Genèses 2017/2 n° 107

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Article de revue

La pathologisation de l’activisme radical

De l’OAS à Action directe, les examens psychiatriques à la Cour de sûreté de l’État

Pages 10 à 31

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence à notre thèse de doctorat sur les procès politiques impliquant des membres du Parti communiste français (PCF) pendant ces conflits, qui avait nécessité le dépouillement de nombreux fonds d’archives des institutions répressives (Codaccioni 2013).
  • [2]
    Rapport d’examen psychiatrique du 23 juillet 1970.
  • [3]
    Rapport d’examen psychiatrique du 7 juillet 1970.
  • [4]
    Rapport d’examen psychiatrique du 8 juin 1970.
  • [5]
    Comme dans les précédentes juridictions d’exception françaises, l’exécutif détient le monopole des poursuites. Ici, c’est le garde des Sceaux qui décide, de manière arbitraire, si un crime ou un délit relève de la compétence des tribunaux de droit commun ou de la Cour de sûreté de l’État.
  • [6]
    L’article 81 du code de procédure pénale est le seul fondement légal du recours à l’expertise psychiatrique et en précise les contours en notifiant que « le juge d’instruction peut prescrire un examen médical, un examen psychologique ou ordonner toute mesure utile » (Senon, Pascal et Rossinelli 2006 : 195) en faveur de la manifestation de la vérité.
  • [7]
    En cas de guerre, des opposants peuvent être expertisés si leur affaire est de la compétence de la cour d’assises. Ainsi certains membres de l’OAS, inculpés en territoire métropolitain par les tribunaux de droit commun à la fin de la guerre d’Algérie, sont examinés par des psychologues et des psychiatres.
  • [8]
    Georges Levasseur, « Doctrine. La Cour de sûreté de l’état », Gazette du Palais, février 1963.
  • [9]
    JORF, 4 janvier 1963.
  • [10]
    Audience solennelle d’installation de M. André Dechezelles, 26 février 1963.
  • [11]
    Les magistrats peuvent en effet prononcer des sanctions contre les avocats qui « manqueraient à leurs obligations professionnelles », une mesure très critiquée au moment de la création de la cour de sûreté, mais voulue par l’exécutif pour empêcher la politisation des procès, comme cela avait été le cas pendant la guerre d’Algérie avec des avocats comme Jacques Vergès.
  • [12]
    Cette liste de question est la même pour tous les examens psychiatriques.
  • [13]
    Date de l’amnistie de l’OAS et du début de la répression de l’extrême gauche par la juridiction d’exception (Codaccioni 2015).
  • [14]
    Rapport du 23 septembre 1963.
  • [15]
    Rapport du 4 octobre 1963.
  • [16]
    Rapport du 6 juillet 1970.
  • [17]
    Rapport du 7 juillet 1970.
  • [18]
    Comme ces deux experts l’écrivent à propos de ce membre du FLB (rapport du 15 juillet 1972).
  • [19]
    Rapport du 20 juin 1970.
  • [20]
    Nous n’avons trouvé que quatre rapports en faisant mention.
  • [21]
    Rapports du 29 juillet 1978.
  • [22]
    Rapport du 30 septembre 1963.
  • [23]
    Lettre d’Antoine Graziani du 1er août 1979.
  • [24]
    Procès-verbal d’interrogatoire du 24 octobre 1980.
  • [25]
    Procédure contre X à la suite de la publication de la Cause du peuple n° 27.
  • [26]
    Rapport de carence du 9 juillet 1970
  • [27]
    Rapport de carence du 8 août 1980.
  • [28]
    Id.
  • [29]
    Réquisitoire définitif du 1er avril 1980.
  • [30]
    Rapport du16 janvier 1981.
  • [31]
    Rapport du 15 février 1969.
  • [32]
    Rapport du 28 juin 1972.
  • [33]
    Nous estimons à une vingtaine les rapports de carence dans les cartons consultés.
  • [34]
    Rapport du 4 février 1981.
  • [35]
    Rapport du 22 décembre 1978.
  • [36]
    Institué pour réprimer l’OAS, il est recréé début juin 1968 par Raymond Marcellin qui en assure alors la « présidence directe » (Marcellin 1978 : 16).
  • [37]
    Réquisitoire définitif du 6 octobre 1970.
  • [38]
    Réquisitoire définitif du 4 juin 1969.
  • [39]
    Rapport du 2 juillet 1970.
  • [40]
    Rapport du 12 février 1981.
  • [41]
    Ibid.

1Quelle n’est pas la surprise, pour la chercheuse familière des archives des institutions en charge de la répression des « ennemis intérieurs » (armée, préfecture de police, ministère de la Justice) sous la guerre froide et les conflits de décolonisation [1], de découvrir, au milieu des dossiers instruits et jugés par la Cour de sûreté de l’État, des rapports d’examens psychiatriques de membres de la Gauche prolétarienne, du Front de libération nationale corse (FLNC) ou d’Action directe. L’étonnement croît lorsqu’il apparaît clairement que ces examens psychiatriques, ou médico-psychologiques selon les cas, sont systématiquement demandés, par commissions rogatoires, par les juges d’instruction de cette juridiction d’exception créée en 1963 pour juger les membres de l’Organisation armée secrète (OAS) inculpés d’atteinte à la sûreté de l’État (Codaccioni 2015). Il se transforme même, on peut le dire, en une forme d’indignation face à ce qui apparaît clairement comme une pathologisation du militantisme et, plus généralement, du crime et de la criminalité politiques. Car, à la différence par exemple d’un rapport de police dont ils sont tout à la fois le pendant et le complément dans la division du travail de criminalisation de l’opposition, ces multiples retranscriptions d’entretiens réalisés au sein même des prisons nous font entrer dans le « for intérieur » des inculpés. La parole qui s’y donne à voir est ainsi très différente de celle recueillie lors d’interrogatoires policiers ou pendant les audiences, des événements clairement identifiables comme des expériences répressives et que les militants, s’ils le souhaitent, peuvent politiser ou tout au moins détourner à des fins politiques. Le sentiment d’avoir accès à « l’intimité » des militants est par ailleurs renforcé par ce que l’on apprend d’eux au fil des pages, tant sur leurs relations familiales et amicales, sur leur rapport à l’institution scolaire, au monde du travail, que sur leurs lectures, leurs goûts et dégoûts, parfois même sur leur vie sexuelle, appelée par l’une des expertes « vie génitale [2] ».

2D’emblée, et pour qui travaille sur le militantisme radical ou l’activisme illégaliste, ces archives peuvent alors apparaître comme une source assez incroyable, inédite, à tout le moins nouvelle, qui permet d’obtenir des informations très rarement recueillies, et que les sociologues ou politistes ne cherchent d’ailleurs pas à obtenir, d’une part car certaines d’entre elles ne sont pas considérées comme explicatives de l’engagement par les sciences sociales, mais aussi car cela apparaîtrait dans le cadre d’un entretien comme « déplacé » ou intrusif. Il en va ainsi de toutes celles ayant trait à la petite enfance et ses possibles « traumatismes » (angoisses, cauchemars, terreurs nocturnes), aux maladies infantiles, aux sentiments éprouvés pour leurs parents ou leur famille, ou encore celles relatives à leur sexualité. C’est la raison pour laquelle nous avons fait le choix, pour préserver ce qu’il y a de « privé » dans ces rapports, d’anonymiser tous les expertisés, contrairement aux psychiatres et psychologues exerçant officiellement à la Cour de sûreté. Par ailleurs, si ces rapports d’expertise pourraient être utilisés pour reconstruire des trajectoires biographiques, étudier des engagements politiques ou des processus de radicalisation inhérents à ce type d’activisme, nous avons fait le choix de les analyser comme un dispositif répressif parmi d’autres, et plus généralement d’y voir, comme y invitait Michel Foucault (1999), un discours de vérité scientifique sur le crime et la criminalité politiques. Concrètement, il s’agissait pour nous de repérer le type d’informations recueillies, de saisir la manière dont la « parole militante » est traitée par la psychiatrie et d’analyser les liens entre expertises psychiatriques et répression politique.

3À ce titre et à première vue, la lecture de ces examens psychiatriques donne l’impression d’avoir affaire à une parole « nue », dépolitisée, débarrassée de toute référence au capitalisme, à l’URSS, à l’État colonial ou à Mao Tsé-Toung. D’autant plus que le récit biographique des activistes n’est pas retranscrit tel quel. Nécessairement sélective, leur réécriture par les experts est à la fois entrecoupée de leurs observations in situ – « il convient de noter une onychophagie ancienne qui trahit une inquiétude latente [3] » (l’inculpée se ronge les ongles) – et surtout traduite en langage médical et psychiatrique. Citons pour illustration l’extrait de ce rapport, rédigé à propos d’une militante maoïste accusée de reconstitution de ligue dissoute :

4

« L’humeur paraît plutôt peu active, sans éléments dépressifs ou d’expansivité excessive. Il n’existe pas chez le sujet la notion de traumatisme crânien ou de crises convulsives et les facteurs caractériels camouflés durant l’entretien mais qui semblent s’être souvent manifestés lorsqu’elle demeurait chez ses parents ne revêtent pas un caractère de nature à faire évoquer un trouble comitial et le sujet est tout à fait capable de maîtrise. L’examen n’a décelé ni troubles délirants, ni manifestations psychosensorielles [4] ».

5Ces examens dont ce dernier est tout à fait représentatif n’auraient donc rien à voir avec la répression des activistes ou des terroristes et, plus généralement, avec la justice d’exception. Plus encore, il n’y aurait rien de politique dans ces entretiens en face à face qui seraient seulement partie intégrante d’un processus de pénalisation classique et entièrement routinisé, notamment dans le cas d’une inculpation par les cours d’assises. Mais ce serait oublier là que les « psychiatrisés » sont des militants plus ou moins aguerris et que, pour la plupart d’entre eux, qu’ils soient membres de l’OAS, activistes de Mai 68, membres de la Gauche prolétarienne, d’Action directe ou indépendantistes, chaque sphère de la vie sociale revêt une dimension politique. Tout au moins sont-ils tous prêts à faire valoir leurs motivations politiques tant dans l’espace carcéral que judiciaire, certains refusant à ce titre de rencontrer les experts. Ce serait oublier aussi que ces examens psychiatriques sont demandés par des juges qui instruisent dans une juridiction soumise à l’exécutif et qu’ils s’inscrivent plus généralement dans le cadre d’une répression politique qui mobilise de nombreux moyens spécifiques pour lutter contre ces « ennemis publics ». Ces quelques remarques préliminaires invitent ainsi à recontextualiser ces rapports d’analyse en les réinscrivant dans les échanges de coups entre les agents de l’État et les opposants, en insistant sur les résistances qu’ils peuvent susciter tant chez les experts que chez les militants, mais également en essayant de saisir ce qu’ils nous disent des mutations des logiques répressives étatiques.

6Au-delà d’un éclairage sur le paradoxe consistant à mobiliser des examens psychiatriques dans le cadre d’un processus de pénalisation d’exception qui vise des « ennemis publics », nous nous interrogerons sur l’utilisation par les agents de l’État d’un tel savoir. Ainsi, après avoir dégagé les conditions de possibilité du recours à une telle expertise et les résistances qu’il suscite, nous verrons en quoi l’introduction de ces derniers dans le cadre d’une procédure contre les ennemis intérieurs participe d’un perfectionnement de la répression politique. Plus généralement, à travers ce phénomène de la pathologisation de l’activisme violent ou illégaliste, c’est la problématique de la dépolitisation de la criminalité politique par les agents de l’État qui sera posée. Nous verrons dès lors que cette impression d’avoir affaire à une parole « nue », dépolitisée, participe pleinement de ce processus et témoigne de la réussite de l’assimilation des opposants à des criminels ou des délinquants.

Les archives d’une juridiction d’exception : le fonds de la Cour de sûreté de l’État

Lorsque nous avons commencé à nous documenter sur la Cour de sûreté de l’État, nous avons été étonnée de constater à la fois qu’aucune étude n’avait été faite sur cette juridiction qui nous semblait centrale dans l’histoire de la justice française, et qu’un fonds spécifique lui était consacré (le fond 5W), disponible sous dérogation aux Archives nationales (site de Pierrefitte-sur-Seine). À notre connaissance, et aux dires même de l’archiviste en charge du fonds, très peu de chercheuses ou de chercheurs avaient demandé à y avoir accès. Seuls quelques dossiers personnels, pour des études très spécifiques, avaient été consultés. Il s’agissait dès lors d’un fonds d’archives « délaissé », ce qui peut s’expliquer en partie par la focalisation de l’historiographie sur les juridictions d’exception des temps de crise comme celles de Vichy, de la Libération ou de la guerre d’Algérie.
La nature de ces archives qui touchent aux crimes les plus graves (les atteintes à la sûreté de l’État) et leurs dates extrêmes (1945-1981) en font également des archives sensibles et surtout récentes (elles seront consultables librement soixante-quinze ans après le dossier le plus récent, soit en 2056), freinant peut-être toute demande de dérogation. Il faut dire enfin qu’aucun inventaire précis n’existait, obligeant à faire des recherches sur des fiches bristols nominatives (près de 5 000 personnes), elles-mêmes soumises à dérogation, et qu’il était donc assez difficile de travailler sur ce fonds.
En dépit de leur caractère récent et sensible, nous avons eu accès à la totalité des archives demandées : aucune de nos dérogations, qui visaient 120 cartons sur les 828 disponibles, n’a été refusée, et les cartons nous ont été transmis en entier. Ces derniers, que nous avons tous dépouillés, comprenaient plusieurs types de dossiers extrêmement fournis : un dossier « Renseignements et personnalité » (enquête de police, procès verbaux d’interrogatoires, commissions rogatoires), un dossier « Fonds » comprenant toutes les pièces de l’affaire, un dossier « Procédure d’audience » (décrets de mise en accusation, minutes des procès), et un dossier « Détention » qui contient le plus souvent des lettres de prisonniers. Quant aux examens psychiatriques, ils sont contenus dans le dossier « Personnalité » du fonds de la Cour de sûreté. Sur les 120 cartons d’archives dépouillés, nous avons recueilli 159 examens psychiatriques qui constituent la source principale de cet article.
Le caractère précieux de ces archives tient donc à la fois à la quantité d’informations disponibles pour chaque affaire, à la pluralité de la nature des documents disponibles, et, surtout, à la possibilité de suivre le « destin » des cas judiciaires étudiés, de l’arrestation d’une personne jusqu’à son jugement voire, dans certains cas, jusqu’aux arrêts prononcés par la Cour de cassation.

Les conditions de possibilité de la pathologisation de l’activisme par le perfectionnement de la justice d’exception

7Si le recours aux examens psychiatriques interpelle dans le cadre de la répression politique dès le début des années 1960, c’est qu’il s’agit d’une pratique extrêmement rare en ce qui concerne le traitement pénal de la criminalité politique et terroriste. Après la troisième vague de révolutions des années 1848-1871, la psychiatrie a bien joué en Europe le rôle de discriminant politique, servant à distinguer les bons engagements des mauvais, les mauvais – comme l’anarchisme – étant délégitimés (Foucault 1999 : 141-142). Pour autant, en France, depuis la criminalisation des anarchistes au xixe siècle, l’expertise psychiatrique, réservée aux cours d’assises, n’a quasiment plus été utilisée contre des activistes, ces derniers étant principalement jugés par les tribunaux correctionnels et, en cas de guerre ou de crise, par les tribunaux militaires. L’introduction de l’expertise psychiatrique dans le cadre du traitement judiciaire de la criminalité et de la délinquance politiques après la guerre d’Algérie a donc bien quelque chose à voir avec le bouleversement inédit de l’appareil juridictionnel induit par la création d’une nouvelle juridiction d’exception permanente, spécialisée dans les atteintes à la sûreté de l’État. Plus précisément encore, les conditions de possibilité d’une systématisation du recours aux examens psychiatriques dans le cadre de la lutte contre les « ennemis intérieurs » sont redevables à deux caractéristiques propres à ce tribunal singulier dans l’histoire de la justice : son caractère hybride, qui offre à ses magistrats la possibilité de mobiliser des dispositifs d’ordinaire réservés aux tribunaux correctionnels, aux tribunaux militaires ou aux cours d’assises ; et son caractère d’exception, qui contraint son personnel judiciaire à multiplier les discours et les pratiques de normalisation de leur juridiction et de son fonctionnement.

Une large compétence d’indiscrimination des crimes et des délits

8Jusqu’en 1963, il n’existe pas, en France, de juridiction permanente spécialisée dans le jugement des opposants. Créée à la fin de la guerre d’Algérie pour réprimer les membres de l’OAS mais instaurée par les assemblées pour juger toute atteinte à l’autorité de l’État, la Cour de sûreté de l’État vient modifier l’appareil juridictionnel français. Désormais, toute personne considérée par le ministre de la Justice [5] comme ayant commis un crime ou un délit politique est déférée devant cette juridiction d’exception qui, si elle s’inscrit dans la série des précédentes, n’en est pas moins singulière dans l’histoire de la justice française. En effet, contrairement à tous les autres tribunaux spéciaux, ceux de Vichy, de la Libération ou de la guerre d’Algérie, la nouvelle juridiction n’est pas une juridiction de guerre ou de crise, mais précisément créée pour fonctionner en temps de paix. Cette institution inédite, qui bouleverse les modalités de répression des « ennemis intérieurs », travaille également son degré d’exception. Une juridiction d’exception n’est jamais uniquement d’exception mais procède par hybridation : elle a des spécificités propres, dérogatoires au droit commun, mais dans le même temps fonctionne par mimétisme vis-à-vis des tribunaux ordinaires, leur empruntant leurs personnels judiciaires, leurs catégories pénales et leur classification binaire des justiciables (victimes vs. auteurs d’infraction, innocents vs. coupables, fous vs. responsables). La Cour de sûreté de l’État, héritière directe des tribunaux militaires de la guerre d’Algérie, mais devant s’adapter aux temps de paix, pousse plus loin ce processus d’hybridation. Pour en perfectionner l’usage contre les « ennemis publics », tout en favorisant son degré d’acceptabilité auprès des députés qui doivent voter pour l’instaurer, l’exécutif choisit d’opérer un tri entre des dispositifs d’exception inacceptables en dehors des temps de guerre (comme l’impossibilité de recours devant la Cour de cassation, réintroduit en 1963) et ceux pouvant être, au nom de la légitime défense de l’État, conservés. Il en va ainsi de pratiques policières caractéristiques des temps de guerre, comme la garde à vue prolongée jusqu’à quinze jours sous état d’urgence, la possibilité d’arrêter des individus de nuit, de les détenir de manière illimitée et de les faire juger à la fois par des magistrats professionnels et des membres de l’armée.

9Moins visible et, incidemment, moins illégitime pour les observateurs de la vie politique et judiciaire, la nouvelle juridiction hérite surtout d’une compétence élargie et d’un large système d’incrimination directement issus des tribunaux militaires, qui lui permettent de juger à la fois des crimes et des délits – d’ordinaire déférés, respectivement, devant les cours d’assises et les tribunaux correctionnels. En effet, la nouvelle juridiction est compétente pour connaître les crimes traditionnellement considérés comme politiques, à savoir le complot, la trahison, l’espionnage, l’intelligence avec l’ennemi, l’attentat dans le but de porter le massacre et la dévastation, etc. Mais elle peut aussi juger une liste de dix-sept crimes et délits de droit commun (le vol, le recel, l’homicide, les coups et les blessures volontaires, l’association de malfaiteurs, etc.), considérés comme « politiques » au regard du mobile du justiciable ou de ses appartenances militantes ou partisanes. Dans ce cas, le ministre de la Justice considère que ces infractions ont été commises « en lien avec une entreprise d’atteinte à l’autorité de l’État », empêchant les tribunaux correctionnels de se saisir de ce type d’affaires. La même remarque s’applique au délit de reconstitution de ligue dissoute qui, relevant depuis 1936 de la compétence du tribunal correctionnel, est désormais de celle de la Cour de sûreté. Les multiples dissolutions décidées par le président de la République, comme en mai 1968 contre douze organisations gauchistes, en 1970 contre la Gauche prolétarienne, en 1973 contre la LCR, ou encore en 1974 contre quatre organisations indépendantistes, conduit ainsi à attraire devant une juridiction politique de nombreux militants qui n’ont commis ni crime ni délit (coller des affiches, distribuer des tracts, se trouver dans un local, manifester, etc.).

10Bien évidemment, les juges de la Cour de sûreté de l’État respectent le principe de la légalité des délits et des peines, le jugement des crimes et celui des délits n’aboutissant pas aux mêmes verdicts judiciaires. Des membres de l’OAS ayant tué dans le cadre de leur activisme pro-Algérie française sont condamnés à mort ou à la réclusion criminelle, quand la plupart des militants de la Gauche prolétarienne, dissoute en mai 1970, écopent de peines de prison avec sursis. Pour autant, hormis au niveau des sentences, le large système d’incrimination de la Cour de sûreté de l’État uniformise le traitement policier, judiciaire et carcéral d’exception de tous les individus inculpés. Qu’il s’agisse de membres d’une organisation paramilitaire commettant des attentats meurtriers comme ceux de l’OAS, d’individus considérés comme des espions à la solde de l’URSS pour avoir fourni des renseignements aux soviétiques, ou de militants ayant distribué des tracts maoïstes, tous sont soumis au même régime répressif aggravé, institutionnalisé par la Cour de sûreté. Tous subissent des gardes à vue de cinq à sept jours (en droit commun celle-ci est de vingt-quatre heures renouvelables une fois), et sont inculpés par le pouvoir exécutif avant d’être jugés par des militaires de carrière. Autrement dit, une fois l’arrestation du militant opérée, la juridiction d’exception confond criminalité et délinquance, crimes et délits. Cette harmonisation de la gestion étatique des illégalismes dits « politiques » explique ainsi que des activistes qui n’auraient jamais dû être examinés par des psychologues ou des psychiatres, notamment parce que leur supposé délit aurait dû relever de la compétence des tribunaux correctionnels, soient confrontés de manière inédite à cette pratique, normalement propre aux cours d’assises.

Une juridiction d’exception à normaliser

11Pour autant, le caractère hybride de la juridiction gaullienne et sa très large compétence ne peuvent suffire à expliquer le recours systématique aux expertises. En effet, la loi du 15 janvier 1963 offre précisément aux juges de la Cour de sûreté de l’État la possibilité de ne pas recourir à l’enquête de personnalité, comme en témoigne son article 21 ainsi rédigé : « L’enquête prévue à l’alinéa 6 de l’article 81 du code de procédure pénale [6] est dans tous les cas facultative ». Fondée sur l’examen des antécédents judiciaires de la personne inculpée, sur celle de sa vie passée et de ses facultés mentales, l’enquête de personnalité permet d’ordinaire au juge d’instruction de prononcer une peine individualisée (Van Ruymbeke 2016 : 83). Or, on le voit, dans le cadre d’une répression par l’exception, la « personnalité » de l’ennemi intérieur compte peu au regard de la gravité des actes commis – les atteintes à la « chose publique » –, les enquêtes de personnalité étant d’ailleurs incompatibles avec la procédure expéditive traditionnellement imposée à la défense dans ces juridictions politiques. Autrement dit, en constituant systématiquement des dossiers de personnalité facultatifs et, plus précisément pour ce qui nous occupe, en faisant appel à des psychiatres ou des psychologues, les juges d’instruction de la Cour de sûreté de l’État opèrent une double rupture. D’un côté, ils systématisent et normalisent une pratique extrêmement rare dans le traitement judiciaire de la délinquance politique en temps de paix [7]. Mais d’un autre, ils rompent également avec le processus de pénalisation d’exception propre aux contextes de crise ou de guerre.

12Or justement, l’importation de cette pratique propre aux cours d’assises a pour objectif de « dé-exceptionnaliser » la Cour de sûreté de l’État. En effet, dès l’annonce du projet de loi portant création de la Cour de sûreté de l’État, les plus vives dénonciations se font entendre, tant dans le champ politique, à gauche et au centre, que dans les milieux judiciaires. De très nombreux dispositifs sont débattus et décriés, parmi lesquels la très longue durée de garde à vue et la présence de militaires dans les prétoires (ce sont les deux dispositifs d’exception les plus dénoncés aux assemblées et au-delà). Moins visible dans la presse et dans les débats au Parlement et au Sénat, le caractère facultatif de l’enquête de personnalité n’en suscite pas moins des critiques virulentes. Ainsi George Levasseur, professeur très reconnu de la faculté de droit de Paris (Lazerges 2003 : 3-8), écrit dans La Gazette du Palais, après avoir cité d’autres dispositifs policiers comme les perquisitions et saisies en tout lieu et de nuit :

13

« Plus grave encore apparaît la possibilité de ne pas recourir à l’enquête sociale et de ne pas constituer un dossier de personnalité, même lorsque l’infraction est criminelle, par dérogation de l’article 81 alinéa 6 et suivant du code de procédure pénale. Est-ce à dire qu’en semblable matière la personnalité du criminel n’ait aucune importance et que la nature objective de son infraction importe seule au dosage de répression [8] ? »

14Le flou relatif aux usages judiciaires de l’expertise est encore évoqué par le député socialiste François Mitterrand comme l’une des multiples raisons de son vote contre l’instauration de la Cour de sûreté de l’État [9]. Le recours à l’expertise psychiatrique et, plus généralement, au « dossier de personnalité », s’intègre donc dans un ensemble de pratiques de droit commun perçues par certains juristes et professionnels de la politique comme centrales dans l’instruction des affaires pénales.

15S’inscrivant dans un large mouvement d’opposition à la création de la juridiction gaullienne, ces critiques rendent complexes, pour les magistrats, toute prise de fonction dans ce nouveau tribunal. Bien que plus légitime que les précédents tribunaux spéciaux sous Vichy ou pendant la guerre d’Algérie, notamment parce qu’elle est instaurée par la représentation nationale et que les voies de recours sont réintroduites dans le processus répressif, la Cour de sûreté de l’État n’en reste pas moins un organe juridictionnel d’exception. Ses magistrats, recrutés en fonction de leur proximité avec le pouvoir central, dépendants de lui et largement rétribués pour leur participation à son bon fonctionnement (indemnités financières, avancements exceptionnels, décorations, etc.), n’en sont pas moins sensibles aux dénonciations. Ils s’engagent donc, dès leur arrivée au Fort de l’Est à Saint-Denis – lieu choisi pour installer les locaux de la nouvelle cour –, dans une stratégie de légitimation et, partant, de normalisation de l’exception. Cette dernière est parfaitement visible dans leur audience solennelle d’installation, lors de laquelle chaque magistrat s’efforce de répondre, point par point, aux critiques soulevées par la création de la Cour de sûreté de l’État. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lors de la première d’entre elles, le président de la nouvelle juridiction André Dechezelle fait référence à cet « éminent criminaliste, Monsieur le professeur Levasseur [10] », avant de s’engager dans une entreprise de défense de son tribunal qui passe par le rappel de l’attachement de tous les magistrats de la cour à « l’inviolabilité des droits de la défense et au principe du respect de la personne humaine ». Hormis ce type de discours, certaines pratiques témoignent d’une tentative des juges de se préserver d’éventuelles dénonciations qui se surajouteraient à celles, continuelles, qui caractériseront les dix-huit années d’existence de la Cour de sûreté de l’État. Par exemple, les durées de garde à vue n’atteignent jamais les dix jours possiblement utilisés contre les opposants, les juges les ramenant à cinq, six ou sept jours dans les cas les plus graves. De la même manière, bien que la loi de janvier 1963 leur en donne la possibilité, les juges ne sanctionnent jamais les avocats qui politisent les procès de leurs clients [11], laissent les procès s’éterniser, et, sauf cas exceptionnels, ne prononcent pas des verdicts disproportionnés. Le recours aux examens psychiatriques s’intègre donc dans une série de pratiques mobilisées par les juges pour normaliser le processus de pénalisation d’exception propre à leur juridiction. La « dé-exceptionnalisation » de la procédure judiciaire par la constitution systématique d’un dossier de personnalité vise dès lors tout autant à normaliser le nouveau tribunal spécial qu’à relégitimer le choix d’y assurer des fonctions, qu’il s’agisse d’intégrer le parquet, d’y siéger ou d’y être nommé juge d’instruction.

Des examens psychiatriques « normaux » ? Résistances, subversion et refus de l’expertise

16La répression des opposants est toujours sous-tendue par deux logiques répressives étatiques : une logique de politisation dans le but de punir plus sévèrement des ennemis politiques ; et une logique de dépolitisation, par assimilation de ces derniers à des criminels ou des délinquants (Codaccioni 2015). Le recours à des examens psychiatriques, typiques de la procédure en droit commun mais dans le cadre d’une juridiction d’exception soumise à l’exécutif, illustre à lui seul cette double gestion étatique du militantisme illégaliste. Toutefois, réaliser de telles expertises, inédites par leur systématisation et par leur nombre, ne va pas sans difficultés, et en dépit de la volonté des gouvernants de traiter les opposants en criminels ou en délinquants, ces derniers ne sont effectivement pas des justiciables « ordinaires », mais bien des militants. Ils sont inculpés pour des crimes et des délits politiques, des infractions pour lesquelles il n’existe pas, ou presque, de grilles d’analyses psychiatriques ou criminologiques. Or, les experts entendent prendre en compte la spécificité des illégalismes politiques, ce qui les contraint à repenser les notions de dangerosité et de curabilité. Dans le même sens, les inculpés étant des opposants qui veulent politiser la justice, le droit et la répression, ils refusent le plus souvent de s’exprimer sur leur trajectoire personnelle ou sur les faits qui leur sont reprochés. L’expertise psychiatrique, qui consiste précisément à l’obtention de renseignement sur « les vies » des individus inculpés (amoureuse, familiale, professionnelle, militante, etc.), heurtent ces usages militants du silence, tant devant les juges d’instruction qu’au cours du procès. Les experts sont ainsi confrontés à des individus non seulement rarement expertisés, mais qui résistent à ces échanges proches des interrogatoires policiers. En définitive, les examens psychiatriques, qui entendent normaliser les illégalismes commis par les activistes, sont donc doublement politisés : et par les psychiatres, qui entendent pour la plupart respecter la nature spécifique des infractions commises, et par les expertisés eux-mêmes, qui résistent à la pathologisation de leur militantisme.

La dangerosité des opposants en question

17Comme en droit commun, les expertises psychiatriques des inculpés de la Cour de sûreté de l’État se déroulent toujours de la même manière et sont censées répondre aux questions traditionnelles ayant pour objectif de déterminer le degré de dangerosité des inculpés, l’étendue de leur responsabilité pénale et, en cas de maladie, leur niveau de curabilité. Les experts sont en effet chargés de dire à propos d’un inculpé :

18

« 1 - si cet examen révèle chez lui des anomalies mentales ou psychiques ? Le cas échéant, les décrire et préciser à quelles affections elles se rattachent ;
2 - si l’infraction reprochée est ou non en relation avec de telles anomalies ?
3 - s’il présente un état dangereux ?
4 - s’il est accessible à une sanction pénale ?
5 - s’il est curable ou réadaptable [12] ? »

19Dans le cas des « ennemis intérieurs », la réponse à ces questions typiques des examens psychiatriques pose problème aux experts, et notamment celle relative à la dangerosité des inculpés, pourtant centrale dans l’expertise, puisqu’elle vise dans ces cas à déterminer le degré de radicalité de l’opposition à l’État. Ces difficultés s’expriment dès les premiers examens psychiatriques demandés par les juges dans le cadre de la répression des membres de l’OAS, première cible pénale, jusqu’en Mai 68 [13], de la Cour de sûreté de l’État. Citons celui-ci, rédigé en septembre 1963 par le docteur Georges Heuyer, membre de l’Académie de médecine et expert près les tribunaux, qui est chargé d’examiner un activiste membre d’un réseau de l’OAS à El-Biar, inculpé de « complot contre l’autorité de l’État, assassinats, vols qualifiés, désertion, infraction à la législation sur les armes, et usages de faux documents administratifs ». Comme de nombreux membres de l’OAS, il risque la réclusion criminelle à perpétuité voire la peine capitale mais il nie tout, hormis le pillage d’une épicerie musulmane. Après avoir retranscrit leurs échanges et le parcours de l’inculpé, le docteur Heuyer écrit en conclusion de son rapport :

20

« M. n’a pas de maladie mentale. Il n’était pas en état de démence au moment des faits au sens de l’art. 64 du C.P. […]. Dans des circonstances normales, on ne peut pas dire qu’il soit dangereux pour les biens ni pour la sécurité des personnes, mais il faut faire des réserves s’il se retrouvait dans les mêmes circonstances […]. On ne peut donc pas dire qu’il y ait une question de curabilité. Il a un métier. Il est intelligent, sa famille est venue habiter en France, il est fiancé ; on peut donc penser que dans des circonstances normales, il mènera une vie sociale normale [14] ».

21Ce rapport montre la complexité de la notion de dangerosité appliquée à l’activisme, même violent et radical. En effet, la notion de dangerosité, théorisée par l’école positiviste italienne pour qualifier des inculpés « retors, récalcitrants à la loi voire au soin », est intrinsèquement liée à celle de récidive. Il s’agit pour l’expert d’expliquer la permanence d’une conduite, d’évaluer la probabilité d’un « crime futur » et, si possible, d’émettre des solutions pour le prévenir (Lézé 2008). Mais comment mesurer la possibilité de récidive dans le cadre d’un engagement politique ? Les psychiatres comme le docteur Heuyer peuvent dès lors éviter de répondre à la problématique de la dangerosité, en insistant sur la relativité contextuelle du crime politique, à savoir ici son inscription dans un contexte de crise ou de guerre.

22Néanmoins, si ce type d’évitement est possible lorsqu’il s’agit d’analyser psychiatriquement des faits passés et relatifs à une cause perdue comme dans ce cas l’Algérie française (« il est irrité de ne pas avoir gagné », écrit Heuyer à propos d’un autre membre de l’OAS [15]), il s’avère beaucoup plus complexe dans le cas d’un militantisme toujours d’actualité, tourné vers le futur et, plus précisément, vers la révolution. La « récidive militante », si on peut l’appeler ainsi, à défaut d’un désengagement forcé, est en effet plus que probable, les activistes n’allant pas cesser de distribuer des tracts, de coller des affiches, de manifester ou de rédiger des textes contre « l’État patron » et « la justice bourgeoise ». Aussi, lorsqu’à partir de 1968 la juridiction d’exception se focalise sur le militantisme d’extrême gauche et, à partir de l’année 1970, sur les membres de la Gauche prolétarienne maoïste, Claudine Boittelle, neuropsychiatre, médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Villejuif et chargée d’examiner tous les membres de la GP, en vient à esquiver plus encore qu’auparavant la question de la dangerosité. Prenons l’exemple de ce militant de 21 ans, né en Allemagne et titulaire d’un DUEL (diplôme universitaire d’études littéraires), arrêté à la sortie d’une usine pour avoir distribué le journal de la GP, La Cause du peuple, et inculpé de reconstitution de ligue dissoute. À son propos et en conclusion de son rapport, Boittelle note :

23

« Comme chaque fois qu’il s’agit d’un délit politique dont le contexte est bien différent de celui de la criminologie habituelle, les question de dangerosité et d’accessibilité à la sanction pénale ne peuvent recevoir de réponses satisfaisantes. T. n’est pas désadapté [16] ».

24Citons encore la neuropsychiatre à propos de cet autre membre de la GP, étudiant en lettres modernes et lui aussi inculpé de reconstitution de ligue dissoute :

25

« Il est impossible de donner une réponse satisfaisante aux questions de dangerosité et d’accessibilité à la sanction pénale pour ce qui est des délits politiques, étant donné leur contexte différent de la criminologie habituelle. P. ne peut être considéré comme désadapté [17] ».

26Ces conclusions, que Claudine Boittelle reproduira en partie à propos des membres du Front de libération de la Bretagne (FLB), nous permettent de mieux appréhender la difficulté de certains experts à conclure leurs rapports. D’une part, de manière conscience ou inconsciente, ces derniers repolitisent la question de la dangerosité en la reliant aux types d’illégalismes commis : les crimes et les délits politiques. Dans ce cadre, il n’y a pas « d’état dangereux au sens médico et psychiatrique du terme [18] » écrivent les experts, la seule interrogation valable étant celle du degré de dangerosité politique et sociale. Surtout et d’autre part, admettre que les délits politiques ne peuvent être analysés au prisme de la « criminologie habituelle » revient à considérer qu’ils nécessitent une grille de lecture propre, quasiment inexistante en France depuis celle développée au xixe siècle par l’italien Cesare Lombroso à partir des anarchistes. Dans ses travaux, celui-ci fait en effet le lien entre crimes anarchistes et épilepsie, délit politiques et maladies (Lombroso 1897). Aussi, pour pouvoir remobiliser l’unique lecture psychiatrique de l’activisme radical, les experts en charge des membres de la GP se focalisent tous sur leur possible épilepsie, mais échouent à appliquer la théorie lombrosienne du crime politique : « Ne se présente pas sous les traits d’un épileptique adhésif, ralenti, obséquieux. Il n’a jamais fait de crise comitiale [19] », écrivent-ils, par exemple, au sujet d’un vendeur de La Cause du peuple.

27Dans quelques rapports, très rares [20], pour insister sur la spécificité des infractions commises, certains experts reconnaissent même les motivations idéologiques des militants, comme à propos de ce militants du FLB : « Les faits reprochés, reconnus et revendiqués, ne sont pas en relation avec un trouble mental ou une anomalie psychique. Leur motivation idéologique est fortement énoncée [21] ». Enfin, ces résistances à conclure sur le degré de dangerosité des activistes, induites par l’absence de criminologie spécialisée dans le militantisme radical et la nature spécifique des illégalismes commis, doivent aussi beaucoup aux usages militants des examens psychiatriques.

Les stratégies de politisation du silence

28Si les examens psychiatriques réalisés pour la Cour de sûreté de l’État ne peuvent être considérés comme des examens « ordinaires », c’est en effet également parce que les expertisés sont des militants qui entendent faire valoir leur statut d’opposants. Outre leur volonté de bénéficier d’un « régime spécial » dans l’espace carcéral, ces derniers imposent un silence politique tout au long de la procédure judiciaire et refusent en particulier de répondre à toute question relative à leur vie personnelle et aux faits qui leur sont reprochés. Il en va ainsi des membres de la Gauche prolétarienne impliqués dans les affaires dites de La Cause du peuple, lors desquelles les maoïstes politisent leur silence, à la fois en refusant de répondre aux questions posées par les juges (d’instruction, du siège), et en interdisant à leurs avocats de plaider dans l’enceinte judiciaire [22]. La plupart ne se déplacent d’ailleurs pas au tribunal, soit parce qu’ils font une grève de la faim pour obtenir le statut de détenus politiques, soit parce qu’ils souhaitent, en restant dans leur cellule, protester contre la justice française et lui dénier la compétence à les juger.

29La même remarque s’applique aux membres du FLNC qui, au plus fort de leurs affrontements avec l’État à la fin des années 1970, refusent lors de leurs procès de répondre à toute interrogation non considérée par eux comme « politique », comme l’explicite par exemple Antoine Graziani dans une lettre au juge d’instruction : « Nous ne parlons pas le même langage. Aussi l’instruction ne mènera à rien. Voilà ce que je vous répèterai suite à la confirmation des déclarations contenues dans cette lettre. Je ne vous reconnais pas comme juge. Ni vous ni aucun autre. Je ne répondrai d’aucun fait matériel. Ce procès est politique. Nous parlerons politique au procès. Pour les faits matériels, demandez aux policiers de prouver les faits. Voilà. [23] » Deux ans plus tard, le responsable d’Action directe Jean-Marc Rouillan semble lui faire écho lorsque, lors de son premier interrogatoire et avant de refuser de répondre au juge d’instruction, il lui dit : « Action directe a pour but de participer à la destruction de l’État en développant la lutte armée comme stratégie révolutionnaire et en précisant le camp révolutionnaire dans la lutte quotidienne. Je suis membre d’Action directe, totalement d’accord avec son action politique et ses actions armées. Je ne veux pas m’expliquer sur ma participation à ces actions car je ne reconnais pas le droit de me juger à aucune institution, exceptionnelle ou pas [24] ». Ainsi parmi les nombreuses stratégies de politisation du droit et de la justice mobilisées par les activistes, le refus de parler revêt une place centrale tant il permet de maîtriser a minima le déroulement des interrogatoires ou des audiences, et de dénoncer tout autant la répression que sa dépolitisation. La volonté de ne livrer qu’une parole politique, qui passe par le rejet d’une explicitation individuelle des faits et de l’évocation d’une trajectoire personnelle, s’accorde ainsi mal avec les examens psychiatriques qui, précisément, s’appuient sur ce type d’informations pour déterminer leur degré de responsabilité et de dangerosité.

30Aussi retrouve-t-on dans les archives de la Cour de sûreté de l’État de nombreux rapports de carence, rédigés par les experts en cas d’échec de l’examen, soit que les militants refusent de s’entretenir avec eux en prison, soit que d’autres, en liberté provisoire, ne se déplacent pas aux rendez-vous fixés à l’extérieur de l’espace carcéral. Certains refus d’être expertisés sont individuels et spontanés, comme celui de ces deux militantes de la GP qui précisent dès leur premier interrogatoire qu’elles n’accepteront pas d’être examinées par un psychiatre [25], tandis que leur coinculpée déclare à Claudine Boittelle : « J’estime que je n’ai pas à me prêter à cet examen car je suis poursuivie pour des motifs politiques et qu’à mon avis c’est faire atteinte à la liberté individuelle que de m’imposer un examen psychiatrique [26] ». De très nombreux membres d’Action Directe n’acceptent pas non plus de rencontrer les deux experts en charge de leur affaire, qu’ils ne se présentent pas aux multiples convocations aux cabinets des experts quand ils sont libres, ou qu’ils ne les laissent pas rentrer dans leur cellule – comme ce responsable de l’organisation dite terroriste, qui « refuse en personne », et par deux fois, en juillet et août 1980, de « s’entretenir » avec les deux docteurs [27]. Même refus, le même jour et là encore par deux fois, de cet autre responsable d’Action directe [28]. Enfin et comme le note le juge d’instruction à propos de trois membres du FLNC accusés d’attentats par explosif : « Les inculpés ont refusé ces mesures d’expertise, adoptant ainsi le comportement des détenus du FLNC qui les ont qualifiées de pratiques attentatoires à la dignité [29]. »

31À côté de ces stratégies de politisation du silence et de l’absence, qui ne font que reconduire celles mobilisées au moment de l’interrogatoire ou du procès, les militants peuvent aussi repolitiser les examens psychiatriques, soit en refusant de répondre à des questions relatives à leur vie personnelle (« Il est réservé, parfois réticent, refuse de donner des détails, ou d’éclaircir un point de son histoire personnelle [30] », écrivent les docteurs Bardet-Giraudon et Benoit à propos d’un membre d’Action directe), soit en insistant sur la nature politique des gestes commis. Par exemple, une militante libertaire inculpée d’attentat suite aux événements de maijuin 1968 explique au docteur Dublineau, médecin des hôpitaux psychiatriques de la Seine, qu’elle a accepté de participer aux attentats avec G. « essentiellement pour continuer le combat ». Elle ajoute : « Par combat j’entends celui qui a commencé au mois de mai et qui consiste en une contestation générale du système. Il s’agissait de montrer que la seule attitude à prendre vis-à-vis de ce système est une attitude de refus résolue. Mon but, en recourant à la violence, était d’inciter les gens à adopter une attitude de refus absolue [31] ». Inculpé pour des attentats commis au nom du FLB en 1972, un indépendantiste breton déclare quant à lui que « ses motivations […] sont essentiellement en relation avec ce qu’il considère comme une injustice pour la Bretagne, notamment en ce qui concerne l’économie et certaines dispositions qui entraînent le départ des bretons de chez eux. Les explosions étaient destinées à la prise de conscience de ces problèmes [32] ».

32On le voit, l’acceptation de l’entretien en face à face avec des psychologues ou des psychiatres n’empêche ni les refus de répondre à leurs questions ni les pratiques de subversion du cadre de l’expertise en le politisant. Mais ces refus, s’ils témoignent du fait que les examens psychiatriques heurtent les militants dans leur volonté de politiser leur expérience répressive, n’en sont pas moins rares [33]. Parfois même, comme cela est le cas des membres du FLNC, certains militants acceptent finalement de s’y prêter. Cette acceptation, qui peut viser à apaiser les conflits avec les juges, doit surtout se lire à l’aune de l’ennui, de l’isolement et du désœuvrement induit par la condition carcérale. Les experts ne s’y trompent pas, comme lorsqu’ils écrivent à propos de ce responsable d’Action directe : « M. se prête assez volontiers à notre examen dont il réprouve les conditions puisqu’il est incarcéré et à l’isolement mais il y trouve également le moyen d’avoir un interlocuteur et de rompre sa solitude [34] ». Aussi, en dépit des résistances et des tentatives militantes de subvertir ou de repolitiser les consultations psychiatriques (par les réponses évasives, la revendication des actes commis, la dénonciation de l’État, de la bourgeoisie, etc.), ces dernières sont souvent le seul moyen de « faire parler » les inculpés et, ainsi, de mieux les connaître en consignant par écrit tous les renseignements qu’ils veulent bien, alors, donner.

La pathologisation et la dépolitisation du militantisme

33« Faire parler » les militants par le biais d’examens psychiatriques est doublement stratégique dans le cadre d’une répression politique. D’une part, ces expertises les contraignent à rompre le silence sur eux-mêmes qu’ils imposent tout au long de la procédure judiciaire comme acte de résistance à la répression dont ils sont l’objet. « Ce qui sépare un aveu d’une déclaration, écrit Michel Foucault, ce n’est pas ce qui sépare l’inconnu du connu, le visible de l’invisible, mais ce qu’on pourrait appeler un certain coût d’énonciation. L’aveu consiste à passer du non-dire au dire, étant entendu que le non-dire avait un sens précis, un motif particulier, une valeur importante » (Foucault 2012 : 5). Autrement dit, ce sont la valeur du silence rompu et le coût du passage du non-dire au dire qui font l’aveu et sa centralité dans le système répressif. Or, nous venons de le voir, le non-dire possède une valeur centrale chez la plupart des activistes inculpés qui choisissent précisément de taire certaines informations relatives à leur passage à l’acte ou à leur vie privée, non pas tant à des fins d’évitement de la répression que pour la politiser. À l’inverse, ces informations sont extrêmement précieuses pour les agents de l’État, qu’il s’agisse des services policiers en manque de renseignements sur les activistes dans le contexte post-guerre d’Algérie, ou des magistrats qui doivent nourrir leur réquisitoire définitif. La parole des militants, qui peut ainsi être considérée comme un « aveu politique », est dès lors tout autant utilisable à des fins policières que judiciaires. Or, leur recodage en termes médical et psychiatrique favorise également la délégitimation de l’activisme par l’individualisation des comportements militants et, surtout, par leur pathologisation systématique. En ce sens, le recours à l’expertise, et l’anormalisation des engagements incriminés en découlant, ne font que renforcer la criminalisation politique, celle qui a précisément pour objectif de rendre « déviants » certains types de comportements militants.

Connaître toutes les vies des militants

34Lorsque l’on considère les examens psychiatriques de militants, on ne peut qu’être frappé par les informations recueillies par les experts, des informations auxquelles les chercheurs ont très rarement accès. De même, aucune écoute policière, aucune enquête de voisinage ou aucun interrogatoire ne pourrait conduire à l’obtention de tels renseignements relatifs à l’environnement familial du militant, à son rapport à l’institution scolaire ou au travail, à ses relations amicales, amoureuses ou sexuelles ou encore à son vécu de l’expérience carcérale. Car en effet, si les examens psychiatriques peuvent s’apparenter aux recueils d’informations biographiques propres aux services de renseignement ou policiers, ils s’en distinguent non seulement par la précision des informations obtenues, notamment celles se rapportant à l’enfance, mais aussi et surtout par leur nature, le « ressenti » des activistes étant au cœur des expertises. Citons longuement ce rapport, rédigé à propos d’un membre du FLB :

35

« R. appartient à une famille dont les conditions d’existence ont été assez particulières. Il ne formule aucune appréciation sur le comportement de son père […] mais il l’évoque avec une sensibilité normale, le situant comme un père présent dans la famille et s’étant très normalement occupé de lui dans l’enfance. Il a surtout été élevé par sa mère qu’il évoque avec une certaine sensibilité. Il s’est bien entendu avec ses frères qui, eux, sont nés en Bretagne, tandis que lui est né en Allemagne. À l’examen médico-psychologique, il apparaît comme un sujet de très bon niveau intellectuel, la pensée est rapide et bien organisée. Il dispose d’une culture assez étendue, correspondant aux études faites. Les fonctions noétiques ne manquent d’ailleurs pas de finesse et comportent des capacités d’analyse et de synthèse complexes. À l’entendre, il n’a jamais eu de particularités caractérielles bien saillantes. Il aurait été un enfant calme, sans problème, jamais spécialement vif ou coléreux, ayant facilement des camarades. Il n’a jamais été particulièrement craintif ou timide, n’a jamais eu de cauchemars ni de terreurs infantiles. Jeune homme il s’est développé normalement, avait des camarades mais n’a jamais eu de particularités dans ses relations. Il aimait la nature, faisait un peu de sport, de la bicyclette et, par la suite, surtout de la voile. Le développement psychosexuel a été sans histoire, sans timidité particulière auprès des jeunes filles. Il lui est arrivé d’avoir quelques attaches féminines, des liaisons suivies de ruptures, sans option de caractère pénible. R. s’intéresse beaucoup à la lecture, l’histoire, la politique – tendance relativement marxisante ou libertaire – mais qu’il évoque sans passion excessive [35] ».

36À lire cet extrait du rapport relatif à la commission d’attentats, on saisit la particularité de la reconstitution du « curriculum vitae » (terme des experts) des militants par les psychiatres et les psychologues. Ces derniers ne se contentent en effet pas de retracer les grandes lignes des trajectoires personnelles des inculpés mais, comme ils le feraient pour n’importe quel justiciable, tentent de reconstituer l’ensemble de leurs vies (familiale, amicale, amoureuse, professionnelle, etc.), avec une insistance toute particulière sur les relations qu’ils entretiennent ou ont entretenu avec leurs parents (mère et père distinctement), leurs amis et leurs partenaires sexuels. L’enfance et ses potentielles « blessures » sont d’ailleurs au cœur de ces échanges en face à face, comme le montrent les références aux cauchemars et terreurs nocturnes qui pourraient dénoter des peurs et angoisses infantiles, et, en particulier, une peur de l’abandon.

37Ces informations, comme celles relatives aux loisirs, paraissent peu propices à « la manifestation de la vérité » judiciaire et, surtout, peu utilisables à des fins de répression. Pourtant, elles sont doublement précieuses dans le cadre de la répression des opposants. D’une part, leur recueil s’inscrit dans un contexte de manque de connaissances sur le profil des « ennemis intérieurs » et des réseaux du champ politique radical, induit par la déradicalisation du Parti communiste français, principale cible policière et pénale jusqu’à la guerre d’Algérie, et l’émergence de nouveaux groupes gauchistes ou indépendantistes la plupart inconnus des services policiers. Les informations sur les militants, qui viennent très certainement nourrir les fichiers centraux, notamment celui du Bureau de liaison entre les polices [36] chargé dès 1968 d’établir un répertoire des « ennemis publics », peuvent ainsi permettre aux institutions répressives de mieux les connaître et de reconstituer des réseaux. D’autre part, ces informations peuvent également être utilisées pour rédiger les réquisitoires définitifs des avocats généraux et ainsi renforcer leur argumentation en faveur d’une mise en inculpation.

38Certes, pour la plupart des militants, la référence aux examens psychiatriques est plus que liminaire, les avocats généraux se contentant d’écrire : « L’examen psychiatrique démontre qu’elle/il ne présente pas d’anomalie mentale de nature à être prise en considération dans le déterminisme des faits, et qu’elle/il n’apparaît pas désadapté ». Cependant, dans certains cas, le rapport des experts et, plus précisément, certaines informations relativement éloignées de la commission des faits, sont plus longuement citées et commentées par le membre du parquet. Il en va ainsi du réquisitoire définitif relatif à cet « espion soviétique » dans lequel l’avocat général fait référence à l’homosexualité supposée de l’inculpé : « D’une façon générale, il ne fait pas l’objet de mauvais renseignements. Il donne l’impression d’un homme assez cultivé, friand de mondanité. D’après certaines informations, il s’agirait d’un homosexuel “du genre discret et distingué”. Au cours de son examen psychiatrique, il a nié pourtant toute déviation sexuelle. Cette expertise n’a révélé aucune anomalie mentale [37] ». Si l’on ne voit pas, a priori, à quoi peuvent bien servir ces informations de nature sexuelle dans un réquisitoire définitif, on peut supposer que leur retranscription a pour objectif de criminaliser davantage les agissements de celui considéré comme un espion, c’est-à-dire de celui qui ment, qui se cache, qui tait certaines informations ou qui nie. Dans un autre registre, citons l’avocat général à propos de la militante libertaire évoquée plus haut : « Aux termes de son expertise psychiatrique, elle fait preuve d’une immaturité affective, sa prétention et son arrogance ont un caractère d’outrance. Elle cherche à s’affirmer d’une façon très juvénile par le recours à une phraséologie philosophique et par un désir ostentatoire de provoquer le scandale. Elle manque de spontanéité et elle s’est constituée un personnage d’intellectuelle. Elle ne présente aucune anomalie mentale ou psychique. Elle apparaîtrait comme une militante fanatique [38] ».

39Utilisées en complément des rapports des services de renseignement ou de la police auxquelles elles peuvent être confrontées, les informations livrées par les militants aux experts sont ainsi mobilisées pour souligner des « déviances », des anormalités, des « outrances », à tout le moins des éléments censés aggraver leur situation face à la justice, que ces dernières soient des « déviances » sexuelles, sociales ou politiques. L’expression de « militante fanatique », qui n’est pas celle de l’expert mais celle de l’avocat général lui-même, montre par ailleurs comment les termes médicaux et scientifiques peuvent être retraduits par les magistrats en langage politique, à la fois pour souligner la gravité du comportement et des actes commis – ici, un attentat – mais aussi pour en déduire une anormalité politique. Dans ce cadre, les examens psychiatriques servent à délégitimer l’activisme, ce dernier ne pouvant être le fait que d’individus déviants, immatures (le terme revient souvent dans les rapports), peu « spontanés », « emprisonnés dans des postures » et, surtout, dont les traits de personnalité sont problématiques.

Passage à l’acte et traits de personnalité problématiques

40Au regard du principe selon lequel la psychiatrie permet l’individuation des peines et une meilleure évaluation des responsabilités individuelles, la détermination des traits de personnalité des inculpés est centrale dans les examens psychiatriques (Guignard 2010). À ce titre et dans le cadre de la répression des activistes, de très nombreuses psychoses ou névroses sont en effet tour à tour « testées » et, dans plus de 99 % des cas, éliminées. Il en va ainsi des « anomalies des principales fonctions de l’intelligence », en ce qui concerne la mémoire, l’attention ou le jugement, ou des troubles psychotiques et névrotiques mesurés par les tendances dépressives ou la stabilité de l’humeur. De nombreux termes psychiatriques envahissent ainsi les rapports, notamment ceux relatifs aux psychoses et aux névroses comme « désordre émotionnel », « idéalisme pathologique », « orientation intéroceptive de la sensibilité », « activités délirantes ou hallucinatoire », « orientation fabulatrice ou mythomaniaque », etc. Des tests de Q.I. et des tests projectifsThematic Apperception Test, aussi dits tests de Rorschach, consistant à montrer des « planches » d’illustration aux inculpés – peuvent aussi être utilisés pour déterminer les traits de leur personnalité. Les résultats étant peu probants, les rapports multiplient dès lors ce type de conclusions provisoires, comme à propos de cet « établi » de la Gauche prolétarienne, ancien polytechnicien :

41

« L’examen n’a pas révélé de signes d’une possible évolution psychotique de type dissociatif par exemple qu’on se doit d’évoquer lorsqu’un sujet jeune et brillant présente une conduite aussi étonnante que celle qui consiste, après avoir obtenu un concours fort difficile au prix d’efforts soutenus, à démissionner ainsi [39] ».

42Pour autant, si les militants inculpés ne sont pas désignés comme des « fous » par les experts, ces derniers n’en procèdent pas moins à une pathologisation systématique, à la fois des actes commis à des fins politiques par les activistes et de leurs engagements. En effet, à défaut de déceler de réelles maladies mentales, les experts relient les passages à l’acte des « politiques » à des failles psychologiques (un manque affectif, une frustration dans le domaine professionnel, une sensibilité ou une naïveté excessive), à des parcours dits « chaotiques » et, surtout, à des traits de personnalité « problématiques ». Nous pouvons prendre le cas de ce membre d’Action directe, « soupçonné d’occuper une place importante dans l’organisation du groupe terroriste ». Ce dernier, travaillant dans l’enseignement secondaire tout en poursuivant ses études, longues et variées (ce militant a changé plusieurs fois d’inscription disciplinaire, reprenant par exemple des études de Grec après un diplôme en philosophie), est décrit au début du rapport d’examen psychiatrique comme tout à fait « normal » : « Au point de vue des antécédents pathologiques aussi bien sur le plan somatique que sur le plan psychique, on n’en relève aucun qui soit notable [40] ». Très vite, néanmoins, après avoir décrit son parcours scolaire, sa vie amoureuse qu’il passe sous silence (« bien qu’ayant une amie, il n’en parlera pas ») et certaines expériences considérées comme importantes (sa réforme du service militaire), les experts notent :

43

« Sans vouloir porter un diagnostic psychiatrique précis qui serait probablement trop lourd, on peut s’étonner de l’immaturité, de l’instabilité et du manque d’engagement réel même sur le plan politique de H. dont l’attitude est plutôt celle d’un grand adolescent que celle d’un homme de 26 ans, qui est encore un jeune homme mais qui ne devrait plus se manifester comme un jeune homme, impression qu’il donne encore facilement. La mise à distance, la relative indifférence affective qui n’est pas entièrement jouée, le refus de s’engager dans une vie professionnelle stable, sous le prétexte d’études auxquelles il n’accorde pas l’intérêt fondamental qu’elles exigent, tous ces refus, tous ces manques, sont la traduction visible d’une profonde angoisse antérieure. Si l’aspect n’est pas assez pathologique pour correspondre à des troubles mentaux avérés, il faut tout de même qualifier l’ensemble de cette personnalité du terme de constitution schizoïde [41] ».

44Les experts concluent en l’espèce que ce membre d’Action directe ne présente pas de troubles mentaux, n’est pas dangereux et qu’il est donc accessible à la sanction pénale. Le « diagnostic psychiatrique » de ce rapport est tout à fait typique des centaines que nous avons pu consulter puisqu’il participe à la fois à la normalisation du militantisme illégaliste ou du terrorisme et à son anormalisation. Ici, en effet, il n’est fait à aucun moment référence aux convictions idéologiques de l’inculpé, à ses appartenances militantes présentes ou passées, aux facteurs sociaux explicatifs de sa supposée radicalité (toute révolte ne peut qu’être « intime » ou « intérieure » d’après les experts), les conditions de possibilité de son acte étant in fine expliquées par une profonde « angoisse antérieure » et une « constitution schizoïde » de la personnalité. Les cas similaires que l’on pourrait citer sont innombrables. Ce n’est pas pour dénoncer et lutter contre l’État colonial que des membres du FLNC ont déposé des bombes artisanes, mais parce qu’ils ont un attachement problématique à la terre corse, lui-même induit par une carence affective maternelle. Ce n’est pas pour éviter une guerre que ce fonctionnaire a fourni pendant des années des renseignements stratégiques à l’URSS, mais parce qu’il est « déformé par une hypertrophie de l’orgueil ». Ce n’est pas par conviction politique que des activistes deviennent membres d’Action directe, mais parce qu’ils ont un « problème d’identité ». Ce n’est pas parce qu’ils croient en la justice populaire et à la Révolution que s’engagent les maoïstes, mais parce qu’ils sont « psychorigides », etc. Malgré tout, on le voit, en dépit des problèmes psychologiques qui les caractérisent, les activistes sont tous considérés comme « accessibles à la sanction pénale », c’est-à-dire aptes à être jugés et punis. Entre conclure à la folie, ce qui rendrait les militants pénalement irresponsables et empêcherait de les juger, et leur reconnaître une rationalité pleine et entière, les experts choisissent donc une voie intermédiaire : celle des troubles des traits de personnalité. Aussi, l’anormalisation des gestes commis par leur pathologisation systématique, si elle permet de sanctionner l’illégitimité des pratiques militantes illégalistes et de les rejeter en dehors de la sphère des bonnes manières de faire de la politique ou de militer, n’en permet pas moins leur répression et, plus précisément, leur soumission à la justice d’exception.

45* * *

46L’institutionnalisation de la justice d’exception par l’instauration d’une juridiction politique permanente conduit en France à un traitement totalement inédit de l’activisme oppositionnel radical à partir de la fin de la guerre d’Algérie. Si les militants sont soumis à un régime répressif à part, justifié aux yeux de l’autorité exécutive et des magistrats par la spécificité des illégalismes politiques, ils n’en sont pas moins, comme les inculpés des cours d’assises, examinés par des psychologues et des psychiatres, dans le but de constituer leur « dossier de personnalité ». Considérés comme des cibles pénales extra-ordinaires pour légitimer une répression plus sévère, les opposants sont donc traités, par le recours aux examens psychiatriques, comme les criminels de droit commun qui occupent les cours d’assises et qui ont agi sans motivation politique. Ce phénomène d’assimilation des opposants aux « droits communs » est traditionnel dans l’histoire de la répression de l’activisme ; il se traduit par exemple par le refus de reconnaître le statut de prisonnier politique. Mais pour la première fois en France, le militantisme oppositionnel radical, réprimé plus sévèrement, se voit systématiquement pathologisé. Cette double logique répressive d’inclusion et d’exclusion des opposants du groupe des justiciables « ordinaires » recoupe dès lors celles d’anormalisation/normalisation et de dépolitisation/politisation des gestes commis, ces dernières tendant à se confondre pour perfectionner une répression d’exception.

47La suppression de la Cour de sûreté de l’État en 1981 modifie les rapports entre expertises psychiatriques et répression politique. À cette date en effet, la fin de la justice d’exception entraîne une dépolitisation généralisée de l’appareil répressif et la disparition des crimes et des délits politiques. Aussi, les opposants sont à nouveau et uniquement réprimés par le droit commun, et répartis en deux catégories : ceux jugés par les tribunaux correctionnels, et ceux jugés par des cours d’assises, traditionnelles ou d’exception en cas de « crimes terroristes ». Ce sont les seconds qui, depuis lors, peuvent être soumis à de telles expertises : ainsi d’Yvan Colonna, activiste corse poursuivi puis condamné pour l’assassinat du préfet Érignac, qui, pendant quatre ans, refusera les examens psychiatriques. À la différence des opposants traduits devant la Cour de sûreté, ces nouveaux expertisés ne sont toutefois plus considérés comme des « ennemis politiques », dont les agissements mettent en péril « la chose publique ». Les intentions politiques n’existant plus depuis la suppression des crimes et délits « d’atteinte à la sûreté de l’État » du code pénal en 1994, ils sont dès lors jugés pour les seuls mobiles reconnus depuis lors par le droit et la loi : les mobiles criminels ou terroristes. Si la disparition officielle de la justice d’exception a donc mis fin à la répression spécifique mise en place dans le cadre de la « sauvegarde de l’État », elle a en revanche renforcé le processus d’assimilation des militants aux « droits communs » et, partant, donné plus de force au savoir psychiatrique et aux grilles de lecture pathologisantes de l’activisme radical et illégaliste.

Bibliographie

Ouvrages cités

  • Codaccioni, Vanessa. 2013. Punir les opposants. PCF et procès politiques (1947-1962). Paris, CNRS Éditions.
  • Codaccioni, Vanessa. 2015. Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes. Paris, CNRS Éditions.
  • Foucault, Michel. 1999. Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975. Paris, Gallimard et Seuil.
  • Foucault, Michel. 2012. Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, cours de Louvain (1981) édité par Fabienne Brion et Bernard Harcourt. Louvain et Chicago, Presses universitaires de Louvain et University of Chicago Press.
  • Guignard, Laurence. 2010. Juger la folie. La folie criminelle devant les Assises au xixe siècle. Paris, Puf (Droit et justice).
  • Lézé, Samuel. 2008. « Les politiques de l’expertise psychiatrique. Enjeux, démarches et terrains », Champ pénal/Penal field [en ligne], consulté le 30 juin 2016.
  • Lombroso, Cesare. 1897. Les anarchistes, trad. de l’italien par Maurice Hamel et Auguste Marie. Paris, Flammarion.
  • Marcellin, Raymond. 1978. L’importune vérité. Paris, Plon.
  • Lazergues, Christine. 2003. « Georges Levasseur, l’infatigable profession et chercheur », Archives de politique criminelle, n° 25 : 3-8.
  • Senon, Jean-Louis, Jean-Charles Pascal et Gérard Rossinelli (dir.). 2007. Expertise psychiatrique pénale. Audition publique, 25 et 26 janvier 2007 (FFP, Fédération française de psychiatrie). Montrouge, John Libbey Eurotext.
  • Van Ruymbeke, Renaud. 2016. Le juge d’instruction. Paris, Puf.

Notes

  • [1]
    Nous faisons ici référence à notre thèse de doctorat sur les procès politiques impliquant des membres du Parti communiste français (PCF) pendant ces conflits, qui avait nécessité le dépouillement de nombreux fonds d’archives des institutions répressives (Codaccioni 2013).
  • [2]
    Rapport d’examen psychiatrique du 23 juillet 1970.
  • [3]
    Rapport d’examen psychiatrique du 7 juillet 1970.
  • [4]
    Rapport d’examen psychiatrique du 8 juin 1970.
  • [5]
    Comme dans les précédentes juridictions d’exception françaises, l’exécutif détient le monopole des poursuites. Ici, c’est le garde des Sceaux qui décide, de manière arbitraire, si un crime ou un délit relève de la compétence des tribunaux de droit commun ou de la Cour de sûreté de l’État.
  • [6]
    L’article 81 du code de procédure pénale est le seul fondement légal du recours à l’expertise psychiatrique et en précise les contours en notifiant que « le juge d’instruction peut prescrire un examen médical, un examen psychologique ou ordonner toute mesure utile » (Senon, Pascal et Rossinelli 2006 : 195) en faveur de la manifestation de la vérité.
  • [7]
    En cas de guerre, des opposants peuvent être expertisés si leur affaire est de la compétence de la cour d’assises. Ainsi certains membres de l’OAS, inculpés en territoire métropolitain par les tribunaux de droit commun à la fin de la guerre d’Algérie, sont examinés par des psychologues et des psychiatres.
  • [8]
    Georges Levasseur, « Doctrine. La Cour de sûreté de l’état », Gazette du Palais, février 1963.
  • [9]
    JORF, 4 janvier 1963.
  • [10]
    Audience solennelle d’installation de M. André Dechezelles, 26 février 1963.
  • [11]
    Les magistrats peuvent en effet prononcer des sanctions contre les avocats qui « manqueraient à leurs obligations professionnelles », une mesure très critiquée au moment de la création de la cour de sûreté, mais voulue par l’exécutif pour empêcher la politisation des procès, comme cela avait été le cas pendant la guerre d’Algérie avec des avocats comme Jacques Vergès.
  • [12]
    Cette liste de question est la même pour tous les examens psychiatriques.
  • [13]
    Date de l’amnistie de l’OAS et du début de la répression de l’extrême gauche par la juridiction d’exception (Codaccioni 2015).
  • [14]
    Rapport du 23 septembre 1963.
  • [15]
    Rapport du 4 octobre 1963.
  • [16]
    Rapport du 6 juillet 1970.
  • [17]
    Rapport du 7 juillet 1970.
  • [18]
    Comme ces deux experts l’écrivent à propos de ce membre du FLB (rapport du 15 juillet 1972).
  • [19]
    Rapport du 20 juin 1970.
  • [20]
    Nous n’avons trouvé que quatre rapports en faisant mention.
  • [21]
    Rapports du 29 juillet 1978.
  • [22]
    Rapport du 30 septembre 1963.
  • [23]
    Lettre d’Antoine Graziani du 1er août 1979.
  • [24]
    Procès-verbal d’interrogatoire du 24 octobre 1980.
  • [25]
    Procédure contre X à la suite de la publication de la Cause du peuple n° 27.
  • [26]
    Rapport de carence du 9 juillet 1970
  • [27]
    Rapport de carence du 8 août 1980.
  • [28]
    Id.
  • [29]
    Réquisitoire définitif du 1er avril 1980.
  • [30]
    Rapport du16 janvier 1981.
  • [31]
    Rapport du 15 février 1969.
  • [32]
    Rapport du 28 juin 1972.
  • [33]
    Nous estimons à une vingtaine les rapports de carence dans les cartons consultés.
  • [34]
    Rapport du 4 février 1981.
  • [35]
    Rapport du 22 décembre 1978.
  • [36]
    Institué pour réprimer l’OAS, il est recréé début juin 1968 par Raymond Marcellin qui en assure alors la « présidence directe » (Marcellin 1978 : 16).
  • [37]
    Réquisitoire définitif du 6 octobre 1970.
  • [38]
    Réquisitoire définitif du 4 juin 1969.
  • [39]
    Rapport du 2 juillet 1970.
  • [40]
    Rapport du 12 février 1981.
  • [41]
    Ibid.
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