Notes
-
[1]
Je remercie Paul Pasquali, Sébastien Chauvin, Julie Pagis, Manuel Schotté et Benoît Trépied pour leurs précieuses relectures de ce texte, dont les imperfections sont de ma seule responsabilité. Sa rédaction a été rendue possible par l’accueil de l’Institute for Advanced Studies in the Humanities de l’université d’Édimbourg dans le cadre du programme « EURIAS fellowship » (Marie-Curie Actions FP7).
-
[2]
Hourya Bentouhami et Nacira Guénif-Souilamas, « Avec Colette Guillaumin : penser les rapports de sexe, race, classe. Les paradoxes de l’analogie », Cahiers du genre, no 63, 2017, p. 205-219.
-
[3]
Traduction personnelle, comme pour l’ensemble des citations.
-
[4]
Voir, entre autres, Michèle Lamont et Molnár Virág, « The Study of Boundaries in the Social Sciences », Annual Review of Sociology, vol. 28, 2002, p. 167-195 ; Chantal Jaquet et Gérard Bras (dir.), La fabrique des transclasses, Paris, Puf, 2018 ; Paul Pasquali, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014.
-
[5]
Voir par exemple Zeba Blay, « Why Comparing Rachel Dolezal to Caitlyn Jenner Is Detrimental to Both Trans and Racial Progress », Huffington Post, 2 juin 2015.
-
[6]
Elinor Burkett, « What Makes a Woman ? », New York Times, 6 juin 2015.
-
[7]
Elinor Burkett, « What Makes… », art. cité.
-
[8]
Zeba Blay, « Why Comparing… », art. cité.
À propos de …
1En juin 2015, l’« affaire Caitlyn Jenner » et l’« affaire Rachel Dolezal » ont fait la une de l’actualité étasunienne [1]. Jenner, personnalité célèbre dans tout le pays depuis sa médaille d’or de décathlon obtenue aux Jeux olympiques de Montréal en 1976 – en tant qu’homme –, est un membre de la très médiatique famille élargie des Kardashian. Sa transition de la catégorie homme à la catégorie femme, objet d’une couverture médiatique sans précédent, a grandement participé à faire connaître la situation des transgenres. Quant à Dolezal, sa transition de la catégorie blanche à la catégorie noire a été beaucoup plus contestée. Fille biologique de parents blancs ayant par ailleurs adopté quatre enfants noirs, elle s’est liée d’amitié dans sa jeunesse avec des collégiens et lycéens noirs, avant d’épouser un Africain-Américain avec lequel elle a eu un enfant. Après son divorce, elle a commencé à changer son apparence physique en assombrissant sa couleur de peau et en coiffant ses cheveux à la mode afro : elle « passait » ainsi facilement pour une Noire. Elle s’est engagée dans le militantisme au sein d’organisations noires puis, en 2014, a été élue présidente de la section locale de l’Association nationale pour l’avancement des gens de couleur (National Association for the Advancement of Colored People, NAACP) à Spokane, dans l’État de Washington. Mais Dolezal a reconstruit sa généalogie sur Facebook en prétendant que son père était un Africain-Américain. Après une enquête journalistique sur son passé et l’interview de ses parents blancs, le scandale a éclaté et elle a finalement démissionné de la NAACP.
2Ces deux affaires relatives aux questions du « transgenre » et du « transracial » sont l’occasion pour Rogers Brubaker, sociologue spécialiste des questions de nationalisme et d’ethnicité, de réfléchir aux transformations récentes des systèmes de classification sociale, aux différences et similitudes entre les rapports sociaux de genre et de race, à la construction des identités, à la possibilité de choisir ou de changer d’identité raciale et de genre, à la tension entre l’objectivité d’une catégorie et la subjectivité des individus, enfin aux problématiques de l’authenticité, du privilège et de l’appropriation culturelle. Cet ouvrage stimulant et très bien écrit part de quelques questions cruciales : pourquoi la transition homme-femme de Jenner a-t-elle fait l’objet d’une médiatisation positive et d’une certaine acceptation sociale, alors que le reverse passing – selon l’expression de l’auteur – du blanc vers le noir de Dolezal a été comparativement beaucoup plus critiqué, en tant que « fraude identitaire » ou « vol culturel » ? Pourquoi le passage d’une catégorie à une autre serait-il légitime dans le premier cas et illégitime dans le second ? Qui contrôle ou surveille les frontières entre catégories ? Une personne peut-elle choisir d’être membre d’une catégorie dont l’appartenance est généralement entendue comme fondée sur la biologie ou fixée à la naissance ?
3Pour y répondre, Brubaker invite à faire un pas de côté par rapport à ces deux controverses publiques et ne prétend pas en proposer une analyse monographique sous le prisme de la sociologie des médias et du champ intellectuel. Ces dossiers sont en réalité pour lui l’occasion de rédiger un essai exploratoire à vocation théorique, basé sur une connaissance fine de la littérature scientifique sur les thématiques « trans ». Les matériaux de première main mobilisés sont donc peu importants quantitativement – essentiellement des discours publics de la presse nationale et des communiqués d’organisations diverses –, l’auteur s’appuyant largement sur les résultats des travaux de recherche existants. Il s’agit en d’autres termes d’une analyse de discours plutôt que d’un examen de leurs conditions de production, de diffusion et de réception dans le contexte étasunien. Brubaker n’est par ailleurs pas totalement étranger à ces débats publics puisque, d’une certaine manière, il défend dans ce livre une position plus ou moins explicite, « volontariste » selon sa typologie, le rapprochant des tenants de la théorie queer.
4Tout l’enjeu du livre est d’analyser la tension accrue entre, d’un côté, le discours du choix, de l’autonomie, de la subjectivité et de l’auto-transformation (self-fashioning) et, de l’autre, celui de l’inné, de l’essence, de l’objectivité et de la nature. Selon l’auteur, cette tension ne se déploie pas de la même manière dans les deux domaines du genre et de la race. Alors qu’à première vue le sens commun tend à attribuer une dimension biologique plus forte au sexe qu’à la race, il s’avère paradoxalement que, à la lumière de ces deux cas, le sexe et le genre sont finalement considérés comme plus ouverts au choix et au changement que la race et l’ethnicité. L’identité de genre en tant que propriété individuelle subjective est ainsi découplée du corps, tandis qu’à l’inverse l’identité raciale est considérée comme intimement liée au corps et basée sur la famille et l’ascendance. C’est ce paradoxe que Trans cherche à éclairer.
5Brubaker revient d’abord sur les questions du transgenre et du transracial avant les affaires Jenner et Dolezal, puis il analyse l’espace des prises de position qui s’est structuré lorsque ces deux controverses médiatiques ont éclaté. Il propose pour cela une typologie combinatoire autour de quatre axes : essentialisme de race et de genre, volontarisme de race et de genre, volontarisme de genre combiné à essentialisme de race, et essentialisme de genre combiné à volontarisme de race. L’auteur situe ensuite ces deux affaires dans un contexte social et politique plus large. Il montre en particulier que l’évolution des représentations sur les différences culturelles et corporelles, l’élargissement des choix d’identité, ou encore les pratiques d’auto-transformation, produisent en retour des anxiétés et des réactions collectives cherchant à réguler ou à contrôler les choix hétérodoxes au nom d’identités authentiques et non choisies. Dans la seconde partie de l’ouvrage, Brubaker examine la difficile question de la « fluidité » des identités de genre et de race en proposant une typologie fine des expériences trans. Il définit ainsi le « trans de la migration » (trans of migration) qui correspond au passage d’une catégorie à une autre (passing et reverse passing), le « trans de l’entre-deux » (trans of between) qui renvoie à la multiplicité des identités de genre ou de race, enfin le « trans de l’au-delà » (trans of beyond) qui désigne l’indifférence ou l’opposition d’un individu à la catégorisation en elle-même. Parmi les questions que soulève cet ouvrage très riche, deux méritent à mon sens une attention particulière : l’usage des analogies et la façon de manier la notion d’essentialisme.
Analogies
6L’une des principales raisons avancées par Brubaker pour expliquer le paradoxe de l’acceptation du transgenre et de la réprobation du transracial renvoie à leur dimension plus ou moins subversive de l’ordre social. Si la transition de Jenner est considérée comme légitime, c’est parce qu’elle ne remet pas en cause la binarité constitutive des rapports de genre. Il s’agit au fond d’une non- correspondance tragique entre son identité personnelle « authentique » et son identité sociale assignée à la naissance : son histoire est celle d’une aliénation individuelle puis d’une rédemption, et non pas d’une injustice systémique. Il n’en va pas de même pour la question du transracial chez Dolezal. Pour mettre cette affaire en perspective, Brubaker établit un parallèle avec les nombreuses polémiques soulevées depuis un demi-siècle par l’« adoption interraciale » aux États-Unis, c’est-à-dire le placement d’enfants noirs dans des familles adoptives blanches. En 1972 par exemple, l’Association nationale des travailleurs sociaux noirs (National Association of Black Social Workers) dénonçait cette pratique comme « non naturelle » et relevant d’une « forme de génocide culturel et racial ». Selon l’auteur, ces différents éléments suggèrent que le transgenre est pensé d’emblée comme une « opportunité » alors que le transracial est plutôt perçu comme une « menace ».
7Pour éclairer ce paradoxe, Brubaker recourt à l’analogie entre l’ordre genré et l’ordre racial. Citant les théoriciennes de l’intersectionnalité, il souligne la difficulté à séparer les différentes dimensions de la réalité sociale, et à distinguer ces deux formes de domination. Pour autant, il ne parvient pas à véritablement surmonter la difficulté théorique de l’analogie entre genre et race. Colette Guillaumin elle-même, pionnière de la sociologie du racisme et du sexisme, avait d’ailleurs proposé une analyse finalement lacunaire de l’esclavage en l’envisageant avant tout comme une relation de pouvoir entre un homme blanc et un homme noir – omettant ainsi tant l’imbrication des rapports de domination subis par la femme esclave que la position dominante particulière de la femme blanche [2]. Brubaker s’intéresse moins aux ordres de domination qu’aux passages de frontières, mais on pourrait lui faire le même type de reproche qu’à Guillaumin quant à son maniement de l’analogie entre le genre et la race.
8Le fait de prendre pour point de départ deux trajectoires très spécifiques et fortement médiatisées, celle d’un riche homme blanc devenu une riche femme blanche et celle d’une femme blanche des classes populaires devenue une femme noire des classes populaires, réduit par ailleurs le champ de l’analyse et ne permet pas de poser la question de la légitimité du passage dans d’autres types de situation. Il manque aussi au livre une sociologie de l’acceptation de la transition de Jenner par le public étasunien : au-delà de la médiatisation favorable et des réactions négatives de certains intellectuels ou organisations, peut-on vraiment affirmer, comme le prétend l’auteur, que la population étasunienne considère le transgenre comme légitime et normal ? Le niveau d’acceptation de la transition de Jenner est peut-être différent selon les milieux sociaux, mais on ne dispose pas d’éléments suffisants pour s’en faire une idée précise. En aurait-il été autrement, par exemple, pour une riche femme blanche devenue un riche homme blanc, ou une femme noire des classes populaires devenue un homme noir des classes populaires ? C’est ici qu’une approche vraiment intersectionnelle aurait permis de réfléchir à la variété des passages de frontières multiples et à leurs divers degrés de légitimité – ou d’illégitimité – selon les groupes sociaux.
9Brubaker met en lumière certaines caractéristiques différenciées des migrations transgenre et transraciale. La première est permanente, elle est soutenue par une véritable industrie (soutien médical, juridique, culturel, émotionnel) et se voit confirmée par des documents officiels, tandis que la seconde est généralement transitoire et ne repose pas sur les mêmes appuis. Mais on peut se demander si ces caractéristiques du passage de frontière permettent de véritablement saisir les similitudes et les différences des ordres genré et racial. Peut-on mettre sur le même plan l’auto-identification temporaire et performative, d’une part, et le changement permanent impliquant une transformation physique d’autre part ? Comment penser ensemble deux types de passage de frontière, en l’occurrence la mobilité ascendante et descendante dans la hiérarchie genrée et raciale ? Le sens du déplacement n’est-il pas déterminant pour saisir les logiques de légitimation ? En d’autres termes, le passing ascendant a-t-il la même portée que le reverse passing descendant ? Autre interrogation subsidiaire, le reverse passing a-t-il la même signification sociale lorsqu’il se produit dans l’ordre genré (d’homme à femme) et dans l’ordre racial (de Blanc à Noir) ?
10L’auteur ne se contente pas de l’analogie entre genre et race puisqu’il étend brièvement le champ de son analyse aux changements de religion, de langue et de sexualité (p. 73). Au-delà de la simple comparaison, les analogies avec les ordres religieux, linguistique et sexuel auraient toutefois mérité une réflexion plus poussée sur les spécificités historiques de ces ordres sociaux et la pertinence de la comparaison, d’autant plus qu’une autre dimension, pourtant centrale dans la structuration des rapports sociaux, est étonnamment absente de l’ouvrage : les rapports de classe. On peut pourtant penser que l’histoire du passing racial Noir-Blanc s’articule étroitement au franchissement d’une frontière de classe. En effet, comme le genre et la race, la classe n’est pas seulement une « différence intersectionnelle » mais bien un « système de classification sociale avec des logiques distinctes et parfois convergentes [3] » (p. 11) vis-à-vis d’autres systèmes de classification, et travaillé par des problématiques similaires de passage de frontière [4].
11La comparaison du transracial de l’adoption et du transracial de Dolezal me semble également poser question. Bien que le même mot soit utilisé, l’initiative individuelle consistant à changer de groupe racial a-t-elle vraiment la même signification sociale que l’adoption d’enfants noirs par des parents blancs ? L’« adoption interraciale » relève-t-elle du passing puisque, finalement, ces enfants restent socialement identifiés comme des Noirs malgré leur éducation dans une famille blanche ? Selon Brubaker, le refus de l’« adoption interraciale » et celui du reverse passing de Dolezal seraient fondés sur une même vision essentialiste d’une identité noire à préserver. Or il aurait été intéressant d’adopter une approche compréhensive de la dénonciation de l’adoption interraciale et du reverse passing de Dolezal. Cette dénonciation ne renvoie-t-elle pas à la spécificité historique de l’expérience africaine- américaine, marquée notamment par l’esclavage, la ségrégation et l’incarcération de masse contemporaine, c’est-à-dire inscrite dans des rapports de domination de race et de classe tout à fait singuliers par rapport aux autres minorités raciales aux États-Unis ? Pourquoi enfin utiliser le mot disqualifiant d’« essentialisme » alors que, a priori, les dénonciateurs de la suprématie blanche dans le système étasunien de l’adoption récusent toute vision figée et fixiste de l’identité noire ? S’il s’agit bien d’un concept indispensable pour décrire des modes de pensée sexiste et raciste, parler d’essentialisme pour qualifier des intellectuels ou des organisations ouvertement antiracistes et/ou féministes me paraît problématique [5]. La frontière entre le discours analytique et le discours normatif est parfois brouillée par ce flou sémantique.
Essentialisme et tromperie
12L’essentialisme est en effet l’autre enjeu central du livre. Comme indiqué plus haut, lorsque Brubaker étudie en détail l’espace des positions concernant les affaires Jenner et Dolezal, il propose une typologie renvoyant à quatre positions idéal-typiques autour de deux pôles opposés, « l’essentialisme » et le « volontarisme » (ce dernier n’étant jamais, hélas, défini avec précision). Selon lui, le pôle essentialiste ne regroupe pas seulement les membres de la « droite culturelle », les groupes chrétiens et les conservateurs au sens large, pour lesquels les identités de genre et de race sont fondées en nature et ne peuvent ni ne doivent être modifiées. On y retrouve aussi certains « libéraux et féministes radicales » qui considèrent ces identités fondées sur une histoire partagée. L’auteur cite à titre d’exemple l’historienne et journaliste féministe Elinor Burkett, pour qui « les personnes qui n’ont pas vécu l’ensemble de leur vie en tant que femmes ne devraient pas être amenées à nous définir. Elles n’ont pas parcouru le monde en tant que femmes et n’ont pas été formées par tout ce que cela implique [6] ». Brubaker en tire la conclusion suivante :
« Bien sûr Burkett et les féministes radicales adoptent des positions opposées à celles des conservateurs culturels, et leur “essentialisme historique”, si l’on peut dire, diffère sensiblement de l’essentialisme naturaliste des conservateurs culturels. Mais les deux articulent une critique objectiviste de l’auto-identification, du volontarisme et du subjectivisme ».
14Pourtant, sans nier à Jenner la légitimité de son changement de genre, Burkett précise bien les raisons de son malaise :
« Pour moi et de nombreuses femmes, féministes ou non, une des difficultés pour rendre compte et s’engager en faveur des droits des transgenres est liée au langage que de plus en plus d’individus transgenres utilisent, à la notion de féminité qu’ils et elles mobilisent, et à leur mépris à l’égard du fait qu’être une femme signifie avoir accumulé certaines expériences, avoir subi certains outrages [7] ».
16Même nuancée, cette mise en équivalence de la position conservatrice et de la position féministe radicale pose problème. Dans le premier cas, le transgenre est dénoncé à l’aune d’une conception conservatrice de l’ordre sexuel et de la perpétuation de la domination masculine. Dans le second, la critique féministe radicale ne porte pas sur la légitimité du transgenre en tant que tel, mais bien sur le discours de légitimation du transgenre tendant à affermir les stéréotypes de genre, comme le reconnaît Brubaker, et sur la légitimité des transgenres à parler au nom des femmes dans le contexte d’une domination masculine qui tend structurellement à imposer le silence à celles-ci. De ce point de vue, le porte-parolat doit être fondé non pas sur une identité naturelle mais sur une communauté d’expériences. L’oxymore d’« essentialisme historique » ne permet pas de rendre compte de cette position, puisque le féminisme radical représente au contraire un courant d’idées radicalement anti- essentialiste.
17Le concept d’essentialisme est également mobilisé par Brubaker autour de l’affaire Dolezal, cette fois-ci pour dénoncer les tenants d’une identité noire fondée sur une communauté d’expériences qui se situent autour du pôle « volontarisme de genre combiné à essentialisme de race ». Cette position rejette l’équivalence entre l’identification de Dolezal comme Noire et l’identification de Jenner comme femme [8]. Dans cette optique, Jenner est une femme tandis que Dolezal choisit de passer pour une Noire, ce qui implique qu’elle vit dans le mensonge, fait preuve d’opportunisme, obtient des avantages matériels de son imposture et se rend coupable d’appropriation et de vol culturel. En outre, la possibilité de choisir son groupe racial est en soi une capacité inégalement répartie. Comme le souligne la juriste Jody Armour (citée p. 39) à propos du jeune Noir assassiné par la police de Ferguson (Missouri) le 9 août 2014, et dont la couleur de peau ne soulevait aucune ambiguïté, « Michael Brown ne pouvait pas être transracial ».
18Cette position est à mes yeux loin d’être essentialiste puisqu’elle fonde l’identité sur une expérience commune et non sur un fait biologique. Dans ces conditions, pourquoi écarter ou disqualifier les interrogations à propos du mensonge de Dolezal, de l’enjeu de la prise de parole, de la représentation politique des Noirs, et du privilège blanc ? Peut-on mettre sur le même plan celles et ceux qui, d’un côté, critiquent un Noir passant pour un Blanc parce que sa stratégie remet en cause la hiérarchie raciale et, de l’autre, celles et ceux qui critiquent une Blanche passant non seulement pour une Noire mais aussi pour une porte-parole de la communauté noire ? Cette mise en équivalence ne contribue-t-elle pas à masquer l’histoire des rapports de force et de domination entre les groupes qui ont façonné chacune de ces deux positions finalement très éloignées politiquement et intellectuellement ? De fait, la critique par des intellectuel·le·s noir·e·s du reverse passing semble moins s’appuyer sur une logique de contrôle de la frontière raciale que sur la prise en compte des rapports de pouvoir inégaux entre Blancs et Noirs dans l’espace des prises de parole et l’accès aux biens et aux services. L’auteur donne à ce titre des exemples particulièrement édifiants de personnes blanches usurpant une identité noire pour bénéficier des politiques d’affirmative action (p. 60), mais il met sur le même plan la longue histoire du contrôle de l’accès à la whiteness (avant et pendant les « lois Jim Crow ») et le « nouveau » contrôle de l’accès à la blackness. Il écrit ainsi : « À l’ère de l’affirmative action, cependant, l’affirmation d’une identité noire [blackness] commença à être davantage contrôlée que l’affirmation d’une identité blanche [whiteness] » (ibid.). Ce que Brubaker appelle « contrôle de la blackness » est en fait une tentative d’éviter le détournement des dispositifs en faveur de l’égalité raciale, dans un contexte où l’appartenance raciale est avant tout le produit d’une logique déclarative. Cette critique revient moins à vouloir contrôler la frontière raciale qu’à lutter contre une injustice lorsque la place qui revient – légalement, socialement et moralement – à un·e Noir·e est usurpée par un·e Blanc·he.
19Si on peut ainsi contester certaines parties de l’analyse de l’auteur, il faut cependant souligner pour finir la grande qualité de l’ouvrage. Cette réflexion ouvre des perspectives de recherche extrêmement stimulantes, notamment sur la tension entre subjectivité et objectivité des identités, sur les logiques de légitimation du passage de frontière entre catégories, et sur la sociologie de l’usage de concepts sociologiques dans le cadre de controverses auxquelles participent, entre autres acteurs, des chercheurs en sciences sociales.
Notes
-
[1]
Je remercie Paul Pasquali, Sébastien Chauvin, Julie Pagis, Manuel Schotté et Benoît Trépied pour leurs précieuses relectures de ce texte, dont les imperfections sont de ma seule responsabilité. Sa rédaction a été rendue possible par l’accueil de l’Institute for Advanced Studies in the Humanities de l’université d’Édimbourg dans le cadre du programme « EURIAS fellowship » (Marie-Curie Actions FP7).
-
[2]
Hourya Bentouhami et Nacira Guénif-Souilamas, « Avec Colette Guillaumin : penser les rapports de sexe, race, classe. Les paradoxes de l’analogie », Cahiers du genre, no 63, 2017, p. 205-219.
-
[3]
Traduction personnelle, comme pour l’ensemble des citations.
-
[4]
Voir, entre autres, Michèle Lamont et Molnár Virág, « The Study of Boundaries in the Social Sciences », Annual Review of Sociology, vol. 28, 2002, p. 167-195 ; Chantal Jaquet et Gérard Bras (dir.), La fabrique des transclasses, Paris, Puf, 2018 ; Paul Pasquali, Passer les frontières sociales. Comment les « filières d’élite » entrouvrent leurs portes, Paris, Fayard, 2014.
-
[5]
Voir par exemple Zeba Blay, « Why Comparing Rachel Dolezal to Caitlyn Jenner Is Detrimental to Both Trans and Racial Progress », Huffington Post, 2 juin 2015.
-
[6]
Elinor Burkett, « What Makes a Woman ? », New York Times, 6 juin 2015.
-
[7]
Elinor Burkett, « What Makes… », art. cité.
-
[8]
Zeba Blay, « Why Comparing… », art. cité.