Genèses 2016/2 n° 103

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Article de revue

« Mountaineering is something more than a sport ». Les origines de l’éthique de l’alpinisme dans l’Angleterre victorienne

Pages 7 à 28

Notes

  • [1]
    Toutes les citations sont traduites de l’anglais par l’auteure.
  • [2]
    Qualifié par Max Weber de « mentalité économique », c’est-à-dire d’« ethos d’une forme d’économie », ou encore de « maxime éthique pour bien se conduire dans la vie » (Weber 1964 : 12, 33), l’esprit du capitalisme dicte une conduite pratique de la vie appuyée sur des principes moraux considérés comme des devoirs. Nous montrerons qu’en ce sens la notion d’esprit se prête bien à l’alpinisme tel qu’il est codifié à l’époque victorienne.
  • [3]
    Nous ne reviendrons pas dans l’article sur les facteurs qui concourent à l’apparition de l’alpinisme en Angleterre. Pour plus de détails, voir Hansen (1996), Tailland (1991), Thompson (2010) et Veyne (1979).
  • [4]
    La composition sociale de l’AC a fait l’objet de trois études : T. S. Blakeney (1952), historien officieux de l’AC, réalise des statistiques à partir des trois volumes de l’Alpine Club Register (Mumm 1928), registre qui contient des informations sur les membres du club entre 1857 et 1890. P. Hansen (1991) et M. Tailland (1996) ont repris le même matériau, le premier ayant également travaillé sur un ultime volume de l’Alpine Club Register (période 1891-1957) (Blakeney et Dangar 1958). Pour mon travail, j’utilise ce dernier volume (1891-1957) et les fiches d’admission entre 1958 et 2007 (archives de l’AC). Seront évoqués ici uniquement les résultats portant sur la période 1857-1890.
  • [5]
    L’incohérence entre 5 % de membres de la gentry et 99 % de membres de la bourgeoisie s’explique par le fait que certains rentiers déclaraient dans les registres de l’AC une genteel profession (notamment avocat) compatible avec leur statut (Bédarida 1990 : 82).
  • [6]
    Le terme public school s’oppose à private education, c’est-à-dire à l’enseignement qui était donné par des précepteurs dans le cadre de la maison aristocratique.
  • [7]
    À l’origine réservé aux rentiers, le terme de gentleman en vient aux xviiie et xixe siècles à caractériser de manière plus large des individus au train de vie aisé, ayant reçu une éducation dans les public schools (Gilmour 1981 : 182).
  • [8]
    Courant en faveur de l’activité sportive dans le cadre de la foi religieuse, dont l’appellation fut forgée en 1857 suite aux écrits des anglicans Thomas Hugues et Charles Kingsley (McLeod 2004 : 5).
  • [9]
    La manliness (c’est-à-dire ici la manière valorisée d’être un homme chez les élites sociales) et l’athleticism reposent ainsi sur un même ensemble de valeurs et de qualités. L’athlète en est l’une des figures clé. Être « manly » – ou « gentlemanly », les deux termes sont équivalents dans les années 1860 – revient à posséder à la fois des attributs physiques (l’endurance) et des qualités morales (la volonté, l’abnégation, la franchise). Pour une analyse de la « manliness » victorienne et edwardienne, voir Tosh 2005.
  • [10]
    « L’alpinisme présente également la plupart des vertus de cette sorte de jeu (game) auquel on joue juste pour jouer, et qui n’offre aucune récompense si ce n’est des souvenirs et la satisfaction personnelle qui découle de la manière dont on joue (the manner of play) » (Brown 1944 : préface).
  • [11]
    Au milieu du xixe siècle, le « sport » possède un sens plus large qu’aujourd’hui. Aux côtés des sports dans leur acception moderne (cricket, aviron, etc.), Anthony Trollope inclut dans son célèbre British Sports and Pastimes des pratiques comme la chasse, le tir, la pêche, la voile, la course équestre… et l’alpinisme. Sans définir ce qu’est le « sport », il explique que celui-ci doit être « rude et violent », tout en possédant une certaine « dignité ». On retrouve le désintéressement propre à l’ethos amateur lorsqu’il dénonce les menaces du professionnalisme et le « désir de trop bien pratiquer une activité qui, pour être agréable, devrait être un plaisir et non un business » (Trollope 1868 : 8). Le « sport » désigne donc un ensemble assez large de pratiques physiques définies non pas tant par leurs modalités de pratique que par l’esprit du jeu et l’origine sociale des joueurs, dont Trollope écrit qu’il s’agit des « hommes des classes moyennes et supérieures » (ibid. : 5). Il ne faut donc pas s’étonner que dans les extraits cités, le « sport » ne semble pas toujours désigner les mêmes objets, oscillant entre le loisir cultivé (Trollope) et un sens plus moderne (le sport comme pratique compétitive et institutionnalisée).
  • [12]
    Ces positions des représentants du pôle exploratoire sont à relier à leurs propriétés sociales : les deux hommes, éduqués en public schools et à Oxford et Cambridge, sont rentiers et possèdent le temps et les moyens pour entreprendre des campagnes d’exploration. Par ailleurs, Conway, écolier à Repton, affirme dans son autobiographie avoir détesté le sport scolaire, ce qui faisait alors de lui un quasi-déviant à l’époque de l’athleticism triomphant (Conway 1932 : 14).
  • [13]
    « Absolutely inaccessible by fair means » : inscription déposée en 1880 par Mummery au plus haut point atteint sur la Dent du Géant (Alpes), laissant entendre que la voie était impossible sans l’utilisation de moyens artificiels.
« Je dois reconnaître que l’alpinisme, au sens où je l’entends, est un sport […] – tout comme le sont le cricket, l’aviron ou le knurr and spell[1] ».
(Stephen 1904 [1871] : 308)

1Lorsque Leslie Stephen écrit ces lignes en 1871, l’Alpine Club (AC), le précurseur des clubs alpins, existe depuis près de quinze ans. À cette date, les finalités de loisir ou « sportives » de l’alpinisme sont passées au premier plan devant les finalités contemplatives ou scientifiques qui prévalaient auparavant (Tailland 1996 : 168). Mais il s’agit d’un sport entendu dans un sens bien particulier. En effet, l’excellence propre à l’alpinisme est appuyée sur une distinction sociale de laquelle découle des considérations morales. Elle révèle une conception spécifique, socialement située, de la pratique physique.

2Nous analyserons dans cet article, à travers le cas particulier de l’alpinisme, la manière dont se codifie cette excellence dans une pratique où, bien que le corps soit central, l’excellence n’est jamais présentée comme uniquement corporelle. Nous verrons que les alpinistes à l’origine de cette codification – qui forment une élite socio-culturelle – définissent l’excellence dans l’alpinisme comme étant « supérieure au sport », et que cette codification initiale va se transmettre et perdurer par la suite, sous des formes renouvelées mais toujours révélatrices d’une même hiérarchisation sous-jacente. C’est à l’époque victorienne que se définit ce qui constitue encore aujourd’hui un « esprit » de l’alpinisme qui, à l’instar de l’esprit du capitalisme étudié par Max Weber (1964), s’apparente à une éthique [2] dont les origines peuvent être trouvées – c’est notre hypothèse – dans les conceptions du sport qui étaient celles des élites sociales de l’époque.

3Nous étudierons la genèse de cette conception entre les années 1860 et les années 1920. Pour cela, nous nous appuierons sur une analyse des discours que les alpinistes tiennent sur leur sport en nous basant sur des articles de l’Alpine Journal (AJ, la revue de l’AC, créée en 1864), sur les notices nécrologiques des membres de l’AC, et (bien plus rarement car elles n’apparaissent pas avant les années 1920) sur des autobiographies. Si ce dernier matériau et les nécrologies représentent des sources rarement utilisées pour étudier l’alpinisme, dont les conditions d’un usage sociologique méritent d’être interrogées (Moraldo 2014), ils s’avèrent très riches d’enseignements. De même, les textes de l’AJ, abondamment utilisés dans cet article, revêtent un intérêt particulier dans cette analyse des fondements de l’excellence alpinistique. En effet, la revue constitue pendant longtemps l’une des rares tribunes où sont énoncées, par les individus possédant la légitimité à le faire – c’est-à-dire les membres de l’élite « sportive », entendus ici comme les tenants de l’excellence en alpinisme et non comme une élite sociale – les prises de position sur les manières légitimes de pratiquer. C’est un lieu où s’énoncent, se défendent et se codifient les normes en vigueur dans l’alpinisme.

4Les débuts de l’alpinisme dans l’Angleterre victorienne ont fait l’objet de plusieurs études, dont les principales sont celles de Peter Hansen (1991) et de Michel Tailland (1996). Parmi les contributions secondaires (dont nous ne fournissons pas ici une liste exhaustive), citons également les travaux de Ronald Clark (1953), Paul Veyne (1979), ou David Robbins (1987). Les travaux cités ont en commun de fournir à la fois une étude des caractéristiques sociales, des mentalités, et des pratiques des alpinistes victoriens. Ce que nous nous proposons de faire – à savoir comprendre pourquoi et comment l’alpinisme s’est originellement codifié de manière originale, aux marges des autres sports, et établir ainsi le lien de filiation entre les principes sportifs amateurs qui étaient ceux des genlemen de l’AC et « l’éthique » de l’alpinisme – constitue un apport nouveau par rapport aux travaux existants. James Mangan (2000) et d’autres (Dunning et Sheard 1979 ; McLeod 2004) ont étudié finement la manière dont l’éducation (notamment sportive) reçue dans les public schools avait contribué à la valorisation d’une forme nouvelle de masculinité bourgeoise et d’une conception amateur du sport. Si l’expression de la manliness victorienne dans l’alpinisme a été étudiée par Peter Hansen (1995), le lien qui existe entre l’amateurisme sportif et la conception particulière de l’excellence dans l’alpinisme n’a pas été analysé. De manière générale, ni les fondements ni les recompositions de « l’éthique » de l’alpinisme n’ont été sérieusement interrogés.

Élite de l’alpinisme, élite sociale

5Pour comprendre comment l’alpinisme est initialement codifié, il est nécessaire de revenir sur les propriétés sociales et les trajectoires scolaires et sportives des membres de l’élite de l’alpinisme, c’est-à-dire de ceux qui sont à l’origine de cette codification. Nous étudierons pour cela les membres de l’AC, club pratiquant une sélection « sportive » (doublée d’une sélection sociale), auquel appartenaient tous les « grands alpinistes » anglais de la période étudiée, c’est-à-dire les plus légitimes, cités comme modèles par les alpinistes des générations ultérieures. Ce détour est indispensable : c’est en objectivant les propriétés sociales des individus à l’origine de la codification de l’alpinisme et, en particulier, en revenant sur leurs trajectoires scolaires, que l’on peut saisir ce qui se joue réellement dans ce processus de codification initiale.

6L’alpinisme est porté par une bourgeoisie urbaine en ascension qui apparaît dans le sillage de l’industrialisation et de l’urbanisation du pays (Veyne 1979) [3]. Les statistiques réalisées à partir des registres de l’AC [4] montrent une surreprésentation des fractions hautes de la bourgeoisie : d’après Michel Tailland, « une écrasante majorité (95 % des membres) appartient à la bourgeoisie (middle-class ou plus souvent upper-middle-class) » (Tailland 1996 : 191). L’AC est donc bien un club bourgeois : Michel Tailland ne comptabilise que 5 % de nobles de naissance parmi les membres de l’AC entre 1857 et 1890, aucun n’étant issu de la grande noblesse (ibid. : 191).

7Sur la période 1857-1890, analysée par Peter Hansen (1991) et Michel Tailland (1996) l’AC recrute à 99 % parmi la bourgeoisie industrielle et les professions[5] – cette catégorie hybride propre à l’histoire britannique (Szreter 1993) formée des professions libérales, des ingénieurs, et des professions intellectuelles, et qui fait plus que doubler dans la seconde moitié du xixe siècle (Reader 1966 : 211). Sur la période 1891-1957, analysée par Peter Hansen (1991) et moi, on compte encore 98 % de membres de ces groupes sociaux.

8Une telle fermeture sociale (qui se double d’une fermeture sexuelle jusqu’en 1974) est consubstantielle à l’idée du club de gentlemen, réseau sélectif par définition (Loussouarn 1996 : 22). L’objectif du club, inscrit dans ses statuts, est de « faciliter l’association de ceux qui possèdent des goûts similaires » (Blakeney et Dangar 1957 : 26). Par le biais d’un système de parrainage et de vote, l’AC n’acceptait dans ses rangs que ceux qui correspondaient au profil sociologique attendu. Cette sélection sociale opérait sur des critères plus fins que la simple appartenance aux classes favorisées. Parmi les refus célèbres, on trouve celui du grand alpiniste Albert F. Mummery (1855-1895), débouté en 1880 suite à un malentendu sur sa profession. Mummery était directeur d’une tannerie, mais le bruit courait qu’il possédait en réalité un magasin de chaussures, à une époque où persiste un préjugé tenace contre les commerçants (tradesmen) au sein de la bourgeoisie établie (Bédarida 1990 : 82). Quelques décennies plus tard, Arnold Lunn (1888-1974), fils du fondateur de l’agence de voyage Lunn’s Tour, se voit lui aussi refuser l’entrée à l’AC à cause du métier de son père. Comme Mummery avant lui, il sera finalement admis plusieurs années après sa demande initiale. Du fait de cette forte sélection à l’entrée, les effectifs du club demeurent réduits : 300 membres en 1858 et 651 en 1905, alors que le Club alpin Français compte déjà 5 300 membres en 1885 (Tailland 1996 : 185). Ce nombre restreint permet une relative unicité de vues au sein du club. Les nécrologies de l’AJ en témoignent.

L’usage des notices nécrologiques

Les nécrologies de l’AJ ont été étudiées de manière systématique entre 1880, année d’apparition de la rubrique In Memoriam, et 1920. Alors que l’analyse des propriétés sociales des membres de l’AC sur la période 1857-1891 se justifiait par l’existence de registres de données déjà délimités de cette façon, le choix de l’année 1920 pour clôturer l’analyse des nécrologies est plus directement lié à la période qui nous intéresse ici, à savoir celle qui correspond à la codification de l’alpinisme comme pratique à la frontière du sport.
Après lecture, plusieurs thèmes ont émergé de ces notices, parmi eux : les souvenirs scolaires et sportifs (les deux étant liés), les goûts et pratiques culturels, les références à la virilité (manliness), les positions sur les manières légitimes de pratiquer, etc. Les nécrologies sont généralement rédigées par l’un des membres de l’AC, dont ne sont souvent rappelées que les initiales. Dans la majorité des cas, ces textes sont organisés de manière similaire. Après une présentation détaillée de la carrière scolaire et professionnelle du défunt (les travaux académiques en particulier font l’objet de développements conséquents), ses hauts faits d’alpinisme sont rappelés. Les qualités sociales et culturelles de l’alpiniste sont également évoquées. Les différentes rubriques donnent lieu à des anecdotes diverses : scolaires (public schools et université), professionnelles et, bien sûr, relatives à des faits d’alpinisme.
Dans un groupe fermé comme l’AC, les nécrologies – qui en disent presque autant sur leurs auteurs que sur les défunts – s’avèrent un matériau précieux pour mettre au jour ce qui rassemble au sein de l’institution. Elles constituent des documents révélateurs des logiques sous-jacentes de sélection sociale. Plus encore, elles nous renseignent sur les qualités valorisées des alpinistes décédés, sur des épisodes qui font sens au sein du groupe, et ainsi sur tout un ensemble de valeurs, de références et de croyances partagées. L’usage qui est ici fait de ces notices s’apparente donc à celui proposé par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin (1975) qui soulignent ce que les notices nécrologiques des normaliens nés dans les années 1880 et 1890 peuvent apporter dans l’appréhension des principes de classement propres à ce groupe spécifique.
On référencera les nécrologies de la manière suivante (IM – pour In Memoriam – date : page).

9Construites sur le même modèle, les notices nécrologiques de l’AJ révèlent les qualités jugées importantes aux yeux des alpinistes, c’est-à-dire celles qui leur assurent une reconnaissance mutuelle en tant que membres d’un même groupe social. Les portraits donnent ainsi à voir, outre les qualités d’alpiniste, des qualités et des goûts (artistiques, scientifiques, littéraires) de classe. À titre d’illustration, voici ce qu’on peut lire dans la nécrologie de Walter Larden (1855-1919) :

10

« En plus de son travail et de ses exploits alpins, la littérature, et surtout la poésie, était son principal intérêt. Il lisait Shakespeare pendant ses repas solitaires, et était un grand admirateur de Tennyson. Il avait appris seul le français, l’espagnol et l’allemand […]. En art, il faisait preuve de bon goût et de discernement ; en musique il avait une bonne idée du contrepoint, et possédait plus jeune une bonne voix de baryton […]. Il jouait de la guitare avec une grande dextérité ».
(IM 1921 : 116)

11Un tel extrait est loin de constituer un exemple sur mesure. Sauf exceptions (nécrologies très courtes, nécrologies des guides qui accompagnaient les alpinistes), l’énoncé des goûts et compétences culturels du défunt constitue un poncif de ces textes. On y trouve des références aux compétences théâtrales (à propos de Anthony Adams-Reilly : « C’était un excellent critique dramatique, et il possédait un savoir rare des acteurs et du jeu », IM 1886 : 256), musicales (à propos de Henry Russell-Killough : « C’était un fervent musicien et un violoncelliste doué », IM 1911 : 501), littéraires (à propos de John Sowerby : « Il pouvait citer son Virgile et son Horace, dévorait la fiction française et allemande, connaissait bien l’italien, et s’était mis à l’hébreu plus tard dans sa vie », IM 1902 : 321), mais également sportives, linguistiques, scientifiques, politiques, géographiques, philosophiques, picturales, etc. Sont en outres saluées les capacités des défunts à discourir et à débattre, leurs responsabilités sociales diverses, autant d’éléments constitutifs de la sociabilité bourgeoise victorienne. On apprend ainsi d’Hermann Woolley qu’il « pouvait parler sérieusement de sujets sérieux – scientifiques, académiques […], géographique, littéraires, sportifs, en fonction de ce qui venait dans la conversation » (IM 1921 : 260), ou encore de John Ball qu’il « savait raconter une histoire, et que ses relations étendues et variées avec des hommes de la politique et des sciences, en Angleterre et sur le continent […], l’avaient rendu riche en anecdotes, en allusions et en souvenirs » (IM 1891 : 19).

12On peut retracer la genèse de ces qualités et goûts homogènes. Outre le fait que les alpinistes proviennent de milieux sociaux semblables, ils ont aussi fréquenté les mêmes lieux d’éducation, ce qui contribue à une communauté des vues au sein du club et à l’importation dans l’alpinisme de conceptions sportives issues de ces écoles.

Le rôle des publics schools dans la formation sportive de l’élite de l’alpinisme

13En tant que membres de l’élite sociale, les alpinistes ont bénéficié de l’éducation privilégiée qui était celle des classes dominantes (bourgeoisie et noblesse) à la fin du xixe siècle. À cette époque, le système scolaire anglais connaît des évolutions importantes, liées à la croissance des fractions économiques de la bourgeoisie issue de la révolution industrielle, et des professionals, ces mêmes groupes qui forment le vivier de l’AC. Les publics schools[6], initialement au nombre de neuf, se modernisent, se multiplient, et sont investies par les familles de la bourgeoisie ascendante. Il s’agit d’écoles privées et sélectives, réservées aux garçons. Même si toutes ne confèrent pas le même prestige, elles forment le maillon central de l’éducation de la classe dominante. « Dans la trilogie classique – primaire (prep school), secondaire (public school), supérieur (université) –, ce n’est pas ce dernier stade qui est déterminant, c’est le secondaire, car les public schools sont l’instrument fondamental de formation des cadres du pays » (Bédarida 1990 : 218). Dans ces écoles, on devient un gentleman, nouvelle aristocratie non déterminée par la naissance, comme l’explique Arnold Lunn (1888-1974), ancien élève à Harrow [7] :

14

« On peut résumer l’essence de l’esprit des Public Schools […] par le vieil adage noblesse oblige. Le code des Public Schools est, par essence, celui d’une aristocratie, quand bien même il s’agit d’une aristocratie très diluée. […] La force de l’esprit de corps varie en proportion inverse de la taille du corps ».
(Lunn 1956 : 21)

15L’esprit de corps dont parle Lunn est assez semblable à celui de l’AC, dont les membres ont pour la plupart fréquenté ces lieux d’éducation. D’après Peter Hansen, plus de la moitié des membres du club sont passés par l’université, et plus d’un tiers par des public schools (Hansen 1995 : 311). Nos propres données sont, à ce titre, plus parlantes encore : sur un ensemble de 91 individus considérés comme de « grands alpinistes », nés entre 1808 et 1912, 36 des 47 alpinistes dont on a pu retrouver les lieux d’éducation secondaire ont fréquenté une public school, et 44 des 68 alpinistes dont on sait qu’ils ont été à l’université sont passés par Oxbridge ou la Royal Military Academy.

16Du fait de ce recrutement, les nécrologies de l’AJ abondent en anecdotes sur les public schools et les grandes universités (d’autant plus qu’un certain nombre d’alpinistes y enseignent après y avoir été élèves). L’implicite y est suffisamment présent pour que l’on comprenne qu’elles s’adressent à des hommes provenant des mêmes écoles. Comme on peut le voir dans l’extrait suivant (nécrologie de John F. Hardy, 1826-1887), les divers rituels, prix ou filières propres à ces écoles ne sont pas explicités, indice de l’entre soi qui règne au sein de l’AC. La place centrale des classements et distinctions scolaires dans ces nécrologies témoigne également du prestige associé à ces écoles, qui perdure tout au long de la vie.

17

« […] En 1842, il entra au King’s College, London, et après y avoir obtenu son A.K.C., il entra au Trinity College, Cambridge où, en 1848, il fut 33e wrangler à son B.A. ».
(IM 1888 : 544)

18Pour comprendre ces lignes, il faut posséder des connaissances d’insider sur le système scolaire de l’élite anglaise. Ainsi, il ne fait aucun doute que les lecteurs savent ce qu’est l’AKC (l’Associateship of King’s College, cours général de théologie dispensé au King’s College) et qu’ils connaissent le prestige associé au rang de « 33e wrangler » (à Cambridge, le senior wrangler est l’étudiant classé premier en mathématiques), à l’issue de la quatrième année, le B.A. (Bachelor of Arts). Ce type d’implicite, qu’on retrouve très régulièrement dans les nécrologies de l’AJ (voir par exemple la notice de J.J. Hornby citée plus bas), révèle bien, chez ces hommes, des trajectoires et une vision du monde partagées.

19La fréquentation de ces lieux a un fort impact sur la façon dont les élites sociales victoriennes conçoivent la pratique physique. En effet, c’est dans ces écoles qu’apparaît et se diffuse, dans la lignée du courant de la muscular christianity[8], une idéologie particulièrement influente jusqu’à la Seconde Guerre mondiale : l’athleticism (Mangan 2000 [1981]). Forgée par des directeurs d’école à partir des années 1850, il s’agit d’une doctrine qui accorde une place centrale au sport, dans le but d’inculquer des valeurs morales aux futures élites, de leur enseigner le courage, l’abnégation, l’esprit de corps, la discipline, l’honnêteté, autant de qualités sensées caractériser la virilité (manliness[9]) des classes dominantes victoriennes et, de manière plus instrumentale, préparer les futurs leaders et combattants de l’Empire (Mangan 1998). C’est dans ce but qu’est instaurée une éthique du jeu mettant l’accent sur le fair-play et le désintéressement : un jeu bien joué l’est jusqu’au bout, pour l’équipe, sans souci de victoire ou défaite, dans l’obéissance des règles. Dans cette perspective, les sports collectifs (games) sont valorisés, au premier plan desquels le rugby-football et le cricket. L’athleticism connaît un tel succès dans ces écoles qu’au tournant du siècle les performances athlétiques sont plus valorisées que les résultats scolaires (Mangan 2000 [1981] : 69). Cette pratique intensive du sport se diffuse dans les grandes universités, qui accueillent les élèves sortant de ces écoles. De la même façon qu’Arnold Lunn évoquait l’esprit de corps des public schools, un autre alpiniste, Leslie Stephen (1832-1904), explique comment à Cambridge, haut lieu de l’athleticism, le sport permettait une sociabilité entre jeunes gentlemen, sociabilité qu’il retrouvera à l’AC :

20

« À cette époque, l’athleticism à Cambridge avait le même mérite [qu’à l’AC]. Le club d’aviron du college était un trait d’union qui me permettait d’être ami avec de jeunes gentlemen dont les muscles était plus développés que leurs cerveaux ».
(Stephen 1902 : 316)

21Les alpinistes, en particulier ceux nés entre les années 1830 et 1910, ont été exposés à cette idéologie sportive (Mangan 2000 [1981]). Sans surprise, celle-ci imprègne les nécrologies de l’AJ, où performances sportives et titres scolaires sont souvent mis sur le même plan, comme ici dans la nécrologie de J.J. Hornby (1826-1910) :

22

« Entré à Eton à 12 ans, Hornby a fait partie deux fois du Select for the Newcastle (1844-1845), et a joué dans le eleven en 1845. À Balliol, il a ramé pour le eight d’Oxford en 1849 et 1861, a obtenu un first class dans la Classical School en 1849, et a été ensuite élu Fellow à Brasenose ».
(IM 1911 : 46)

23Ici, l’appartenance aux équipes d’aviron, de cricket et de rugby (les eight, eleven et fifteen) d’Eton et d’Oxford est aussi haut placée dans la hiérarchie du prestige que l’obtention du Newcastle Scholarship (prestigieux prix scolaire d’Eton) et d’un first-class honours (la mention la plus élevée).

24De manière générale, il est très courant de trouver dans ces nécrologies le récit des hauts faits sportifs accomplis dans le cadre scolaire, avec un niveau de détail des performances précis, indicatif de leur forte valeur symbolique. On apprend ainsi de Sydney L. King (1873-1914) qu’il « était dans le First Cricket XI. et dans le First Football XI., et avait remporté en 1891, à moins de 18 ans, les deux “sauts”, les “haies”, et la “balle de cricket”, le dernier avec un lancer à 110 yds. 2ft qui constituait le record annuel de la public school » (IM 1914 : 196). Quant à C.J. Reid (1875-1915), il était « capitaine du XI, dans le XV, et représentant de l’école en Racquets, Fives [jeu de balle traditionnel de Rugby et d’Eton] et en boxe » et « il avait joué au rugby pour le Varsity [championnat sportif annuel opposant Oxford à Cambridge], au cricket avec les Seniors, et avait ramé dans le VIII de l’université » (IM 1919 : 260). Nés dans les années 1870, écoliers et étudiants dans les années 1890-1900, morts dans les années 1910, ces deux hommes, tout comme les auteurs de leurs nécrologies, ont vécu à l’époque de l’athleticism triomphant. C’est pour leur génération que les valeurs de ce modèle, qui atteint son apogée entre les années 1870 et la Première Guerre mondiale, fonctionnent le plus comme « de puissants agents de socialisation, de contrôle social et de cohésion sociale » (Mangan 2000 [1981] : 206).

The manner of play[10] : alpinisme et fair-play

25On trouve dans les textes des alpinistes l’affirmation de valeurs, de principes, la description de comportements, qui rappellent ceux de l’athleticism. Cette similitude nous pousse à faire l’hypothèse d’un transfert des conceptions du sport acquises dans le cadre scolaire à la pratique de l’alpinisme, quand bien même il ne s’agit pas d’un sport collectif et codifié tels que ceux pratiqués dans les public schools.

26L’éthique du jeu inculquée dans les public schools est avant tout un « ethos amateur » (amateur ethos) : ses valeurs centrales sont celles des gentlemen amateurs à une époque où la professionnalisation du sport est vue comme une menace par ces derniers (Dunning et Sheard 1979 :145-155). Le fair-play, le désintéressement, ou encore la retenue, sont autant de valeurs de l’amateurisme que l’on retrouve dans les écrits des alpinistes. Pour développer ce point, on s’appuiera sur l’exemple de Leslie Stephen (1832-1904), l’un des plus célèbres alpinistes des années 1860, président de l’AC (1866-1868) et éditeur de l’AJ (1868-1872). Issu d’une grande famille d’intellectuels et d’hommes influents, fils de Sir James Stephen, sous-secrétaire aux colonies et professeur d’histoire à Cambridge, il y devient lui-même fellow en philosophie. Il est également le père de Virginia Woolf.

27Ancien étudiant à Eton et Cambridge, Stephen revient à la fin de sa vie sur son adhésion précoce au modèle athlétique, dont il sera un fervent défenseur à Cambridge (Mangan 2000 [1981] : 124) :

28

« J’ai toujours été un humble admirateur de l’excellence athlétique. Je garde, en dépit de bien des désapprobations de la part de sages pédagogues, la vénération que j’ai éprouvée très tôt pour les héros de la rivière et du terrain de cricket. Pour moi, ils possèdent encore le halo qui les entourait à l’époque où l’on prêchait pour la première fois la muscular christianity, et où l’on disait que tout le devoir d’un homme consistait à craindre Dieu et à marcher mille miles en mille heures ».
(Stephen 1902 : 255)

29Voici qui témoigne de la force du modèle athlétique et de son rôle central dans l’éducation des élites, et qui permet de comprendre, plus spécifiquement, les conceptions de l’alpinisme qui sont celles de Stephen. Dans l’extrait suivant, il établit ainsi le lien entre une pratique « moderne » de l’alpinisme – incarnée par Kennedy et Hudson, précurseurs d’un alpinisme sans guide – et l’esprit de l’athleticism – Kennedy et Hudson ramaient pour Cambridge. En ce sens, l’alpinisme n’est rien d’autre qu’une « forme différente d’exercice athlétique » pratiquée par des gentlemen :

30

« [Kennedy et Hudson] ont aussi fait clairement comprendre […] que l’alpinisme, quels que soient ses autres mérites, était un sport à placer aux côté de l’aviron, du cricket, et des autres sports de prédilection des Anglais à l’époque. Ces deux gentlemen étaient des rameurs bien connus sur la Cam, et ils ont transféré l’esprit énergétique acquis dans les courses de bateaux dans une autre forme d’exercice athlétique ».
(Stephen 1868 : 264)

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Leslie Stephen alors tuteur à Cambridge

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Leslie Stephen alors tuteur à Cambridge

Source : Wikimedia Commons
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Leslie Stephen et son guide Melchior Anderegg

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Leslie Stephen et son guide Melchior Anderegg

Source : Alpine Club photo library, Wikimedia Commons

31Dans un autre texte, où il raconte comment il a manqué de tomber dans un précipice, Stephen indique que le même « sens de l’honneur » est mobilisé dans la pratique de l’aviron et dans celle de l’alpinisme. Cela fait écho à un trait central de l’ethos amateur, celui consistant à persévérer par pur esprit du jeu :

32

« Il y a des années, j’ai fait et perdu une course ou deux sur la Tamise, et il y avait une certaine similitude dans ces deux situations, car dans une course où l’on est en train de perdre vient le moment où tout espoir est perdu, et où l’on s’acharne simplement à cause d’un obscur sens de l’honneur. […] Malgré [la douleur], mes efforts pour rester accroché au rocher étaient devenus mon unique pensée ; cette dernière once de jeu doit être jouée équitablement, quelle qu’en soit l’issue, et quelles que soient les raisons qu’on puisse en donner ».
(Stephen 1905 : 221)

33La notion d’équité ou de justice (fairness), c’est-à-dire de fair-play, est également capitale dans l’ethos amateur. Il s’agit d’assurer à chaque camp, via l’application de règles, une chance égale de l’emporter (Dunning et Sheard 1979 : 153). On retrouve ceci chez Stephen, avec l’idée d’un jeu « joué dans les règles » (fairly played out) et, dans d’autres textes, avec celle qu’il existe des comportements « injustes », « déloyaux » (unfair), ou « injustifiables » (injustifiable), par exemple se faire hisser par un guide (Stephen 1868 : 284). Les règles sont simples : en alpinisme, on gagne si l’on parvient au sommet par ses propres moyens.

34

« Je dois reconnaître que l’alpinisme, au sens où je l’entends, est un sport […]. Le jeu est gagné lorsque le sommet est atteint en dépit des difficultés ; il est perdu lorsque l’on est forcé de redescendre ».
(Stephen 1904 : 308)

35Dans la même veine, les nécrologies de l’AJ louent les qualités de sporstmen des alpinistes, entendues davantage comme le respect des règles que comme des qualités physiques. Les comportements « non sportifs », c’est-à-dire dérogeant au principe du fair-play, sont fortement condamnés (ici dans la nécrologie de Charles Pilkington, 1850-1919) :

36

« Les seules occasions où je l’ai vu trahir son impatience ou son irritation furent après qu’il a entendu parler d’un acte non sportif (unsporstmanlike) ou face à des formes de profanation ou de défiguration des montagnes ».
(IM 1919 : 346)

37Indissociablement lié au fair-play, le refus d’une compétition exacerbée, considérée comme une dénaturation du sport censé se pratiquer de manière désintéressée, caractérise également l’ethos amateur. Ainsi, il n’est pas digne du sportif ou de l’amateur – les deux termes étant équivalents dans ce contexte – de montrer joie dans la victoire ou déception dans la défaite. L’élément compétitif, bien présent, doit rester au second plan, comme tout ce qui se rapproche d’une pratique professionnelle associée à la quête de la victoire à tout prix (entraînement, spécialisation, monétarisation). Ceci permet d’éviter une intrusion des classes populaires dans les sports bourgeois, comme en témoignent les débats qui ont lieu lors des premières tentatives de professionnalisation du football autour du dédommagement des joueurs de la perte d’une journée de salaire (Dunning et Sheard 1979 : 201-213). Sur ce point, il en va de l’alpinisme comme du sport amateur, et les membres de l’AC rejettent tout ce qui pourrait rendre l’alpinisme « populaire » (dans les deux sens du terme). D’ailleurs, à l’époque victorienne, les guides ne sont pas considérés comme des alpinistes (mountaineers), qualificatif réservé aux amateurs. Cette dimension désintéressée apparaît dans les écrits de Stephen. On notera dans l’extrait suivant la hiérarchie symbolique entre le plaisir authentique et les bas motifs qui peuvent corrompre le sport :

38

« Tout en respectant tout le plaisir sincère (genuine delight) que l’on peut éprouver dans des exercices virils (manly), je regrette seulement l’ajout occasionnel de bas motifs qui peuvent mener à leur dégénérescence ».
(Stephen 1902 : 255)

39Quand bien même Stephen est un fervent partisan de l’athleticism, ces extraits permettent d’ores et déjà d’entrevoir le danger latent d’une pratique sportive qui s’éloignerait trop de l’amateurisme. En effet, les « bas motifs » compétitifs ne sont jamais loin et menacent l’alpinisme. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles ses promoteurs n’ont eu de cesse dans leurs discours de différencier l’alpinisme du sport, ou du moins de le placer en haut de la hiérarchie des sports, à la frontière du sport et de l’aventure.

L’alpiniste et le gymnaste : amateurisme et distinction

40On peut percevoir chez Stephen l’existence d’une hiérarchie implicite. On a vu qu’il plaçait l’alpinisme en haut de la hiérarchie des sports aux côtés des « sports de gentlemen ». Celle-ci est indissociablement liée à une hiérarchie sociale : l’alpinisme est une pratique distinctive qui recrute parmi les élites sociales. Il est régulièrement décrit comme « le plus noble des sports » dans la littérature alpine de l’époque – « the first and noblest of all amusements » (Stephen 1904 [1871] : 311) ; « the noblest sport in the world » (Conway 1932 : 202) ; « the noblest of sports which unites us all » (Winthrop-Young 1911 : 439). Mais entre l’affirmation que l’alpinisme est « le plus noble des sports » et celle qu’il est supérieur au sport (et donc différent du sport), il n’y a qu’un pas. Celui-ci est franchi dès lors que les autres sports commencent à « trop » se sportiviser. C’est bien cette évolution parallèle qu’il s’agit de saisir ici : alors que certaines pratiques se professionnalisent et commencent à perdre l’esprit amateur qui les caractérisait jusqu’alors, l’alpinisme s’attache à demeurer un « sport » dans le sens désormais archaïque du terme, c’est-à-dire un loisir cultivé, « digne », « amateur », réservé aux fractions sociales élevées [11]. Ceci permet d’expliquer que l’alpinisme tire sa supériorité non pas des compétences corporelles requises, mais de l’esprit dans lequel il est pratiqué, à savoir le plus pur amateurisme. À cette époque, les discours sur l’alpinisme oscillent entre ces différentes positions et un marquage symbolique de l’alpinisme comme étant « à la limite du sport » commence à se dessiner. La figure du gymnaste, contre-modèle récurrent, sera convoquée ici pour montrer comme opère ce marquage symbolique.

41Les gymnastes (gymnasts) et les acrobates (acrobats) constituent un repoussoir, sorte de pôle opposé à l’alpinisme sur le plan symbolique, à défaut de l’être sur celui des compétences strictement physiques. Le discours de distinction entre alpinisme et gymnastique permet de montrer comment des compétences corporelles pourtant identiques ne sont pas investies des mêmes significations ni de la même légitimité en fonction du public qui en fait usage. Le gymnaste joue comme contre-modèle pour plusieurs raisons. En premier lieu, la distinction entre alpiniste et gymnaste est une distinction sociale. Dans les années 1880, les premiers grimpeurs sont qualifiés de « gymnastes » et de « rocknasts » (contraction de rock et gymnasts). Le fait qu’ils soient également qualifiés de « ramoneurs » (chimney sweeps), d’« acrobates » (acrobats, ou stunters), ou de « singes » (apes) (Thompson 2010 : 85), montre bien que ce n’est pas tant la gymnastique comme activité qui est rejetée qu’un usage du corps considéré comme socialement inférieur, et même dégradant, pour des gentlemen. Faire montre de force ou d’agilité connote ainsi des usages populaires et dépréciés du corps. La force est en effet une qualité physique des classes laborieuses, et le corps fort une marque de virilité populaire. L’endurance, à l’inverse, est une qualité valorisante chez les classes supérieures, particulièrement louée dans l’AJ. Cette valorisation de l’endurance prend sens dans le cadre du modèle athlétique mettant en avant les qualités d’abnégation et de résistance du gentleman et du sportif (Tosh 2005 : 87). Quand bien même les premiers gymnases voient le jour au Royaume-Uni dans les années 1860 (en particulier dans certaines public schools), la gymnastique reste secondaire par rapport aux games, dans les loisirs comme dans l’éducation de la jeunesse de l’élite. Sous la forme du « drill » (mouvements synchronisés et défilés), au contraire, elle devient obligatoire dans les écoles élémentaires du peuple à partir de 1871. Elle sert des buts disciplinaires et éducatifs, tout comme les sports et les games, qui continuent d’être l’apanage des public schools. D’où un système dual caractérisé par les « games for the classes » (c’est-à-dire les upper et middle-classes) et la « gym for the masses » (McIntosh 1960 : 194). En dehors du cadre scolaire, la gymnastique est une pratique qui semble recruter parmi les classes populaires. Christiane Eisenberg montre que le German Gymnasts Club de Londres (fondé en 1861) compte « de nombreux membres des classes populaires » (Eisenberg 2007 : 143). La gymnastique ne procure donc pas le même profit de distinction que les sports athlétiques. Le marquage social de ces deux pratiques apparaît distinctement dans la nécrologie de George A. Passingham (1842-1914), gymnaste de talent ayant préféré arrêter la gymnastique, devenue la source d’« ennuyeuses limitations sociales » (IM 1916 : 66), pour se consacrer à l’alpinisme. De manière générale, les nécrologies s’efforcent de distinguer les alpinistes, même les plus « acrobates » d’entre eux, des vulgaires gymnastes. Ainsi, Owen G. Jones (1867-1899), l’un des précurseurs de l’escalade au Royaume-Uni, « n’était pas qu’un rock-gymnast – terme détestable » (IM 1899 : 584).

42La figure du gymnaste sert ensuite à dénigrer l’alpiniste trop compétitif, prêt à prendre des risques inutiles et moralement injustifiables (unjustifiable) pour atteindre un sommet par un itinéraire nouveau. La vieille garde utilise ce qualificatif pour disqualifier les nouvelles générations qui innovent dans cette direction à partir des années 1870. Le gymnaste, collectionneur de sommets et de records (peak-bagger, peak-hunter), contrevient ainsi à l’idée de désintéressement, centrale dans l’ethos amateur et aux yeux des générations antérieures, dont Charles Halford Hawkins (1838-1901) est l’un des représentants :

43

« Il n’était, en tant qu’alpiniste, et comme beaucoup d’autres de la vieille école, pas tant un gymnaste téméraire qu’un amoureux enthousiaste des montagnes. Son objectif n’était pas d’établir un record sur un sommet connu ou de forer un passage à travers une falaise jusqu’alors imprenable ».
(IM 1901 : 527)

44À l’extrême, cette dimension aboutit à des positions rejetant toute forme d’alpinisme « sportif », et cela quand bien même la gymnastique et les sports anglais sont considérés comme étant de nature différente. Cette indistinction entre le sport et la gymnastique se comprend lorsque l’on regarde le type d’arguments mobilisés par les promoteurs de cette conception spécifique de l’excellence alpinistique. Pour ces derniers, l’alpinisme est supérieur aux autres activités physiques, qu’il s’agisse de la gymnastique ou du sport en général. La comparaison entre l’alpiniste et le gymnaste sert alors à distinguer – au sens de différencier en plus que de hiérarchiser – l’alpinisme des autres pratiques physiques, désignées sous le terme générique de « sport », telles qu’elles sont en train de se construire (compétitives, standardisées, professionnalisées, monétisées, etc.). C’est la position de Douglas W. Freshfield (1845-1934), qui dans un article de 1880 oppose l’explorateur, incarnation de la plus « haute sorte d’aventure », au gymnaste, représentant de « la plus basse forme de sport » :

45

« En peu de mots je suis, je crois, plus un voyageur qu’un gymnaste ou qu’un sportif chasseur de pics (sporting peak-hunter). Je suis au regret de voir notre alpinisme s’assimiler à la plus basse forme de sport plutôt qu’aux plus hautes sortes d’aventure. D’après mon humble jugement, le jour où l’esprit de voyage sera entièrement remplacé parmi nous par celui du gymnaste ou du sportif sera un mauvais jour pour l’Alpine Club ».
(Freshfield 1880 : 195)

46La référence au gymnaste sert également à dévaluer celui qui pratique un alpinisme acrobatique, entendu comme une pratique où la dimension intellectuelle ou contemplative est absente. Dans les nécrologies de l’AJ, les qualités athlétiques des alpinistes sont ainsi presque toujours compensées par des qualités intellectuelles. « Vigoureux physiquement, il n’en était pas moins brillant intellectuellement », peut-on par exemple lire dans celle d’Arthur Macnamara (IM 1891 : 283).

47Ainsi, si les alpinistes ont bien été socialisés dans le cadre de l’athleticism des public schools, il n’en reste pas moins qu’ils rejettent certains aspects de ce modèle. Insister sur des qualités intellectuelles et morales peut notamment se lire comme une façon de se distinguer de ce qui commence à être considéré comme une dérive éducative de l’athleticism. Dès les années 1880-1890, les public schools sont en effet accusées d’accorder trop d’importance aux résultats sportifs au détriment du travail intellectuel, de fabriquer des idiots (Mangan 2000 [1981] : 93-95). Hippolyte Taine, commentateur français de la société britannique des années 1860-1870, se montre ainsi critique de ce qu’il considère lui aussi comme des excès du modèle sportif anglais :

48

« Au total, l’éducation […] endurcit le corps et trempe le caractère ; mais, autant que je puis le conjecturer, elle aboutit souvent à faire des sporstmen et des butors ».
(Taine 1890 : 148, à propos des public schools)

49Mais la véritable crainte porte surtout, dans les dernières décennies du xixe siècle, sur la démocratisation, la spécialisation et la professionnalisation croissantes des sports (Mcleod 2004 : 142) : le football, le rugby, le cricket, la boxe, l’aviron, etc., tous ces sports voient apparaître des joueurs professionnels parmi leurs pratiquants. Si l’avènement du professionnalisme pose problème, c’est de manière indissociable parce que l’esprit amateur est bafoué et parce qu’il l’est par des individus issus de milieux plus populaires que les sportifs amateurs, à l’instar de ce qui a lieu dans le football et le rugby (Dunning et Sheard : 1979). C’est en ayant à l’esprit les débats violents qui ont alors lieu à ce sujet qu’on peut comprendre les précautions prises dans les nécrologies pour atténuer la dimension athlétique de l’alpinisme. Quand bien même il est avéré que les alpinistes étaient des athlètes accomplis, on insiste sur le fait qu’ils étaient plus que cela. C’est le cas de T.S. Kennedy, dont sont nuancées les performances sportives : « moins que de quiconque on pourrait dire de lui qu’il n’était qu’un athlète » (IM 1895 : 331). À l’extrême de cette position se trouve Sir Martin Conway (1856-1937), qui oppose un alpinisme trop proche du pur « exercice » gymnique à un alpinisme exploratoire cultivé.

50

« Il y a un danger, je pense, dans la tendance qui voit augmenter l’élément gymnique et quasi-professionnel ; et cette tendance doit être combattue à présent. L’alpinisme n’est pas un simple exercice gymnique comme l’aviron, mais un sport complet et global, où la nature toute entière de l’homme peut être stimulée et s’exercer. Il ne s’agit pas d’un exercice pour les muscles et les nerfs seulement, mais aussi pour la raison et l’imagination ».
(Conway 1891 : 400)

51Dans les propos de Conway, comme dans ceux de Freshfield cités précédemment, on retrouve en réalité les valeurs d’un amateurisme poussé à l’extrême [12]. Le danger y est bien celui de la professionnalisation et de la spécialisation de l’alpinisme. Ainsi, s’il tire ses principes de ceux de l’athleticism, si la filiation est bien établie avec l’esprit du sport scolaire et amateur, l’alpinisme est cependant considéré symboliquement par ses pratiquants comme étant supérieur au sport. Cette distinction se construit et s’affirme à mesure que la professionnalisation et la spécialisation progressent dans les autres sports, jusqu’à prendre la forme d’une défense acharnée des principes de l’amateurisme le plus pur. Certains parleront, dans l’entre-deux-guerres, d’une crispation sur ces principes. La fermeture sociale stricte de l’AC joue aussi en ce sens, car le fait d’interdire la pratique aux classes moins favorisées prévient de telles évolutions. C’est le phénomène qu’on peut observer dans l’aviron à la même époque. Auparavant dominé par les bateliers professionnels, l’aviron devient amateur par l’exclusion officielle des tradesmen et des métiers manuels des principaux clubs et régates. Peu à peu, s’imposent des définitions officielles de « l’amateur » dont le critère essentiel est non pas une façon de pratiquer, mais bel et bien l’appartenance de classe (Gruneau 2006 : 565).

52Cet éclairage permet de comprendre, en relisant les articles de l’AJ, le double sens qu’y prend le qualificatif de « sportif » à la fin du xixe siècle, et qui explique que l’alpinisme puisse être tantôt assimilé (positivement) à un sport – au sens de pratique amateure et désintéressée, et plus largement d’amusement, de loisir – et tantôt décrié (négativement) pour ses propriétés sportives – au sens des « dérives » compétitives, professionnelles et spécialisées que connaissent les autres sports. Au fur et à mesure des évolutions des autres sports vers la seconde acception du terme, l’élite de l’alpinisme va s’arc-bouter sur la première acception et accentuer la distinction entre l’alpinisme et sport. L’alpinisme devient autre chose – et plus – qu’un sport.

By fair means[13] : l’éthique sportive de l’alpinisme

53De la même façon que l’élite de l’alpinisme distingue l’alpinisme du sport moderne par un marquage symbolique qui réaffirme les principes d’un amateurisme pur, elle s’en différencie également en maintenant son organisation à l’écart de toute tentative de sportivisation trop poussée. En effet, si l’alpinisme britannique s’organise en clubs (parmi lesquels l’AC, leur précurseur, est le plus prestigieux et le plus sélectif), c’est-à-dire s’il s’institutionnalise jusqu’à un certain point, il n’existe pas pour autant de règlement écrit, ni d’outils permettant, à l’instar des autres sports, de quantifier et de rationaliser l’activité, et encore moins de compétitions et classements officiels (Marchetti et al. 2015 : 4). Plus encore, on pourrait dire que l’édiction d’un règlement sur le modèle des autres sports n’est même pas envisagée, car il s’agit surtout de promouvoir un « esprit » de l’alpinisme, qui est aussi un esprit de corps.

54Cet esprit de l’alpinisme, qui sera qualifié d’« éthique » par les Anglais dès l’entre-deux-guerres, engendre tout un ensemble de normes implicites, non écrites, à forte connotation morale, définissant les manières légitimes de réaliser des ascensions. Sur ce point, la notion d’« esprit du capitalisme » forgée par Max Weber, qui correspond en fait à une éthique d’origine religieuse, nous fournit un cadre conceptuel propice à une analogie avec « l’esprit » de l’alpinisme. Il s’agit bien d’une éthique, c’est-à-dire d’un code de conduite à teneur morale régulant les actions pratiques des alpinistes. Lorsque Max Weber écrit à propos de l’esprit du capitalisme qu’en « violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d’oubli du devoir » (Weber 1964 : 33), on pourrait appliquer ces mêmes propos à l’alpinisme.

55La façon dont se construisent et évoluent ces règles doit se comprendre au regard des principes originels de l’ethos amateur. L’esprit de l’alpinisme peut ainsi être résumé par la maxime suivante : est considérée comme une ascension « juste » (fair) et moralement acceptable (justifiable, terme qui revêt bien une dimension de justification morale) une ascension qui laisse une chance équitable à la montagne. Avec le développement de l’alpinisme, il devient en outre nécessaire pour son élite de continuer de se distinguer, notamment des nouveaux alpinistes d’origines plus populaires et aux pratiques plus « acrobatiques ». La multiplication de normes de pratique qui épousent les principes de l’amateurisme est une façon de créer des barrières entre les « bons » alpinistes – de vrais sportifs amateurs – et les autres – les alpinistes « acrobates », compétitifs, qui pratiquent pour de « mauvaises » raisons (célébrité, record, etc.). Ces barrières sont également des barrières socio-culturelles. Ces règles, non officielles et néanmoins très contraignantes, s’inscrivent en effet dans la perspective d’une course à la distinction. On se retrouve, là encore, à la frontière entre une conception très spécifique du sport (entendu comme sport amateur) avec ses règles et principes propres, et l’aventure, le loisir cultivé, ou l’exploration, c’est-à-dire autre chose que le sport.

56Dès les débuts de l’alpinisme apparaissent tout un ensemble d’aides artificielles permettant de faciliter les ascensions. Or, s’opère parmi celles-ci une sélection implicite, mais stricte, entre les aides justes (fair means) et celles qui sont inacceptables (unjustifiable means). En 1880, Clinton Dent (1850-1912) tente d’expliciter la limite entre les unes et les autres. On retrouve dans ses propos la rhétorique de l’amateurisme, avec les notions de fair-play (fair) et de code moral (immoral ; tabooed) :

57

« Aujourd’hui, il semble qu’une “aide artificielle” signifie enfoncer des pitons dans le rocher là où il n’y a pas de prise de main ou de pied. On considère qu’un tel procédé est hautement déplacé. Tailler une marche dans la glace est autorisé, mais faire la même chose dans le rocher est immoral au plus haut degré. De même, on peut prendre une échelle pour traverser une crevasse sans déclencher les critiques, mais l’utiliser pour traverser une fissure rocheuse est tabou. En fait, tout sauf les chaussures cloutées, la corde, les piolets, et une échelle pour passer une crevasse est une “aide artificielle”. Tout ce qui est de l’ordre du lancer de corde sur des pics rocheux n’est mentionné que pour être condamné, tandis que les grappins, les chaînes, et les crampons sont les inventions du démon ».
(Dent 1880 : 198)

58Malgré l’absence de formalisation officielle, ces principes sont observés par les alpinistes et constituent des règles à respecter impérativement pour qui veut être considéré comme un véritable alpiniste. Il ressort du tableau dressé par Dent que tout ce qui tend à laisser une trace (et donc une aide) permanente sur la montagne est interdit. Certaines polémiques éclatent ainsi suite à des actes qui contreviennent à ces règles implicites. C’est ainsi qu’après avoir taillé une marche dans le rocher du mont Scafell (Lake District), Norman Collie écrit en 1892 un article pour devancer les critiques (Hankinson 1972 : 96). Les crampons sont également regardés avec suspicion (alors que le fait de visser des clous dans la semelle des chaussures, les « Mummery nails », ne l’est pas) :

59

« À cette époque, il y avait une opposition toute anglaise à l’usage des crampons, [qu’on] appelait de façon méprisante “aides artificielles”, mais, sûrement, il en va de même des clous spéciaux des chaussures d’alpinisme ou du piolet ».
(Longstaff 1950 : 24)

60Dans cet extrait, le fait que le refus des aides artificielles soit présenté comme une particularité anglaise constitue un indice du lien qui existe entre l’ethos amateur – à l’origine celui des sportsmen anglais – et les normes de l’alpinisme. L’opposition aux aides artificielles, tout comme l’idée même de fair-play, est revendiquée par ses promoteurs comme étant avant tout britannique : les Anglais en font une qualité nationale, de la même façon qu’ils se targuent d’avoir inventé le sport. C’est ainsi que l’on peut comprendre les propos tenus par les adversaires de l’oxygène en expédition qui, dans une polémique les opposant à l’alpiniste George I. Finch, dénoncent son usage comme « non sportif (unsporting) et par conséquent non britannique (un-British) » (Finch 1924 : 293). De même que la déclaration d’Arnold Lunn quelques décennies plus tard, pour qui il est de la responsabilité de l’AC de réagir face à ce qu’il perçoit comme des dérives compétitives en luttant contre l’usage de « tous les moyens possibles (all out methods) en alpinisme », et en tentant de « ramener le monde à des méthodes saines et à des tactiques justes (fair tactics), et de laisser une chance sportive (sporting chance) à la montagne » (Lunn 1957 : 176). Il s’agit en fait, en alpinisme comme dans les autres sports, de garantir l’incertitude quant à l’issue du jeu en refusant d’utiliser des aides additionnelles.

61C’est dans ce cadre conceptuel que l’on peut comprendre qu’une disposition comme le goût du risque soit également considérée dans les discours comme étant britannique. Il s’agit en outre d’une qualité virile, révélatrice de la manliness alors en vigueur dans les classes dominantes (Tosh 2005). Dans les deux extraits suivants (le premier un discours du président de l’AC Charles E. Mathew, le second la nécrologie d’Albert F. Mummery, 1855-1895) est mis en exergue le goût proprement anglais pour la prise de risque qui expliquerait la domination sportive et coloniale de l’Angleterre :

62

« L’alpinisme ne cessera jamais d’être un authentique sport d’Anglais. C’est un sport qui, bien sûr, possède ses propres éléments de danger, autrement il ne serait peut-être pas aussi intéressant et excitant qu’il ne l’est ».
(Mathews 1882 : 262)

63

« On ne peut pas nier que cette qualité qui vient d’être décrite, qu’on peut appeler la témérité, est une qualité essentiellement anglaise. C’est la qualité qui a fait de notre race les pionniers du monde […]. Tant que les Anglais possèdent cette qualité ils la manifesteront dans leurs sports ».
(IM 1895 : 567)

64On peut ainsi constater le lien complexe et quasi insécable qui existe entre les conceptions du sport, de l’Empire et de la masculinité qui sont celles des élites sociales victoriennes. La façon dont l’éthique de l’alpinisme se construit ne peut se comprendre que par rapport à celles-ci.

Les débats sur l’utilisation de l’oxygène artificiel

65En retraçant les débats sur l’utilisation de l’oxygène artificiel dans l’entre-deux-guerres, époque des tentatives britanniques sur l’Everest (sept entre 1921 et 1938), on peut constater que les principes qui sous-tendent l’adoption ou non d’une norme de pratique sont bien ceux de l’amateurisme. L’ethos amateur continue donc de structurer les manières de penser – et de pratiquer – l’alpinisme.

66L’appareil à oxygène apparaît en 1922, mais plusieurs alpinistes refusent de l’utiliser parce que son usage est perçu comme contrevenant aux règles du fair-play. Un article, paru peu avant l’expédition de 1922 et dont John P. Farrar cite des extraits dans l’AJ, soulève ces questions éthiques. L’auteur (anonyme) appelle de ses vœux le dysfonctionnement de l’appareil à oxygène, « ce qui serait une bonne chose en tant qu’il nous paraît plus important de découvrir à quelle altitude un homme peut grimper sans oxygène que d’aller jusqu’à un point déterminé, même s’il s’agit du plus haut sommet du monde, dans des conditions tellement artificielles qu’il ne s’agira jamais d’alpinisme “légitime” » (Farrar 1922 : 454). L’oxygène est par conséquent utilisé avec circonspection lors des expéditions suivantes, et cela, écrit l’alpiniste Eric Shipton, à cause du « sentiment plutôt irrationnel que son usage n’était pas “juste” (fair) » (Shipton 1969 : 80).

67Comme on peut le constater, les critiques jouent donc sur l’adéquation du recours à l’oxygène additionnel, moyen artificiel par excellence, aux principes de l’amateurisme et du fair-play, l’idée (systématiquement reprise par ses opposants) étant qu’une victoire acquise de manière inéquitable ne vaut rien. C’est le point de vue de Frank Smythe, qui considère qu’une ascension avec oxygène « ne serait pas de l’alpinisme authentique » (Smythe 1935 : 160), ou de Bill Tilman pour qui il n’y aurait aucun mérite à réaliser une telle ascension : « L’alpinisme est analogue à la voile, et il y a bien peu de mérite à naviguer avec l’aide d’un moteur auxiliaire » (Tilman 1938 : 162). Il est cependant intéressant de constater que les partisans de l’oxygène se basent eux aussi sur les principes sportifs du fair-play, arguant du caractère exceptionnel de leur « opposant », l’Everest, plus haute montagne du monde. « On ne peut pas se permettre de s’handicaper soi-même ou de donner des points à la montagne lorsque l’opposant est l’Everest », écrit Farrar, alors membre du Mount Everest Committe (Farrar 1922 : 455) On retrouve donc, sous une autre forme, l’éthique du fair-play et le principe d’égalité des chances entre les participants :

68

« Tant que le sommet de l’Everest est atteint, peu importe si c’est avec ou sans oxygène. On pourrait aussi bien s’enorgueillir de l’ascension du Cervin sans corde ou sans piolet, en chaussures de soirée ou en bras de chemise ».
(Freshfield 1924 : 8)

69Les partisans de l’oxygène développent une argumentation qui dénonce l’irrationalité des positions adverses. Pourquoi refuser l’oxygène si l’on accepte les vêtements chauds, le thermos ou les lunettes de glacier ? George I. Finch en vient même, pour négocier son usage, à accepter de bannir les échelles de l’expédition de 1924, c’est-à-dire à échanger une aide artificielle pour une autre (Finch 1924 : 316).

70Ce que ces positions divergentes tendent à occulter, du fait du débat parfois virulent entre les différents acteurs en présence, c’est qu’elles se basent toutes sur une même définition admise de l’alpinisme, entendue comme une pratique à la frontière du sport et de l’aventure, ou du loisir cultivé. C’est d’ailleurs parce qu’il n’y a pas eu de véritable sportivisation (en tant que formalisation et professionnalisation) de l’alpinisme, malgré ses soubassements sportifs, que ces débats ont lieu, et continuent d’avoir lieu aujourd’hui sur d’autres objets. Le caractère non formalisé de l’alpinisme est d’ailleurs revendiqué par les alpinistes, comme ce qui fait la spécificité de leur « loisir » et le distingue, une fois de plus, du sport :

71

« En attendant, tant que les pilules [d’oxygène] ne sont pas arrivées, continuons d’être illogiques. Nous sommes un peuple illogique, et l’alpinisme est un divertissement illogique que la plupart sont satisfaits de pratiquer en l’état ».
(Tilman 1938 : 17)

72Mais derrière l’apparente irrationalité de l’alpinisme se cache un code éthique, qui provient directement du sport amateur tel qu’il était pensé au milieu du xixe siècle.

Conclusion

73Pour comprendre comment a été codifiée une forme spécifique d’excellence corporelle dans l’alpinisme, il est nécessaire de revenir aux origines de cette pratique et à la conception du sport qui était celle des élites sociales dans l’Angleterre victorienne. Alors que des changements vers plus de professionnalisation, de standardisation, en un mot de « sportivisation », affectent les autres sports, la forte homogénéité sociale du groupe des alpinistes permet à cette conception amateur de l’excellence en alpinisme de perdurer. La cristallisation de cette éthique est telle que lorsque l’alpinisme anglais s’ouvre aux membres des classes populaires, « l’éthique » (terme qui fait son apparition dans l’entre-deux-guerres) continue de jouer son rôle distinctif de définition de l’excellence comme étant « supérieure au sport ». Cette version de l’excellence, qui se présente à l’origine comme britannique par nature, sera également exportée dans d’autres pays, avec plus ou moins de succès.

Bibliographie

Ouvrages cités

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Notes

  • [1]
    Toutes les citations sont traduites de l’anglais par l’auteure.
  • [2]
    Qualifié par Max Weber de « mentalité économique », c’est-à-dire d’« ethos d’une forme d’économie », ou encore de « maxime éthique pour bien se conduire dans la vie » (Weber 1964 : 12, 33), l’esprit du capitalisme dicte une conduite pratique de la vie appuyée sur des principes moraux considérés comme des devoirs. Nous montrerons qu’en ce sens la notion d’esprit se prête bien à l’alpinisme tel qu’il est codifié à l’époque victorienne.
  • [3]
    Nous ne reviendrons pas dans l’article sur les facteurs qui concourent à l’apparition de l’alpinisme en Angleterre. Pour plus de détails, voir Hansen (1996), Tailland (1991), Thompson (2010) et Veyne (1979).
  • [4]
    La composition sociale de l’AC a fait l’objet de trois études : T. S. Blakeney (1952), historien officieux de l’AC, réalise des statistiques à partir des trois volumes de l’Alpine Club Register (Mumm 1928), registre qui contient des informations sur les membres du club entre 1857 et 1890. P. Hansen (1991) et M. Tailland (1996) ont repris le même matériau, le premier ayant également travaillé sur un ultime volume de l’Alpine Club Register (période 1891-1957) (Blakeney et Dangar 1958). Pour mon travail, j’utilise ce dernier volume (1891-1957) et les fiches d’admission entre 1958 et 2007 (archives de l’AC). Seront évoqués ici uniquement les résultats portant sur la période 1857-1890.
  • [5]
    L’incohérence entre 5 % de membres de la gentry et 99 % de membres de la bourgeoisie s’explique par le fait que certains rentiers déclaraient dans les registres de l’AC une genteel profession (notamment avocat) compatible avec leur statut (Bédarida 1990 : 82).
  • [6]
    Le terme public school s’oppose à private education, c’est-à-dire à l’enseignement qui était donné par des précepteurs dans le cadre de la maison aristocratique.
  • [7]
    À l’origine réservé aux rentiers, le terme de gentleman en vient aux xviiie et xixe siècles à caractériser de manière plus large des individus au train de vie aisé, ayant reçu une éducation dans les public schools (Gilmour 1981 : 182).
  • [8]
    Courant en faveur de l’activité sportive dans le cadre de la foi religieuse, dont l’appellation fut forgée en 1857 suite aux écrits des anglicans Thomas Hugues et Charles Kingsley (McLeod 2004 : 5).
  • [9]
    La manliness (c’est-à-dire ici la manière valorisée d’être un homme chez les élites sociales) et l’athleticism reposent ainsi sur un même ensemble de valeurs et de qualités. L’athlète en est l’une des figures clé. Être « manly » – ou « gentlemanly », les deux termes sont équivalents dans les années 1860 – revient à posséder à la fois des attributs physiques (l’endurance) et des qualités morales (la volonté, l’abnégation, la franchise). Pour une analyse de la « manliness » victorienne et edwardienne, voir Tosh 2005.
  • [10]
    « L’alpinisme présente également la plupart des vertus de cette sorte de jeu (game) auquel on joue juste pour jouer, et qui n’offre aucune récompense si ce n’est des souvenirs et la satisfaction personnelle qui découle de la manière dont on joue (the manner of play) » (Brown 1944 : préface).
  • [11]
    Au milieu du xixe siècle, le « sport » possède un sens plus large qu’aujourd’hui. Aux côtés des sports dans leur acception moderne (cricket, aviron, etc.), Anthony Trollope inclut dans son célèbre British Sports and Pastimes des pratiques comme la chasse, le tir, la pêche, la voile, la course équestre… et l’alpinisme. Sans définir ce qu’est le « sport », il explique que celui-ci doit être « rude et violent », tout en possédant une certaine « dignité ». On retrouve le désintéressement propre à l’ethos amateur lorsqu’il dénonce les menaces du professionnalisme et le « désir de trop bien pratiquer une activité qui, pour être agréable, devrait être un plaisir et non un business » (Trollope 1868 : 8). Le « sport » désigne donc un ensemble assez large de pratiques physiques définies non pas tant par leurs modalités de pratique que par l’esprit du jeu et l’origine sociale des joueurs, dont Trollope écrit qu’il s’agit des « hommes des classes moyennes et supérieures » (ibid. : 5). Il ne faut donc pas s’étonner que dans les extraits cités, le « sport » ne semble pas toujours désigner les mêmes objets, oscillant entre le loisir cultivé (Trollope) et un sens plus moderne (le sport comme pratique compétitive et institutionnalisée).
  • [12]
    Ces positions des représentants du pôle exploratoire sont à relier à leurs propriétés sociales : les deux hommes, éduqués en public schools et à Oxford et Cambridge, sont rentiers et possèdent le temps et les moyens pour entreprendre des campagnes d’exploration. Par ailleurs, Conway, écolier à Repton, affirme dans son autobiographie avoir détesté le sport scolaire, ce qui faisait alors de lui un quasi-déviant à l’époque de l’athleticism triomphant (Conway 1932 : 14).
  • [13]
    « Absolutely inaccessible by fair means » : inscription déposée en 1880 par Mummery au plus haut point atteint sur la Dent du Géant (Alpes), laissant entendre que la voie était impossible sans l’utilisation de moyens artificiels.
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