Notes
-
[1]
Sun Tzu, préceptes tirés de L’Art de la guerre, par des commentateurs postérieurs, dans Vladimir Volkoff, La Désinformation, arme de guerre, Julliard, Paris, 1986, p. 25.
-
[2]
Jacques Ellul, Propagandes, Armand Colin, Paris, 1962, p. 210.
-
[3]
Arnaud-Aaron Upinsky, Le syndrome de l’ortolan, éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 1997.
-
[4]
Pascal Lorot, François Thual, La Géopolitique, Clefs Politique, Montchrestien, Paris, 1999, p. 44.
-
[5]
Halford Mackinder, « Le Pivot géographique de l’Histoire », 1908.
-
[6]
Voir Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, éditions des Syrtes, Paris, 2007.
-
[7]
Christian Harbulot, http://actes.sstic.org/SSTIC05/Entreprise_face_au_risque_informationnel, PDF, pp. 3 et 5.
-
[8]
Roger Mucchielli, La Subversion, CLC, 1976. Voir aussi Paul Virilio, Stratégie de la déception, Galilée, Paris, 1999, et sa notion de « dissuasion totale » ou « guerre totale », p. 54.
-
[9]
Sun Tzu, préceptes tirés de L’Art de la guerre, par des commentateurs postérieurs, dans Vladimir Volkoff, op. cit., p. 25.
-
[10]
Alexandre Soljenitsyne, « Discours de Harvard 1978 », dans Géopolitique, Alexandre de Marenches, p. 47.
-
[11]
Maurice Pergnier, La Désinformation par les mots, éditions du Rocher, Paris, 2004, p. 86.
-
[12]
Cité dans Maurice Pergnier, La Désinformation par les mots, op. cit., pp. 88-89.
-
[13]
Maurice Pergnier, La Logomachie, la guerre des mots, les mots de la guerre, éditions du Rocher, Paris, 2002.
-
[14]
Maurice Pergnier, ibid., p. 88.
-
[15]
Roger Mucchielli, op. cit., C.L.C, Paris, 1976, pp. 27-71.
-
[16]
Cardinal Mazarin, Bréviaire des Politiciens, traduit de l’italien par François Rosso, présenté par Umberto Eco, Arléa, 2003, p. 76.
-
[17]
Arnaud-Aaron Upinsky, op. cit.
-
[18]
Leo Strauss, Droit naturel et Histoire, Plon, Paris, 1954, p. 58.
-
[19]
Pierre-André Taguieff, « L’antiracisme en crise, éléments d’une critique réformiste », dans Michel Wieviorka (éd), Racisme et Modernité, La Découverte, Paris, 1993, p. 367.
-
[20]
Robert Conquest, Le Féroce XXe siècle, éditions des Syrtes, Paris, 2002, p. 128.
-
[21]
Michel Foucault, L’Histoire de la folie à l’âge classique ; aspect de la pensée particulièrement souligné dans l’œuvre de Julien Freund.
-
[22]
G. Veraldi, préface du livre de Pierre Nord, L’Intoxication, Fayard, Paris, 1971.
-
[23]
Claude Rainaudi, dans Loup Francart, La Guerre du sens, pourquoi et comment agir dans les champs psychologiques, Economica, Paris, 2000.
-
[24]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 37.
-
[25]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 38.
-
[26]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 102.
-
[27]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 88.
-
[28]
http://actes.sstic.org/SSTIC05/Entreprise_face_au_risque_informationnel, PDF, pp. 3 et 5.
-
[29]
Voir de ces auteurs : Didier Lucas, Alain Tiffreau, Guerre économique et information, les stratégies de subversion, éditions Ellipses, Paris, 2001. Christian Harbulot, La Main invisible des puissances, Éditions Ellipses, juin 2005. Christian Harbulot, Didier Lucas, La Guerre cognitive, Lavauzelle, Paris, 2002.
-
[30]
Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, Les Syrtes, Paris, 2006.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Vladimir Volkoff, op. cit., p. 17.
-
[33]
Maurice Pergnier, op. cit., pp. 73-74.
-
[34]
Vladimir Volkoff, op. cit., pp. 20-21.
-
[35]
James Harff, The Media Happened to Be Here, cité dans Michel Collon, Monopoly. L’OTAN à la conquête du monde, EPO, 2000, p. 36 ; Jacques Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire, Albin Michel, Paris, 1993, pp. 126-129.
-
[36]
Les cognitions regroupent les perceptions, les attitudes propositionnelles, les émotions, les comportements.
-
[37]
Voir Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston, Row, Peterson, 1957 ; Festinger, L., Riecken, H. W., Schachter, S., When Pprophecy Fails, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1956 ; Goody J., La Peur des images, La Découverte, Paris, 2003 ; Poitou J.-P., La Dissonance cognitive, Paris, Colin, 1974 ; Saillot I., « Dissonance cognitive et langage inconsistant de Pierre Janet : rapprochement », Janetian Studies, vol. 3, 2006 ; Harmon-Jones, Mills, Cognitive Dissonance: a Pivotal Theory in Social Psychology, 1999.
-
[38]
Voir Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, PUG, Grenoble, 1987 ; Valérie Brunel, Les Managers de l’âme, La Découverte, Paris, 2004 ; H. Grivois, J. Dupuy, Mécanismes mentaux, Mécanismes sociaux, La Découverte, Paris, 1995.
-
[39]
Alfred Korzybski, Le Rôle du langage dans les processus perceptuels, The International non aristotelian Library Publishing Company, New York, 1966, p. 10.
-
[40]
Alfred Korsybski, ibid, p.10. Selon lui, les systèmes de pensée-langage aristotéliciens datant de 325 av. J.-C., et influençant Euclide, sont dépassés car limitatifs et fondés sur le binaire « sujet-prédicat ». L’auteur aimait à rappeler par exemple qu’il n’y a pas de verbe « être » dans les langues slaves ou chinoises.
-
[41]
Maurice Pergnier, op. cit., pp. 18-19.
-
[42]
« Explorer les termes qui circulent dans un univers social et intellectuel donné, c’est explorer en même temps les présupposés, les opinions valorisées ou dépréciées, les intentions sous-jacentes qui circulent à travers eux », Maurice Pergnier, op. cit., p. 21.
-
[43]
Arnaud-Aaron Upinsky, op. cit., p. 11.
-
[44]
Vladimir Volkoff, op. cit., p. 6.
-
[45]
« Alexandre Del Valle n’a pas tort de dire que les conflits actuels sont devenus des conflits représentationnels, telle conception du monde s’opposant à telle autre et ces conceptions se livrant des combats la plupart du temps virtuels », Vladimir Volkoff, op. cit., p. 16.
-
[46]
Ibid., p. 16.
-
[47]
Ibid., p. 22.
-
[48]
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un, 1576.
-
[49]
Voir Textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard Dantier : « Pierre Bourdieu, l’habitus en sociologie entre objectivisme et subjectivisme »; extrait de Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, éditions de Minuit, Paris, 1980. http://classiques.uqac.ca/collection_methodologie/bourdieu_pierre/habitus/bourdieu_habitus.doc
-
[50]
« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre », Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 88.
« Les paroles vraies ne sont pas agréables. Les paroles agréables ne sont pas vraies. »
« Ce qui fait que les gens de mon espèce comprennent mieux la situation que les prétendus experts, ce n’est pas le talent de prédire des événements spécifiques, mais bien la capacité de savoir dans quel monde nous vivons. »
Guerre représentationnelle, guerre de légitimité, guerre totale
1La guerre des représentations est une guerre mentale, symbolique, une guerre de préparation des consciences visant à mobiliser les troupes amies et à démobiliser les troupes ennemies. Une guerre totale qui vise à inhiber l’ennemi et à le discréditer avant le début du combat sur le terrain matériel. Elle a pour objectif de détruire son adversaire sans tirer un coup de feu, en ternissant son image, en le freinant dans son action et en sapant son moral et sa légitimité. Ses armes sont les mots, les images et les informations. La puissance militaire peut paraître parfois inefficace face aux attaques représentationnelles, de sorte qu’« avant que le chef n’ensanglante sa lame, le pays ennemi s’est rendu » [1]. La guerre des représentations est en ce sens « une guerre totale, c’est-à-dire que la propagande, l’action sur les populations, la contagion idéologique, y jouent leur rôle, dans la mesure où les armes psychologiques sont supérieures aux armes militaires » [2], écrit Jacques Ellul.
2L’expression même de guerre des représentations a été forgée dans les années 1990 par l’épistémologue et stratégiste français Arnaud Aaron Upinsky. Pour ce dernier, il s’agit d’une « guerre dans laquelle la victime ne parvient pas à se représenter (à voir) le langage ennemi » [3]. La guerre des représentations renvoie à la définition de la géopolitique donnée par le géographe français Yves Lacoste, comme rivalités de pouvoir autour de territoires et d’affrontements de représentations (visions du monde) antagonistes. Les représentations géopolitiques désignent « l’ensemble des idées et perceptions collectives d’ordre politique, religieux ou autre qui anime les groupes sociaux et qui structure leur vision du monde » [4]. Elles sont déployées par chaque belligérant afin d’émouvoir, de légitimer et de justifier les buts de guerre de son camp (conquête d’un territoire ou de ressources qui s’y trouvent, contrôle des approvisionnements énergétiques, élimination d’un groupe humain, prosélytisme, impérialisme, guerre de « reconquête », etc.), et de déculpabiliser le passage à l’acte violent et souvent la destruction du camp ennemi.
3La guerre des représentations est une forme de guerre non militaire. Elle désigne la phase de guerre symbolique, psychologique et subversive qui précède le combat sur le théâtre d’opérations. Pour justifier et légitimer les actions violentes, les injustices ou les atrocités qu’il est amené à commettre en situation de guerre, l’être humain a besoin d’assouplir sa conscience et de se déculpabiliser vis-à-vis de son propre système de valeurs. Chaque partie en présence mène d’abord une guerre de représentations, dans le cadre de laquelle les processus de mobilisation que sont les sentiments religieux et patriotiques, la culture, l’idéologie politique, les interprétations identitaires et historiques sont « réquisitionnés » au maximum afin de légitimer l’attaque pour les uns, la défense pour les autres.
4Bien qu’étant virtuelles et cachant les « dessous des cartes » (mobiles de guerre), les représentations identitaires, civilisationnelles et idéologiques font sens pour ceux qui se sacrifient pour elles. Les plus fallacieuses et les plus irréalistes des représentations géopolitiques (mobiles théocratiques, raciaux, utopiques, prosélytisme religieux, vielles théories géopolitiques opposant les puissances de la terre/puissances de la mer ou idées « d’espace vital », etc. [5]) sont donc bien réelles dès lors qu’elles conduisent à l’action et ont des conséquences concrètes, souvent tragiques.
DCR ou guerre des représentations
5La guerre des représentations consiste à démoraliser l’ennemi, distordre son contact avec le réel et saper son socle de légitimité et sa croyance en son bon droit. Comment ? En implantant chez lui une pseudo-réalité, un virus sémantique [6], une représentation susceptible d’inhiber l’action offensive et la réaction défensive, en retournant contre lui ses valeurs et sa mémoire. En imposant des cartes mentales (langage, cartes, images) diabolisantes, culpabilisatrices, auto-dévalorisantes et donc délégitimantes, qui vont faire perdre aux troupes ennemies leur confiance et discréditer les dirigeants aux yeux des dirigés. Ce type de guerre psychologique consiste à implanter dans le « logiciel de représentations » ennemi une « souche virale » qui agira ensuite d’elle-même et perturbera le système représentatif visé. La guerre des représentations s’attaque par conséquent prioritairement :
- aux valeurs fondamentales, au cœur du système de légitimité de l’Ennemi, de l’Adversaire ou du concurrent économique, donc au moral des troupes adverses ;
- au noyau dur immunitaire de l’Autre, à son logiciel, dans le but de lui faire « perdre le nord » et de brouiller, voire de renverser ses repères.
- D comme disqualifier (déclinaisons : diaboliser, démoraliser, discréditer, décourager) ;
- C comme culpabiliser (déclinaisons : charger, calomnier, juger) ;
- R comme ridiculiser (déclinaisons : railler, caricaturer, vilipender) ;
- R comme renverser (déclinaisons : retourner, subvertir).
Disqualification
6La disqualification consiste à discréditer l’Autre et à lui faire perdre sa légitimité, donc son autorité vis-à-vis de ses propres troupes et de ses alliés. Il s’agit là à la fois de démoraliser et décevoir les gouvernés du camp ennemi et de « couper les jambes » du dirigeant adverse en lui faisant perdre son crédit aux yeux de ses sujets comme de ses alliés. La disqualification peut être obtenue par la rumeur, la diffamation, la ridiculisation et l’accusation, d’autant que l’on ressort rarement indemne de la posture d’accusé et de jugé (« calomnier, il en restera toujours quelque chose »). D’où la prédilection de certains groupes activistes rompus aux techniques de communication pour la posture accusatoire et diffamatoire plutôt que pour celle de l’argumentation rationnelle.
Déstabilisation
7La déstabilisation d’un État, d’une entité, d’un parti politique ou encore d’une entreprise consiste à délégitimer la cible visée en endommageant son image et sa perception propre et extérieure. Comme nous le verrons plus tard à travers l’analyse des étapes de la désinformation, l’un des moyens de déstabiliser l’Autre consiste à lui livrer des attaques indirectes par la société civile, si possible via des institutions prestigieuses, « neutres », crédibles, réputées probes (organisations caritatives, défense des consommateurs, mouvement de défense des droits de l’homme, revue scientifique ou « d’experts », ONG, études universitaires, citations de Transparency International ou d’autres organisations de notation et de classements des pays et des multinationales, etc.) Or lorsque « une entité légitimée par la société civile parle à votre place, explique Christian Harbulot, l’impact du message est multiplié » [7], l’attaque informationnelle ou cognitive est préjudiciable car elle déstabilise, pousse à l’erreur, fait perdre confiance, incite à de stériles justifications qui aggravent et multiplient le phénomène tout en délégitimant souvent durablement.
Démoralisation
8Pour le psychiatre français Roger Mucchielli, la subversion, qui consiste à affaiblir le pouvoir et à démoraliser les citoyens, « vise autant l’opinion publique que le pouvoir et les forces armées dont il dispose » [8]. D’après Sun Tzu, il s’agit de « discréditer tout ce qui est bien dans le pays de l’adversaire », à « répandre la discorde et la querelle entre les citoyens du pays hostile […] », à « exciter jeunes contre vieux » puis à « affaiblir la volonté des guerriers de l’ennemi par des chansons et de la musique sensuelles » [9]… L’ancien dissident antisoviétique Soljenitsyne avertissait ainsi, dans son discours de Harvard en 1978 : « aucun armement, si grand soit-il, ne viendra en aide à l’Occident tant que celui-ci n’aura pas surmonté sa perte de volonté. Lorsqu’on est affaibli spirituellement, cet armement devient lui-même un fardeau pour le capitulard. Pour se défendre, il faut être prêt à mourir, et cette détermination est bien rare au sein d’une société élevée dans le culte du bien-être terrestre. Et il ne reste plus alors que concessions, sursis et trahisons » [10].
Diabolisation
9Distincte des simples attaques verbales, injures, polémiques violentes ou classiques dénigrements, la diabolisation commence « lorsque le portrait qui est fait de l’ennemi le dévêt de son humanité pour en faire une incarnation démoniaque […]. L’homme, le parti, l’idée diabolisés sont présentés comme devant être combattus non en raison de ce qu’ils font, mais en raison de ce qu’ils sont ; il est dans leur nature de ne pouvoir faire que le mal. Surtout, la caractéristique essentielle de la diabolisation est d’être une ruse de guerre destinée à mobiliser les énergies combattantes au service d’une finalité autre que celle officiellement déclarée » [11]. La diabolisation permet de ranger l’Autre combattu dans une catégorie déshumanisante (accusation rituelle de pouvoirs sataniques prêtés aux juifs au Moyen-Âge ou dans la littérature nazie ou encore islamiste radicale), ou infra-humaine (théories racistes et/ou totalitaires assimilant certains groupes ethniques humains à des animaux). Elle permet de rendre légitime et de déculpabiliser l’anéantissement de celui qui est assimilé à une réalité monstrueuse non-humaine et détestable à détruire totalement au nom du Bien. Selon Vladimir Volkoff, « la diabolisation a pour but – en reportant tout le mal sur l’ennemi désigné – de faire tomber les inhibitions qui s’opposent au comportement agressif. Elle intervient donc dans des situations de guerre offensive et non de guerre défensive : en 1940, il n’était nul besoin de dresser les Français et les Anglais contre Hitler puisque c’était ce dernier qui attaquait et envahissait » [12]. La diabolisation est utile lorsque l’adversaire ne suscite pas assez d’horreur par lui-même : Serbes, Irakiens, etc., car nul ne songe à diaboliser Hitler ou Staline, Pol Pot ou Ben Laden. En revanche, la diabolisation de Milosevic dans les années 1990 et des Serbes, puis de Saddam Hussein pour justifier l’intervention en Irak de 2003, était nécessaire car les États-Unis ne pouvaient pas justifier l’intervention, faute de preuves accusant les Irakiens de détenir l’arsenal nucléaire. Parmi les diabolisations réussies, on peut citer celle des juifs par les nazis allemands, celle des démocrates européens par les léninistes, celle des Serbes de l’ex-Yougoslavie de Milosevic ou du régime baassiste de Saddam Hussein par les puissances de l’OTAN, celle, à la fin des années 1970, des États-Unis, qualifiés de « Grand Satan », par l’ayatollah Khomeiny, ou précédemment celle du shah d’Iran conspué par les démocrates et les militants de gauche du monde entier tenant Khomeiny pour un défenseur du peuple. Sans oublier celle de George W. Bush ou d’Ariel Sharon par les islamistes, les Palestiniens, les altermondialistes et les anti-américains ou antisionistes depuis les années 2000 (« Intifada Al Aqsa »), l’intervention en Afghanistan, ou la guerre en Irak. On retrouve cette propension à sataniser les États-Unis et l’Occident dans les discours de la doctrine révolutionnaire « néobolivarienne » soutenue par le président vénézuélien Hugo Chávez, et ses alliés « non-alignés » antiaméricains de Cuba, de Bolivie, d’Iran ou d’Équateur.
Diabolisation/Personnalisation
10D’après le linguiste français Maurice Pergnier [13], « la diabolisation vise des idées, des groupes, des partis, des États ; mais elle aime à se concentrer sur des personnes, auxquelles elle prête un rôle déterminant dans le comportement maléfique de l’ennemi » [14]. La personnalisation permet de donner un visage identifiable, une incarnation du mal combattu ou de susciter un mimétisme empathique lorsqu’elle dépeint la victime persécutée par l’ennemi diabolisé. On peut mentionner dans le passé Bismarck ou le « Kaiser », pendant les guerres franco-allemandes, ou encore la personnalisation extrême de Ben Laden, voulue tant par ses partisans, en raison de sa nature charismatique, que par ses ennemis.
Culpabilisation
11La culpabilisation, partenaire privilégié de la diabolisation, est une des armes les plus efficaces, prônée depuis Sun Tzu jusqu’à nos jours. « L’homme qui se sent coupable, écrit Mucchielli, perd en même temps son efficacité et le sens de son combat. Convaincre l’homme que, sinon lui-même, du moins ceux qui sont de son côté commettent des actes immoraux, injustes, c’est amener la désintégration du groupe auquel il appartient » [15]. La culpabilisation est l’arme préférée des mouvements révolutionnaires et tiers-mondistes d’extrême gauche, comme des minorités qui tablent sur leur condition de « victimes par essence » de la majorité « coupable par nature ». Elle fonctionne bien mieux dans des sociétés judéo-chrétiennes ex-coloniales qu’en milieu islamique, bouddhiste ou polythéiste (hindouisme). Elle est l’arme absolue des victimes du colonialisme et des anti-impérialistes, mais également des psychopathes, des serial killers et des islamistes jihadistes, qui justifient leurs actes barbares par la dénonciation obsessionnelle du bourreau ennemi, coupable par nature, responsable d’une « humiliation » originelle si horrible que tout est permis pour la venger.
Ridiculisation
12La ridiculisation et la caricature de l’Adversaire sont des armes mortelles. Sun Tzu prône, dans L’Art de la guerre, le fait de « ridiculiser les traditions des adversaires », ses lois, ses coutumes et traditions, ses ancêtres. Il est vrai que le ridicule tue, c’est pourquoi dans son Bréviaire des politiciens, le cardinal Mazarin explique que le ridicule discrédite tout autant que la crainte suscite le respect : « que ni tes paroles ni tes gestes ne tombent jamais dans le graveleux, qui est le propre des bouffons. Ne piaille pas pour imiter les oiseaux, ne pousse pas de cris d’animaux. Garde-toi de plaisanter sur des choses graves » [16], explique-t-il au futur souverain. L’arme tant prisée des caricatures démonisantes ou ridiculisantes fut employée de tout temps : dans les Protocoles des Sages de Sion et autres caricatures nazies des juifs par Alfred Rosenberg ou Johann von Leers, dans les descriptions des nobles et des prêtres par les jacobins durant la Révolution française (1793-1794), qui distribuaient des tracts les présentant dans des postures obscènes ou humiliantes, dans la rhétorique des révolutionnaires léninistes en 1905-1917, qui qualifiaient leurs opposants de « vipères lubriques », ou encore dans celle de la République islamique iranienne qui organise depuis 2005, en « réaction » aux caricatures de Mahomet parues dans un journal danois, des concours de caricature de la shoah et des congrès révisionnistes à Téhéran.
Renversement
13L’une des caractéristiques de la guerre des représentations est de donner un double sens aux termes, de procéder à des inversions sémantiques destinées à orienter les idées, choix et décisions des masses-cibles, une fois leur système de défense intellectuelle et leur appréhension du réel altérés. Ainsi, d’après Upinsky, la guerre des représentations est « une guerre de mots et d’images dont l’objectif est d’aveugler […], de leur faire croire l’inverse de la réalité, de leur faire croire que le pouvoir fonctionne à l’envers, qu’il sert le peuple alors qu’il se sert de lui » [17]. Une accusation est d’autant plus efficace qu’elle est injuste, opposée à la réalité et que la cible de l’attaque représentative incarne l’exact opposé du mobile accusatoire. On est en effet jamais aussi vulnérable qu’à l’intérieur de son propre cœur de légitimité. Ceci explique pourquoi les militants antisionistes radicaux (islamistes ou d’extrême gauche propalestiniens) accusent Israël d’être un « État nazi » et placardent côte à côte la svastika et l’étoile de David ; pourquoi le régime serbo-yougoslave de Slobodan Milosevic, traditionnellement anti-allemand, communiste et fondé sur la légitimité historique de la Résistance au nazisme, fut assimilé à Hitler et au nazisme durant les guerres balkaniques. Il en alla de même pour le héros de la France libre, le général de Gaulle, qui, bien qu’arrivé au pouvoir grâce à son passé de chef de la Résistance au nazisme allemand, fut accusé de « fascisme » (extrême droite, etc.) par ceux-là mêmes dont la famille politique avait collaboré avec les nazis au nom du pacte Staline-Hitler (Parti communiste français). Ce paradoxe explique pourquoi les affiches électorales du RPF en 1947 représentant le portrait du général de Gaulle étaient recouvertes d’une moustache à la Hitler par les militants du Parti communiste français.
Reductio ad hitlerum : cœur de la guerre des représentations
14Parmi les variantes les plus efficaces de la guerre des représentations figure ce que le philosophe allemand Leo Strauss avait nommé la reductio ad hitlerum. Dans son ouvrage Droit naturel et Histoire, publié en 1953, Strauss désignait par là l’outil sémantique central d’une forme particulière de terrorisme intellectuel : « Qu’Hitler ait partagé une opinion ne suffit pas à la réfuter » [18], expliquait-il, désignant ainsi ceux qui s’emploient à disqualifier leur interlocuteur en amalgamant les idées qu’ils réfutent et celles d’Adolphe Hitler, démagogiquement invoqué comme épouvantail et contre lequel il s’agit dès lors de se positionner héroïquement comme jadis les résistants face à la Gestapo. En France, Pierre-André Taguieff, à qui l’on doit l’introduction de ce paradigme dans le langage des sciences politiques, entend caractériser un sophisme du type : « Hitler aimait les chiens ; X aime aussi les chiens ; donc X est un disciple d’Hitler », précisant : « la vulgate antinationaliste contemporaine applique à l’objet de sa haine la reductio ad hitlerum, le réduisant à un inquiétant mélange d’irrationnel et de barbarie » [19]. Analyste des totalitarismes, Robert Conquest s’était élevé contre l’emploi abusif de l’étiquette « fascisme », « non pour qualifier une forme d’État ou de théorie étatique, mais simplement pour contester n’importe quelle forme d’autorité ou de discipline » [20]. Revenu déçu de la guerre d’Espagne, George Orwell, l’auteur de 1984, déplorait, dès 1944, avant que le fascisme réel fût définitivement vaincu, que le mot « fasciste » soit abusivement appliqué à une liste de cibles incluant des fermiers, des commerçants, le crédit social, le châtiment corporel, la chasse au renard, les corridas, Kipling, Gandhi, Tchang Kaï-chek, l’homosexualité, les auberges de jeunesse, l’astrologie, les chiens, sans oublier bien sûr la circonscription et l’armée de métier… Nazifier rhétoriquement son interlocuteur ou ennemi – y compris les États ou personnalités historiquement antinazis, c’est-à-dire indépendamment de tout rapport aux faits et de toute responsabilité réelle de l’accusé – laisse rarement indemne ce dernier. On se souvient des jeunes soixante-huitards scandant « CRS/SS » dans les rues de Paris, ou encore de Daniel Cohn-Bendit criant « nous sommes tous des juifs allemands », comme si la République était le IIIe Reich et les étudiants de 1968 les « nouveaux juifs victimes des camps de la mort » ! On se souvient également du philosophe Foucault, qui assimilait la nation à une forme homéopathiquement présente de nazisme [21].
Rumeur, propagande, intoxication, déclinaisons de la DCR
Rumeur
15Crainte par Virgile (L’Énéide), recommandée par Machiavel (Le Prince), la « rumeur » est l’art de « créer une fausse réalité assez convaincante pour que l’adversaire se trompe en raisonnant juste » [22]. D’après Claude Rainaudi, spécialiste de la désinformation, « le but d’une rumeur n’est pas la vérité, mais ce qui doit être dit et cru à un moment donné dans un milieu donné […] La plupart des rumeurs semblent, comme des combustions spontanées, naître à l’intérieur d’un groupe, sans qu’une intention organisée leur ait donné jour » [23]. Le cardinal Mazarin explique qu’« une seule bévue suffit à entamer une réputation, et le mal est alors bien souvent irréversible » [24]. Inversement : « une fois ta renommée établie, même tes erreurs se transformeront en titres de gloire » [25]. Mazarin explique ainsi que, face à une rumeur, le mépris prévaut et la justification n’aboutit qu’à renforcer l’effet nuisible de l’attaque : « méprise les attaques verbales », « procure-toi les pamphlets qu’on publie contre toi, lis-les, montre-les à tout le monde et fais mine d’en rire de bon cœur : tu décourageras leurs auteurs » [26].
Propagande
16On distingue tout d’abord la « propagande blanche », dont on peut identifier la source réelle. Elle peut par exemple consister à ouvrir aux habitants de pays autoritaires l’accès à des informations illicites ou inaccessibles dans leurs pays. A contrario, la « propagande grise » n’a pas de source identifiable. Enfin, la « propagande noire » est une information fallacieusement attribuée à l’adversaire (intoxication). Cette dernière ressort plus nettement de la subversion, de la manipulation et de la tromperie pure. On y retrouve les vieilles techniques de « fausses nouvelles », « rumeurs biaisées » et autres « ruses de guerre ».
Intoxication
17Elle consiste à récolter du renseignement pour son camp, puis à répandre du renseignement faux, non pas uniquement au sein de l’état-major adverse, mais au sein de l’opinion publique du camp ennemi. Là aussi le cardinal Mazarin fait référence : « va chanter les louanges de l’homme que tu veux perdre auprès de son maître, mais en des termes tels que ces louanges soient accueillies par le maître comme un affront personnel. Pour enfoncer le clou, précise alors que ce n’est pas ta propre admiration qui te dicte ces “louanges”, mais qu’elles sont colportées abondamment par la rumeur publique dont tu te fais simplement l’écho […], fais-lui comprendre à demi-mot que la réputation de celui-ci devient fort mauvaise, tout en l’incitant à faire fi de l’opinion publique et à laisser ces vilains bruits retomber tout seuls comme un soufflé refroidi. Il interprétera tes paroles en estimant que c’est lui la victime principale des médisants » [27].
Guerre informationnelle, guerre cognitive, désinformation
18La guerre des représentations participe de la guerre informationnelle ou cognitive. Les progrès technologiques dans les domaines du « virtuel » (télématique, informatique) ont contribué à briser la frontière entre réel et imaginaire, de sorte que les stratégies de manipulation de l’information au service du pouvoir et de la guerre n’ont jamais été aussi redoutables qu’aujourd’hui au sein même de sociétés dites démocratiques et surmédiatisées. Dans leurs ouvrages, Christian Harbulot et Didier Lucas, spécialistes français de la guerre cognitive et de la guerre économique, expliquent que les moyens modernes de communication (télévisuels, Internet, etc.) ont conduit à une mutation des modes d’affrontement dans le cadre de laquelle l’enjeu de la victoire repose sur la capacité à « connaître l’adversaire, […] devancer ses initiatives ; pirater son savoir ; capter ses marchés ; détourner ses clients ; débaucher ses cadres ». Ainsi « le risque informationnel est la manifestation d’une information, avérée ou non, susceptible de modifier ou d’influencer l’image, le comportement ou la stratégie d’un acteur. Son impact peut se traduire par des pertes financières, technologiques ou commerciales » [28]. « L’affrontement cognitif est une forme de rapports de force entre des entités politiques, sociales ou économiques, publiques ou privées, qui, pour chacune d’elles, consiste simultanément à : produire de la connaissance de tous ordres ; l’utiliser à l’égard d’alliés et/ou d’adversaires, pour accroître leur puissance » [29].
19La guerre des représentations englobe par conséquent la désinformation, qui est, d’après Bruno Lussato, spécialiste des théories de la communication, « l’altération volontaire du processus de communication entre l’information originale et sa réception déformée, par la représentation, la projection qui en est faite dans notre psychisme » [30]. La désinformation fausse le processus de communication et forge une représentation distordue, ou carte mentale (représentation), distincte du territoire (le réel) et parfois totalement opposée à celui-ci, mais souvent préférée par le psychisme qui ne distingue pas toujours réel et virtuel. Aussi, « la distorsion du message a pour but de réduire la dissonance entre des faits, des informations et un modèle implanté dans l’inconscient, qui peut être individuel, lié à des désirs et peurs, mais il obéit souvent à des schémas collectifs, des croyances, des “nœuds sémantiques” qui déforment notre perception, comme un aimant, un spectre magnétique » [31]. Pour Vladimir Volkoff, également spécialiste de ces questions, la désinformation est plutôt « une manipulation de l’opinion publique (sinon intox) ; à des fins politiques externes ou internes (sinon simple pub), avec une information, véridique ou mensongère, traitée par des moyens détournés (sinon propagande) » [32]. Le propre de la désinformation n’est donc pas d’être mensongère, mais de présenter une information (pouvant être vraie) sous une forme détournée. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’espion anglais Sefton Delmer avait créé une radio fictive, qui prophétisait sous les tons de la défaite du IIIe Reich : le message était véridique, mais la radio émettait de Londres. Volkoff explique qu’« aucune entreprise d’envergure ne peut réussir sans une campagne de communication. Dans le domaine commercial ordinaire, la communication s’appelle “publicité”. […] L’opinion n’a évidemment pas à connaître les véritables raisons de l’engagement militaire. La communication a pour rôle de lui fournir des raisons alternatives, à la fois légitimes et valorisantes. La défense des droits de l’homme fait en général fort bien l’affaire. Lorsque les dispositifs militaires d’intervention sont prêts, la campagne de communication commence. Elle prend la plupart du temps la forme d’une diabolisation de l’adversaire désigné. Les médias sont investis pour énoncer ses forfaits jour après jour, jusqu’à ce que l’opinion se rallie à l’idée de la nécessité d’une intervention. La campagne de communication atteint un degré de réussite parfaite quand ce sont les relais de l’opinion publique eux-mêmes, dopés par cette diabolisation, qui oppressent les gouvernements ayant planifié la guerre (et sa campagne préparatoire) de faire parler le canon » [33].
20La désinformation implique quatre principaux éléments :
- une manipulation de l’opinion publique (à différencier de l’intoxication, qui ne s’adresse pas forcément à l’opinion publique) ;
- à des fins politiques externes ou internes (ce qui la différencie de la publicité) ;
- par des moyens détournés (ce qui la distingue de la propagande pure et simple) ;
- par l’utilisation de réalités détournées de leur contexte (ce qui la différencie du mensonge).
- un agent professionnel de la désinformation et de la communication (services secrets, agences de communication politique, etc.) est employé par une entité politique ;
- un client (État, parti, guérilla, services secrets, opposition, etc.), sollicite ses services ;
- une « étude de marché » est réalisée par l’agent, qui trouve un thème simple, pouvant passer dans l’opinion ; exemple : « Sida : création du Mossad ou de la CIA » ; « attentats du 11 septembre : complot du Pentagone pour justifier la guerre en Irak » (idée inoculée par le Hamas et certains courants révisionnistes depuis le 11 septembre 2001) ;
- un « thème » porteur pour disqualifier la cible est trouvé. Ce thème est traité à partir d’un support (une lettre, fausse ou vraie, une photo, truquée ou réelle, etc.). But du thème diffusé : « diabolisation d’un bouc émissaire choisi à l’avance » ; « manichéisme faisant croire que tous les bons sont d’un côté et tous les mauvais de l’autre » ; « psychose créée dans l’opinion publique si la pompe de la désinformation a bien été lancée, et l’opinion publique réclamera sans cesse plus d’informations allant toutes dans le même sens (“stéréotype persistant”) et ne prêtera aucune attention aux contradictions ou aux démentis » [34] ;
- un « support » crédible initial et réputé « moral » est choisi : ONG humanitaire, organisation caritative, des droits de l’homme, écologiste, etc. Il doit paraître « neutre » (revue ou organisme scientifique, « experts », fondation de recherche, laboratoire d’Université, etc.) et véhiculer innocemment le « thème » identifié ;
- un relais poursuit la diffusion du « thème » lancé dans le support, de façon plus large et l’accrédite ;
- des « caisses de résonances » médiatiques relaient de façon massive et plus « spontanée » le thème distillé initialement par le support « crédible ». Le processus de désinformation poursuit son développement de façon exponentielle et devient autonome, tel un virus impossible à stopper et détruisant les anticorps.
Agences de « communication » et professionnels de la guerre représentationnelle
21Dans les milieux spécialisés, on parla beaucoup, pendant la première guerre du Golfe, d’une firme américaine de « public relations » : Hill & Knowlton, spécialisée dans la fabrication d’images de marque au bénéfice des régimes autoritaires pro-américains du monde entier : Turquie, Indonésie, Koweït, Arabie Saoudite ou au détriment de régimes honnis : Soudan, Irak, Serbie, Libye, etc., dénigrés auprès de l’opinion publique internationale par le département d’État. Pendant la guerre du Golfe de 1990, Hill & Knowlton proposa ses « services » au Koweït. On garde en mémoire « l’affaire des couveuses » de Koweït City, où des sbires irakiens furent accusés d’avoir volontairement débranché les couveuses d’une maternité koweïtienne. On apprendra plus tard que Hill & Knowlton avait réalisé, dans des studios de production, un montage télévisuel avec recrutement d’acteurs, tournage, scénario, comme pour un film produit à Hollywood. La nouvelle fera le tour du monde sans que son démenti, en petits caractères, n’ait d’incidence significative.
22Quelques années plus tard, durant les guerres balkaniques et l’intervention de l’OTAN au Kosovo (1998-1999), la société américaine Ruder Finn Global Public Affairs, basée à Washington et spécialisée dans la « dissémination d’information », vendit ses services à la Croatie, à la Bosnie musulmane et aux indépendantistes albanophones du Kosovo en guerre de sécession contre Belgrade. Si l’on applique la « grille de lecture Volkoff » au cas ex-yougoslave, les « sept étapes » de la désinformation se déroulèrent de la façon suivante :
- l’agent était Ruder Finn Global Public Affairs ;
- les clients furent le gouvernement américain, la Croatie (1991-1992), la Bosnie (1992) et l’UCK, mouvement indépendantiste et terroriste du Kosovo (1992-1998) en guerre contre Belgrade ;
- l’étude de marché constata qu’étant donné que les Serbes et l’ex-Yougoslavie communiste étaient crédités d’actions de résistance antinazie durant la Seconde Guerre mondiale, et sachant que les dirigeants croates, bosniaques et albanais d’alors collaborèrent avec les nazis allemands et les fascistes italiens puis participèrent au génocide des juifs et des tziganes, il convenait de discréditer le « cœur de légitimité » du camp serbo-yougoslave : la résistance ;
- le thème discréditant consista à renverser l’image des Serbes communistes résistants et à les assimiler à des nazis, représentation historiquement fausse, mais peu à peu implantée dans les esprits au terme d’une campagne de DCR diabolisation-culpabilisation-renversement ;
- le support choisi a été la diffusion d’images et de mots évoquant les « camps nazis serbes » et les « génocides » commis par la Yougoslavie de Slobodan Milosevic ;
- les relais furent les milieux sensibles aux mots « camp », génocides : adeptes sincères de la liberté, du respect des droits de l’homme, de la lutte contre le totalitarisme et les racismes, survivants de l’holocauste ;
- les « caisses de résonances » progressivement furent les grands médias (TV, radios).
La dissonance cognitive : nous sommes les premiers désinformateurs
23Comment ce type d’inversions et dénis de réalité est-il possible ? C’est en fait le fonctionnement même de notre psychisme qui est le premier manipulateur. En effet, celui-ci ne maîtrise pas nos mots et nos phrases, mais ce sont les mots, les contextes linguistiques (et culturels) qui forgent nos représentations (imparfaites et subjectives) du réel. Il suffit donc au désinformateur/manipulateur professionnel de connaître le fonctionnement de notre programme mental et socioculturel, à l’origine de nos représentations, pour introduire un virus dans notre psychisme qui agira d’autant plus efficacement que son enveloppe sera formée de mots et expressions qui correspondent à nos références et valeurs fondamentales. Ainsi le noyau viral, désinformant ou manipulatoire, apparemment invisible à la première lecture, introduira une contamination sémantique qui provoquera une « dissonance cognitive », susceptible de provoquer une réaction d’autodésinformation et d’inhibition.
24Dans son ouvrage majeur, Théorie de la dissonance cognitive, Leon Festinger définit la dissonance cognitive comme un état de tension désagréable dû à la présence simultanée de deux cognitions [36] psychologiquement inconsistantes [37]. Ainsi, lorsque la perception du réel entre en confrontation avec une représentation contraire au réel ou déformant ce réel, nous sommes en situation de dissonance cognitive. La théorie de la dissonance cognitive considère que deux cognitions sont dites dissonantes si l’une entraîne ou supporte le contraire de l’autre. Le postulat de base est que les individus aspirent à éliminer les faits de pensée ou comportementaux présents en eux qui sont contradictoires. D’après Festinger, l’existence d’une dissonance plonge le sujet dans un état de pression désagréable qui le pousse soit à changer la cognition, afin qu’elle soit consonante avec la situation (principe de base de l’apprentissage, ou de l’adaptation, chez Festinger), soit à changer la situation ou nier le fait qui dément la représentation, afin de créer une consonance avec la cognition ou représentation fortement ancrée. Les exemples de négation du réel nouveau au nom de représentations ancrées (dogmes, croyances religieuses, idéologies, etc.) abondent dans l’histoire : principe de l’héliocentrisme si longtemps réfuté au nom de la doctrine de l’Église catholique ou de l’islam sunnite orthodoxe ; darwinisme réfuté au nom de la doctrine biblique du créationnisme, etc. En commerce, on constate que des fournisseurs de matériels divers consentent des réductions importantes aux écoles professionnelles car leurs élèves seront enclins à privilégier dans la vie professionnelle un matériel qu’ils connaissent déjà par rapport à un autre même moins cher ou plus riche en fonctionnalités mais qui contredit leurs représentations ancrées en la matière. On observe par ailleurs que plus un choix s’est montré difficile et engagé (d’une grande école, d’un appartement, voire d’un conjoint…), plus il a tendance à être considéré comme « le bon ». On a donc tendance à oublier certains éléments de l’environnement peu en rapport avec ce choix. Les mécanismes des ventes pyramidales s’appuient aussi fortement sur le refus irrationnel de faire marche arrière alors qu’on s’est sûrement fourvoyé. Ces phénomènes rejoignent aussi celui de « doigt dans l’engrenage » [38].
25À la lumière de ces théories de la dissonance cognitive, il découle que les principes manipulatoires privés ou publics reposent non seulement sur l’action extérieure d’agents manipulateurs (État, services secrets, agences de communication et de publicité, lobby, pervers, séducteurs, escrocs, etc.), mais au moins autant sur l’action endogène de notre psychisme, qui distingue mal entre le virtuel et le réel, d’où les apparentes réalités des rêves, des films et des publicités qui créent émotions et même parfois des « réactions physiologiques » pavloviennes. Ces inputs neurolinguistiques réveillent dans nos systèmes de représentations des réactions affectives, mécaniques, qui nous poussent inconsciemment à préférer la représentation faussée conforme au système de représentation en vigueur (carte) plutôt que le réel inacceptable (souvent désagréable à admettre), repoussé automatiquement. De là découlent les phénomènes politiques d’autoaveuglement face aux dangers : pacifisme munichois face au nazisme, syndrome de Stochkolm, politique de l’autruche, négation de dangers manifestes contredisant un idéal (République de Weimar ou pacifistes face à la montée du nazisme, etc.).
Sémantique générale, cartes et formatages mentaux
26Les cartes géopolitiques et les cartes mentales en général, en tant que représentations, certitudes ou visions du monde à travers lesquelles est filtrée toute réalité humaine, formatent les esprits des stratèges eux-mêmes, à l’instar d’un logiciel. Elles peuvent parfois les aveugler, lorsque le logiciel n’est plus actualisé. Or les cartes mentales sont essentiellement forgées par des mots. Parce que notre psychisme ne distingue pas inconsciemment entre le virtuel et le réel (comme dans les rêves ou dans la pub), la guerre par les mots (logomachie) constitue le cœur de la guerre des représentations. Il découle des travaux de Festinger, Hayakawa et Korzybski que les représentations fausses semblent souvent plus réelles aux hommes que les réalités brutes les démentant, d’où le succès des écrits sur les « complots » : « complot jésuite » au XVIIIe et XIXe siècle pour les uns, « complot juif » pour les autres, « complot aristocratique » pour les jacobins révolutionnaires français de 1793, « complot judéo-maçonnique » pour les nazis, les islamistes et même nombre de communistes anticapitalistes et antisionistes, enfin complot « impérialiste » et « bourgeois » pour tant de dictatures communistes encore en place au XXIe siècle.
27Le phénomène qui pousse l’être humain à négliger le réel et à lui préférer une pseudo-réalité fortement ancrée et intériorisée a été également étudié aux États-Unis, du point de vue idéologico-politique, par le mouvement de la sémantique générale (general semantics), fondé à Chicago en 1938, par le comte Alfred Korzybski (« AK »), dont l’ouvrage Science and Sanity (1933) est le texte fondateur. Korzypski analyse dans cet essai le langage totalitaire du national-socialisme et démontre que la maîtrise des mots permet de transformer les représentations dans le psychisme. L’auteur a particulièrement étudié le rôle du langage dans les processus perceptuels et identitaires. D’après lui, nos représentations sont limitées comme la pensée par la structure du langage. Certaines capacités d’abstraction sont impossibles pour certains peuples primitifs, non pas à cause de leurs gènes mais de la structure et du degré d’évolution de leur langage. La sémantique générale enseigne que toute représentation linguistique néglige la plus grande partie de la réalité (« La carte n’est pas le territoire ; le mot n’est pas la chose définie »). Chaque langage reflète ainsi dans sa propre structure celle du monde (représentations), telle que l’ont présumée ceux qui ont développé ce langage. Nos représentations et perceptions sont par conséquent conditionnées par la structure linguistique et les valeurs inhérentes au contexte culturel dans lequel nous avons grandi. Réciproquement, nous projetons dans le monde, la plupart du temps inconsciemment, la structure du langage que nous employons, et donc les représentations qui s’y rattachent [39]. D’une manière générale, les sémanticiens expliquent que les mots et les langues, mêmes évoluées, limitent la pensée pure et/ou créatrice. D’après Korzypski, « la majorité des créateurs ont déclaré qu’ils pensent en termes de structures visuelles » [40] et non verbales. Les idées de Korzybski ont été développées dans l’ouvrage du professeur Samuel Hayakawa, ex-maire de Los Angeles, Language in Thought and Action (1941), qui a analysé les structures du langage et de la propagande totalitaire stalinienne. Hayakawa remarque que des faits élémentaires organisés selon certains schémas peuvent donner naissance à des interprétations erronées et des jugements incorrects. Tous deux ont montré à quel point les mots transforment le cerveau à travers l’implantation et l’intériorisation, dans le psychisme, de représentations neuro-linguistiques induisant des visions du monde, affects et idées-forces, si profondément ancrées qu’elles peuvent résister au démenti du réel et deviennent des vérités virtuelles contre lesquelles les démentis et le monde réel n’ont pas de prise.
La logomachie ou la guerre des mots
28Les leçons des sémanticiens et neuro-linguistes démontrent que le verbe, bien que limitatif de la pensée pure, possède un pouvoir propre (« au début réside le Verbe », commence l’Évangile selon saint Jean). Le Verbe est créateur de vérités psychiques internes individuelles ou collectives et a le pouvoir d’affecter à des événements neutres une connotation négative ou positive. L’usage que l’on fait du verbe est depuis Esope la meilleure et la pire des choses. Les mots ont des effets immédiats sur les psychismes. Ils ne « véhiculent pas seulement des fragments du réel, mais des visions du monde, des jugements implicites, des systèmes de valeur impulsés par ceux qui les ont mis en circulation, consciemment ou à leur insu. Cela est si vrai que les régimes politiques autoritaires ou totalitaires ont compris depuis longtemps qu’il convenait de légiférer en matière de langage comme en toute chose : ils imposent l’usage de certains mots et en proscrivent d’autres » [41], écrit le linguiste Maurice Pergnier.
29Dans la notion même de polémique, on retrouve la racine grecque polemos, qui signifie guerre. La guerre des mots va de la polémique aux slogans vengeurs, aux appels à la haine qui accompagnent les violences guerrières ou les précèdent. « On les aura, les Boch », criaient les poilus dans le train qui les emmenaient aux tranchées de la mort en 1914. L’invective a toujours précédé ou accompagné la violence guerrière. La guerre des « mots » qui diffusent sournoisement une idéologie, qui font écran à la perception du réel et ainsi anesthésient les défenses morales et intellectuelles de leur cible, ou encore instaurent des tabous et interdits de pensée. « Tout cela, bien sûr, au service de visées agissantes dont la plupart des récepteurs de messages n’ont qu’une conscience diffuse ou pas conscience du tout. Il s’agit parfois d’expressions neuves comme “épuration ethnique”, “dommage collatéraux”, “ingérence humanitaire”, mais bien plus souvent ces mots et expressions tirent leur puissance d’action sur le réel de ce que, comme le mollusque appelé bernard-l’ermite, ils sont installés dans les coquilles de mots ordinaires dont ils font mine d’épouser le sens traditionnel » [42]. Parce que notre psychisme ne distingue pas toujours entre virtuel et réel, carte et territoire, représentation et réalité factuelle, la guerre par les mots (logomachie) est le cœur de la guerre des représentations.
30D’après Arnaud-Aaron Upinsky, la guerre des représentations est une « guerre des mots, de langage, de logique : c’est une guerre sémantique. Le défenseur doute du sens des mots. Il ne sait plus ce qu’il pense vraiment, il n’est plus capable de reconnaître l’ennemi de son concitoyen. Ses systèmes immunitaires de défense sont annihilés par l’implant de virus logiques dans son propre langage, dans son cerveau. Dans cette guerre, nous ne nous battons pas contre des armées mais contre des mots » [43]. Dans cette optique, si le premier sens du mot-clé choisi est bien celui du dictionnaire, l’autre, le « sens doctrinal », a pour fonction de provoquer l’intériorisation d’interdits et impératifs idéologico-moraux et d’instaurer une relation d’injonction inconsciente aux fins de servir le pouvoir. Pour duper l’Autre, pour lui « faire perdre le nord », la signification des concepts et des mots-clés ayant une très forte portée émotionnelle et/ou idéologique, tels que liberté, vérité, droits de l’homme, humanisme, démocratie, génocide, épuration, camps, fosses, etc., doit être édulcorée, pervertie, retournée, subvertie à dessein. L’exemple le plus actuel de ce type de retournement subversif est incarné par l’action rhétorique de mouvements négationnistes, antisémites ou radicalement antisionnistes/propalestiniens qui ne cessent de retourner la shoah contre ses victimes historiques et d’accuser Israël et les juifs sionistes d’être les « vrais » nazis, etc. Dans ce type de guerre, on retrouve les trois grandes phrases du dictionnaire d’Orwell : « La guerre c’est la Paix ; La liberté c’est l’esclavage ; L’ignorance c’est la force », car la « guerre des représentations » consiste ni plus ni moins à truquer, par les mots autant que par les images, les représentations de la réalité, à représenter, en définitive, l’exact opposé de la réalité dans le but de duper et de manipuler l’opinion. Aussi la caractéristique du discours propagandiste ou subversif consiste-t-elle à donner un double sens aux termes, à procéder à des inversions sémantiques destinées à réorienter les idées, choix et décisions des masses-cibles, leur système de défense intellectuel et d’appréhension du réel. Ulysse, créateur des stratagèmes, passé maître dans la ruse de guerre en situation de faible au fort, fit clairement usage de la tromperie sémantique lorsqu’il déclara au monstre Polyphème qu’il se nommait « Personne ». Déboussolé, le géant Polyphème implorera en vain le secours de ses pairs, lesquels, éloignés, demandèrent au géant quels ennemis l’attaquaient. En effet, Polyphème ayant répondu « Personne », les autres géants en conclurent que « personne » n’avait attaqué le monstre dont Ulysse venait pourtant de crever par surprise l’unique œil. À la fois aveuglé visuellement et sémantiquement, le cyclope monstrueux sera défait par Ulysse, ennemi pourtant plus faible que lui au départ, mais qui parviendra à s’échapper de la grotte en se cachant sous les moutons à la barbe du cyclope aveuglé et laissé seul par ses compagnons indirectement dupés par le héros grec.
31Parallèlement aux détournements de légitimité symboliques et sémantiques consistant à donner une image positive de réalités qui auraient plutôt eu tendance au départ à être perçues comme fortement négatives et menaçantes, l’élaboration de stéréotypes disqualifiants est le complément inévitable, l’outil corrélatif au premier dans ce type de guerre représentative. Nous avons déjà évoqué les stéréotypes disqualifiants les plus couramment employés car dotés d’un pouvoir de disqualification quasi immédiat : fascisme, racisme, extrême droite, collabo, xénophobe, islamophobe, impérialiste, colonialiste, nationaliste, islamophobe, réactionnaire, sioniste, etc. Bien entendu, les stéréotypes jouent dans les deux sens, de sorte que ceux précédemment cités ont tous leur équivalent positif porteur de légitimité et de respectabilité : antifasciste, antiraciste, gauche-progressiste, (extrême gauche même : il suffit de voir la sympathie quasi générale pour les leaders communistes ; Arlette Laguiller, Olivier Besancenot et Robert Hue en France, Massimo D’Alema en Italie, etc.), résistant, xénophile, tiers-mondiste, islamophile, internationaliste, sioniste, etc.
De la guerre des mots à la guerre des images
32L’image, d’après les définitions classiques, issues de la racine latine imago, est une représentation d’une personne ou d’une chose par la peinture, la sculpture, le dessin, la reproduction visuelle d’un objet par un miroir, ou virtuelle d’objets ou de personnes dans l’esprit. L’image évoque également la ressemblance, l’imitation, la métaphore ou encore le mot qui fait image. L’image renvoie aussi à « l’image de marque », à une représentation favorable ou défavorable que l’on se fait d’une personne, d’un public, d’une nation, d’une entreprise ou d’une institution. L’image renvoie également à la représentation analogique d’un être, d’une chose. La « représentation tend d’un côté à reproduire, de l’autre à faire illusion », d’après Vladimir Volkoff [44], qui estime que « le grand danger de notre civilisation de l’image est que la fiction évince progressivement la réalité […], l’image visuelle devient peu à peu l’image tout court » [45]. Il est vrai que l’image ou le film a fortiori donne une impression d’authenticité incomparable, ce qu’illustre la réflexion commune du type : « c’est vrai car je l’ai vu à la télévision » ou dans la presse en général. Aussi, « parce que l’image s’impose à nous de tous les côtés, il n’est pas difficile de la manipuler […]. L’image consiste en une façon de saisir la réalité, mais une façon souvent trompeuse, dans la mesure où toute image est un écran, comme l’écrit Laurent Gervereau, un écran dans les deux sens de ce terme, obstacle et moyen » [46].
33Il est donc clair qu’il convient de se méfier de ses propres sens et de nos propres représentations : nous ne nous voyons qu’en qualité photo, tandis que nous sommes vus par autrui en trois dimensions. De la même manière, le bâton plongé dans l’eau paraît être cassé alors qu’il est intact, toutefois, nous le voyons réellement comme cassé du point de vue de l’image perçue par nos sens. Une image pourtant aussi fausse qu’elle paraît vraie. Aussi le miroir peut-il nous montrer difformes ou un zoom anormalement gros alors qu’il n’en est rien. Là aussi, la perception paraît vraie alors qu’elle montre une fausse réalité déformée par nos sens hors de tout état hallucinatoire. Volkoff de rappeler que le propre de la force de l’image est qu’elle « atteint notre sensibilité sans passer par la censure de notre intelligence » [47] : voire quelqu’un souffrir n’est pas pareil que de se l’entendre raconter. Par ailleurs, l’image est d’un certain point de vue supérieure en efficacité communicationnelle aux mots dans la mesure où elle s’adresse parfaitement aux masses, sans barrière linguistique et nationale et de façon universelle.
34Les images/photos sont vendues chaque jour dans les banques d’images par les agences en fonction de « thèmes dominants ». L’acheteur lui donne la signification qui correspond le plus à la « demande » et à l’impératif « sensationnel » en vogue. Le photographe initial est « innocent » et déresponsabilisé (il ne signe pas les photos vendues). Mais la photo livrée par lui, censée saisir et décrire fidèlement le territoire, ne sera commercialisée et adoptée que si elle correspond à la carte mentale et au stéréotype persistant en vogue. Ainsi, la distorsion sémantique sera doublée d’une distorsion visuelle donnant la certitude de percevoir le réel (carte prise pour le territoire), phénomène renforcé ensuite par le principe de dissonance cognitive qui pousse l’individu à préférer la réalité ou représentation virtuelle à la réalité qui dément cette dernière lorsque les deux entrent en conflit, de sorte que les plus efficaces relais, souvent inconscients et involontaires – comme les victimes de la publicité qui agit sur l’inconscient – ne sont pas uniquement les journalistes ou « informateurs professionnels », mais nous, vous, moi, etc. La désinformation fausse le processus de communication-représentation. Elle rend la carte (représentation) distincte du territoire (réel).
En guise de conclusion
35De même qu’il n’y pas de culpabilisation sans culpabilisé, de dominants sans dominés, il n’y a pas de manipulateurs ou de manipulation sans manipulés plus ou moins volontaires ou passifs, c’est-à-dire ayant pris goût et habitude au confort de la consommation informationnelle. De ce point de vue, les travaux fondateurs du psychiatre français Roger Mucchielli, notamment l’ouvrage De la subversion, ou encore le célèbre essai Discours sur la servitude volontaire de La Boétie [48], sont des instruments de compréhension incontournables. En réalité, nos cartes mentales intériorisées et ancrées, nos représentations persistantes, que Bourdieu décrivait à travers ses concepts clés, « l’habitus » [49] et les « structures structurantes », fonctionnent tels des nœuds sémantiques qui régissent nos systèmes de représentations. Elles sont les premiers désinformateurs, les premiers « complices » endogènes des attaques externes contre un système, une entreprise, un État, une personne ou un groupe donné, cible d’une guerre des représentations. Elles constituent le rouage essentiel sans lequel les manipulations ne pourraient pas fonctionner. Car leur pouvoir est essentiellement dû à l’inclination qu’ont les hommes à persister dans l’erreur dès lors que leurs représentations ancrées sont contredites et démenties par un retour du réel déplaisant ou ne semblant pas conforme aux représentations, certitudes inconscientes, « habitus » [50] ou peurs intériorisées.
Notes
-
[1]
Sun Tzu, préceptes tirés de L’Art de la guerre, par des commentateurs postérieurs, dans Vladimir Volkoff, La Désinformation, arme de guerre, Julliard, Paris, 1986, p. 25.
-
[2]
Jacques Ellul, Propagandes, Armand Colin, Paris, 1962, p. 210.
-
[3]
Arnaud-Aaron Upinsky, Le syndrome de l’ortolan, éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 1997.
-
[4]
Pascal Lorot, François Thual, La Géopolitique, Clefs Politique, Montchrestien, Paris, 1999, p. 44.
-
[5]
Halford Mackinder, « Le Pivot géographique de l’Histoire », 1908.
-
[6]
Voir Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, éditions des Syrtes, Paris, 2007.
-
[7]
Christian Harbulot, http://actes.sstic.org/SSTIC05/Entreprise_face_au_risque_informationnel, PDF, pp. 3 et 5.
-
[8]
Roger Mucchielli, La Subversion, CLC, 1976. Voir aussi Paul Virilio, Stratégie de la déception, Galilée, Paris, 1999, et sa notion de « dissuasion totale » ou « guerre totale », p. 54.
-
[9]
Sun Tzu, préceptes tirés de L’Art de la guerre, par des commentateurs postérieurs, dans Vladimir Volkoff, op. cit., p. 25.
-
[10]
Alexandre Soljenitsyne, « Discours de Harvard 1978 », dans Géopolitique, Alexandre de Marenches, p. 47.
-
[11]
Maurice Pergnier, La Désinformation par les mots, éditions du Rocher, Paris, 2004, p. 86.
-
[12]
Cité dans Maurice Pergnier, La Désinformation par les mots, op. cit., pp. 88-89.
-
[13]
Maurice Pergnier, La Logomachie, la guerre des mots, les mots de la guerre, éditions du Rocher, Paris, 2002.
-
[14]
Maurice Pergnier, ibid., p. 88.
-
[15]
Roger Mucchielli, op. cit., C.L.C, Paris, 1976, pp. 27-71.
-
[16]
Cardinal Mazarin, Bréviaire des Politiciens, traduit de l’italien par François Rosso, présenté par Umberto Eco, Arléa, 2003, p. 76.
-
[17]
Arnaud-Aaron Upinsky, op. cit.
-
[18]
Leo Strauss, Droit naturel et Histoire, Plon, Paris, 1954, p. 58.
-
[19]
Pierre-André Taguieff, « L’antiracisme en crise, éléments d’une critique réformiste », dans Michel Wieviorka (éd), Racisme et Modernité, La Découverte, Paris, 1993, p. 367.
-
[20]
Robert Conquest, Le Féroce XXe siècle, éditions des Syrtes, Paris, 2002, p. 128.
-
[21]
Michel Foucault, L’Histoire de la folie à l’âge classique ; aspect de la pensée particulièrement souligné dans l’œuvre de Julien Freund.
-
[22]
G. Veraldi, préface du livre de Pierre Nord, L’Intoxication, Fayard, Paris, 1971.
-
[23]
Claude Rainaudi, dans Loup Francart, La Guerre du sens, pourquoi et comment agir dans les champs psychologiques, Economica, Paris, 2000.
-
[24]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 37.
-
[25]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 38.
-
[26]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 102.
-
[27]
Cardinal Mazarin, op. cit., p. 88.
-
[28]
http://actes.sstic.org/SSTIC05/Entreprise_face_au_risque_informationnel, PDF, pp. 3 et 5.
-
[29]
Voir de ces auteurs : Didier Lucas, Alain Tiffreau, Guerre économique et information, les stratégies de subversion, éditions Ellipses, Paris, 2001. Christian Harbulot, La Main invisible des puissances, Éditions Ellipses, juin 2005. Christian Harbulot, Didier Lucas, La Guerre cognitive, Lavauzelle, Paris, 2002.
-
[30]
Bruno Lussato, Virus, huit leçons sur la désinformation, Les Syrtes, Paris, 2006.
-
[31]
Ibid.
-
[32]
Vladimir Volkoff, op. cit., p. 17.
-
[33]
Maurice Pergnier, op. cit., pp. 73-74.
-
[34]
Vladimir Volkoff, op. cit., pp. 20-21.
-
[35]
James Harff, The Media Happened to Be Here, cité dans Michel Collon, Monopoly. L’OTAN à la conquête du monde, EPO, 2000, p. 36 ; Jacques Merlino, Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire, Albin Michel, Paris, 1993, pp. 126-129.
-
[36]
Les cognitions regroupent les perceptions, les attitudes propositionnelles, les émotions, les comportements.
-
[37]
Voir Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston, Row, Peterson, 1957 ; Festinger, L., Riecken, H. W., Schachter, S., When Pprophecy Fails, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1956 ; Goody J., La Peur des images, La Découverte, Paris, 2003 ; Poitou J.-P., La Dissonance cognitive, Paris, Colin, 1974 ; Saillot I., « Dissonance cognitive et langage inconsistant de Pierre Janet : rapprochement », Janetian Studies, vol. 3, 2006 ; Harmon-Jones, Mills, Cognitive Dissonance: a Pivotal Theory in Social Psychology, 1999.
-
[38]
Voir Robert-Vincent Joule, Jean-Léon Beauvois, Petit Traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, PUG, Grenoble, 1987 ; Valérie Brunel, Les Managers de l’âme, La Découverte, Paris, 2004 ; H. Grivois, J. Dupuy, Mécanismes mentaux, Mécanismes sociaux, La Découverte, Paris, 1995.
-
[39]
Alfred Korzybski, Le Rôle du langage dans les processus perceptuels, The International non aristotelian Library Publishing Company, New York, 1966, p. 10.
-
[40]
Alfred Korsybski, ibid, p.10. Selon lui, les systèmes de pensée-langage aristotéliciens datant de 325 av. J.-C., et influençant Euclide, sont dépassés car limitatifs et fondés sur le binaire « sujet-prédicat ». L’auteur aimait à rappeler par exemple qu’il n’y a pas de verbe « être » dans les langues slaves ou chinoises.
-
[41]
Maurice Pergnier, op. cit., pp. 18-19.
-
[42]
« Explorer les termes qui circulent dans un univers social et intellectuel donné, c’est explorer en même temps les présupposés, les opinions valorisées ou dépréciées, les intentions sous-jacentes qui circulent à travers eux », Maurice Pergnier, op. cit., p. 21.
-
[43]
Arnaud-Aaron Upinsky, op. cit., p. 11.
-
[44]
Vladimir Volkoff, op. cit., p. 6.
-
[45]
« Alexandre Del Valle n’a pas tort de dire que les conflits actuels sont devenus des conflits représentationnels, telle conception du monde s’opposant à telle autre et ces conceptions se livrant des combats la plupart du temps virtuels », Vladimir Volkoff, op. cit., p. 16.
-
[46]
Ibid., p. 16.
-
[47]
Ibid., p. 22.
-
[48]
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire ou le Contr’un, 1576.
-
[49]
Voir Textes de méthodologie en sciences sociales choisis et présentés par Bernard Dantier : « Pierre Bourdieu, l’habitus en sociologie entre objectivisme et subjectivisme »; extrait de Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, éditions de Minuit, Paris, 1980. http://classiques.uqac.ca/collection_methodologie/bourdieu_pierre/habitus/bourdieu_habitus.doc
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[50]
« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement “réglées” et “régulières” sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre », Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, éditions de Minuit, Paris, 1980, p. 88.