Genèses 2018/2 n° 111

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Article de revue

Migrants citoyens, migrants vacanciers

Les voyages-vacances du BUMIDOM, 1965-1980

Pages 70 à 91

Notes

  • [1]
    Archives nationales (désormais AN), 19940429/29, dossier 11704, lettre de Joël C. au BUMIDOM, 22 juin 1971. L’identité du migrant est anonymisée. Les erreurs grammaticales et syntaxiques de la lettre originale ont été reproduites.
  • [2]
    AN, 19820104/1, conseil d’administration du BUMIDOM, 11 octobre 1971, déclaration de Jean-Émile Vié.
  • [3]
    AN, 19840442/8, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1981.
  • [4]
    Archives départementales de Guadeloupe, relevés de courriers de l’antenne locale du BUMIDOM, 1027 W 103.
  • [5]
    AN, 19820104/1, conseil d’administration (CA) du BUMIDOM, 30 juin 1970, intervention d’Albert Bros, administrateur-délégué du BUMIDOM.
  • [6]
    AN, 19820104/3, rapport annuel du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [7]
    AN, 19820104/1, CA du BUMIDOM, 16 juin 1971, intervention d’Albert Bros, administrateur-délégué du BUMIDOM.
  • [8]
    Voir les documents divers relatifs à cette intervention, dûment préparée, dans AN, 19760072/237-238.
  • [9]
    AN, 19820104/3, rapport sur les activités sociales du BUMIDOM, 20 décembre 1966.
  • [10]
    AN, 19940429/132, dossier 43804, dépouillé par Pierre Alayrac dans le cadre de GARP.
  • [11]
    AN, 19820104/3, CR d’activités du BUMIDOM au 31 décembre 1967, résumé de l’enquête du BDPA.
  • [12]
    AN, 19820104/3, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [13]
    AN, 19820104/1, CA du BUMIDOM, 30 juin 1970.
  • [14]
    Ibid., 19 novembre 1969.
  • [15]
    Ibid., 11 octobre 1971.
  • [16]
    AN, 19820104/3, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [17]
    Ibid., 31 décembre 1973.
  • [18]
    AN, 19920521/12, dossier des demandes d’agrément tourisme du CASODOM, rapport d’enquête de police du 22 août 1980.
  • [19]
    AN, 19940380/41, note confidentielle d’Albert Bros à l’attention du directeur du BUMIDOM, non datée, début des années 1980.
  • [20]
    AN, 19820104/1, procès-verbal du conseil d’administration du BUMIDOM du 25 juin 1969.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    AN, 19920521/12, dossier agrément tourisme du CASODOM, rapport d’enquête de police du 22 août 1980.
  • [25]
    AN, 19940380/41, note à l’attention du directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles, 30 juin 1980.
  • [26]
    AN, 19920521/12, dossier agrément tourisme du CASODOM, note manuscrite du 20 novembre 1976 ; lettre du président du CASODOM au secrétariat d’État au Tourisme, 11 octobre 1976.
  • [27]
    AN, 19940380/11, note à l’attention du directeur du BUMIDOM, 23 octobre 1980.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [31]
    AN, 19940380/11, note pour le sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, avril 1980.
  • [32]
    AN, 19940380/11, lettre du BUMIDOM au sénateur de la Martinique, Roger Lise, 20 juin 1979.
  • [33]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    AN, 19940380/11, note interministérielle, 24 octobre 1980.
  • [36]
    AN, 19940380/11, lettre de la CGT-FO au directeur du BUMIDOM, 29 mars 1979.
  • [37]
    AN, 19940380/11, note pour le sous-directeur des Affaires sociales et culturelles de l’outre-mer, 30 juin 1980 ; AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [38]
    AN, 19940380/11, lettre du BUMIDOM au sénateur de la Martinique, Roger Lise, 20 juin 1979.
  • [39]
    AN, 19840442/8, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1981.
  • [40]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [41]
    AN, 19940380/41, note à l’attention du secrétaire d’État aux départements et territoires d’outre-mer, non datée, vers 1980.
  • [42]
    AN, 19940380/11, lettre d’Air France au sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, 9 mars 1979.
  • [43]
    AN, 19940380/11, lettre du directeur général de la compagnie Air Travel au directeur du service Transports aériens de l’Aviation civile, 6 février 1980.
  • [44]
    AN, 19760072/237-238, lettre du directeur régional de l’Aviation civile aux Antilles et en Guyane au secrétaire d’État aux Transports, 11 février 1966.
  • [45]
    AN, 19760072/237-238, PV de la mission interministérielle pour le développement du tourisme dans les DOM-TOM, 24 novembre 1967.
  • [46]
    AN, 19940380/11, lettre d’Air France au sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, 9 mars 1979.
  • [47]
    AN, 19940380/11, note pour le chef de la mission Transport aérien, 10 juillet 1980.
  • [48]
    Ibid., note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [49]
    Ibid., note pour le chef de la mission Transport aérien, 10 juillet 1980.
  • [50]
    Ibid., note pour le secrétaire d’État à l’Outre-mer, 20 novembre 1978.
  • [51]
    Ibid. Au début des années 1980, Jean Fontaine, député UDR (Union des démocrates pour la République), passe au FN (Front national) et devient le premier député de cette formation.
  • [52]
    Ibid., note pour le sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, avril 1980.
  • [53]
    AN, 19820104/1, CR du CA du BUMIDOM, 22 février 1972, déclaration de Jean-Émile Vié.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Je tiens à remercier Bertrand Réau qui est à l’origine de cet article, Audrey Célestine pour sa relecture et ses nombreuses références, Philippe Pattieu pour sa relecture, ainsi que le comité de rédaction de Genèses pour ses suggestions.

1Le 22 juin 1971, Joël C. (né en 1939 à Sainte-Rose, en Guadeloupe, arrivé dans l’Hexagone en septembre 1965, où il a été maçon à Nevers, à La-Charité-sur-Loire, puis O. S. à Renault-Billancourt) demande au Bureau des migrations d’outre-mer (BUMIDOM) son rapatriement dans son île natale dans un courrier ainsi libellé :

2

« Je menne une vie miserable si il y a pas une logement pour moi je vous demande de me rapatrier avec mes enfants et ma femme jai envie de vivre comme tout le monde je suis dans le ca de devenir trè violant parceque je peu plus reste comme ça ce nest pas une vie pour moi [1] ? »

3Joël C. est un des très nombreux originaires des départements d’outre-mer (DOM) de Guadeloupe, Guyane, Martinique et La Réunion venus s’installer en métropole dans les années 1960 et 1970. Les migrations massives, à l’échelle des DOM, auxquelles il participe doivent se comprendre à l’aune des inégalités structurelles entre l’Hexagone et ces départements mais aussi au regard de la volonté des pouvoirs publics français de maintenir ceux-ci au sein de la République française. Dès les années 1950 puis au tournant des années 1960, dans le contexte de la décolonisation, les dirigeants français au sommet de l’État craignent que les fortes tensions sociales dans les DOM (crise du secteur agricole, exode rural massif, densification des quartiers populaires urbains, mouvements sociaux systématiquement réprimés), associées à la jeunesse de la population (la moitié des habitants de Martinique a moins de 20 ans en 1961), n’alimentent les partis indépendantistes locaux. Ces derniers sont alors en plein essor suite aux désillusions de la loi de départementalisation du 19 mars 1946 qui n’a pas réglé le contentieux colonial comme l’espéraient Aimé Césaire et les autres députés ultramarins de 1946. Les émeutes de 1959 en Martinique puis de 1967 en Guadeloupe confirment ces craintes (Commission d’information et de recherche historique 2016). Or après l’indépendance des colonies asiatiques et africaines puis la perte de l’Algérie en 1962, l’une des priorités politiques de l’État gaullien est au recentrage des frontières de la France sur celle de l’État-nation (Shepard 2008), y compris dans les derniers « confettis de l’empire » ultramarins qu’il importe désormais de conserver et de « nationaliser », pour des raisons tant stratégiques que de prestige (Trépied 2013). Dans le but de contrer les mouvements indépendantistes, la stratégie gaullienne vis-à-vis des DOM, élaborée notamment par Michel Debré (devenu député de La Réunion) passe alors par l’affirmation d’une égalité citoyenne entre domiens et métropolitains, notamment en matière sociale, et par l’établissement de l’État providence aux Antilles, en Guyane et à La Réunion (Finch-Boyer 2014).

4Un des moyens mis en place par Michel Debré et les dirigeants gaullistes consiste à créer en 1963 – soit moins d’un an après l’indépendance algérienne – le BUMIDOM, une société d’État ayant pour objectif d’organiser la migration vers l’Hexagone de ressortissants des DOM (Constant 1987 ; Condon 2000 ; Milia-Marie-Luce 2002 ; Célestine 2009). Sa tâche principale est de sélectionner, de former et d’organiser le voyage en métropole de jeunes hommes et femmes des départements d’outre-mer, dans une perspective politique mêlant interventionnisme étatique et paternalisme colonial. Les dirigeants du BUMIDOM sont quasi-exclusivement des métropolitains, hauts fonctionnaires, anciens préfets, tandis que le conseil d’administration de la société d’État, qui compte quatorze membres, regroupe des représentants des différents ministères concernés (dont deux pour le ministère chargé des DOM et deux pour les Finances et les Affaires économiques). Aux yeux de ce personnel issu de la haute fonction publique, la migration est perçue avant tout comme une solution d’urgence pour sortir de la situation sociale explosive prévalant dans les DOM. Le préfet Jean-Emile Vié explique ainsi en 1971, quand il devient président du BUMIDOM :

5

« Il est possible d’appeler les gens à prendre leurs responsabilités, encourager le contrôle des naissances. Ce faisant, on influera sur l’avenir mais pas sur le présent. On peut développer l’agriculture, encourager l’industrialisation, rechercher la création d’emplois secondaires et tertiaires. Les résultats ne seront cependant sensibles qu’à terme. Seule la migration a des effets immédiats [2] ».

6Cette politique qualifiée d’urgence à ses débuts dure vingt ans. Le nombre de migrants passés par le BUMIDOM dans ce laps de temps s’élève à près de 200 000, tandis qu’un nombre équivalent de domiens arrivent par leurs propres moyens en métropole au cours de la période. Ces flux migratoires représentent une part très importante de la population des DOM : en 1961, on compte 283 000 habitants en Guadeloupe, 292 200 en Martinique et 350 000 à La Réunion (Marie 2014). Au-delà des chiffres, la politique du BUMIDOM a ceci d’exceptionnel qu’elle correspond à l’encadrement inédit, dans l’histoire de France, d’une migration vers l’Hexagone par les pouvoirs publics. Elle dure jusqu’en 1982, date à laquelle la société d’État est remplacée, à l’instigation du gouvernement socialiste, par l’Agence nationale pour l’insertion et la promotion des travailleurs d’outre-mer (ANT), qui n’a plus pour objectif de développer la migration mais de favoriser, en métropole, l’insertion des originaires des DOM, et de permettre pour ceux qui le souhaitent la réinstallation dans leur département d’origine (Constant 1987).

7Dans les faits, le rôle du BUMIDOM s’apparente à celui d’un service social spécifique dévolu aux domiens, prenant en charge le voyage vers la métropole et traitant des requêtes relatives à la formation, l’emploi ou le logement. Si les objectifs quantitatifs (organiser le départ d’un maximum de migrants) et politiques (conserver les DOM à la République française) du BUMIDOM ont été remplis, la lettre de Joël C. indique que les conditions matérielles et morales de la vie des migrants ont souvent été bien plus difficiles que le discours officiel du BUMIDOM ne le suggérait. Joël C. lui-même a vu, faute de logement adéquat disponible, ses enfants retirés et placés en famille d’accueil pendant plusieurs années. Les lettres qu’il adresse au BUMIDOM, au ministre des DOM et même à deux présidents de la République successifs, témoignent de grandes difficultés sociales et d’un profond désarroi. En 1973, il finit d’ailleurs par retourner en Guadeloupe. Cet exemple n’est pas un cas isolé et le BUMIDOM s’inquiète de telles situations qui pourraient servir le discours indépendantiste de vive opposition à la société d’État, accusée de vider les DOM de ses forces vives. Ce contexte migratoire singulier oriente l’action du BUMIDOM, dans la gestion de ses migrants, vers un certain paternalisme qui inclut une dimension d’œuvres sociales.

8Dans ce domaine, outre la formation, l’emploi et le logement, le BUMIDOM développe, de façon inattendue, une activité de vacances. Inattendue car, dans l’optique d’une migration définitive, les formulaires types de départ que doivent remplir et signer les migrants stipulent bien que seul le voyage aller est payé par le BUMIDOM. Très tôt cependant, la société d’État se pose la question du financement de voyages-vacances, qui prennent une dimension particulièrement politique : ils doivent prouver que l’institution traite les migrants de façon humaine et leur fournit divers avantages, mais aussi que les velléités de retour au pays sont largement minoritaires. De fait, la société d’État a pris en charge en vingt ans presque autant de voyages-vacances qu’elle a fait venir de migrants en métropole. Ce constat, étonnant, est généralement négligé voire passé sous silence quand il s’agit d’évoquer l’action du BUMIDOM.

9Les vacances des migrants du BUMIDOM sont pourtant particulièrement intéressantes à analyser, en ce qu’elles dépassent la simple notion de loisir communément associée à cette activité : elles sont partie intégrante d’un dispositif plus large visant à contrôler les migrations venues des DOM, à en faire un instrument de maintien des DOM au sein de la République française et à rendre inextricables, malgré la distance, les liens entre DOM et métropole. Par là même, elles témoignent du statut ambigu des migrants domiens à l’intérieur de la société française : distincts des immigrés de nationalité étrangère sur lesquels s’exerce une étroite surveillance administrative en préfecture par le système des titres de séjours, ils n’en subissent pas moins une forme particulière de contrôle étatique (à travers l’action sociale du BUMIDOM) qui ne concerne pas les autres citoyens français se déplaçant à l’intérieur du territoire national. Ils semblent au fond renvoyés à une forme d’altérité – ni étrangers, ni Français « comme les autres » – dont on peut faire l’hypothèse qu’elle procède à la fois de l’éloignement géographique, du passé esclavagiste et colonial de leurs territoires d’origine, mais également d’une assignation racialisée en tant que « Noirs ». L’objet « voyages-vacances du BUMIDOM » offre ainsi l’opportunité d’appréhender sous un angle original la « question postcoloniale » en France à partir d’une réflexion sur les modes pratiques de (re)production coloniale de la différence à l’œuvre dans les années 1960 et 1970 vis-à-vis de populations qui, descendantes d’anciens esclaves devenus citoyens, sont toujours restées au sein de la République française (Guyon et Trépied 2013).

10Cet article s’attachera tout d’abord à analyser, à partir des caractéristiques des migrants du BUMIDOM, la manière dont la société d’État a intégré à son action l’organisation de voyages-vacances et comment ces derniers ont contribué en retour à la légitimation de sa politique. Puis nous verrons comment les voyages-vacances du BUMIDOM sont brutalement remis en cause à la fin des années 1970, suite à un changement tarifaire d’Air France. Cet événement, qui a de profondes implications sur le BUMIDOM, n’est pas un aléa fortuit mais témoigne d’un changement des priorités au sommet de l’État concernant la politique dans les DOM, avec des conséquences économiques aboutissant au sacrifice des vacanciers BUMIDOM.

Sources mobilisées

Cet article est le fruit d’un travail en cours sur l’histoire du BUMIDOM. Il s’appuie à ce stade sur les archives de la société d’État conservées aux Archives nationales ainsi que sur les archives départementales de Martinique et de Guadeloupe. Afin d’accéder à la voix des migrants eux-mêmes au-delà de ces sources institutionnelles, une série d’entretiens auprès d’anciens migrants a été initiée, même si elle s’avère encore trop limitée pour être exploitée dans cet article. Nous disposons également de rapports individuels sur les migrants conservés aux Archives nationales sous la forme de 300 cartons d’archives correspondant à un dixième des dossiers. Une partie a été dépouillée dans un cadre de travail collectif, celui du séminaire « Générations d’Antillais en région parisienne » (GARP) organisé par Jennifer Bidet et Anton Perdoncin et coordonné par Audrey Célestine, Séverine Chauvel, Muriel Cohen, Amélie Grysole, Stéphanie Guyon et Sylvain Pattieu.

Encadrer les migrants par les vacances

11En 1973, dix ans après la création du BUMIDOM, alors que le nombre annuel de migrants atteint son apogée, 9 000 billets de vacances sont délivrés par la société d’État, tandis que 2 200 vacanciers supplémentaires partent, sur des places prises sur le contingent de la société d’État, par l’intermédiaire du Comité d’action sociale en faveur des originaires d’outre-mer (CASODOM), une association proche du BUMIDOM. Ces prérogatives vacancières, pour des organisations vouées à l’organisation d’une migration, n’avaient pas été imaginées lors de la création du BUMIDOM. Pourtant, en 1981, au crépuscule de son existence, la société d’État affiche au nombre de ses missions les démarches pour obtenir « un tarif aérien avantageux permettant aux migrants ayant des ressources modestes, de maintenir les liens avec leur département d’origine [3] ».

12La question des liens entre migration et tourisme a fait l’objet de très nombreux travaux en sciences sociales, depuis le cas des descendants d’esclaves visitant le Ghana (Bruner 1996 ; Holsey 2010) jusqu’à ceux des immigrés irlandais (Legrand 2002 ; Nash 2008) ou indiens (Goreau-Ponceaud 2010). Concernant la France, Jennifer Bidet et Lauren Wagner (2012) ont étudié les vacances « au bled » des jeunes Français issus de l’émigration maghrébine sous l’angle de l’identité diasporique, Julia Ponrouch (2009) celle du retour au pays, bien des années après, des Cambodgiens de France, tandis que Francesca Sirna (2009) et Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily et Michel Poinard (1997) se sont intéressés aux pratiques, plus proches dans le temps de la migration, des immigrés italiens et portugais. Les vacances des migrants du BUMIDOM des années 1960 et 1970 se rapprochent de ces deux derniers exemples mais présentent, au regard de cette vaste littérature, la particularité d’un encadrement très fort par une société d’État directement liée au gouvernement français.

Le deuxième âge des migrations des « vieilles colonies »

13Par analogie avec les « trois âges de l’émigration algérienne » décrits par Abdelmalek Sayad (1977 : 61), la venue massive dans l’Hexagone, au cours des années 1960 et 1970, de Français issus des DOM, pour l’essentiel d’origine populaire, pourrait correspondre à un « deuxième âge » de ces migrations en provenance des Antilles et de la Réunion. Avant la Seconde Guerre mondiale, le « premier âge » de la migration est surtout le fait d’intellectuels et d’enfants des classes moyennes ou supérieures envoyés étudier en métropole, tandis que les trajectoires populaires, rares, correspondent à des professions bien particulières liées à la navigation ou à l’armée (Ndiaye 2008 ; Pattieu 2009a). À partir du début des années 1960, alors que 100 000 Antillais et Réunionnais vivent déjà en métropole, le BUMIDOM correspond au versant encadré de ce deuxième âge de la migration en provenance des « vieilles colonies ». Les migrants concernés par ce dispositif étatique, dont un tiers sont des femmes, appartiennent aux classes populaires, souvent à des milieux très pauvres (Pattieu 2017a). Se pose alors la question, définie par Sayad à propos de l’émigration algérienne, de « la relation entre le système des dispositions des émigrés et l’ensemble des mécanismes auxquels ils sont soumis du fait de l’émigration » (Sayad 1977 : 60).

14Les raisons des migrations domiennes sont clairement liées, du côté des migrants, à des causes économiques, recherche d’emploi et espoir d’une ascension sociale même limitée, ainsi que le laissent transparaître les différents dossiers individuels et les lettres adressées aux antennes locales du BUMIDOM [4]. Il est cependant difficile d’obtenir une répartition précise des catégories socio-professionnelles des migrants BUMIDOM, les statistiques ne les distinguant pas des autres migrants domiens venus par leurs propres moyens (d’un nombre quasi-équivalent sur la période). Il est généralement convenu que la population domienne vivant dans l’Hexagone compte une forte proportion d’emplois dans la fonction publique : au milieu des années 1980, les actifs venus des DOM sont ainsi plus de la moitié à être salariés dans le secteur public, contre un tiers seulement pour la population totale (Marie 1988). Ces emplois correspondent aux trois quarts à des postes peu qualifiés (catégories C et D), notamment dans les hôpitaux, l’administration, les établissements scolaires, les PTT ou la police. Parmi les salariés du secteur industriel privé, une majorité est O. S. Selon une enquête INSEE réalisée en 1968, les migrants domiens installés en métropole après 1962 sont plus jeunes et dotés d’un niveau de diplôme moins élevé que ceux qui les ont précédés avant 1962 (Condon 2008). Parmi les migrants hommes, près de 50 % des Guadeloupéens et 40 % des Martiniquais sont ouvriers (fonction publique et secteur privés confondus). 45 % des migrantes occupent quant à elles des emplois de service, dont 12 % comme domestiques. Beaucoup d’entre elles suivent à leur arrivée une formation à la vie domestique dans le centre de Crouy-sur-Ourcq, en Seine-et-Marne. Les données issues d’enquêtes ultérieures confirment ces caractéristiques générales sans apporter de précisions entre migrants venus par le BUMIDOM et autres migrants (Temporal et Marie 2011). Les sources internes au BUMIDOM suggèrent que ses migrants correspondent à ces caractéristiques générales, avec sans doute une orientation plus forte vers le secteur industriel. L’objectif affiché par la société d’État est de mettre en place une migration de travail « diversifiée allant de l’ouvrier qualifié à l’ouvrier spécialisé » et elle s’intéresse particulièrement aux migrants les moins diplômés, jusqu’à mettre en place des formations spécialisées dans des centres dédiés [5]. Plus de 20 000 migrants sont envoyés dans des centres de formation professionnelle pour adultes, en particulier dans les secteurs industriels du bâtiment et de la métallurgie (Pattieu 2017a). Des entreprises, notamment automobiles, recrutent aussi directement dans les DOM des ouvriers qui sont ensuite transportés par le BUMIDOM.

15Au-delà des considérations politiques et des craintes liées aux mouvements indépendantistes, les migrants des DOM répondent donc à des besoins de main-d’œuvre peu qualifiée dans les services publics (où la nationalité française est requise) et dans le secteur privé, notamment industriel. La nécessité de recruter hors métropole est sous doute accrue par le contexte d’insubordination ouvrière des années post-68, avec l’espoir d’une main-d’œuvre domienne plus docile (Vigna 2007). Cet espoir est parfois déçu, comme le déplore en 1971 l’entreprise Michelin à Troyes, qui décide d’embaucher des Portugais plutôt que des Martiniquais après que les seconds se soient syndiqués à la CGT [6].

16Le statut des migrants domiens est donc fort différent de celui des Algériens décrit par Sayad : ils n’arrivent pas en métropole en tant que sujets coloniaux mais comme citoyens français à part entière. À ce titre, ils disposent de davantage de droits et de débouchés professionnels dans la fonction publique et sont moins soumis au contrôle de l’administration. Malgré les inégalités profondes entre DOM et métropole, le BUMIDOM dispose en effet de moyens de pression limités sur ses migrants et par conséquent d’une emprise faible sur eux, comme on peut le percevoir en matière de logement (Pattieu 2017b). Il ne s’agit pas pour autant de migrants similaires à ceux d’autres départements français se déplaçant à travers l’Hexagone. Les dirigeants du BUMIDOM eux-mêmes, s’ils tentent de banaliser la migration domienne en la comparant à celle des Bretons, Corses et autres Auvergnats, reconnaissent lui appliquer une politique spécifique « sans commune mesure avec ce qui est fait pour d’autres migrations », qu’ils justifient par la situation « particulière » d’éloignement des îles [7].

17Dans ces conditions, les vacances apparaissent très vite pour le BUMIDOM comme un moyen de tenir compte de cette spécificité tout en organisant un domaine dans lequel les migrants, une fois en métropole, dépendent encore de la société d’État.

Les vacances des migrants, une « nécessité sociale »

18Dès 1964, un an à peine après la création du BUMIDOM, le député de Paris Pierre Bas, ancien administrateur civil de l’Afrique équatoriale française, d’obédience gaulliste, considéré avec Jacques Foccart comme l’un des plus influents spécialistes de l’Afrique de son époque, demande à l’Assemblée nationale, lors de la séance des questions au gouvernement, l’instauration pour les migrants des DOM d’un système comparable aux billets de congés payés populaires des chemins de fer [8]. Le profil de ce député souligne combien la question des DOM est encore profondément liée à la question coloniale. Mais son insistance sur les revenus modestes des migrants antillais, renforcée par l’étonnante référence à 1936 et à une mesure mise en place par le Front populaire, est aussi révélatrice de la prise de conscience, pour les tenants du BUMIDOM, du problème qui se pose à eux : alors qu’ils conçoivent la migration comme définitive, au point de favoriser le regroupement familial pour assurer son caractère durable, la perspective d’une rupture brutale avec le département d’origine, pour des migrants souvent très jeunes, parfois mineurs, et par ailleurs citoyens français, est difficile à assumer politiquement et humainement. S’il s’agit bien de garder les DOM au sein de la République, il est aussi important de ne pas donner de prise aux critiques fortes contre le BUMIDOM qui l’accusent de déraciner les migrants.

19La question d’un retour ponctuel des migrants, sous forme de vacances, est donc envisagée rapidement comme une « nécessité sociale », élargissant le domaine d’intervention de la société d’État en matière d’œuvres sociales [9]. Le BUMIDOM dispose déjà de tarifs préférentiels de la part d’Air France pour les voyages allers des migrants. De nouvelles négociations sont menées afin d’obtenir des tarifs avantageux pour des séjours de vacances. Le ministre des DOM intervient auprès de celui des Transports, la location d’avions spéciaux pour les migrants BUMIDOM est même envisagée un temps. Les premiers tarifs, avec des restrictions concernant les dates de voyage et les possibilités d’annulation ou d’échange, sont proposés dès 1965, concernant seulement une trentaine de personnes, puis quelques centaines en 1966 et 1967. Des garanties leurs sont demandées : ainsi Martin G., peintre en bâtiment, se rend à La Réunion par bateau avec sa femme pour de longues vacances, entre le 18 novembre 1967 et le 25 mars 1968. Il doit fournir une attestation de poursuite d’emploi de la part de son employeur, ainsi qu’un engagement de son propriétaire certifiant qu’il pourra reprendre son appartement à son retour en métropole [10].

20Avec ces premières expériences limitées, la société d’État constate que, contrairement à ses inquiétudes, les vacances aux Antilles ou à La Réunion ne sont pas un prétexte pour ne pas retourner en métropole. Les migrants qui participent à de tels séjours reviennent ensuite en France hexagonale. Les enquêtes menées par le Bureau du développement de la production agricole (BDPA, organisme qui a inspiré Michel Debré dans sa création du BUMIDOM, qui par la suite coopère avec la société d’État et lui survivra) vont dans le même sens :

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« Dans leur très grande majorité, les migrants considèrent leur établissement en métropole comme durable, souhaitent faire venir leur famille et de proches parents mais estiment indispensable de pouvoir garder le contact avec leur département d’origine, notamment en y allant en vacances [11] ».

22Mener une politique de vacances devient alors pour le BUMIDOM un moyen de veiller au bon équilibre psychologique des migrants, de leur éviter le « mal du pays » et partant de s’assurer qu’ils restent en métropole. Les négociations avec Air France permettent de baisser les tarifs jusqu’à obtenir des prix inférieurs de 30 à 40 % à ceux des autres billets. Chaque année, la compagnie aérienne alloue un nombre croissant de places au BUMIDOM qui se charge de les répartir parmi les migrants. Le cap des 5 000 voyages est dépassé en 1970 et à la fin de la décennie ce sont plus de 20 000 et jusqu’à 25 000 voyages qui sont gérés chaque année par la société d’État (Figure 1).

Figure 1

Voyages-vacances organisés par le BUMIDOM

Figure 1

Voyages-vacances organisés par le BUMIDOM

Sources : AN, 19940380/19, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1979 et rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1980 ; AN, 19840442/8, rapport d’activité au 31 décembre 1981.

23Les instructions ministérielles du secrétariat à l’Outre-mer intègrent désormais explicitement cette dimension parmi les missions et les charges du BUMIDOM :

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« La société d’État devra aussi s’efforcer de conserver un contact étroit avec les migrants afin qu’ils ne se sentent pas isolés et qu’ils puissent assurer leurs regroupements familiaux dans des conditions matérielles décentes. Les migrants doivent être suivis aussi longtemps que possible par le BUMIDOM après leur arrivée en métropole, de façon à limiter au maximum les échecs et à ce que la mise en œuvre de la politique de migration s’inscrive bien dans la perspective d’une promotion sociale. Dans ce même état d’esprit, je voudrais voir se développer le système des voyages-vacances dont les premiers résultats sont très satisfaisants, le maintien des contacts familiaux apparaissant comme le complément humain nécessaire à la migration [12] ».

25Il existe un aspect moins idyllique à ce « complément humain » : les voyages-vacances sont un des rares moyens de pression dont dispose le BUMIDOM sur les migrants une fois qu’ils sont installés en métropole. La question du remboursement des prêts, notamment, est importante. Ceux-ci sont accordés initialement au titre d’aide au voyage pour le migrant ou un membre de sa famille, au moment de l’installation dans un appartement, pour le paiement d’une caution, d’un premier loyer ou pour l’achat de meubles. Mais le BUMIDOM rencontre des difficultés constantes pour obtenir leur remboursement, un prêt sur six restant impayé, même quand sont demandées comme garantie des autorisations de cession sur salaire : les migrants changent d’employeur, déménagent, et pour une part d’entre eux ne se sentent pas redevables ou développent du ressentiment vis-à-vis de la société d’État. Dans ce cadre, l’organisation des voyages-vacances constitue un moyen de pression efficace pour obtenir le remboursement des contentieux, puisque seuls les migrants s’en étant acquittés sont autorisés à bénéficier des tarifs avantageux. Au début des années 1970, le taux de remboursement passe d’un sixième à un tiers des sommes prêtées principalement grâce au développement des voyages-vacances [13]. Le BUMIDOM le reconnaît crûment :

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« Notre meilleur atout contre les défaillants nous est apporté par les possibilités voyages-vacances que nous offrons aux migrants, car le fait que nous exigions des demandeurs de places qu’ils règlent leurs dettes échues augmente sensiblement le nombre de remboursements [14] ».

27Les vacances consacrent donc la volonté d’un contrôle, même limité, de populations issues de l’ancien monde colonial. Elles fournissent aussi des arguments pour contrer, justement, les accusations de colonialisme portées par les indépendantistes.

Une démonstration politique par les vacances

28En 1971, le nouveau président du BUMIDOM, le préfet Jean-Emile Vié, livre en guise de discours d’intronisation sa conception d’une migration qui n’est « acceptable et légitime que si elle se situe dans une perspective de promotion sociale et […] si elle bénéficie d’un certain environnement social dont, en particulier, les possibilités de voyages-vacances [15] ». La politique du BUMIDOM est censée être la démonstration éclatante, à l’encontre des velléités séparatistes locales, de la façon dont la République française accueille et prend soin de ses citoyens des DOM. Ses opposants indépendantistes n’y voient au contraire que la confirmation de relations profondément inégales : la migration est présentée comme un pillage de la main-d’œuvre et de la jeunesse des DOM, tandis que les difficultés et la situation précaire de nombreux migrants sont également imputées au BUMIDOM.

29L’action du BUMIDOM en faveur des voyages-vacances est plus difficile à attaquer. Elle apparaît pour ses dirigeants comme un moyen de désamorcer une partie des critiques, de faire la preuve de l’« action généreuse de la métropole », comme une « réponse efficace à l’objection d’éloignement définitif mis en avant contre la politique de migration [16] ». La politique de voyages-vacances du BUMIDOM présente l’avantage de consacrer le caractère volontaire de la migration, puisque les vacanciers, loin de profiter d’un effet d’aubaine, retournent dans l’Hexagone. D’autre part, leur présence dans les DOM permet de contredire les discours indépendantistes qui dénoncent la politique du BUMIDOM comme une migration forcée et mettent en avant la misère supposée des migrants en métropole. S’ils sont capables de revenir, c’est que leur situation n’est pas si déplorable. Enfin, par les voyages-vacances, le BUMIDOM transforme les migrants en vacanciers dans leur propre pays, voués à une présence éphémère, et l’existence même de ces vacances participe donc au caractère définitif de la migration. Les migrants-vacanciers en viennent, à leur insu, à incarner le projet du BUMIDOM, et leurs voyages constituent la preuve de leur adaptation à un nouveau mode d’existence :

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« Une première preuve ressort incontestablement des accroissements numérique et proportionnel des regroupements familiaux. Si les travailleurs implantés regrettaient leur décision, ils économiseraient pour prendre un billet de retour. Ils n’investiraient pas des sommes importantes pour louer et équiper des logements, ils ne verseraient pas, pour faire venir leurs familles en métropole, des participations dont le montant est, souvent, supérieur à ce que leur auraient coûté leurs propres passages. Le développement constant des voyages vacances apporte une seconde preuve. En 1973, 12 092 billets ont été délivrés par le BUMIDOM, tandis que 4 076 vacanciers partaient, sur des places prises sur le contingent de la société d’État, par l’intermédiaire du CASODOM. Et ces 16 168 partants – plus nombreux que les arrivants établis la même année – sont tous revenus en métropole leur congé expiré [17] ».

31De telles vacances ne permettent pas seulement de légitimer le BUMIDOM mais elles lui permettent aussi de conforter les positions d’associations alliées qui interviennent dans la diaspora domienne en métropole, tout en suscitant des tensions entre la société d’État et ces organisations qui lui sont pourtant favorables.

Conforter par les vacances des associations alliées

32L’action principale du BUMIDOM intervient dans les débuts du processus de migration (acheminement, formation et placement) et, si on excepte cette question des vacances, l’action sociale sur le long terme est largement déléguée par le BUMIDOM à des associations majoritairement dirigées par des originaires des DOM, souvent proches des réseaux gaullistes. L’une des plus importantes associations est le CASODOM, créé en 1956 et présidé à la fin des années 1970 par un membre du RPR (Rassemblement pour la République) [18]. Le BUMIDOM paye le salaire des deux assistantes sociales de l’association. Or, l’importance des voyages-vacances est telle qu’elle suscite des convoitises et des concurrences au sein même des milieux favorables au BUMIDOM.

33Dès 1968, trois ans après les premiers voyages-vacances, le CASODOM demande à être associé en utilisant une partie du contingent de places du BUMIDOM. Il tente d’obtenir des activités séparées et un contingent de places particulier. Il réclame enfin, sans succès, que la société d’État soit dessaisie, à son profit, des voyages-vacances [19]. Au cours de cette vaine tentative, le CASODOM va jusqu’à démarcher des compagnies aériennes étrangères afin d’organiser de nouvelles liaisons Antilles-métropole mais il se heurte à un refus ferme du secrétariat général de l’Aviation civile [20]. Le BUMIDOM voit d’un très mauvais œil cette volonté d’une association qui, si elle lui préexistait, est censée se situer dans une relation subordonnée, dépendant même en partie de ses subventions :

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« Le CASODOM vient d’effectuer des démarches auprès du secrétariat général des DOM et auprès d’Air France afin d’obtenir le monopole des voyages-vacances, le BUMIDOM se voyant retirer toute initiative en ce domaine. Le BUMIDOM qui est à l’origine de cette opération n’a pas le droit de renoncer à une activité qui est un élément essentiel de sa politique sociale et qui permet de présenter la migration sous l’aspect humain qu’elle a pris. Il ne serait pas équitable de lui retirer tous les aspects bénéfiques ou favorables de son action et de ne lui laisser que ce qui est sujet à attaques ou critiques. La migration doit constituer un tout [21] ».

35Le BUMIDOM refuse de se laisser déposséder d’un des seuls moyens dont il dispose pour revaloriser son image. Un accord est néanmoins trouvé avec Air France pour associer le CASODOM tant que la société d’État reste « seule responsable de la délivrance des bons individuels de transport et de leur règlement [22] ». Le BUMIDOM s’assure que ses « initiatives et concours […] ne seront pas dissimulés aux bénéficiaires » et exige la vérification systématique « que les éventuels vacanciers sont dans une situation régulière vis-à-vis du service de prêts du BUMIDOM [23] ». Il envisage en représailles de proposer à deux autres associations de s’occuper d’une partie des voyages. Le CASODOM rentre finalement dans le rang et une partie des allotements consentis par Air France lui sont attribués par le BUMIDOM. Le nombre de voyageurs traités par l’association dépasse les 2 000 en 1970 pour atteindre presque 10 000 en 1978.

36Si la mission dévolue au CASODOM était initialement celle d’un accompagnement social des migrants, l’activité touristique devient rapidement un des piliers de son fonctionnement. Elle est un moyen d’augmenter le nombre d’adhérents et les ressources puisque l’adhésion à l’association est un préalable pour bénéficier des voyages. Une partie de son travail administratif est alors consacrée au tourisme [24]. Le CASODOM organise ainsi près de 40 000 voyages de 1968 à 1978 et les ristournes consenties par Air France, ainsi que les cotisations liées aux opérations de réservation, représentent environ un tiers des ressources financières de l’association [25]. L’association d’accompagnement social de la migration est devenue également une association de tourisme, tirant de cette deuxième activité des bénéfices bien plus substantiels. Cette évolution la conduit à demander, au début de l’année 1976, l’agrément du secrétariat d’État au Tourisme. Il est sèchement refusé après avis défavorable du Comité consultatif des associations et groupements sans but lucratif organisant des voyages, le ministère concerné considérant le CASODOM, « créé pour étayer l’action du BUMIDOM en offrant des services à tous les originaires », comme un simple « revendeur » de billets d’avion [26]. L’association n’obtient finalement cet agrément qu’en février 1981.

37Préoccupation inexistante puis marginale dans les débuts de la migration, les voyages-vacances deviennent donc un élément important du dispositif de migration articulé autour du BUMIDOM, faisant intervenir la compagnie nationale Air France, la société d’État et le CASODOM. Cette intervention des pouvoirs publics dans les vacances de ces migrants, à travers le BUMIDOM, n’est pas anodine par rapport à d’autres populations dont le « retour au pays » occasionnel relève de l’initiative strictement privée et familiale. Il s’agit bien d’une modalité d’un dispositif plus large visant à assurer les liens entre les DOM et la métropole. C’est aussi un moyen d’assurer des ressources à une association alliée comme le CASODOM. Mais la contrepartie est, dans une relation mimétique de la situation coloniale, un contrôle du dispositif par les hauts commis de l’État qui dirigent le BUMIDOM, maintenant les élites associatives issues des DOM dans un rôle subordonné.

38La remise en cause soudaine de ce dispositif, à la fin des années 1970, participe d’un affaiblissement plus général du projet construit autour du BUMIDOM et témoigne de la manière dont priment de nouveaux enjeux dans les relations entre l’ancien État impérial et ses territoires outre-mer.

1978, la crise du dispositif vacancier du BUMIDOM

39En octobre 1980, des représentants de l’Union générale des travailleurs réunionnais en France (UGTRF), syndicat créé en 1963 et proche du Parti communiste réunionnais, rencontrent de façon officielle des cadres dirigeants d’Air France pour leur exprimer leur mécontentement suite à la hausse des tarifs aériens intervenue l’année précédente [27]. L’UGTRF dénonce à cette occasion la « chasse organisée et à grands frais des touristes [28] ». Albert Bros, ancien dirigeant du BDPA et du BUMIDOM, s’émeut alors de l’action de ce syndicat, l’un des plus vifs opposants au BUMIDOM :

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« Le mécontentement généralisé et croissant […] créé en milieu migrant par la suppression des voyages-vacances, lui a permis de réaliser une percée et de retrouver une partie de l’influence qu’elle [l’UGTRF] avait perdue au cours des dernières années en raison, notamment, de l’action du BUMIDOM qui intervient avec une certaine efficacité sur le plan social [29] ».

41Si l’UGTRF peut se targuer à cette occasion d’être « l’unique défenseur des migrants sacrifiés par les pouvoirs publics », c’est que la compagnie Air France a annoncé de façon unilatérale, en novembre 1978, la fin des tarifs voyages-vacances du BUMIDOM. À la place, elle propose un tarif « Voyages pour tous » qui, en haute saison, correspond concrètement, pour les anciens vacanciers BUMIDOM, à une augmentation du billet d’avion de 30 % pour les Antilles et de 40 % pour la Réunion [30].

42Une telle décision bouleverse le dispositif vacancier mis en place par le BUMIDOM, dans un contexte déjà difficile pour la société d’État, puisque la migration encadrée qui avait été sa raison d’être connaît un sérieux coup de frein, alors que le nombre de migrants était jusque-là en constante augmentation. Il s’agit de comprendre dans cette deuxième partie la manière dont l’abandon de tarifs spéciaux pour les migrants du BUMIDOM a été mis en œuvre, les conséquences sur le BUMIDOM et le CASODOM, et d’analyser les ressorts profonds qui conduisent à fragiliser le projet défini en 1963 au nom du changement des priorités politiques et de nouvelles orientations économiques.

Une hausse tarifaire brutale et irréversible

43La décision prise par Air France est totalement inattendue pour le BUMIDOM et le CASODOM. Ce dernier notamment mise encore, lors de ses assemblées générales de 1978, sur un développement continu du nombre de voyages-vacances. Les voyages allers des migrants sont peu touchés par la mesure : la réduction reste pour eux de l’ordre de 30 %, au lieu des 40 % précédents [31]. En revanche les vacanciers des classes populaires issus des DOM, qui disposaient de réductions importantes quand leurs revenus étaient inférieurs à 4 500 francs mensuels, sont cruellement atteints [32]. De tous les voyageurs se rendant dans les DOM, seule la catégorie des migrants aux revenus modestes subit une hausse des tarifs des voyages [33]. Ils sont nombreux à ne plus disposer des moyens de payer de telles sommes et à « renoncer à des voyages familiaux qui leur sont chers car ils tiennent à maintenir des liens affectifs avec leur département d’origine [34] ».

44Le BUMIDOM adopte alors une motion qui correspond à son caractère institutionnel : son président est chargé d’alerter les pouvoirs publics, au niveau national, sur la gravité de la situation. Il doit également négocier avec Air France et éventuellement avec des compagnies de charters [35]. Le secrétaire d’État aux DOM soutient le BUMIDOM et s’adresse directement à son homologue des Transports. La mesure entraîne même une réaction et une demande d’explication de la part d’une confédération syndicale métropolitaine comme la CGT-FO [36]. Toutes ces démarches demeurent cependant sans résultats et Air France maintient sa position. La chute du nombre de voyageurs qui partent avec le BUMIDOM est alors spectaculaire, puisqu’il passe de 25 000 en 1979 à 11 670 en 1980, quand les hausses tarifaires entrent véritablement en application. Trois propositions formulées par le BUMIDOM en guise de compensation sont refusées : introduire dans la grille d’Air France un tarif social métropole-DOM, correspondant à une réduction de 300 francs sur les billets des migrants ; octroyer au BUMIDOM une « ristourne d’agence », analogue à celle concédée aux sociétés commerciales privées, afin de « donner à la société d’État un volant d’intervention sociale plus significatif » ; verser au BUMIDOM une subvention de deux millions de francs pour aider les vacanciers les plus modestes à payer leurs billets [37].

45En définitive, alors que le BUMIDOM escomptait que l’initiative de la compagnie nationale serait jugée inconsidérée, Air France apparaît bel et bien soutenue dans sa démarche par les pouvoirs publics et il semble même qu’elle supprime le tarif voyages-vacances « à la demande du gouvernement [38] ». Les diverses tentatives pour revenir sur cette décision sont des échecs [39]. Tout au plus quelques prérogatives lui sont-elles conservées, notamment la possibilité pour le BUMIDOM de réserver à l’avance, à destination de ses migrants, un contingent de places. Les réflexions du BUMIDOM prennent alors étrangement les accents de ceux qui ont contesté son action : le changement des tarifs d’Air France est accusé de transformer « une migration à caractère temporaire, coupée par des voyages familiaux dans le département d’origine, en un déracinement » et, aucune solution n’intervenant, le gouvernement est « rendu responsable d’une situation que les implantés des DOM considèrent comme discriminatoire [40] ».

46Le CASODOM est touché de plein fouet par ces changements. Les voyages organisés par l’association passent en quelques mois de près de 10 000 à moins de 2 000, inaugurant la crise profonde des associations de tourisme social dans les années 1980 (Pattieu 2009b). Son activité voyages-vacances se réduit de 75 % [41]. La diminution des cotisations d’adhésion et des remises d’Air France est évaluée à une perte de 500 000 francs par an. Les difficultés financières compromettent gravement l’avenir de son service voyages-vacances.

47La hausse des tarifs d’Air France apparaît alors crûment comme un sacrifice délibéré, même s’il n’est pas affiché explicitement, des voyages-vacances des migrants BUMIDOM et, partant, une fragilisation du projet tout entier porté par le BUMIDOM. Reste à comprendre au nom de quelle politique il est mené.

Le développement touristique des DOM au détriment des migrants-vacanciers

48Quand il s’agit de justifier sa nouvelle politique tarifaire, « approuvée par les autorités de tutelle », la compagnie Air France expose sans tergiverser, après le rappel de l’augmentation du prix du kérosène due aux deux crises pétrolières, les enjeux profonds de telles mesures :

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« Il était devenu impératif pour Air France d’échapper à la logique d’un système selon lequel l’équilibre économique des lignes à destination d’outre-mer était obtenu par une péréquation entre les hauts et les bas tarifs, ce système ayant atteint les limites du tolérable pour les passagers voyageant à des tarifs élevés […]. Nous avons pu […] construire le produit Air France, bon marché, destiné à créer de nouvelles clientèles, ouvert au grand public sans distinction [42] ».

50Les « nouvelles clientèles » et l’ouverture au « grand public » s’opposent directement aux vacanciers-migrants du BUMIDOM. Le cadre dirigeant d’une société de transport aérien désireux d’obtenir l’autorisation d’ouvrir des lignes charters en direction des Antilles va encore plus loin dans cette opposition entre les types de voyageurs et exprime explicitement les non-dits de la décision d’Air France :

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« La réussite commerciale du Vol Vacances sur les Antilles n’est plus à démontrer et, malgré les prix élevés pratiqués par la Compagnie nationale, le succès est tel, que l’on trouve avec difficultés des sièges pour les vrais touristes. Les hôteliers, dont la vocation est de s’agrandir, voient leur portion de marché rétrécir surtout depuis que les Américains se restreignent. Air France est déjà complet pour une grande partie de la période d’été par le trafic ethnique qui réserve plus tôt ses sièges. Doit-on pénaliser le tourisme dans les DOM-TOM ? Doit-on dévier les Français vers d’autres îles et voir nos devises partir ailleurs [43] ? »

52Les migrants de retour pour les vacances vers leur département d’origine, renvoyés à un « trafic ethnique », ne sont pas de « vrais touristes », par opposition à ceux qui occupent et font tourner les hôtels. Mieux vaut, pour l’économie des DOM, remplir les avions avec les seconds qu’avec les premiers. La violence du propos tient d’abord à la racialisation des vacanciers d’origine domienne sous le vocable « ethnique ». Il est frappant de constater que ce cadre dirigeant (non pas d’Air France mais d’une compagnie aérienne privée) se sente autorisé à utiliser ces termes dans une lettre adressée au ministère des Transports comme s’ils allaient de soi – et que cette expression n’appelle d’ailleurs en retour aucun commentaire de la part du ministère. Cette désignation reflète la manière dont les originaires des DOM sont renvoyés à une altérité par rapport aux autres citoyens français : cette altérité débouche ici sur une racialisation explicite qu’on retrouve dans d’autres occurrences à la même époque, sous la plume de cadres des PTT ou du côté de bailleurs et de particuliers en ce qui concerne le logement (Pattieu 2017a ; 2017b).

53Ces représentations condescendantes renvoient à de réelles conceptions économiques. Dès le milieu des années 1960, la chambre économique de la Martinique considérait ainsi que « seul le développement de l’industrie touristique pouvait constituer un revenu relativement important et employer le plus grand nombre de personnel [44] ». Dans cette perspective, afin de créer un courant entre la métropole et les Antilles, il importe d’abaisser le coût du transport pour favoriser le développement économique et touristique : « la Martinique a besoin d’éclater ses frontières et d’arriver de plain-pied sur le Marché commun ». S’il n’apparaît pas pour la même époque dans les archives, un tel raisonnement vaut sans doute pour La Réunion. Au-delà des acteurs économiques, une mission interministérielle se penche quelques mois plus tard en des termes semblables sur la question [45]. Pour le représentant de la Caisse centrale de coopération économique, « le développement du tourisme correspond à une nécessité économique aux Antilles », avec la « création d’une infrastructure générale touristique ». Selon le préfet de La Réunion, l’île « se visite en cinq jours, et les touristes ne feront pas 13 000 kilomètres en venant d’Europe pour une visite de cinq jours ». Pour celui de la Guadeloupe, « on s’y ennuie : il n’y a aucune possibilité de se distraire ». Il y a dès lors nécessité d’« une organisation qui fasse venir les touristes ». La venue du Club Méditerranée à La Réunion et en Martinique est envisagée pour développer le tourisme, européen ou canadien. Le manque d’installations de loisirs comme les casinos ou les golfs est rendu responsable du faible taux de remplissage des hôtels, incompatible avec leur rentabilité. Le tourisme est l’« espoir numéro un » des DOM, alors que les touristes vont dans d’autres îles des Caraïbes et ne restent pas dans les Antilles françaises. Parmi les diverses tares responsables de cette utilisation, organisation, publicité, mauvaise gestion et service médiocre des hôtels, la cherté des transports est mise au premier plan.

54Il existe donc dès la fin des années 1960 des intérêts économiques qui se soucient de la question des tarifs aériens et envisagent une réduction pour faire venir des touristes. Cependant, alors que la situation sociale est encore tendue, priorité absolue est donnée au projet d’urgence du BUMIDOM. Il s’agit, face aux critiques dont la société d’État est l’objet, de donner corps à une politique sociale démontrant son souci de l’intérêt des migrants. Il est alors important que les migrants-vacanciers, plus que les touristes, puissent bénéficier de tarifs de vacances avantageux.

55Une décennie plus tard, l’effervescence sociale est largement retombée. D’un point de vue économique, l’importation d’une main-d’œuvre peu qualifiée, avec la fin du plein-emploi et l’essor du chômage, n’est plus souhaitable. Au niveau politique, les velléités d’indépendance des DOM semblent moins menaçantes. Le projet BUMIDOM est en perte de vitesse, le nombre de migrants passés par ses services en chute libre : il se situe pour la première fois depuis longtemps sous la barre des 10 000 individus. Le BUMIDOM est une institution en bout de course, que le gouvernement socialiste pourra sans rencontrer d’opposition transformer en ANT en 1982, modifiant profondément ses missions : il ne s’agira plus d’organiser la migration mais de veiller à l’insertion des populations domiennes présentes en métropole. En ce début des années 1980, d’autres voix prétendent représenter les intérêts des DOM. Le projet de la décennie précédente d’une résolution de la crise sociale des DOM non par la migration mais par le tourisme est alors remis sur le devant de la scène. Il suppose, conséquence implacable, de sacrifier les migrants-vacanciers au profit d’autres touristes, davantage solvables et susceptibles de développer le secteur touristique.

56Ce sacrifice est toutefois tempéré par l’obtention des congés bonifiés pour les fonctionnaires par le décret du 20 mars 1978. Il offre la possibilité, dont disposaient déjà les fonctionnaires métropolitains en poste dans les DOM, d’un séjour de deux mois consécutifs tous les trois ans dans le département d’origine, avec la gratuité pour les transports. C’est le fruit de combats syndicaux menés par les fonctionnaires d’origine antillaise, principalement des PTT, marqués par la manifestation du 6 juillet 1977 (Giraud et Marie 1987). Air France se saisit opportunément de cet acquis social pour justifier la hausse de ces tarifs en affirmant qu’elle n’a que peu de conséquences sur les vacanciers migrants : « Une fraction importante de cette clientèle (environ 50 %) appartient au secteur public ou para-public. À ce titre elle reçoit une aide substantielle – 75 à 80 % du prix du passage – dans le cadre des congés administratifs accordés par leur employeur [46] ». Pour les fonctionnaires d’origine domienne, cette mesure compense effectivement la fin des tarifs sociaux d’Air France et ne passe pas par le BUMIDOM. Néanmoins, ceux qui restent fortement désavantagés sont les migrants les plus modestes ne disposant pas du statut de fonctionnaire mais travaillant dans le secteur privé, soit une part importante des migrants BUMIDOM.

57Certaines élites domiennes, peu liées au BUMIDOM, ne sont pas opposées à la fin des tarifs sociaux, et c’est une association implantée à La Réunion qui est directement à l’origine de la décision d’Air France. « Échanges sans frontières » a pour objectif de lutter « pour le désenclavement de La Réunion par la création d’un véritable service public entre l’île et la métropole [47] ». L’association tente dans un premier temps de faire jouer la concurrence d’une compagnie de charters, Minerve, jusqu’à ce qu’Air France menace de réduire le nombre de dessertes quotidiennes. L’association s’adresse alors directement, en 1978, à la compagnie nationale pour demander un rééquilibrage des tarifs : c’est elle qui obtient la mise en place du tarif « Voyages pour tous » au détriment des tarifs sociaux [48]. Si nous ne disposons pas pour cette association de données précises concernant sa composition sociale, elle apparaît clairement comme une émanation des élites réunionnaises liées au secteur de l’entrepreneuriat et aux professions libérales, contrairement aux élites domiennes du BUMIDOM plus proches de la haute fonction publique [49]. Le secrétariat d’État à l’Outre-mer, encore très attaché au projet du BUMIDOM, désigne les dirigeants d’« Échanges sans frontières » comme des « nantis […] qui n’entendent pas payer leur billet d’avion plus cher afin de permettre aux migrants du BUMIDOM de voyager à moindres frais [50] ». Ces notables ont aussi intérêt, pour la bonne marche de leurs affaires, à disposer de tarifs moins élevés pour voyager entre la métropole et leur département. Leur objectif n’est toutefois pas de voir disparaître tout tarif social mais de faire en sorte que la subvention pour les migrants-vacanciers repose non pas sur des tarifs élevés pour les autres voyageurs mais sur l’État. Leur initiative profite aux entrepreneurs de la massification du tourisme, à l’instar du groupe Nouvelles Frontières, qui développe au début des années 1980 les voyages vers les DOM (Réau 2011).

58S’opposent donc, au sein de l’État mais aussi au sein des élites domiennes, deux projets divergents concernant les relations entre métropole et DOM. Si les anciens réseaux gaullistes liés à Michel Debré semblent encore pencher vers le BUMIDOM, le député de La Réunion Jean Fontaine au contraire appuie les revendications d’« Échanges sans frontières [51] ». Le secrétariat d’État à l’Outre-mer est isolé et perd finalement les arbitrages. Les migrants-vacanciers sont les grands perdants de ces débats et des décisions qui en résultent : ils ont « fait les frais d’une opération dont la finalité est le développement économique et touristique des DOM [52] ».

59* * *

60À l’instar du commerce de l’art décrit par Pierre Bourdieu, les vacances des migrants BUMIDOM ont fonctionné plus d’une décennie durant sur le principe d’un « refoulement constant et collectif de l’intérêt proprement économique et de la vérité des pratiques » (Bourdieu 1977). En effet, de la même manière que la migration était présentée comme « uniquement dictée par l’esprit de solidarité nationale [53] », les aspects politiques de ces vacances et les choix économiques qui en découlaient ont été occultés. Le dispositif vacancier mis en place par le BUMIDOM était partie intégrante d’un projet censé répondre, à partir des années 1960, à l’urgence de la situation sociale dans les DOM par la migration, avec pour objectif de fonder sur de nouvelles bases, dans une époque postcoloniale, la domination de la métropole.

61Ce tourisme particulier est resté un secteur protégé tant que la mission du BUMIDOM a été considérée prioritaire et centrale parmi les projets gouvernementaux dans les DOM. Dès que cette position a été menacée et que les responsables au sommet de l’État ont relativisé l’importance de l’action du BUMIDOM, certains acteurs aux intérêts liés au tourisme ont pu faire valoir leur logique purement économique au détriment de l’accompagnement social des migrants. Le dispositif vacancier mis en place par le BUMIDOM périclite alors très rapidement et de façon irrémédiable. Les dirigeants de la société d’État éprouvent vivement le statut d’institution faible du BUMIDOM, perdant les arbitrages, ayant du mal à imposer leur volonté à leurs partenaires et interlocuteurs. Une telle situation pour la société d’État correspond finalement à la position dominée, dans l’espace politique et économique français postcolonial, des populations dont elle a la charge, dont l’altérisation géographique et culturelle n’est nullement exempte de représentations racialisantes – en témoigne la fameuse allusion au « trafic ethnique » des vacanciers BUMIDOM. Concrètement, les intérêts des migrants sont balayés par les enjeux d’un développement des DOM centré sur le tourisme et marqué par un rapport exclusif avec la métropole. Le tourisme à dimension sociale des vacanciers-migrants, dans une logique où le voyage venait compenser l’éloignement de la migration de travail, ne fait pas le poids face à la volonté de construire un tourisme de consommation attirant des devises. Pour des migrants ayant connu pendant des années des voyages à bas tarifs, la déception est vive : « À une époque où les rigueurs de la vie incitent les hommes à trouver au sein de leur cellule familiale, de leur entourage affectif et de leurs amis, la force nécessaire pour affronter les difficultés actuelles, les compatriotes des départements ultramarins se voient refuser cette possibilité. Il s’en suit une déception qui se transforme rapidement en agressivité [54] ». Nul doute que cet état de fait, s’il ne constitue pas le grief le plus redoutable, a contribué à la mémoire déplorable laissé par le BUMIDOM dans les départements d’outre-mer. Il constitue encore aujourd’hui un enjeu de lutte sociale : en 2003, au sein du collectif des Antillais, Guyanais, Réunionnais (appelé Collectif DOM) créé pour protester contre la hausse des tarifs aériens entre la métropole et les DOM suite à la faillite de la compagnie aérienne Air Lib, les revendications ont rapidement débordé la question initiale des transports pour aborder « tout naturellement » la problématique des discriminations et des inégalités entre DOM et France hexagonale, comme en écho aux enjeux politiques et socio-économiques latents ayant historiquement structuré la question des voyages-vacances du BUMIDOM [55].

Ouvrages cités

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Date de mise en ligne : 10/07/2018

https://doi.org/10.3917/gen.111.0070

Notes

  • [1]
    Archives nationales (désormais AN), 19940429/29, dossier 11704, lettre de Joël C. au BUMIDOM, 22 juin 1971. L’identité du migrant est anonymisée. Les erreurs grammaticales et syntaxiques de la lettre originale ont été reproduites.
  • [2]
    AN, 19820104/1, conseil d’administration du BUMIDOM, 11 octobre 1971, déclaration de Jean-Émile Vié.
  • [3]
    AN, 19840442/8, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1981.
  • [4]
    Archives départementales de Guadeloupe, relevés de courriers de l’antenne locale du BUMIDOM, 1027 W 103.
  • [5]
    AN, 19820104/1, conseil d’administration (CA) du BUMIDOM, 30 juin 1970, intervention d’Albert Bros, administrateur-délégué du BUMIDOM.
  • [6]
    AN, 19820104/3, rapport annuel du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [7]
    AN, 19820104/1, CA du BUMIDOM, 16 juin 1971, intervention d’Albert Bros, administrateur-délégué du BUMIDOM.
  • [8]
    Voir les documents divers relatifs à cette intervention, dûment préparée, dans AN, 19760072/237-238.
  • [9]
    AN, 19820104/3, rapport sur les activités sociales du BUMIDOM, 20 décembre 1966.
  • [10]
    AN, 19940429/132, dossier 43804, dépouillé par Pierre Alayrac dans le cadre de GARP.
  • [11]
    AN, 19820104/3, CR d’activités du BUMIDOM au 31 décembre 1967, résumé de l’enquête du BDPA.
  • [12]
    AN, 19820104/3, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [13]
    AN, 19820104/1, CA du BUMIDOM, 30 juin 1970.
  • [14]
    Ibid., 19 novembre 1969.
  • [15]
    Ibid., 11 octobre 1971.
  • [16]
    AN, 19820104/3, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1971.
  • [17]
    Ibid., 31 décembre 1973.
  • [18]
    AN, 19920521/12, dossier des demandes d’agrément tourisme du CASODOM, rapport d’enquête de police du 22 août 1980.
  • [19]
    AN, 19940380/41, note confidentielle d’Albert Bros à l’attention du directeur du BUMIDOM, non datée, début des années 1980.
  • [20]
    AN, 19820104/1, procès-verbal du conseil d’administration du BUMIDOM du 25 juin 1969.
  • [21]
    Ibid.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    Ibid.
  • [24]
    AN, 19920521/12, dossier agrément tourisme du CASODOM, rapport d’enquête de police du 22 août 1980.
  • [25]
    AN, 19940380/41, note à l’attention du directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles, 30 juin 1980.
  • [26]
    AN, 19920521/12, dossier agrément tourisme du CASODOM, note manuscrite du 20 novembre 1976 ; lettre du président du CASODOM au secrétariat d’État au Tourisme, 11 octobre 1976.
  • [27]
    AN, 19940380/11, note à l’attention du directeur du BUMIDOM, 23 octobre 1980.
  • [28]
    Ibid.
  • [29]
    Ibid.
  • [30]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [31]
    AN, 19940380/11, note pour le sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, avril 1980.
  • [32]
    AN, 19940380/11, lettre du BUMIDOM au sénateur de la Martinique, Roger Lise, 20 juin 1979.
  • [33]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [34]
    Ibid.
  • [35]
    AN, 19940380/11, note interministérielle, 24 octobre 1980.
  • [36]
    AN, 19940380/11, lettre de la CGT-FO au directeur du BUMIDOM, 29 mars 1979.
  • [37]
    AN, 19940380/11, note pour le sous-directeur des Affaires sociales et culturelles de l’outre-mer, 30 juin 1980 ; AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [38]
    AN, 19940380/11, lettre du BUMIDOM au sénateur de la Martinique, Roger Lise, 20 juin 1979.
  • [39]
    AN, 19840442/8, rapport d’activité du BUMIDOM au 31 décembre 1981.
  • [40]
    AN, 19940380/11, note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [41]
    AN, 19940380/41, note à l’attention du secrétaire d’État aux départements et territoires d’outre-mer, non datée, vers 1980.
  • [42]
    AN, 19940380/11, lettre d’Air France au sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, 9 mars 1979.
  • [43]
    AN, 19940380/11, lettre du directeur général de la compagnie Air Travel au directeur du service Transports aériens de l’Aviation civile, 6 février 1980.
  • [44]
    AN, 19760072/237-238, lettre du directeur régional de l’Aviation civile aux Antilles et en Guyane au secrétaire d’État aux Transports, 11 février 1966.
  • [45]
    AN, 19760072/237-238, PV de la mission interministérielle pour le développement du tourisme dans les DOM-TOM, 24 novembre 1967.
  • [46]
    AN, 19940380/11, lettre d’Air France au sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, 9 mars 1979.
  • [47]
    AN, 19940380/11, note pour le chef de la mission Transport aérien, 10 juillet 1980.
  • [48]
    Ibid., note interne au BUMIDOM, octobre 1980.
  • [49]
    Ibid., note pour le chef de la mission Transport aérien, 10 juillet 1980.
  • [50]
    Ibid., note pour le secrétaire d’État à l’Outre-mer, 20 novembre 1978.
  • [51]
    Ibid. Au début des années 1980, Jean Fontaine, député UDR (Union des démocrates pour la République), passe au FN (Front national) et devient le premier député de cette formation.
  • [52]
    Ibid., note pour le sous-directeur des Affaires économiques, sociales et culturelles de l’outre-mer, avril 1980.
  • [53]
    AN, 19820104/1, CR du CA du BUMIDOM, 22 février 1972, déclaration de Jean-Émile Vié.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    Je tiens à remercier Bertrand Réau qui est à l’origine de cet article, Audrey Célestine pour sa relecture et ses nombreuses références, Philippe Pattieu pour sa relecture, ainsi que le comité de rédaction de Genèses pour ses suggestions.

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