Notes
-
[1]
Les matériaux utilisés pour cet article font partie du corpus de ceux que j’ai exploités pour ma thèse de doctorat : Servir et être servi·e·s. Le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes, thèse de doctorat en sociologie soutenue le 29 mai 2020 à l’École doctorale de Sciences Po Paris.
-
[2]
Toutes les personnes employeuses rencontrées dans le cadre de l’enquête font partie des 1 % les plus riches de la population. Les moins riches d’entre elles sont millionnaires, et les plus riches, multi-millionnaires ou milliardaires. Elles cumulent les résidences et les propriétés, en France et/ou à l’international. Toutes emploient entre 1 et 75 employé·e·s de maison à temps plein (valeur extrême qui concerne une famille de l’échantillon).
-
[3]
Tous les prénoms qui figurent dans cet article ont été anonymisés afin de protéger l’identité des personnes rencontrées.
-
[4]
Extrait d’un entretien conduit avec Paul, en juin 2017, dans son cabinet. Le court récit qui figure avant l’extrait est une reformulation des notes de terrain rapportées pendant et après cet entretien.
-
[5]
Extrait d’un entretien conduit avec Hélène, en novembre 2016, dans un café à Paris.
-
[6]
Extrait d’un entretien conduit avec Anthony, en mai 2016, par Skype.
-
[7]
J’ai mis en place ce protocole d’envois de candidatures avec trois agences de nanny, ce qui m’a permis d’en comprendre le fonctionnement en étant moi-même du côté des candidat·e·s. Je n’ai finalement pas donné suite aux recrutements via ces intermédiaires pour des raisons d’organisation pratique de mon terrain, mais j’ai effectué plusieurs entretiens d’embauche avec les salarié·e·s des agences et les familles clientes.
-
[8]
Notes de l’appel avec Jill, en mai 2017.
-
[9]
Notes de l’entretien d’embauche avec Monique, en mai 2017 (certains verbatim ont été traduits de l’anglais, l’entretien s’étant déroulé dans plusieurs langues).
-
[10]
Entretien avec Guillemette, novembre 2017, dans un café, à Paris.
-
[11]
Leur succès est en fait très limité auprès des employeuses.
-
[12]
Entretien avec Séverine, mars 2018, chez elle, à Paris.
-
[13]
En témoigne le film récent d’Amanda Sthers, Madame (2017), dans lequel l’une des domestiques d’une riche famille américaine vivant à Paris au xxie siècle est déguisée en bourgeoise par sa patronne, et finit par en adopter le rôle et susciter les jalousies de cette dernière.
-
[14]
Récit recomposé à partir de mes notes de terrain, prises quotidiennement lors de mon immersion dans cette famille en tant que nanny à temps partiel puis à temps plein pendant un peu plus d’un an, entre Paris et Pékin. À l’époque (2012), ces notes n’avaient que l’ambition d’être le support d’un travail sociologique de débutante. Démarrant mes études et travaillant en parallèle pour cette famille, cette expérience dans une famille très fortunée ne fut pas anodine dans le choix de mon objet de thèse. J’ai ainsi repris ces carnets rigoureusement tenus plusieurs fois par jour comme matériau de thèse, avec toute la distance nécessaire à leur exploitation.
-
[15]
Elles·ils sont, pour une grande partie, membres ou épouses de membres de cercles élitaires comme le Jockey Club, l’Interallié, ou l’Automobile Club.
-
[16]
Je traduis de l’anglais.
-
[17]
Cette ethnographie a été conduite à l’automne 2017, dans le 7e arrondissement parisien, quasi quotidiennement pendant plusieurs heures. J’étais chargée d’emmener/récupérer les enfants, de préparer les dîners de la famille, de superviser les devoirs et d’assister leur employée à temps plein, Manon, dans les tâches ménagères.
-
[18]
Notes de terrain prises pendant et après la situation rapportée, octobre 2017, chez la famille S.
-
[19]
En sus des employeur·e·s de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie qui concentrent des fortunes anciennes, une autre partie de mon enquête s’est déroulée auprès d’employeur·e·s aux fortunes très récentes – elles·ils sont la première ou la seconde génération à posséder une fortune de plusieurs millions d’euros. Les nationalités de ces employeur·e·s, aux modes de vie et pratiques très internationalisées, sont plus diversifiées. Néanmoins, il m’est impossible de prendre la nationalité, le pays d’origine ou celui d’habitation comme variables solides de différenciation des pratiques. La grande majorité des employeur·e·s rencontré·e·s vivent – du moins en partie – dans un pays dit occidental, et ont la nationalité d’un pays dit occidental.
-
[20]
Entretien avec Tacha, femme britannique et russe âgée de 39 ans, graphiste mariée à un banquier, septembre 2017, dans un café, à Paris.
-
[21]
Il est important de préciser ici que les « nouveaux riches » et les « anciens riches » ne constituent pas deux fractions des classes supérieures totalement distinctes qui évoluent dans des espaces sociaux et géographiques séparés. En témoignent par exemple leur « mélange » dans certains cercles mondains (voir Cousin et Chauvin 2010, 2014).
-
[22]
Entretien avec Cathy, août 2017, chez elle, à Paris (certains verbatim sont traduits de l’anglais).
1Dans une étude sur les nourrices en France au xixe siècle, fondée sur des sources littéraires, Anne-Martin Fugier analyse comment ces femmes font l’objet d’une sélection attentive et rigoureuse de la part de leurs employeur·e·s : leur corps, plus particulièrement, est sujet à l’examen de médecins, qui jugent de leurs aptitudes physique et psychologique à s’occuper des enfants et à les nourrir au mieux (Martin-Fugier 1978). Elle écrit notamment que « la nourrice est avant tout un sein – pardon, deux seins, source de lait », et poursuit ainsi : « le “client” doit là concentrer toute son attention et se méfier des contrefaçons. Il doit, par exemple, bien examiner les deux seins : une nourrice qui ne montre qu’un sein en cache peut-être un second atrophié “honteux et flasque” comme dit Alphonse Daudet dans Nounou » (ibid. : 16). À Paris, il est de commodité pour les familles bourgeoises de recourir à une nourrice, et les bureaux de placement, qui captent les jeunes mères montées des campagnes, font de cette pratique un commerce juteux (Faÿ-Sallois 1980).
2Les nourrices jouissent certes d’un statut particulier au sein des maisons, puisque de leur santé dépend celle des nourrissons qui leur sont confiés. Elles sont donc précisément « bien nourries », dorment dans des chambres salubres, touchent une rémunération réputée convenable pour l’époque, et disposent d’une garde-robe de choix que jalousent les autres domestiques pour se promener à l’extérieur. Particulièrement privilégiées par rapport à d’autres domestiques, elles n’étaient néanmoins pas les seules à être recrutées à la fois sur leurs supposées qualités physiques et sur leur apparence. Dans les grandes maisons où œuvrent plusieurs domestiques, leur fonction d’apparat, au-delà de l’utilité pratique de leur travail, est importante. Plusieurs travaux d’histoire du xvie au début du xxe siècle montrent que les domestiques doivent refléter le niveau de richesse des familles qu’elles·ils servent (Hecht 1954 ; Horn 1975 ; Fairchilds 1979, 1984 ; Keyzer [de] 1997 ; Petitfrère 2006 ; Leroy 2010). Alain Ruggiero rappelle par exemple que « vivre bourgeoisement [implique] pour [la] période du xixe siècle la présence d’une domesticité de “nécessité” aussi bien que d’une domesticité d’“apparat” », à propos de la bourgeoisie niçoise de ce siècle (Ruggiero 1993 : 88). Les gouvernantes d’enfants, les valets, les majordomes, ou encore les chauffeurs, personnels particulièrement exposés à l’espace public et dédiés aux invité·e·s lors des cérémonies, doivent correspondre aux canons de chaque époque, et être (presque) à l’image de leurs maîtresses et maîtres. Et c’est aussi à ces dernier·e·s qu’elles·ils doivent plaire : les domestiques qu’elles·ils croisent au quotidien chez elles·eux sont censé·e·s se fondre dans l’esthétique des demeures bourgeoises. En Grande-Bretagne par exemple, dans l’Ancien Régime, la taille des valets de pied est fonction du prestige de la maison, et ceux-ci ont même des tenues assorties (Pool 1994 ; Evans 2011 ; cités par Menoux 2016). Soulignons aussi que derrière la sélection physique des domestiques s’exprime la peur de l’altérité, par des préjugés sur leurs comportements, et plus largement sur ce que leur corps véhicule : Ann Laura Stoler a par exemple bien renseigné les craintes des employeur·e·s d’être contaminé·e·s par les nourrices dans les Indes néerlandaises sous l’Empire (Stoler 1995) ; de son côté, Claire Lowrie a montré combien l’assignation raciale des domestiques façonne leur recrutement dans la colonie britannique qu’était Singapour (Lowrie 2016).
3Au fil des rencontres avec des employeur·e·s très fortuné·e·s de personnel de maison à temps plein que j’ai faites dans le cadre de ma thèse de doctorat [1] au cours de ces dernières années, en France principalement, et dans quelques autres pays (Pays-Bas, Chine et Afrique du Sud), j’ai été frappée de constater à quel point des procédés similaires de sélection esthétique des domestiques se retrouvaient sur mon terrain contemporain. J’ai en effet pu échanger avec 123 employeur·e·s et 86 employé·e·s de maison au cours de cette enquête, qui m’ont accordé chacun·e plusieurs heures d’entretiens chez elles·eux, sur leurs lieux de travail, ou dans des cafés, restaurants et parcs. Plus de la moitié d’entre elles·eux ont été contacté·e·s à plusieurs reprises, ce qui a parfois donné naissance à des relations particulièrement fortes et continues, voire quasi quotidiennes. Précisions que 60 % des employeur·e·s et 73 % des employé·e·s rencontré·e·s sont des femmes : cela révèle à la fois l’implication des femmes dans le travail domestique et dans le recrutement de personnel de maison, et le caractère genré de l’importance accordée aux critères physiques utilisés sur le marché de la domesticité. Les discours au travers desquels j’ai saisi les pratiques de recrutement des employeurs, et surtout, des employeuses, réfèrent systématiquement au corps des candidat·e·s, à l’instar de ceux des directrices et directeurs d’agence de placement dites « haut de gamme » qui évincent d’emblée les candidat·e·s au physique jugé ingrat – des traits du visage « grossiers », une trop petite taille, des cheveux « décolorés », par exemple. Ayant été moi-même nanny pour deux familles, j’ai également été soumise à des appréciations de mon propre corps. Pourquoi et comment les employeur·e·s et celles et ceux auxquel·le·s est délégué le recours à du personnel de maison portent tant d’attention au corps des employé·e·s ? De quoi le corps est-il le signal dans la domesticité des classes supérieures les plus dotées ?
4À partir d’entretiens et d’immersions ethnographiques avec et au sein des grandes fortunes [2], je propose de consacrer cet article à l’analyse de leurs pratiques de lecture, c’est-à-dire, de décryptage et de jugement, des corps de leur employé·e·s domestiques. Plus précisément, cette lecture est structurante des pratiques de sélection et de recrutement de la main-d’œuvre domestique, et s’est révélée essentielle pour comprendre comment s’opère le tri de celles et ceux qui prétendent à un emploi chez les riches familles. La domesticité, bien qu’elle ait une dimension d’apparat, n’est pas un travail qui repose essentiellement sur l’exhibition des corps, contrairement au mannequinat ou à l’hôtessariat par exemple (Mears 2011 ; Schütz 2018). Mais, à l’instar d’autres marchés du travail, le corps est un facteur de sélection des candidat·e·s à l’emploi (Hidri 2008). Je défends ici qu’il est même déterminant de leur recrutement, en développant successivement deux arguments. D’une part, je vais montrer que si les jugements des corps des employé·e·s sont si présent·e·s pendant les différentes étapes de leur sélection, ce n’est pas tant pour des raisons de distinction proprement esthétique et visuelle que pour ce que leurs corps signifient face à celles et ceux qui les recrutent. Autrement dit, ce n’est pas la beauté d’un·e employé·e qui est la fin en soi du recrutement – contrairement aux mannequins par exemple –, mais les qualités qui sont associées à cette beauté et jugées nécessaires au travail domestique. Sur un marché du travail où les outils d’évaluation des compétences des employé·e·s, comme les CV, sont peu mobilisés, le corps comme support de preuves des qualités des employé·e·s s’en trouve favorisé. D’autre part, je m’attacherai à déconstruire les différents critères corporels de sélection récurrents sur le terrain pour montrer l’hétérogénéité des jugements et des pratiques de recrutement qui en découlent. Selon les contextes, mais aussi, selon les caractéristiques sociales des employeur·e·s et leurs expériences respectives du recours à la domesticité, les critères de sélection liés à l’apparence physique des employé·e·s ne sont pas les mêmes. Il existe en fait un lien assez fort entre les socialisations différenciées à la domesticité des employeur·e·s et les critères corporels qu’elles·ils retiennent pour trouver la « perle rare ». De manière transversale à ces deux arguments, un troisième se dégage au fil de l’article, et concerne le genre de la lecture des corps : mis à part dans le cas des agences de placement où travaillent aussi bien des hommes que des femmes, ce sont avant tout les femmes employeuses qui sélectionnent les employé·e·s de maison. Aussi, elles ne lisent pas de la même façon les corps des candidats que ceux des candidates. Plus que la fonction à laquelle est destiné·e la·le candidat·e dans la maison, c’est son genre qui donne lieu à des critères différenciés de sélection par les femmes qui les recrutent.
De quoi le corps est-il le signal dans la domesticité ?
5Lors d’une discussion concernant les manières dont s’effectuent les recrutements dans son agence de placement, Paul [3], fondateur et directeur de Natia, dont le bureau est localisé dans un quartier proche de celui des Champs-Élysées, m’invite à regarder quelques dossiers papiers et informatisés de candidat·e·s récent·e·s pour des postes à pourvoir de nanny, gouvernante et majordome. Sans parcourir les lignes de texte qui y figurent, il met successivement son doigt sur les photographies qui accompagnent ces dossiers. Il s’arrête sur l’une d’elles : le portrait en buste d’une femme blanche, rousse aux yeux marron, âgée d’une quarantaine d’années, plutôt de forte corpulence, qui porte un débardeur violet décolleté. Il cligne plusieurs fois des yeux pour me montrer sa surprise, et me dit :
La corpulence et la tenue vestimentaire de la candidate sont les seuls éléments de la candidature que commente Paul. Il fait de même avec une vingtaine d’autres dossiers, qu’il déroule rapidement sur l’écran ou me passe en mains propres, en me demandant à chaque fois de regarder les photographies. Ses commentaires montrent que le corps des candidats, et a fortiori, des candidates, sont à la fois des signes de performance et de présentabilité. Il m’explique qu’en un coup d’œil, il est capable de juger si la candidature est potentiellement mobilisable. Lorsque je lui demande pourquoi le CV ne suffit pas à l’évaluation, il m’assure que « le CV, c’est pas vraiment avec ça, en réalité, qu’on peut juger, c’est sur autre chose ». Son propos traduit ce que j’ai plus largement constaté sur le terrain de la domesticité des grandes fortunes : alors que le CV contribue, pour de nombreux emplois salariés, aux « jugements de compétences » et à l’attribution d’une « valeur » aux candidat·e·s (Marchal 2015), sa place est marginale dans les pratiques de sélection des intermédiaires et des employeuses elles-mêmes. C’est « autre chose » qui se joue, au centre duquel est le corps des employé·e·s domestiques. Dans le discours des directrices et directeurs d’agences de placement, l’attention portée au corps n’est pas toujours explicite et est marquée par une certaine ambiguïté – Paul parle par exemple de « profil ». J’ai constaté au fil de l’enquête qu’elles·ils se doivent, en tant que représentant·e·s d’une institution, d’éviter tout propos qui puisse étayer les soupçons de pratiques de recrutement discriminatoires, y compris venant de moi. En revanche, cette bienséance est quasi absente des propos des grandes fortunes : la position sociale de ces enquêté·e·s leur confère une grande assurance (Pinçon et Pinçon-Charlot 2005), si bien qu’elles·ils se donnent le droit d’expliciter clairement leurs discriminations corporelles.« Paul : Bon là, clairement, ça ne correspond pas à ce qu’on recherche, vous voyez [en pointant la photographie du doigt]. C’est pas ce qu’on attend d’une gouvernante de maison, ni d’une nanny d’ailleurs.
Ah oui ? Mais pourquoi ?
Paul : Bah… non mais enfin, vous voyez, on voit que ce n’est pas le profil. Gouvernante, ça demande d’être… c’est du travail, il faut s’activer sans cesse partout, il faut être performant… Disons, qu’on attend des profils plus, comment dire, plus… athlétiques, enfin, vous me comprenez, qui puissent pendant 12 heures, voire plus, faire tout dans une grande maison… Là, voilà [il écarte les bras autour de lui comme s’il portait une bouée]. Puis sans parler du top violine, là, et le décolleté, c’est moyen, très moyen, ça [4]. »
Le corps comme compétence professionnelle
6Dans les processus de sélection du personnel de maison mis en place par les agences de placement, le CV est un document obligatoire à fournir, accompagné d’une photographie. Néanmoins, s’il témoigne de la « bonne volonté » des candidat·e·s à l’embauche, le CV est loin d’être central dans la sélection. Au cours de l’enquête, la quinzaine de directrices et directeurs d’agences françaises de placement « haut de gamme » de personnel de maison à temps plein rencontré·e·s sont unanimes : le CV leur sert à objectiver les expériences professionnelles antérieures des candidat·e·s, il est un argument de leur pratique de sélection rigoureuse face à leurs client·e·s employeur·e·s, mais est loin de peser dans l’appréciation des compétences des candidat·e·s. Le corps, en revanche, en est selon elles·eux le seul outil fiable : à plusieurs reprises, Hélène, la directrice de l’agence Gouvernance, située dans le sud de Paris me répète en entretien que « le corps ne ment pas [5] », tandis qu’Anthony, fondateur d’Anthony and Co dont le siège se trouve à Londres et sur la Côte d’Azur, assure que « sur un CV, c’est facile de mentir [6] ». En fait, en tant qu’« interfaces propatronales » (Jung 2017), les agences se calquent sur les attentes de leurs client·e·s et utilisent des critères relativement similaires à ceux mis en œuvre par les grandes fortunes lorsqu’elles recrutent elles-mêmes sans intermédiaires : le corps étant le support du travail domestique, il est le premier scruté et jugé, car les compétences ne sont pas évaluées par les diplômes dans la domesticité. L’aptitude à travailler, c’est-à-dire, la performance physique, mais aussi d’autres compétences comme l’adresse, la rapidité, l’élégance, ou encore, l’« intelligence », sont évaluées à travers le corps.
7Précisons aussi que la place centrale que tient le corps dans le jugement des compétences aux dépens du CV s’explique par l’histoire de la professionnalisation des emplois domestiques : en France, elle est relativement récente et liée à la structuration accrue du secteur des « services à la personne » depuis deux décennies, qui propose des modules de formation courts face à l’absence de formation longue et de diplômes d’État (Devetter et Rousseau 2007 ; Dussuet 2008 ; Ribault 2008). Or, très peu d’employé·e·s suivent ces formations, et les compétences requises pour les emplois domestiques restent très peu repérables et traçables par des outils comme le CV qui objective les diplômes obtenus.
8Deux situations sont particulièrement significatives. La première, est celle que j’ai rencontrée avec une agence de placement franco-britannique spécialisée dans les « french nannies », via laquelle j’ai envoyé une candidature pour en explorer le cheminement [7]. Après avoir eu un appel téléphonique d’environ 30 minutes avec l’une des salarié·e·s, principalement destiné à tester mon aptitude à parler plusieurs langues et à faire le point sur mes disponibilités (je disais être disponible immédiatement à côté de mon « petit » travail de thèse), la directrice de l’agence a sollicité un entretien par Skype pour, tel que me l’a dit sa salariée au téléphone, « voir un peu à quoi vous ressemblez [8] ». Voici les notes qui traduisent une partie de cet entretien d’embauche.
« […] M. fronce les sourcils et se rapproche de son ordinateur. Elle me dit “ah je peux vous voir là !”, puis elle poursuit : “oui, vous me plaisez, c’est comme sur la photo”. Elle me dit que je fais jeune, et me demande de répéter mon âge. Elle ne me cache pas que je risque de faire trop jeune pour certaines clientes qui préfèrent des “femmes plus matures”. […] Elle me demande de me lever de ma chaise et de tourner sur moi-même : elle me dit que je suis frêle, mais que ce n’est pas grave car si elle me place comme nanny de nourrissons ou d’enfants plus âgés qui marchent, je ne devrais pas porter lourd. Elle assure que “l’intelligence se lit sur [mon] visage”, et que j’ai l’air “vive d’esprit” et “dynamique”, que tout cela confirme que je réussisse dans les études supérieures […] [9]. »
10Cet extrait montre que, même à l’aide du dispositif virtuel de visio-conférence, le corps est au cœur de l’évaluation que la directrice fait d’une candidate aux postes de nanny. Lors de cet entretien qui a duré une vingtaine de minutes, nous ne parlerons pas de mes diplômes ni mon CV, et seulement, pendant un court instant, de mes expériences antérieures dans la garde d’enfants. Mon corps est au cœur du dialogue, et la directrice en déduit les postes sur lesquels elle peut me placer : plus tard, j’ai été appelée pour un poste de garde d’un nourrisson à Dubaï, et un poste de tutrice privée à New York. J’ai envoyé une demande de candidature spontanée pour un poste de gouvernante en cheffe à Paris, qui m’a été refusé car je n’avais pas la « stature » pour le rôle.
11Une autre situation significative des jugements opérés à partir des corps des candidat·e·s est celle rapportée en entretien par une employeuse, Guillemette, une femme française et britannique âgée de 56 ans, qui a recours depuis ses 28 ans, âge de son mariage, à des employé·e·s de maison. Au cours de son parcours d’employeuse, elle a recruté entre un·e et quatre employé·e·s à temps plein selon les périodes pour travailler dans sa résidence en Picardie, et un couple de gardiens pour sa propriété des Alpes-Maritimes. Guillemette est artiste-peintre et sculptrice, a trois enfants et vit aujourd’hui avec son dernier fils, âgé de 17 ans. Son ex-mari était un banquier très fortuné, et ses parents sont dirigeants d’une entreprise française de prêt-à-porter qu’a reprise l’un de ses frères. Actuellement, Guillemette vit avec son fils à Paris, et rémunère une employée polyvalente à temps plein, Milena. Quelques mois avant notre rencontre, elle avait rencontré plusieurs candidates à son domicile pour suppléer Milena, qui souffre depuis un an de graves problèmes de lombaires. Elle fait le récit de plusieurs entretiens, dont celui qui s’est déroulé avec une femme ivoirienne âgée de 29 ans, Awa.
« Guillemette : Il y a eu [Awa], je me souviens très bien, c’est la dernière que j’ai accueillie ici, pendant 1 h 30 je crois bien. Bon, [Awa], c’était une grande Noire, ça m’a plu.
Ah oui ?
Guillemette : Oui, car j’ai tout de suite vu que ça pouvait être bon. Ces femmes, vous savez, elles sont très robustes, infatigables. Moi, j’étais habituée aux Algériennes, comme je vous l’ai dit, mais enfin ma voisine c’est les Noires, et franchement, elles sont pas mal. Enfin, faut les sélectionner cela dit car y a pas mal de femmes nonchalantes parmi elles.
Et ce n’était pas le cas d’Awa ?
Guillemette : Non, ça, je l’ai tout de suite vu. Déjà, quand elle est entrée dans la pièce du salon, elle se tenait droite, pas les mains ballantes, elle avait le regard fixe, elle semblait bien déterminée… ça m’a plu, je me suis dit, bon, ça commence bien.
Et quelles questions lui avez-vous posées ?
Guillemette : J’ai vu qu’elle était souriante, mais qu’elle gardait les sourcils froncés pendant tout l’entretien, on voyait qu’elle était pas totalement stupide, qu’elle suivait ce que je disais. On est allées toutes les deux dans l’arrière-cuisine, et je lui ai demandé de déplacer une grande caisse, lourde, pour voir, et là, elle n’a rien dit, j’ai vu ses bras saisir la caisse comme ça [elle mime avec ses bras] ! Même pas essoufflée, dis donc. Bon, là, ça m’a rassurée, je me suis dit qu’elle pourrait être efficace. Alors par contre, elle a un sacré accent, car elle vient de… de là-bas, hein, directement, alors c’est bon, un peu étrange, mais enfin ça, je me suis dit que ce n’était pas très grave, après tout, c’est pas de l’aide aux devoirs que je lui demandais [10]. »
13Dans son livre consacré à la garde d’enfants à Paris, Caroline Ibos met en évidence les qualités essentialisées des « nounous » ivoiriennes que leur attribuent les employeuses, comme la chaleur et la maternité (Ibos 2012). Les procédés de racisation de la main-d’œuvre sont au cœur du marché du travail domestique (Glenn 1985) et façonnent les recrutements. Ils se trouvent de façon très explicite dans les discours oraux et écrits évaluant les corps des employé·e·s. Ici, Guillemette juge avant tout les compétences d’Awa à l’essentialisation des qualités qu’elle attribue aux femmes noires. Dans la domesticité des milieux très fortunés, une division raciale du travail assez nette s’opère et selon des hiérarchies récurrentes d’une famille à l’autre (Delpierre 2019a). Les femmes noires sont soit chargées de la garde des enfants, soit des tâches domestiques les plus éprouvantes physiquement, à la manière dont le sont les ouvriers noirs du BTP (Jounin 2006). En revanche, elles ne sont jamais recrutées pour faire l’éducation scolaire des enfants : dans l’extrait ci-dessus, Guillemette établit un lien très clair entre l’accent d’Awa, sa couleur de peau, sa nationalité ivoirienne, et sa supposée incapacité à assurer une aide aux devoirs. Ce sont à la fois des stéréotypes raciaux, un dialogue en face-à-face et la mise en mouvements et à l’épreuve du corps de la candidate qui façonnent l’évaluation de Guillemette. Finalement, Awa ne sera pas retenue, et la justification avancée par l’employeuse est qu’« avec son physique, elle va faire peur aux voisins dans l’immeuble ».
Le corps comme signal de la confiance
14Le corps, dans la domesticité des grandes fortunes, se substitue au CV en tant qu’il est lui-même le support des compétences professionnelles objectivables par les employeuses ou les intermédiaires. Il est aussi celui de qualités morales aux contours plus flous mais très recherchées pour trouver un·e employé·e de « confiance ». Aussi difficile à caractériser qu’il soit en sociologie, le terme de « confiance » est omniprésent sur le terrain : les employeuses affirment d’une même voix que ce qu’elles recherchent est avant toute chose une personne de « confiance ». Cette confiance est en partie assurée par le recours à des pair·e·s de l’entre-soi qui sont chargé·e·s de filtrer et de recommander des candidat·e·s, ou, pour une part infime des employeuses rencontrées, par les agences intermédiaires de placement [11]. Elle se détecte dans un second temps par l’entretien en face-à-face, puis par la période d’essai de la ou du candidat·e. Je n’ai jamais rencontré d’employeuse qui ait conclu l’embauche de personnel sans l’avoir vu au préalable. Voir la·le candidat·e et interagir avec elle·lui est pour les employeuses ce qu’il y a de plus fiable pour estimer ses qualités morales, résumées sur le terrain par le terme d’« honnêteté ».
15Séverine, une femme française et suisse sans emploi, âgée de 61 ans, habite depuis son mariage avec un homme, diplomate, dans un hôtel particulier parisien de 700 m2, agencé sur deux étages. Pendant une vingtaine d’années, le couple a eu successivement recours à cinq employé·e·s de maison à temps plein pour s’occuper de leur vie quotidienne : une employée polyvalente, un majordome-chauffeur, deux nannies, et une cuisinière. Aujourd’hui, le couple n’emploie plus qu’une personne, une employée polyvalente pour assurer principalement le ménage et quelques repas. Les employées polyvalentes se sont succédé chez Séverine, rarement satisfaite de leur travail, ou, dit-elle, parce qu’elle a souvent été « déçue » alors qu’elle faisait « confiance » à la personne. Je lui demande de décrire ce qui est, pour elle, un obstacle à la confiance.
« Séverine : Je vais vous donner un exemple, il y a deux ans, avant [Malika], avant que je ne la trouve, j’ai reçu ici une femme, une Philippine, que m’avait conseillée ma cousine, qui vit à Dubaï. On a fait venir la Philippine ici, bon, ce n’était pas simple, hein, on a quelques relations haut placées là-bas qui nous ont aidés.
Pourquoi est-elle venue ? Vous l’aviez donc embauchée ?
Séverine : Non ! Pensez-vous. Non, justement, il fallait qu’elle fasse un rapide aller-et-retour pour qu’on se voie. Nous l’avons hébergée une nuit, elle est repartie le lendemain, j’ai donc pu discuter à plusieurs reprises avec elle. C’était une femme très correcte, très pieuse. Elle avait un visage honnête, elle baissait les yeux par modestie quand je lui parlais, j’ai apprécié. Enfin, au début, car en fait rapidement, j’ai douté de la confiance que je pouvais lui accorder.
Vraiment ? Quels étaient les éléments qui vous ont fait dire ça ?
Séverine : Elle passait beaucoup de temps au téléphone, comme si elle rapportait des choses… Et surtout, elle était séductrice.
Séductrice ?
Séverine : Vous savez, entre vous et moi, nous, les femmes, on tient à nos maris [elle baisse la voix]. On voit tout de suite si les bonnes sont séductrices, ça se voit à leur tête, à leurs manières, à leurs façons de… se trémousser. Elle est arrivée dans le salon le lendemain matin peu après le petit-déjeuner avec du rouge à lèvres très rouge. Et je ne sais pas pourquoi, elle avait mis un chemisier qui relevait sa poitrine. Moi, ça, je ne supporte pas. Vraiment pas. Alors là, tous mes espoirs se sont écroulés, je me suis dit : en fait, c’est une mauvaise fille, elle va faire le bazar ici. Ce n’est jamais évident de se faire respecter par son personnel, alors, quand on détecte en avance le personnel malhonnête et vicieux, c’est toujours mieux. J’ai préféré dire non [12]. »
17La cousine de Séverine fait partie des expatrié·e·s français·e·s à Dubaï qui bénéficient de nombreux privilèges liés à leur passeport occidental, dont celui d’avoir recours à des domestiques à bas prix (Le Renard 2019). Malgré le filtre opéré par une personne de confiance, Séverine a préféré voir elle-même la candidate, jusqu’à la faire venir en France pour deux jours, grâce à ses relations diplomatiques. Lors de ces deux jours, le corps de la femme est au centre de son attention. À aucun moment de l’entretien, Séverine ne mentionne l’implication de son mari dans les différents processus de sélection de ses employé·e·s. Chez les grandes fortunes, il apparaît clairement, comme le montrent beaucoup d’autres recherches portant sur les domesticités à travers l’histoire et le monde, que le recrutement est une affaire qui se déroule « entre femmes », pour reprendre le titre éponyme francophone de l’ouvrage de Judith Rollins sur les relations de domesticité entre les femmes américaines et leurs « maids » dans les années 1980 (Rollins 1990). Ce sont ces femmes qui jugent des qualités des employé·e·s par les lectures de leurs corps : la domesticité fait partie des pratiques qui confirment la forte pression sociale que subissent les femmes sur leurs corps. Aussi les qualités morales sont-elles évaluées de façon beaucoup plus systématique chez les femmes candidates que chez les hommes. Si les employeuses recherchent des hommes dits de confiance et assurent la repérer principalement sur leur visage, c’est un ensemble de détails qui est en revanche mobilisé pour juger la confiance chez les femmes : leur regard porte à la fois sur les attributs corporels (la forme du corps par exemple) et sur l’hexis des candidat∙e∙s (les manières de mouvoir leur corps). Le sourire, le maquillage, ou encore les vêtements et la forme du corps sont présents dans les propos de Séverine, et sont autant de signes du défaut d’honnêteté et de confiance de la candidate philippine. Notons la peur de la compétition féminine face à la séduction, récurrente dans les propos des employeuses qui ne cachent pas craindre que leurs époux soient sensibles aux charmes de leurs employées – les relations de séduction et les adultères entre « maîtres » et « bonnes » sont un thème récurrent de la littérature et du cinéma, témoins des imaginaires bourgeois passés (Memmi 2003) et présents [13]. Ainsi, les apparences trop sophistiquées sont rarement appréciées des employeuses : nombreuses sont celles qui racontent en entretien avoir eu affaire à des candidates « provocante », « allumeuse », ou encore « vraiment trop mignonne » selon leurs termes, et à confier ne pas les avoir retenues pour ce motif. Le jugement de la beauté des candidates est particulièrement ambivalent : les femmes doivent être présentables et propres sur elles mais ne doivent pas paraître trop féminines aux yeux des employeuses. Des décalages entre les appréciations que font les employées et les employeuses de la féminité s’observent sur le terrain : les premières ne parviennent pas toujours à comprendre pourquoi leurs tenues sont jugées trop féminines, voire indécentes. Quant aux jugements qu’émettent les secondes à leur égard, ils sont souvent teintés d’un mépris de classe voire de race émanant de femmes blanches et fortunées, vis-à-vis de femmes des classes populaires et/ou racisées souvent associées à la vulgarité.
18J’ai donc montré que le corps des employé·e·s de maison, et, de façon plus exacerbée, celui des femmes, est sujet à des lectures approfondies des employeuses, qui ne s’arrêtent pas seulement à des jugements strictement esthétiques, mais qui déploient une évaluation des qualités professionnelles et personnelles se traduisant en des pratiques effectives de recrutement. Certains critères d’évaluation des corps, comme la couleur de peau, donnent lieu à des hiérarchies et à des appréciations stéréotypées qui sont relativement diffusées dans les entre-soi côtoyés pour l’enquête. Mais les lectures des corps du personnel de maison témoignent aussi des variétés de goûts et de pratiques des classes supérieures très fortunées, qui sont loin d’être homogènes. De surcroît, l’efficacité de ces lectures des corps est profondément ancrée dans les expériences qu’ont ces personnes du rôle d’employeuse, et notamment, du « savoir dominer » (Meuret-Campfort 2017). Toutes les employeuses ne lisent pas de la même façon, ni avec la même aisance, les corps des employées, et n’en tirent pas les mêmes conclusions.
Des corps révélateurs de la variété des univers sociaux des grandes fortunes
19Lorsque j’ai pénétré pour la première fois la villa de la famille F., voisine de la famille C. pour laquelle je suis employée à temps plein comme nanny d’été à Pékin, j’ai été frappée par les robes rouges que portaient leurs huit employées polyvalentes chinoises : des robes traditionnelles en soie identiques, surmontées de boutons dorés discrets. Toutes ces femmes avaient des pantoufles noires compensées en gomme, et les cheveux remontés en chignon par les mêmes épingles en nacre blanche. Surtout, je me souviens de la réflexion de mon employeuse, Catherine, en rentrant de ce déjeuner, à propos de ces tenues : elle se moquait de cet uniforme, et qualifiait ses voisins de « vraiment mondains », en affirmant qu’ils vivaient « à une autre époque » [14].
20Les oppositions entre grandes fortunes qui se définissent entre autres par l’ancienneté de leur richesse et de leur titre sont marquées sur le terrain. Régulièrement, les familles aristocrates et grandes bourgeoises que j’ai rencontrées moquent le manque de manières ou d’élégance des « nouveaux riches » – et de leur personnel –, quand ces derniers critiquent la désuétude des modes de vie des premières. Sans s’arrêter à ces discours parfois caricaturaux, il existe des différences significatives et socialement situées dans les manières dont les employeuses rencontrées lisent les corps des employé·e·s et les utilisent dans le recrutement. Mais, plutôt que liées à des appartenances de classe variées, ces lectures varient selon des expériences différenciées du recours à la domesticité, qui recoupent ou non ces appartenances.
Le marquage corporel des goûts et dégoûts
21Une partie des employeur·e·s que j’ai rencontré·e·s sont issu·e·s de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie françaises très fortunées [15]. Lors de mes prises de contact, il n’était pas rare que ces employeur·e·s qualifient le recours à la domesticité comme une « tradition » de leur milieu. Leurs propos font écho à la constante référence à l’« authenticité », à la « tradition », à l’« héritage », qu’ont bien identifiée Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon sur leur propre terrain (Pinçon et Pinçon-Charlot 2005 bis). Cette référence pénètre leurs jugements des corps des employé·e·s et le recrutement. L’attention à l’apparence du·de la candidat·e, à son langage, à son maintien, à sa tenue, est en fait exacerbée chez les femmes aristocrates comme Séverine. Chez ces femmes, on retrouve très régulièrement une évaluation soutenue de détails corporels, tels que les mains, les ongles, ou encore l’odeur. À côté de la bienséance de la tenue vestimentaire, fondée sur l’expression d’un goût pour la sobriété, l’absence d’artifices, et donc la discrétion de l’employé·e, c’est la propreté qui est l’un des critères majeurs de sélection. « Décrire les gens, les choses ou les pratiques comme propres ou sales n’est pas une entreprise socialement neutre [16] » (Shove 2003 : 88). Dans leurs travaux respectifs, Judith Rollins, Rosie Cox, ou encore Phyllis Palmer ont porté un intérêt important aux processus de construction historiques du sale et du propre, en particulier dans les maisons et dans le travail des employées domestiques (Palmer 1989 ; Rollins 1990 ; Cox 2006, 2007). Elles montrent que, dans les pays dits occidentaux au xxe siècle, les employées de maison « de couleur » suscitent le dégoût des familles employeuses, qui leur consacrent des pièces séparées, comme les toilettes. Le terrain de la domesticité est un lieu où s’exprime très fortement le « dégoût culturel de personnes » (Lignier et Pagis 2014), un dégoût qui s’inscrit plus largement dans l’histoire du dégoût sensoriel de classe (Corbin 2016) : la méfiance voire le mépris des employeur·e·s pour les classes populaires, ou du moins, jugées inférieures à leur propre classe, se cristallise dans les situations où leur cohabitation est inévitable. Sur celui de la domesticité des grandes fortunes, le dégoût envers les candidat·e·s jugé·e·s sales est exprimé essentiellement chez les employeuses issues de l’aristocratie. L’attitude de Margaret à l’égard de Patrick, son majordome-chauffeur, en est représentative. Margaret est une femme française âgée de 47 ans issue de l’aristocratie, ingénieure, mariée avec Philippe, également ingénieur et aristocrate, et mère de quatre enfants. J’ai travaillé pour Margaret et sa famille comme nanny et aide-cuisinière pendant plusieurs mois à temps partiel, dans leur appartement parisien [17]. Un après-midi, alors que Patrick est parti accompagner Philippe à un rendez-vous professionnel, Margaret, qui ne travaillait pas ce jour-là et qui recousait quelques vêtements, s’est mise à parler de l’odeur de Patrick.
« [Margaret] parle sans nous regarder avec [Manon], mais s’adresse indirectement à nous, sans pour autant nous demander notre avis […]. Elle sent un linge déposé par [Patrick] sur une chaise pour qu’il sèche, et s’exclame : “Ah, ça ne sent pas bon !”, avec un air de dégoût. Puis, elle dit que [Patrick], depuis quelques mois, sent “fort”. Que ça doit être parce qu’il vieillit et qu’il se fatigue, ou parce que sa femme lui prépare probablement des plats trop épicés “comme chez les Indiens”. Cette remarque la conduit à raconter un entretien d’embauche qu’elle avait eu avec un chauffeur d’origine indienne, il y a plus de 10 ans. Elle dit ne se souvenir que de son odeur, qu’il “sentait trop fort le curry” et qu’elle n’aurait jamais pu l’embaucher, car “même avec des bains aux huiles essentielles”, ça serait resté. Pourtant, il lui “plaisait”, mais elle avait “trop peur que le changement soit impossible”. […] Elle revient sur [Patrick], et le compare au chauffeur d’origine indienne : elle dit qu’il avait des ongles “sans terre et bien coupés”, qu’il n’avait pas d’odeur, que c’était parfait pour qu’elle lui suggère à l’époque un léger parfum “pour lui donner de l’allure”. Elle s’arrête de parler pendant un moment, comme si elle réfléchissait. Puis, sur un ton décisif : “je vais aller à la pharmacie”. Elle veut trouver un anti-transpirant à [Patrick] qui capte efficacement les odeurs, et demande à [Manon] d’acheter une marque de lessive plus puissante pour les vêtements que [Patrick] lave ici […] [18]. »
23Les propos de Margaret sont intéressants à plusieurs titres. D’une part, ils témoignent de l’inconfort potentiel que lui procure le côtoiement continu de ses employé·e·s, dans une situation de domination rapprochée (Memmi 2008) où la promiscuité des corps contrarie la distance sociale. D’autre part, on comprend que l’odeur a été un critère de sélection important du majordome-chauffeur œuvrant pour la famille. Le chauffeur d’origine indienne est réduit à une odeur essentialisée qui soulève du dégoût chez Margaret, et qui a été rédhibitoire dans le recrutement, malgré d’autres qualités. En outre, en plus des jugements de propreté, la pratique de sélection du chauffeur mise en œuvre par Margaret est caractéristique des femmes aristocrates : elle estime dans quelle mesure le corps du candidat pourrait être transformé, amélioré.
24La transformation des corps des employé·e·s est en effet un élément caractéristique des employeuses aristocrates. Nombreuses sont celles qui imposent certaines tenues vestimentaires à leurs employé·e·s : cela peut être des uniformes, ou d’autres consignes précises d’habillement et d’hygiène comme un pantalon droit, un tee-shirt non décolleté pour les femmes, pas de boucles d’oreilles, une injonction à se laver deux fois par jour… la surveillance de l’apparence et de l’hygiène des corps est constante chez ces femmes, qui insistent sur l’effacement du corps des employé·e·s, leur neutralité, en même temps qu’ils doivent être élégants, comme, disent-elles, « dans le temps ». Elles se réfèrent à une figure passée et fantasmée de la·du domestique d’antan, incorporant ce qui serait un standing propre à l’aristocratie – un raffinement, une discrétion –, et respectant son statut servile – des vêtements de couleur sombre, des chaussures qui ne font pas de bruit, et donc un corps beaucoup moins somptueux que celui des employeur·e·s. Les candidat·e·s à l’emploi sont donc en partie sélectionné·e·s par les possibilités qu’offrent leurs corps d’être modifiés et conformés aux goûts des employeuses. À l’intérieur des maisons, les employé·e·s sont soumis·es à la même quête de raffinement et de discrétion recherchés pour le mobilier dans les intérieurs bourgeois (Charpy 2020) : d’ailleurs, l’une des tâches confiées par certain·e·s employeur·e·s est appelée par les employé·e·s « être meuble », puisqu’elle consiste à attendre debout dans un coin de la salle à manger, en silence, les bras croisés devant soi et la tête baissée, que des convives attablé·e·s aient besoin d’être resservi·e·s ou débarrassé·e·s.
25L’interventionnisme fait sur les corps est en revanche nettement moins marqué dans les pratiques des employeuses aux fortunes récentes, qui constituent une autre partie de l’échantillon mobilisé [19]. Ces employeuses témoignent au contraire d’un certain détachement vis-à-vis des apparences de leurs employé·e·s, souvent interprété par les aristocrates comme un manque de goût et de codes. Les employeur·e·s aux fortunes récentes ont, en moyenne, plus de personnel de maison que les aristocrates, et ce sont elles·eux qui sont les propriétaires des grandes maisons de mon échantillon où œuvrent plusieurs dizaines d’employé·e·s domestiques. Seulement, les maisons où ces dernier·e·s portent des uniformes sont très rares. Dans un précédent article examinant les écoles internationales de butlers, j’avais montré que ces employeur·e·s revendiquent en fait une certaine simplicité et normalisation de leurs pratiques, qui passent en partie par le refus de faire porter des uniformes à leur personnel, en raison d’une désuétude et d’une ostentation qu’elles·ils rejettent (Delpierre 2019b ; voir aussi sur ce point Sherman 2017). Cela s’exprime dans les manières dont les femmes lisent les corps de leurs employé·e·s lors du recrutement : les aptitudes physiques des employé·e·s, et surtout, leur capacité à résister à la pression et à la surcharge de travail, les intéressent. En revanche, elles accordent une importance secondaire aux qualités morales que peut dénoter l’apparence. Cela ne signifie pas qu’elles ne jugent pas les corps de leurs employé·e·s, mais, aussi fréquentes que soient les critiques, celles-ci ne se traduisent pas de façon significative dans les pratiques de sélection. Les propos d’une employeuse résument très bien cela : « [Bintou], elle n’est pas très belle, elle est un peu dégueulasse, parfois, mais enfin, elle fait son job, elle est efficace, c’est tout ce qui m’importe [20]. »
26Précisons que les goûts et les dégoûts exprimés par les employeur·e·s sont bien connus et ressentis par les employé·e·s domestiques. Si les mieux averti·e·s s’en servent pour performer leur rôle lors du recrutement, ce n’est pas pour autant qu’elles·ils les banalisent. Nombre d’entretiens conduits avec les employé·e·s sont marqués par l’expression de la violence et de la souffrance qu’engendrent les jugements des employeur·e·s à leur égard. Tou·te·s affirment qu’il s’agit du prix à payer pour travailler chez les grandes fortunes, même si cette pression contribue par ailleurs à alimenter leur fort turn-over – et fait, plus généralement, des emplois domestiques des emplois difficilement tenables sur le long terme, du fait de l’épuisement physique et moral et de la violence de classe ressentis (Delpierre 2019c).
Des expériences contrastées de l’apprentissage du recours à la domesticité
27Aussi marquées que soient les différences de goûts et de pratiques de lecture des corps entre les anciennes et les nouvelles fortunes, l’analyse ne doit pas se réduire à ces caractéristiques sociales au risque de trop les essentialiser. En creusant davantage, l’explication de ces différences se trouve aussi et surtout dans les différentes expériences que les employeuses rencontrées ont du recours à la domesticité. Toutes les employeuses aristocrates ont grandi avec du personnel de maison, et mettent particulièrement en avant l’apprentissage du rôle d’employeuse dont elles ont bénéficié très jeunes auprès des femmes de leur famille. En revanche, pour beaucoup d’employeuses aux fortunes récentes, le recours à la domesticité est une pratique nouvelle, qu’elles sont les premières de leur lignée à expérimenter. Elles ne sont certes pas seules dans l’apprentissage sur le tas de leurs rôles d’employeuses : elles s’entourent des conseils de leurs amies plus chevronnées qu’elles, et s’inspirent des pratiques de leurs amies aristocrates [21]. Mais les moindres effets des jugements corporels dans leurs pratiques de sélection reposent moins sur des principes ou des conventions préétablies que sur leur manque de dispositions à lire les corps de leurs employé·e·s. Les novices s’en remettent ainsi beaucoup moins à leur « feeling » et à leur regard aiguisé que les femmes plus expérimentées, qui ont été socialisées à la domesticité parfois dès leur enfance.
28Les manières de lire les corps de Cathy ont évolué en une dizaine d’années de recours à la domesticité. Cette femme américaine âgée de 43 ans, directrice d’une agence internationale de marketing, vit six mois par an à Paris et six mois à New York, où elle et son mari, Mike, trader, sont propriétaires de deux grands appartements. Cathy et Mike n’ont jamais grandi avec du personnel de maison, et ont commencé par employer une femme de ménage à temps partiel à New York il y a douze ans, avant de recourir à du personnel de maison à temps plein. Ils ont un cuisinier et une employée polyvalente qui les suivent entre Paris et Londres, leurs appartements étant gardés par les concierges des immeubles respectifs. Cathy se souvient de la première fois où elle a dû sélectionner une employée polyvalente, moment où elle se qualifie d’« un peu larguée ».
« Cathy : Bon [elle rigole], si vous me demandez en détail, alors, oui, je me souviens très bien. En fait j’avais mis une annonce dans ma salle de sport [à New York], pour qu’une femme de la résidence puisse me conseiller. Je me disais qu’on avait les mêmes… façons de voir les choses. Et puis, c’est [Betty] qui m’a trouvé quelqu’un, elle a demandé à la sœur de sa nanny. Alors, j’avais confiance, elle m’avait dit que sa nanny c’était une perle, une perle rare, et qu’elle avait déjà vu sa sœur et qu’elle avait l’air très bien. Alors j’ai vu la sœur… enfin, j’ai donc vu [Rita], et puis… je ne savais pas vraiment, à l’époque, quoi regarder. Je lui ai plutôt demandé si elle était capable de travailler longtemps, le fait que ça soit une femme assez musclée fait que je n’ai pas eu de doutes… J’étais un peu larguée ! [Rires] Par contre, je me suis rodée après. À force de recruter plusieurs personnes, de partager avec mes amies, on peut dire que j’ai… appris. Une amie m’avait dit qu’il fallait que je regarde bien si la personne en face de moi, déjà, était propre, donc ça passe par les ongles, les mains, la peau, les cheveux. C’est vrai que [Rita], quand on s’est rencontrées, elle avait les cheveux gras, je m’en suis rendue compte plus tard, et je me suis permis de lui faire la remarque, elle s’est améliorée. […] Alors aussi, c’est vrai que dans mon travail, j’ai l’habitude d’évaluer les gens, de détecter les talents. Finalement, j’ai compris que pour mon personnel, ça pouvait m’aider. Regarder toujours la personne dans les yeux, voir quand elle baisse le regard, voir si elle est déstabilisée… toutes ces choses-là, plein de signes du visage qui vous dit si la personne est travailleuse, si vous pouvez lui faire confiance. […] Alors, c’est vrai que pour [Jacob], c’est le premier cuisinier qu’on a eu, pour lui, c’était plus simple j’ai trouvé. Vous goûtez les plats, si ça ne va pas, bon, vous ne le prenez pas. Si, il faut s’assurer que c’est quelqu’un de discret… de léger dans ses pas. [Jacob], c’était une grande perche toute légère et aérienne, mais alors, il dépotait ! [22] »
30Le dépôt de petites annonces dans les lieux de l’entre-soi est une pratique qui s’observe sur le terrain, mais qui reste marginale et plutôt caractéristique des employeuses « débutantes » dans le recours : la personne qui recommande est certes une personne socialement proche de l’employeuse, mais n’est pas une personne de confiance équivalente à un·e membre de la famille ou un·e ami·e de longue date. Cependant, dans le cas de Cathy qui venait d’arriver dans le quartier et qui connaissait peu de gens dans son ancien entourage qui avait recours à la domesticité, les petites annonces ont été privilégiées pour trouver une employée polyvalente. Progressivement, Cathy a pu appliquer un certain nombre de conseils des femmes qu’elle s’est mise à côtoyer, devenant de plus en plus familière de la lecture des corps. Notons aussi que d’autres facteurs peuvent favoriser cet apprentissage : le métier et la position professionnelle de l’employeuse sont dans certains cas propices au recrutement d’employé·e·s de maison, puisque leurs compétences professionnelles y sont transférées. Directrice d’une entreprise de lingerie, Cathy a déjà recruté elle-même des salarié·e·s, et repéré leurs qualités sur leurs corps. Aussi, sa position dominante dans l’espace professionnel est favorable à celle qu’elle exerce dans sa maison à l’égard de ses employé·e·s. Plus loin dans l’entretien, Cathy affirme avoir déjà congédié cinq cuisiniers, car elle « n’[aimait] pas du tout leurs plats », ou alors car « finalement, [leur] attitude ne [lui] revenait pas ». Or, cette capacité à congédier rapidement du personnel s’observe au fur et à mesure de l’expérience acquise du recours à la domesticité. À la fin de l’entretien, Cathy affirme même savoir « détecter rien qu’en un coup d’œil de loin si quelqu’un fera l’affaire », et confie qu’elle « ne [se] gêne pas pour dire “bye-bye” quand quelque chose ne va pas ».
31Notons ici que s’ils restent centraux dans l’appréciation des qualités des employé·e·s domestiques, les corps n’y occupent pas tous la même place : ainsi, chez les cuisinier·e·s, la compétence culinaire compte, à l’instar de celles des jardiniers, par exemple. Pour les postes spécialisés, le produit du travail attendu est jugé et détermine fortement le recrutement : je n’ai jamais rencontré d’employeur·e·s affirmant avoir recruté un cuisinier qui ne savait que moyennement cuisiner. Toutefois, il est frappant de constater que ces compétences sont validées ou remises en question par l’appréciation des corps : il n’est pas possible de recruter un cuisinier jugé excellent si son physique est par ailleurs jugé disgracieux ou trop imposant. Non seulement ce physique éveille des soupçons sur les compétences et la qualité morale des employé·e·s, mais aussi, la sobriété, la discrétion, et la capacité à se fondre dans l’esthétique des maisons qu’elles·ils servent sont le lot commun de tou·te·s les employé·e·s domestiques.
32Apprendre à lire les corps des employé·e·s s’inscrit donc dans l’apprentissage plus global du rôle d’employeuse et de la domination. Les lectures des corps s’acquièrent de manière plus ou moins rapide selon les employeuses : leur travail, leur entourage, le type de personnel auquel elles font appel (un cuisinier est jugé plus simple à recruter qu’une nanny par exemple), sont des facteurs qui y contribuent. Elles créent leurs propres critères de sélection sur la base de certains stéréotypes véhiculés dans les entre-soi, de principes qui les situent et les distinguent parmi les grandes fortunes, mais accordent surtout une place centrale à leur « instinct ». Leur aisance rappelle d’ailleurs celle que met en évidence Kevin Geay dans son enquête sur les rapports au politique des classes supérieures : il montre que la légitimité culturelle et socio-économique des héritiers les « autorise » à avoir un rapport au politique particulièrement relâché et peu scolaire – par exemple, lire une presse peu sélective ou ne pas aller voter (Geay 2019). Chez les femmes très fortunées, un mécanisme comparable s’observe : l’expérience du recours à la domesticité leur confère progressivement une entière légitimité et compétence pour recruter comme elles l’entendent leur personnel. Certaines employeuses novices demandent par exemple les CV des candidat·e·s à la domesticité : or, elles abandonnent rapidement cette pratique, privilégiant, comme les femmes aristocrates, des lectures spontanées des corps en face-à-face. Rien d’étonnant alors que peu d’entre elles s’en remettent aux agences de placement « haut de gamme », qui, l’enquête le montre, peinent à fidéliser leur clientèle. Savoir lire les corps de leur personnel pour sélectionner les « perles rares », comme elles disent, contribue à l’affirmation de leur rôle de femme fortunée et de maîtresse de maison privilégiée dont la richesse permet d’être servi·e chez elles.
33* * *
34J’ai montré dans cet article la place centrale qu’occupent les lectures des corps dans les domesticités, et les façons dont elles structurent les rapports de domination entre employeuses et employé·e·s. Si le corps des domestiques est au cœur des attentions des grandes fortunes contemporaines, c’est qu’il est finalement la seule chose à laquelle elles s’en remettent pour évaluer les compétences et la confiance de celles et ceux qui vont occuper une partie de leur espace quotidien. Malgré la spécialisation de certains postes, la domesticité reste à leurs yeux un travail pour lequel les qualités ne peuvent être garanties par des diplômes, ni même des expériences, ni uniquement avec des recommandations. En fait, la situation de domination rapprochée qui structure les rapports de travail entre employeur·e·s et employé·e·s pousse à privilégier, à travers l’étude du corps, une évaluation des comportements individuels les plus susceptibles de « tenir » dans cette situation, et de jouer le jeu de l’ordre social. Sélectionner en privilégiant les lectures des corps, et donc l’intuition et la subjectivité qui l’accompagnent, est l’expression même de la domination des employeuses envers leur personnel. Les ruptures des rapports de travail observées sur le terrain résultent d’ailleurs pour beaucoup d’une impossibilité à supporter le personnel, plutôt que de fautes commises dans le travail. Le peu d’appareillage législatif des rapports de travail, très rarement contractualisés sur le terrain, jamais contrôlés par l’Inspection du travail même pour ceux qui sont déclarés, permet d’autant plus la sélection et le renvoi à partir de critères labiles et qui échappent au droit du travail. Comment, alors, avouer à l’employé·e les raisons de son renvoi ? Les employeuses apprennent à développer un registre de justification commun fondé sur l’identification d’une cause très précise de renvoi : une soupe trop chaude, des poussières oubliées, une baisse des revenus ou une volonté de réduire le nombre d’employé·e·s à leur service, sont des arguments souvent présentés aux employé·e·s pour justifier leur éviction. Les femmes très fortunées rencontrées ont conscience du caractère peu dicible, devant les employé·e·s, de la gêne soudaine ou latente que provoque leur présence physique dans la maison. Toutefois, la violence de leurs jugements qui est explicitée devant la sociologue n’échappe pas à leurs employé·e·s. Elle est même bien souvent exprimée au cours de conversations entre employeuses, qu’entendent les employé·e·s s’activant dans les pièces où elles ont lieu. Juger leurs employé·e·s devant leurs pairs sans précaution de discrétion est même une stratégie volontaire que m’ont décrit les employeuses pour exprimer indirectement ce qu’elles pensent.
35C’est bien le corps des employé·e·s qui pose problème dans les rapports de travail domestique ; aussi attentives et expérimentées qu’elles soient, leurs lectures ne peuvent néanmoins pas prédire la durabilité de ces rapports. Les grandes fortunes changent même régulièrement d’employé·e·s au cours de leurs trajectoires d’employeuses : la nécessité de savoir lire les corps s’impose donc d’autant plus que ces lectures ne s’arrêtent pas au recrutement mais demeurent soutenues tout au long des relations, et se répètent au fil des recrutement successifs. En cela, cet article a donc aussi pointé les difficultés que posent, pour les enquêté·e·s, les lectures des corps. Elles en posent aussi pour l’enquêtrice dans l’analyse de lectures qu’elle doit faire expliciter en entretien, lorsqu’elles sont parfois délicates à palper.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Charpy, Manuel. 2020. « Silence intérieur et machineries de la communication au xixe siècle », Socio-anthropologie, no 41 : 23-38.
- Corbin, Alain. 2016. Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviie-xixe siècles. Paris, Flammarion.
- Cousin, Bruno et Sébastien Chauvin. 2014. « Globalizing Forms of Elite Sociability: Varieties of Cosmopolitanism in Paris Social Clubs », Ethnic and Racial Studies, vol. 37, no 12 : 2209-2225.
- Cousin, Bruno et Sébastien Chauvin. 2017. « Vers une hyper-bourgeoisie globalisée ? », in Bertrand Badie et Dominique Vidal (dir.), Un monde d’inégalités. L’état du monde. Paris, La Découverte : 148-154.
- Cox, Rosie. 2006. The Servant Problem: Domestic Employment in a Global Economy. Londres, I. B. Tauris.
- Cox, Rosie. 2007. « The Au Pair Body: Sex Object, Sister, or Student? », European Journal of Women’s Studies, vol. 14, no 3 : 281-296.
- Delpierre, Alizée. 2019a. « De la bonne au majordome. Les employé·e·s de maison face au contrôle des corps et des relations entre les sexes dans la domesticité élitaire », Sociologie du travail, vol. 61, no 3 [en ligne]. URL : https://journals.openedition.org/sdt/21320
- Delpierre, Alizée. 2019b. « Faire comme l’aristocratie ? Le placement des majordomes chez les nouvelles fortunes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 5, n° 230 [en ligne]. URL : https://www.cairn.info/revue_actes_de_la_recherche_en_siences_sociales_2019_5_page_92.htm
- Delpierre, Alizée. 2019c. « “Cette fois, la ligne rouge a été franchie”. Conflits et ruptures de la relation de service dans la domesticité élitaire », La nouvelle revue du travail, no 15 [en ligne]. URL : https://journals.openedition.org/nrt/5863
- Devetter, François-Xavier et Sandrine Rousseau. 2007. « Services domestiques : quelles perspectives pour une stratégie d’industrialisation ? », Revue d’économie industrielle, no 119 : 9-24.
- Dussuet, Annie. 2008. « Professionnalisation et organisation du travail dans les services à la personne », Document de travail : 39.
- Evans, Sian. 2011. Life below Stairs in the Victorian and Edwardian Country House. Swindon, National Trust Books.
- Fairchilds, Cissie. 1979. « Masters and Servants in Eighteenth Century Toulouse », Journal of Social History, vol. 12, no 3 : 368-393.
- Fairchilds, Cissie. 1984. Domestic Enemies: Servants and the Masters in Old Regime France. Baltimore, Johns Hopkins University Press.
- Faÿ-Sallois, Fanny. 1980. Les nourrices à Paris au xixe siècle. Paris, Payot.
- Geay, Kevin. 2019. Enquête sur les bourgeois. Aux marges des beaux quartiers. Paris, Fayard.
- Glenn, Evelyn N. 1985. « Racial Ethnic Women’s Labor: the Intersection of Race, Gender and Class Oppression », Review of Radical Political Economics, vol. 17, no 3 : 86-108.
- Hecht, Joseph J. 1954. « Continental and Colonial Servants in Eighteenth Century England », Smith College Studies in History, vol. 40-42.
- Hidri, Oumaya. 2008. « Se forger une apparence “recrutable” : une stratégie d’insertion professionnelle des étudiant(e)s », Travailler, vol. 20, no 2 : 99-122.
- Horn, Pamela. 1975. The Rise and Fall of the Victorian Servant. New York, Saint Martin’s Press.
- Ibos, Caroline. 2012. Qui gardera nos enfants ? Les nounous et les mères. Paris, Flammarion.
- Jounin, Nicolas. 2006. « Les travailleurs immigrés du bâtiment entre discrimination et précarité. L’exemple d’une activité externalisée : le ferraillage », La revue de l’Ires, vol. 50, no 1 : 3-25.
- Jung, Benjamin. 2017. « Apparieur et marchand de travail : le bureau de placement à Paris au tournant du xxe siècle », Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, vol. 129, no 1 [en ligne]. URL : http://journals.openedition.org/mefrim/3372
- Keyzer De, Diane. 1997. Madame est servie. Vivre au service de la noblesse et de la bourgeoisie (1900-1995). Paris-Bruxelles, Longue vue.
- Le Renard, Amélie. 2019. Le privilège occidental. Travail, intimité et hiérarchies postcoloniales à Dubaï. Paris, Les Presses de Sciences Po.
- Leroy, Frédéric. 2010. « Quand l’aristocratie et la grande bourgeoisie habitaient le quartier Léopold », Revue belge de philologie et d’histoire, vol. 88, no 2 : 519-540.
- Lignier, Wilfried et Julie Pagis, 2014. « Le dégoût des autres », Genèses, vol. 96, no 3 : 2-8.
- Lowrie, Claire. K. 2016. Masters and Servants: Cultures of Empire in the Tropics. Manchester, Manchester University Press.
- Martin-Fugier, Anne. 1978. « La fin des nourrices », Le mouvement social, no 105 : 11-32.
- Mears, Ashley. 2011. Pricing Beauty: the Making of a Fashion Model. Berkeley, University of California Press.
- Memmi, Dominique. 2003. « Une situation sans issues ? Le difficile face à face entre maîtres et domestiques dans le cinéma anglais et français », Cahiers du genre, vol. 35, no 2 : 209-235.
- Memmi, Dominique. 2008. « Mai 68 ou la crise de la domination rapprochée ? », in Dominique Dammame, Boris Gobille, Frédérique Matonti et Bernard Pudal (dir.), Mai-Juin 68. Paris, Les Éditions de l’Atelier : 35-61.
- Menoux, Thibaut. 2016. Les concierges d’hôtel : investissement dans un travail de service de luxe et construction collective du prestige d’un groupe professionnel, thèse de sociologie, EHESS.
- Meuret-Campfort, Ève. 2017. « Il n’est jamais trop tard pour devenir employeur. Les particuliers employeurs âgés et leurs assistantes de vie », Genèses, vol. 106, no 1 : 50-71.
- Palmer, Phyllis. 1989. Domesticity and Dirt: Housewives and Domestic Servants in the United States, 1920-1945. Philadelphie, Temple University Press.
- Petitfrère, Claude. 2006. L’œil du maître. Maîtres et serviteurs, de l’époque classique au romantisme. Bruxelles, Éditions Complexe.
- Pinçon, Michel et Monique Pinçon-Charlot. 2005. Voyage en grande bourgeoisie. Journal d’enquête. PUF, Paris.
- Pinçon, Michel et Monique Pinçon-Charlot. 2005 bis. Châteaux et châtelains : les siècles passent, le symbole demeure. Paris, Anne Carrière.
- Pool, Daniel. 1994. What Jane Austen ate and Charles Dickens Knew: from Fox Hunting to Whist, the Facts of Daily Life in Nineteenth-Century England. New York, Touchstone.
- Ribault, Thierry. 2008. « Aide à domicile : de l’idéologie de la professionnalisation à la pluralité des professionnalités », Revue française de socio-économie, no 2 : 99-117.
- Rollins, Judith. 1990. « Entre femmes. Les domestiques et leurs patronnes », Actes de la recherche en sciences sociales, no 84 : 63-77.
- Ruggiero, Alain. 1993. « La bourgeoisie niçoise au milieu du xixe siècle. Essai de caractérisation », Cahiers de la Méditerranée, no 46-47 : 85-95.
- Schütz, Gabrielle. 2018. Jeunes, jolies et souspayées : les hôtesses d’accueil. Paris, La Dispute.
- Sherman, Rachel. 2017. Uneasy Street. The Anxieties of Affluence. Princeton, Princeton University Press.
- Shove, Elizabeth. 2003. Comfort, Cleanliness and Convenience: The Social Organization of Normality. Oxford, Berg.
- Stoler, Ann Laura. 1995. Race and the Education of Desire: Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of Things. Durham, Duke University Press.
Notes
-
[1]
Les matériaux utilisés pour cet article font partie du corpus de ceux que j’ai exploités pour ma thèse de doctorat : Servir et être servi·e·s. Le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes, thèse de doctorat en sociologie soutenue le 29 mai 2020 à l’École doctorale de Sciences Po Paris.
-
[2]
Toutes les personnes employeuses rencontrées dans le cadre de l’enquête font partie des 1 % les plus riches de la population. Les moins riches d’entre elles sont millionnaires, et les plus riches, multi-millionnaires ou milliardaires. Elles cumulent les résidences et les propriétés, en France et/ou à l’international. Toutes emploient entre 1 et 75 employé·e·s de maison à temps plein (valeur extrême qui concerne une famille de l’échantillon).
-
[3]
Tous les prénoms qui figurent dans cet article ont été anonymisés afin de protéger l’identité des personnes rencontrées.
-
[4]
Extrait d’un entretien conduit avec Paul, en juin 2017, dans son cabinet. Le court récit qui figure avant l’extrait est une reformulation des notes de terrain rapportées pendant et après cet entretien.
-
[5]
Extrait d’un entretien conduit avec Hélène, en novembre 2016, dans un café à Paris.
-
[6]
Extrait d’un entretien conduit avec Anthony, en mai 2016, par Skype.
-
[7]
J’ai mis en place ce protocole d’envois de candidatures avec trois agences de nanny, ce qui m’a permis d’en comprendre le fonctionnement en étant moi-même du côté des candidat·e·s. Je n’ai finalement pas donné suite aux recrutements via ces intermédiaires pour des raisons d’organisation pratique de mon terrain, mais j’ai effectué plusieurs entretiens d’embauche avec les salarié·e·s des agences et les familles clientes.
-
[8]
Notes de l’appel avec Jill, en mai 2017.
-
[9]
Notes de l’entretien d’embauche avec Monique, en mai 2017 (certains verbatim ont été traduits de l’anglais, l’entretien s’étant déroulé dans plusieurs langues).
-
[10]
Entretien avec Guillemette, novembre 2017, dans un café, à Paris.
-
[11]
Leur succès est en fait très limité auprès des employeuses.
-
[12]
Entretien avec Séverine, mars 2018, chez elle, à Paris.
-
[13]
En témoigne le film récent d’Amanda Sthers, Madame (2017), dans lequel l’une des domestiques d’une riche famille américaine vivant à Paris au xxie siècle est déguisée en bourgeoise par sa patronne, et finit par en adopter le rôle et susciter les jalousies de cette dernière.
-
[14]
Récit recomposé à partir de mes notes de terrain, prises quotidiennement lors de mon immersion dans cette famille en tant que nanny à temps partiel puis à temps plein pendant un peu plus d’un an, entre Paris et Pékin. À l’époque (2012), ces notes n’avaient que l’ambition d’être le support d’un travail sociologique de débutante. Démarrant mes études et travaillant en parallèle pour cette famille, cette expérience dans une famille très fortunée ne fut pas anodine dans le choix de mon objet de thèse. J’ai ainsi repris ces carnets rigoureusement tenus plusieurs fois par jour comme matériau de thèse, avec toute la distance nécessaire à leur exploitation.
-
[15]
Elles·ils sont, pour une grande partie, membres ou épouses de membres de cercles élitaires comme le Jockey Club, l’Interallié, ou l’Automobile Club.
-
[16]
Je traduis de l’anglais.
-
[17]
Cette ethnographie a été conduite à l’automne 2017, dans le 7e arrondissement parisien, quasi quotidiennement pendant plusieurs heures. J’étais chargée d’emmener/récupérer les enfants, de préparer les dîners de la famille, de superviser les devoirs et d’assister leur employée à temps plein, Manon, dans les tâches ménagères.
-
[18]
Notes de terrain prises pendant et après la situation rapportée, octobre 2017, chez la famille S.
-
[19]
En sus des employeur·e·s de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie qui concentrent des fortunes anciennes, une autre partie de mon enquête s’est déroulée auprès d’employeur·e·s aux fortunes très récentes – elles·ils sont la première ou la seconde génération à posséder une fortune de plusieurs millions d’euros. Les nationalités de ces employeur·e·s, aux modes de vie et pratiques très internationalisées, sont plus diversifiées. Néanmoins, il m’est impossible de prendre la nationalité, le pays d’origine ou celui d’habitation comme variables solides de différenciation des pratiques. La grande majorité des employeur·e·s rencontré·e·s vivent – du moins en partie – dans un pays dit occidental, et ont la nationalité d’un pays dit occidental.
-
[20]
Entretien avec Tacha, femme britannique et russe âgée de 39 ans, graphiste mariée à un banquier, septembre 2017, dans un café, à Paris.
-
[21]
Il est important de préciser ici que les « nouveaux riches » et les « anciens riches » ne constituent pas deux fractions des classes supérieures totalement distinctes qui évoluent dans des espaces sociaux et géographiques séparés. En témoignent par exemple leur « mélange » dans certains cercles mondains (voir Cousin et Chauvin 2010, 2014).
-
[22]
Entretien avec Cathy, août 2017, chez elle, à Paris (certains verbatim sont traduits de l’anglais).