Genèses 2024/1 n° 134

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Article de revue

L’économie comme science de la nature : quelques propositions

Pages 122 à 128

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Christiane Demeulenaere-Douyère et David J. Sturdy, L’enquête du Régent, 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France préindustrielle, Turnhout, Brepols, 2008.
  • [2]
    Jean-Yves Grenier, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [3]
    Steven L. Kaplan, Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988, p. 15-20.
  • [4]
    Voir par exemple les enjeux soulevés par Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France, des enquêtes du xviie siècle à 1870, Genève et Paris, Droz et Minard, 1964 ; et plus récemment, la réflexion originale menée sur un exemple singulier de société agronomique dans Antoine Follain (dir.), Une société agronomique au xviiie siècle. Les thesmophores de Blaison en Anjou, Dijon, Éd. universitaires de Dijon, 2010.
  • [5]
    Voir notamment Marie-France Piguet, « Œconomie/ Économie (politique) dans le texte informatisé de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 31-32, 2002, p. 123-137.
  • [6]
    Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil et Gallimard, 2019, « Chapitre VIII. Peut-on éclairer le peuple ? », p. 269-296.
  • [7]
    Patrick Fournier, « Les médecins et la médiatisation de la “théorie des climats” dans la France des Lumières », Le temps des médias, n° 25, 2015, p. 18-33.
  • [8]
    Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique (xve-xxe siècle), Paris, Seuil, 2020.
  • [9]
    On peut notamment mentionner Gérard Klotz, Philippe Minard et Arnaud Orain (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
  • [10]
    Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1944.
  • [11]
    Voir par exemple Sylvain Olivier, « Aux marges de l’espace agraire. Inculte et genêt en Lodévois (xviie-xixe siècle) », thèse de doctorat en histoire, Université de Caen, 2012.

À propos de…

Les savoirs perdus de l’économie. Contribution à l’équilibre du vivant,
Arnaud Orain,
Paris, Gallimard (NRF essais), 2023, 378 p.

1 Comment écrire au xxie siècle l’histoire de la pensée économique ? Pouvons-nous renouveler le discours sur les fondements de l’économie politique classique du xviiie siècle qui met en avant le rôle des disciples de François Quesnay et d’Adam Smith ? À l’heure de la crise environnementale, sommes-nous capables de dépasser un raisonnement téléologique de la formation de la valeur par les prix et la productivité ? Voici quelques questions qui naissent à la lecture de l’essai d’Arnaud Orain sur « les savoirs perdus de l’économie ». Plutôt qu’une remise en cause des théories économiques libérales qui dominent l’Occident depuis la fi n du xviiie siècle, il s’agit d’une réfl exion sur les conditions de possibilité d’une refondation des bases de l’économie à partir d’approches empiriques et non spéculatives. Le caractère engagé du propos est clairement assumé : si la courte introduction trace les contours de la recherche, c’est la longue conclusion de 37 pages qui permet de comprendre pleinement le sens de la démarche, avec un titre étonnant pour un ouvrage portant sur la période moderne : « l’âge des possibles au xxie siècle ». Le lecteur est alors invité à reprendre le cheminement de l’analyse par la fi n, car elle donne les clés épistémologiques de l’ouvrage. Arnaud Orain entend démontrer que l’entrée dans l’âge de l’économie politique fut un choix conscient, organisé, résultant d’une marginalisation de certaines traditions intellectuelles pourtant fort anciennes. La relecture de l’histoire économique part du constat que les discontinuités sont aussi importantes que les continuités. Il n’existe pas de linéarité dans la construction des savoirs économiques et il est possible de retrouver des traditions longtemps reléguées hors du champ de la science alors qu’elles présentent un grand intérêt heuristique.

2 Le questionnement sur l’histoire des sciences mené dans l’ouvrage s’inscrit dans une perspective de non-modernité selon le sens que donne à ce terme Bruno Latour : invalidant l’idée de progrès en tant que force historique autonome et transcendante, il replace le social au cœur de la construction et de l’évaluation des savoirs. Les concepts de nature et de culture sont revisités, comme y engage le courant anthropologique né des travaux de Philippe Descola : non qu’ils aient perdu toute valeur heuristique, mais ils ne permettent plus d’organiser les relations entre humains et non-humains lorsqu’il s’agit de surmonter la crise environnementale qui s’aggrave. L’histoire de la pensée économique classique s’est longtemps focalisée sur le principe de ressources naturelles à exploiter, s’appuyant sur un souci de l’enquête très puissant au xviiie siècle [1]. La notion de « ressource » est devenue complexe mais perdure dans la plupart des théories actuelles, y compris celles qui, au sein de l’économie de l’environnement, tiennent compte de sa critique. Le paradoxe soutenu par Arnaud Orain est que le dépassement des impasses actuelles peut venir de notre capacité collective à renouer avec des attitudes et des savoirs antérieurs à ce grand partage entre nature et culture, en plaçant le regard entre Renaissance et Lumières, et parfois en remontant fort loin, jusqu’à l’Antiquité grecque qui a continué à inspirer savants et penseurs de l’époque moderne. L’économie devrait devenir ou plutôt redevenir un savoir de la nature intégrant les enjeux environnementaux autrement que comme des externalités négatives. Rendre la nature utile en respectant sa richesse et sa diversité est un objectif qui peut s’inspirer des efforts très anciens pour en faire l’inventaire, la décrire et en comprendre les mécanismes, en se dégageant des modélisations abstraites.

Genèse et enjeux d’une science du commerce

3 L’enquête est construite de façon très progressive et didactique en six chapitres thématiques qui traquent des courants négligés de l’art du commerce et des savoirs de l’économie. Les trois premiers (« Le bricoleur et l’observateur », « La science comme description du monde et les vérités locales », « Un savoir économique dialogique et démocratique ») s’opposent aux présentations les plus fréquentes de la construction de la science économique en réfutant l’idée qu’elle suivrait un seul modèle centré sur l’histoire des prix et du marché et en mettant en valeur le dialogue constructif et ouvert qui a existé dans l’élaboration des savoirs économiques au moins jusqu’au deuxième tiers du xviiie siècle.

4 Mentionnons-le d’emblée : les travaux de Jean-Yves Grenier ne sont jamais cités et sont absents de la bibliographie, notamment son ouvrage majeur sur L’économie d’Ancien Régime[2]. De fait, la question de la formation du marché n’est pas essentielle à l’enquête d’Arnaud Orain qui choisit de déplacer l’attention vers des savoirs situés et concrets, l’échange s’effectuant dans l’espace – le marché comme lieu plutôt que comme principe [3] – et surtout grâce à la mobilisation de l’environnement dans sa diversité et sa complexité. Alors que Jean-Yves Grenier place au centre de sa réflexion des auteurs classiques comme Cantillon, Smith, Turgot et Ricardo, Arnaud Orain porte le regard un peu en amont de ce temps de fondation des principes de l’économie politique, pour en restituer l’historicité et donc en casser l’impression d’évidence. Si le rôle de la physiocratie est un point de rencontre entre les deux ouvrages, c’est pour en tirer des conséquences très différentes. En effet, c’est un autre champ de la pensée économique qui est mis en lumière, la science du commerce, appuyée dès le xviie siècle sur la tradition des récits de voyage de négociants anglais et sur des ouvrages britanniques plus théoriques mais accordant toujours une fonction majeure à l’observation.

5 L’influence de ces œuvres sur la pensée économique française est limitée, malgré quelques développements dans des publications importantes comme Le Parfait Négociant de Jacques Savary (1675) et le Dictionnaire universel du commerce de ses fils Jacques Savary des Brûlons et Philémon-Louis Savary (1723). En revanche, l’originalité et l’influence du cercle de Gournay sont bien restituées, alors que les travaux de ses membres sont principalement présentés dans d’autres études sous l’angle étroit des prémices de la pensée libérale. Gournay, Butel-Dumont et Forbonnais, les figures les plus remarquables du cercle, font certes des calculs et mènent des raisonnements chiffrés, mais ils extrapolent assez peu et aboutissent à l’idée que les vérités économiques sont essentiellement locales. L’abbé Galiani, diplomate et économiste napolitain, aboutit aux mêmes conclusions dans ses Dialogues sur le commerce des blés (1770) dont Diderot défend les idées. Ces travaux valorisent l’observation jusque dans les détails pour adapter les pratiques des commerçants français et leur permettre de concurrencer les marchands étrangers, anglais et hollandais principalement. En matière économique, il ne peut exister aucun principe intangible a priori mais seulement des vérités locales : dans la relation entre la sphère économique et la sphère politique, cette dernière doit accompagner les producteurs et les commerçants sans chercher à imposer un cadre trop strict et abstrait. Cela suppose de développer une démarche descriptive et comparative fondée sur l’histoire récente, par exemple dans la Théorie et pratique du commerce et de la marine de Forbonnais (1753). Sans doute le propos de l’historien, qui cite la Société royale d’agriculture de Bretagne créée en 1757 et le Journal d’agriculture, aurait-il gagné à mieux intégrer une historiographie relativement abondante sur la question des enquêtes menées par le contrôle général des finances et par des sociétés d’agriculture [4] : la science du commerce s’inscrit dans un projet plus global qui mobilise des acteurs divers dont la méthode est très largement descriptive, avec pour objectif de rassembler des connaissances et d’en tirer des leçons pratiques. L’histoire des idées pourrait ici s’articuler plus fermement à celle des pratiques.

L’œconomie : un champ spécifique du savoir au temps des Lumières

6 Les chapitres IV à VI constituent le deuxième temps de l’ouvrage consacré à « l’œconomie de la nature et la science œconomique » et à « la physique œconomique », déclinée entre cas français et savoir appliqué. La différence orthographique entre « économie » et « œconomie », qui avait peu intéressé jusqu’alors les historiens mais avait attiré l’attention de spécialistes des sciences du langage [5], n’est pas juste une fioriture : elle désigne deux approches conceptuelles du savoir qui sont en grande partie opposées. L’œconomie renvoie à une gestion domestique des biens et à une police de la nature qui entretient des liens assez étroits avec le caméralisme germanique mais se situe dans un rapport lointain avec l’économie politique naissante. L’idée défendue par Arnaud Orain est celle de l’existence d’une science œconomique présentant une relative unité. Fondée sur des principes remontant à Xénophon et Aristote, cette science entend renouer avec le travail de la nature en l’imitant et en le mettant au service des sociétés humaines. L’analogie avec la démarche médicale est particulièrement intéressante : la connaissance de l’œconomie de la nature doit permettre à la fois de préserver la santé et d’améliorer les relations entre humains et non-humains.

7 Les historiens des sciences de la Renaissance et de l’âge classique ont beaucoup disserté sur la façon dont les savants, des plus obscurs aux plus célèbres, ont réfléchi aux rapports entre le microcosme et le macrocosme. Bien que ce mode de pensée ait été progressivement déclassé à partir du temps des Lumières, il a contribué à maintenir l’idée d’une interdépendance des êtres au sein de l’ordre naturel. La physique aristotélicienne des quatre éléments a non seulement eu une grande efficacité dans la définition des principes de l’agronomie antique mais aussi dans la quête de procédés favorisant l’accroissement des richesses utiles aux sociétés humaines. Mobilisant divers exemples européens, Arnaud Orain démontre que cette recherche physique débouche sur une réflexion beaucoup plus large concernant les façons de modifier les climats, voire d’en créer de totalement artificiels, et d’acclimater diverses plantes dans des lieux et des milieux très différents : il en suit les évolutions depuis les travaux du Français Bernard Palissy et du Napolitain Giambattista della Porta à la Renaissance, puis à travers la science anglaise du xviie siècle (les agronomes du cercle de Hartlib et l’émulation au sein de la Royal Society) et finalement dans le programme tracé par le naturaliste suédois Carl von Linné à partir du milieu du xviiie siècle. Les « Principes de l’œconomie, fondés sur la Science naturelle et sur la Physique » publiés initialement par Linné en 1740 dans les Actes de l’Académie des sciences de Suède et repris dans le Journal œconomique en mai 1752 constituent un texte majeur qui entend démontrer que l’œconomie humaine doit se fonder sur une bonne connaissance de l’œconomie de la nature en fonction de critères multiples : latitude, qualité des sols et de l’air, interdépendance du vivant. À partir de ces différentes traditions, plusieurs penseurs du xviiie siècle concourent à créer un corpus de savoirs rattachés à la physique œconomique et disposant de puissants relais. Le Journal œconomique (1751-1772) est l’un des plus importants puisqu’il est protégé par le comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État à la Maison du roi. Il est diffusé par le libraire Antoine Boudet et dominé dans sa période la plus inventive (1752-1762) par Georges-Marie Butel-Dumont et par Claude Boudet, frère d’Antoine. Il participe à la pénétration de la pensée linnéenne en France, articulant les questions de sciences naturelles les plus diverses à la science œconomique en plein développement. Si d’autres périodiques ont joué un rôle similaire, aucun ne fut aussi influent. La presse agricole et économique s’est majoritairement orientée vers l’économie politique, mais la tradition de science œconomique eut tout de même un lectorat relativement important, bien que difficile à quantifier, dont témoignent la durée de la principale publication et quelques prolongements secondaires jusque sous le règne de Louis XVI à travers d’autres titres.

8 De grandes figures de la science des Lumières ont également participé à la construction de la science œconomique : ainsi les agronomes et botanistes Henri Louis Duhamel du Monceau (Traité de la culture des terres, 1753-1761), François Rozier et Marc Antoine Claret de La Tourrette (Démonstrations élémentaires de botanique, 1766). Ces savants développent la tradition des échanges d’informations, de plantes et de graines avec un souci d’utilité publique à la fois dans l’agriculture et la médecine. Les Démonstrations élémentaires de botanique connaissent un vif succès puisqu’elles sont rééditées cinq fois jusqu’en 1796. Le Cours complet d’agriculture en dix volumes dirigé par Rozier (1781-1800) est une somme agronomique de premier plan qui synthétise de nombreuses connaissances accumulées tout au long du xviiie siècle. Loin d’être marginale, la démarche œconomique contribue donc à faire de l’histoire naturelle l’un des axes de la recherche économique.

Dévoiler la tentative de construction d’une démocratie du savoir

9 Reste une ambiguïté : dans tous ces travaux, s’agit-il de dominer la nature ou de s’adapter à elle ? La réponse n’est pas univoque. Pour en tracer les contours, la proposition retenue par Orain consiste à mettre en lumière les controverses publiques autour de ces enjeux, en écho à la question de l’éducation du peuple qu’Antoine Lilti a posée dans L’héritage des Lumières[6] : quel équilibre trouver entre l’autorité du savant fondée sur des savoirs élaborés et l’esprit critique résultant de l’éducation qui fonde l’idéal démocratique ? Alors que Lilti présente le dilemme de manière abstraite, à travers les grands noms de la philosophie des Lumières que sont Voltaire, Rousseau, Condorcet et Kant, Arnaud Orain se fait plus concret en montrant que les choix économiques ont fait l’objet de débats qui ont contribué à l’émergence d’une exigence démocratique. L’attention aux réactions des lecteurs du Journal œconomique permet de rendre compte du phénomène. Pour de nombreux acteurs locaux qui s’intéressent à la production de nouveaux savoirs économiques, ceux-ci ne peuvent résulter d’arguments d’autorité, même venant de savants soucieux des pratiques vernaculaires. C’est particulièrement perceptible dans le monde agricole où les savoirs se construisent par la confrontation entre des pratiques multiples et par la reconnaissance des apports collectifs. Refuser un niveau d’abstraction trop élevé est déjà un moyen d’encourager la contribution du public éclairé. Dans un autre domaine, l’œuvre de l’abbé Coyer est emblématique des stratégies discursives destinées à convaincre la noblesse de participer aux activités commerciales puisqu’il publie un ouvrage très sérieux, La noblesse commerçante, en 1756, après des Bagatelles morales qui diffusaient les mêmes idées de manière plus légère entre 1747 et 1754 et avant son conte oriental Chinki, histoire cochinchinoise qui peut servir à d’autres pays (1768), histoire imaginaire reposant sur la lourdeur des contraintes imposées aux producteurs de Cochinchine évidemment destinée à critiquer les politiques économiques et fiscales françaises. Tout un savoir hybride est élaboré au siècle des Lumières car il répond à la diversité des publics visés et cherche à créer un espace public au sens de Jürgen Habermas.

10 Ainsi les parcours intellectuels suivis par Arnaud Orain invitent-ils à s’interroger sur la valeur et la fiabilité de l’expertise. Orain aide à repenser la hiérarchie des savoirs économiques. Il démontre que dans l’Ancien Régime et au début de la Révolution existe une très grande richesse des initiatives privées hors du cadre académique et étatique, même si certains soutiens monarchiques existent : le pouvoir est lui-même porteur de nombreuses contradictions. Comme pour la médecine [7], la presse permet une mise en réseau des savoirs et la construction de sociabilités savantes. Des figures comme le médecin et botaniste Pierre-Joseph Buc’hoz et le naturaliste Louis-Aubain Millin de Grandmaison s’appuient sur des réseaux académiques nationaux mais aussi sur une bonne connaissance des spécificités locales et régionales, ainsi que sur des voyages exploratoires à différentes échelles. L’ambition est celle d’une meilleure connaissance des territoires, de la recherche de ressources locales qui pourraient être mieux exploitées, de la transformation des milieux et de l’acclimatation.

11 Quiconque s’est plongé dans les développements récents de l’histoire environnementale reconnaît la proximité de la démarche. Il s’agit notamment d’analyser la réflexivité environnementale des penseurs de l’économie et, au-delà, des pouvoirs et des acteurs sociaux des xviie et xviiie siècles, en reconstituant les interactions entre les choix économiques et les connaissances acquises sur la nature. La notion de climat est prise dans son acception la plus large afin d’inclure l’ensemble des conditions environnementales avec lesquelles les sociétés humaines doivent composer. Dans la suite du travail de Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher sur le changement climatique [8], la conscience de la capacité des hommes à agir sur le climat est réaffirmée à partir de multiples exemples, certains étant similaires comme les expériences et observations de Pierre Poivre et Bernardin de Saint-Pierre dans les Mascareignes. Le rôle de la Révolution française est affirmé dans les deux études : moment de mise en cause des pratiques environnementales de l’Ancien Régime et de volontarisme politique selon Fressoz et Locher, avec de nombreuses ambiguïtés sur le plan démocratique car les résistances paysannes sont nombreuses, le processus révolutionnaire est aussi selon Orain le moment du basculement d’une expertise scientifique fondée sur le dialogue, la collecte et l’observation vers une spécialisation étroite des savoirs qui sépare les sciences de la nature des sciences humaines. En 1790, la création de la Société d’histoire naturelle marquait la volonté de prolonger la tradition de l’œconomie de la nature dans le sillage de Linné, mais son heure de gloire passe dès 1795 tandis que, la même année, la reconstitution du système académique sous le contrôle étroit de l’État accentue le grand partage entre les sciences et fait triompher les techniques de modélisation mathématique sur l’observation.

De la théorie à la pratique : des fondements pour une histoire environnementale de l’économie

12 En dévoilant de manière complète et argumentée la genèse et le fonctionnement intellectuel du champ œconomique, Arnaud Orain révèle la complexité du partage entre différentes traditions de la pensée économique du xviiie siècle, montrant notamment les limites de la physiocratie et les oppositions qu’elle suscite, après d’autres études auxquelles il a contribué [9]. Amenant à raisonner uniquement à travers la productivité céréalière, la physiocratie porte une responsabilité importante dans l’appauvrissement de la biodiversité et dans la dépendance excessive aux « grains » qui a entraîné des crises alimentaires jusqu’à la fin du xviiie siècle, alors même que la doctrine prétendait résoudre ce problème. De ce point de vue, c’est même une autre histoire de l’économie agricole du xviiie siècle qui est proposée en arrière-plan, remettant en perspective les méthodes sur lesquelles elle a été construite (fluctuations de la production céréalière, rôle moteur de la grande culture…) même si ce schéma a déjà fait l’objet de nombreuses réévaluations. Cependant, la démonstration appelle des prolongements. Paradoxalement, compte tenu de la thèse défendue, le caractère théorique du propos ne permet pas de remplir totalement les objectifs du sous-titre, Contribution à l’équilibre du vivant. Les réalités naturelles et économiques décrites le sont systématiquement à travers ce qu’en disent les observateurs analysés. Si la démarche d’étude des prix et des salaires héritée d’Ernest Labrousse [10] aboutit à une abstraction, elle se fonde cependant sur une collecte minutieuse de données tirées d’archives qui sont elles-mêmes le reflet de réalités produites et mises sur le marché. C’est pourquoi il serait utile de confronter les principes de la science œconomique avec les apports des travaux d’histoire environnementale qui étudient la façon dont étaient mis en œuvre les essais agronomiques, les politiques d’aménagement, les acclimatations de nouvelles plantes et les utilisations de plantes locales pour de nouveaux usages [11].

13 Toute une historiographie sur les évolutions des cultures, de l’élevage, des forêts et des zones humides pourrait ainsi être mobilisée. L’auteur accorde peu d’importance à l’impact des solutions concrètes proposées par les naturalistes du xviiie siècle. Or les échecs du modèle de l’œconomie naturelle tiennent peut-être justement au caractère partiellement irréaliste des propositions sur les transformations du milieu et sur l’acclimatation des espèces. Cela n’invalide en rien la proposition de rétablir les connexions dans le grand ensemble du vivant et de chercher une harmonie perdue, mais cela implique justement de le faire sur des fondements scientifiques consolidés qui puissent entrer avec le moins de faiblesses possibles dans le débat démocratique contemporain.

Notes

  • [1]
    Voir par exemple Christiane Demeulenaere-Douyère et David J. Sturdy, L’enquête du Régent, 1716-1718. Sciences, techniques et politique dans la France préindustrielle, Turnhout, Brepols, 2008.
  • [2]
    Jean-Yves Grenier, L’économie d’Ancien Régime. Un monde de l’échange et de l’incertitude, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [3]
    Steven L. Kaplan, Les ventres de Paris. Pouvoir et approvisionnement dans la France d’Ancien Régime, Paris, Fayard, 1988, p. 15-20.
  • [4]
    Voir par exemple les enjeux soulevés par Bertrand Gille, Les sources statistiques de l’histoire de France, des enquêtes du xviie siècle à 1870, Genève et Paris, Droz et Minard, 1964 ; et plus récemment, la réflexion originale menée sur un exemple singulier de société agronomique dans Antoine Follain (dir.), Une société agronomique au xviiie siècle. Les thesmophores de Blaison en Anjou, Dijon, Éd. universitaires de Dijon, 2010.
  • [5]
    Voir notamment Marie-France Piguet, « Œconomie/ Économie (politique) dans le texte informatisé de l’Encyclopédie », Recherches sur Diderot et sur l’Encyclopédie, n° 31-32, 2002, p. 123-137.
  • [6]
    Antoine Lilti, L’héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, Seuil et Gallimard, 2019, « Chapitre VIII. Peut-on éclairer le peuple ? », p. 269-296.
  • [7]
    Patrick Fournier, « Les médecins et la médiatisation de la “théorie des climats” dans la France des Lumières », Le temps des médias, n° 25, 2015, p. 18-33.
  • [8]
    Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique (xve-xxe siècle), Paris, Seuil, 2020.
  • [9]
    On peut notamment mentionner Gérard Klotz, Philippe Minard et Arnaud Orain (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
  • [10]
    Ernest Labrousse, La crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution, Paris, PUF, 1944.
  • [11]
    Voir par exemple Sylvain Olivier, « Aux marges de l’espace agraire. Inculte et genêt en Lodévois (xviie-xixe siècle) », thèse de doctorat en histoire, Université de Caen, 2012.
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