiments de sympathie (renqing guanxi) et ne visent que la satisfaction d’intérêts individuels (renji guanxi). C’est la conséquence du maoïsme qui a détruit le confucianisme pour mettre en place un système idéologique et politique de luttes de classes, inspiré du marxisme et de son analyse du capitalisme industriel. Aussi, l’esprit capitaliste dans sa version autoritaire, fortement associé au pouvoir politique, irrigue-t-il la société informelle.

23Prenons à l’extrémité de cette société, communément qualifiée de « société noire » (hei shehui), quelques scandales qui montrent que des pouvoirs régionaux et locaux ne sont pas seulement constitués par des réseaux claniques. Ils se sont renforcés en raison d’un esprit capitaliste qui n’utilise pas les lois du marché, mais des réseaux de relations personnelles pour accumuler des capitaux en faveur d’intérêts privés et claniques. Cet esprit capitaliste associé à la tyrannie est perçu comme une menace pour l’unité de l’État et en tant que tel, fait l’objet de luttes politiques et de condamnations sous le chef de corruption.

24Ainsi, le président Xi Jinping s’attache-t-il actuellement à démanteler le pouvoir provincial du Sichuan en s’attaquant d’abord à Bo Xilai, le chef du clan, puis à son réseau de relations personnelles lequel s’étend jusque dans sa province natale du Shanxi où il a hérité des relations de son père, Bo Yibo, un ancien révolutionnaire de la période maoïste. Il semblerait que de ce fait, l’ancien chef de la sécurité, Zhou Yongkang, ainsi que l’ex-dirigeant de la compagnie nationale pétrolière, Jiang Jiemin, soient aussi sous les feux de la rampe pour corruption. Avant d’être démis de toutes ses fonctions et de ses titres, et d’être condamné à la prison à vie pour corruption, Bo Xilai était un haut dirigeant du Parti, non seulement à la tête de la municipalité de Chongqing, mais également membre du Comité Central et du Bureau politique du PCC. Il est réputé pour être un néo-maoïste après avoir mené dans sa région une politique locale de mobilisation des masses, de redistribution sociale et de répression impitoyable à l’encontre de la « société noire », autrement dit mafieuse. Mais le polar meurtrier dans lequel il est indirectement ou directement impliqué suggère que lui-même, comme d’autres cadres dirigeants locaux, appartient à cette « société noire ». Son épouse, Gu Kailai, est actuellement en prison pour avoir assassiné son ex-associé, un proche de la famille, l’homme d’affaires britannique Neil Heywood. L’assassinat de celui-ci est probablement la conséquence d’une affaire d’argent qui a mal tourné, l’une des parties - l’épouse de Bo Xilai ou Neil Heywood - ayant court-circuité les règles du système informel, en premier lieu celle de la réciprocité, qui implique la loyauté, pour obtenir le maximum de profits au détriment de l’autre partie. Au procès, Gu Kailai a révélé avoir acquis une somptueuse villa sur les hauteurs de Cannes avec l’aide financière d’un tycoon, Xu Ming, et la participation de Neil Heywood. Lorsqu’elle décida de céder le bien dont le retour sur investissement s’était avéré insuffisant, Neil Heywood aurait, d’après elle, exigé une forte compensation financière et menacé, le cas échéant, de se venger sur son fils, Bo Guagua. Un sentiment de trahison a probablement conduit Gu Kailai à assassiner l’homme d’affaires britannique par empoisonnement, une méthode millénaire en Asie.

L’humanisme des Chinois

25La société chinoise est proche, mais pas pour autant identique à l’Occident. Cette altérité à l’Occident ne doit pas donner lieu à des préjugés et à de l’hostilité à l’égard des Chinois, mais être comprise pour mettre en place un espace commun de rencontres, d’échanges et de coopération où prévaut en dernière instance le droit dans la transparence. Telle est la condition pour que les relations entre les peuples et les États se fassent sur des bases équitables et réciproques, favorables à la paix.

26De plus en plus de Chinois appartenant aux classes moyennes ou supérieures apparaissent comme étant particulièrement aisés lorsqu’ils voyagent en Occident. Habillés comme les Occidentaux, ils sont nombreux, et souvent en groupe, à faire la queue aux stands des sacs de luxe, en particulier Vuitton, au Printemps Haussmann. Ils sont également les premiers clients, avec les dames et les demoiselles des pays du Golfe Persique, à la boutique Chanel, rue Cambon, où un sac se vend en moyenne 3 000 euros.

27Les Chinois tiennent leur empathie et leur sympathie de l’humanisme confucéen qui imprègne encore la société. Les Chinois ont encore le sens du ren (?), autrement dit des qualités humaines. Dans la conception du ren, comme le suggèrent les caractères, l’homme doit obéir aux rites qui régissent les relations humaines et fondent l’ordre social. Ces rites doivent témoigner des sentiments de sympathie et d’empathie qui lient les parents aux enfants, les aînés aux cadets, les mandarins à leurs subordonnés.

28L’humanisme confucéen constitue à la fois une valeur morale à vocation universelle, mais aussi une pensée de l’ordre social conçu comme hiérarchique. Contrairement à la représentation occidentale des droits de l’homme (renquan), l’homme n’est pas conçu dans son individualité, mais dans son insertion dans le maillage de relations personnelles qui constitue l’ordre social.

29Cependant, à la faveur de la mondialisation qui rapproche la Chine de l’Occident, l’humanisme confucéen a commencé à sensibiliser une partie des Chinois, en particulier des intellectuels, à la conception occidentale des droits de l’homme.

Conclusion

30Il y a certes des raisons valables pour redouter la Chine. Ce n’est pas un État de droit, même si depuis les années 1990, il est question de compléter le fazhi (??) au sens de « système de lois » par le fazhi (??) que l’on traduit généralement en Occident par « gouvernement par la loi » (the rule of law, en anglais), mais dont le sens me semble en réalité plus ambigu. Étymologiquement, le caractère ? (zhi) représente aussi l’ordre social, donc ?? (fazhi) peut également signifier « assurer l’ordre social par la loi », en d’autres termes en s’appuyant sur le « système juridique » (??, fazhi) lequel est inhérent au système politique. Dans cette configuration, il est peu probable que la Chine aille vers un État de droit au sens occidental du terme, associé au libéralisme. L’actuel secrétaire général du PCC et président Xi Jinping tendrait plutôt à renforcer le contrôle de l’État sur une société qui affirme son autonomie et tend à lui échapper, en consolidant le système politique, ses institutions, ses cadres, ses lois. Ce système fait l’objet d’une moralisation pour renforcer le monopole de la violence légitime de l’État et l’autorité du PCC face à la « société noire » qui le gangrène comme en témoigne la croisade du régime contre la corruption, laquelle consiste à détourner l’argent public en faveur d’intérêts personnels ou claniques et à s’enrichir en passant par des canaux non officiels et informels pour obtenir par exemple des prêts.

31Les sanctions vis-à-vis de cette « société noire » d’où naissent des fortunes colossales, peuvent faire peur. Une jeune femme d’affaires, Wu Ying, qui a dû son enrichissement fulgurant à d’importants prêts privés, en dehors des banques de l’État et à la faveur de ses relations personnelles, n’a échappé à la peine de mort que grâce à la mobilisation des médias et d’internautes. Un autre homme d’affaires, à la fortune également colossale à la faveur du même procédé, n’a pas eu cette chance. Car ces fortunes liées aux pouvoirs politiques, donnent lieu à d’importants pouvoirs locaux et régionaux de nature tyrannique comme dans la société ancienne, et sont de ce fait considérées comme une menace pour le régime et l’unité de l’État, garant de l’ordre social. Beaucoup de Chinois craignent que si l’État et son pilier, le système politique caractérisé par le pouvoir monopolistique du PCC, venait à disparaître, la Chine serait plongée dans un nouveau cycle millénaire de chaos et de guerres civiles : une calamité dont ils sont gré au Parti d’avoir mis fin dans une certaine mesure en infléchissant dans la période post-maoïste le cours de la révolution économique, sociale et culturelle par son ouverture à la globalisation, contribuant ainsi chaque jour non seulement à rendre la Chine semblable à l’Occident, mais aussi à la renforcer par son intégration à la société internationale des États-nations modernes. En faisant du PCC le chantre et le garant de l’ordre social, répondant ainsi aux inquiétudes et à la colère des Chinois, en particulier des paysans, face à des pouvoirs locaux tyranniques, le président actuel, Xi Jinping, veut établir la légitimité du système en développant sa face officielle et publique et en œuvrant dans la transparence, à l’heure où le régime est mis en question par le vent libéral qui souffle dans le pays à la faveur de la mondialisation.

32Aussi, malgré la violence grandissante dans la société, la Chine est de manière générale un pays sûr, où l’on se sent en sécurité d’autant plus si l’on est étranger. Ce sentiment est dû en partie à la présence d’un État fort qui contrôle la société, du moins dans les grandes villes, par un système politique et juridique. Mais dans les interstices de celui-ci existe une société « entre le gris et le noir », ou franchement « noire », qui conduit les Chinois à se protéger des pouvoirs tyranniques et rivaux en intégrant un réseau de relations personnelles fondées sur des liens claniques, de parenté et amicaux, conformément à la tradition dans la société ancienne. De ce fait, on devrait moins avoir peur du régime chinois qu’être prudent vis-à-vis de cette société « entre le gris et le noir » ou franchement « noire » qui s’est enchâssée dans le système politique de l’État. Ne serait-ce que pour éviter le sort tragique du britannique Neil Heywood, victime d’une société mafieuse au sein de l’État, à laquelle le président Xi Jinping s’attaque ouvertement aujourd’hui. Le procès de Bo Xilai qu’il veut exemplaire, est rendu public pour rassurer à la fois les Chinois et les investisseurs étrangers sur la voie chinoise de développement politique, le fazhi (??) que les Occidentaux les plus optimistes comprendront comme « un gouvernement par la loi » au sens de système libéral, ou que les plus dubitatifs entendront comme la volonté du régime face à des pouvoirs locaux tyranniques et discrédités d’assurer l’ordre social en renforçant l’autorité, seule considérée comme légitime, d’un État centralisé, incarné par Xi Jinping et représenté par la direction collective du PCC.

33Pour ne pas avoir peur de la Chine, il ne faut pas seulement comprendre la nature du régime, à l’évidence répressif dès lors que d’aucuns s’aventurerait à remettre en question le caractère monopolistique du système politique de l’État-parti. Il faut surtout comprendre le système informel, autrement dit comment la société chinoise pense, raisonne, procède conformément aux traditions issues de l’époque prérévolutionnaire, révolutionnaire et postrévolutionnaire dans la mondialisation, pour coopérer et interagir avec elle. Rappelons que les dirigeants et cadres du PCC représentent certes l’État et son système officiel, mais participent aussi et toujours dans la majorité des cas, à un système informel hérité de l’histoire culturelle, sociale et politique chinoise dans la mondialisation.

Notes

  • [1]
    P. Duara, Culture, Power and the State : Rural Society in North China, 1900-1942. Stanford, Stanford University Press, 1988 ; G. QU. Huabei xiangcun minzhong : shiye zhong de shehui fenceng ji qi biandong (1901-1949) [le peuple des campagnes de la Chine du Nord]. Pékin, Renmin Chubanshe, 2010.
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