1La pratique du terrain en sciences sociales peut souvent être décrite comme le délicat franchissement d’une frontière : celle qui sépare le monde des enquêteurs de celui des enquêtés, le registre de l’observation plus ou moins distante de celui de l’engagement dans la pratique ordinaire, la vie scientifique de la vie tout court. De fait, même lorsqu’il opère dans son propre pays, l’ethnographe se projette la plupart du temps dans un univers social qui, à divers titres, n’est pas le sien – et qui lui restera a priori étranger pour autant que, à force de rechercher la participation, il ne vire pas « indigène » (Gold 2003). Mais, dans certains cas, ou à certains moments d’une même recherche, la frontière n’est pas si nette ; et la distinction se brouille entre, d’un côté, celui qui réalise un travail scientifique et, de l’autre, ceux qui font autre chose. L’ethnographe est alors davantage impliqué dans son terrain, il en fait partie, soit de son propre fait – parce qu’il a choisi d’étudier son propre milieu de vie – soit du fait de l’intégration, instantanée ou progressive, délibérée ou non, de la logique de la recherche à d’autres logiques sociales, portées par les enquêtés. On enquête parmi les siens – des parents, des amis, des camarades, des collègues. On enquête, mais il semble que ce qu’on réalise à cette fin relève surtout de l’aide sociale, du soutien scolaire, moral ou psychologique aux personnes, de la contribution financière, de l’encadrement institutionnel – bref, de nécessités qu’impose en propre le terrain investi, parfois en dehors de toute nécessité scientifique.
2Cette livraison de Genèses se propose de revenir sur ces ethnographies impliquées. Ce faisant, il ne s’agit pas tant de documenter une configuration d’enquête exotique, que de montrer ce qu’elle révèle, comme cas limite du possible, des recherches dont le format est plus habituel. D’abord, cibler les situations d’implications ethnographiques est une manière, sans doute la plus directe, de critiquer la rhétorique positiviste du « biais » d’enquête. Il s’agit à ce titre de montrer, à partir de recherches où les effets induits par les propriétés et les activités spécifiques du chercheur paraissent de toute façon indépassables (puisqu’en quelque sorte, ils « font » le terrain), que la prise en compte réflexive de ces effets est une option bien plus tenable et rentable méthodologiquement que le projet impossible consistant à vouloir les neutraliser. Comme le montrent les textes publiés dans ce dossier, c’est en vérité cette réflexivité constante qui permet l’orientation efficace du travail de terrain, ce dernier ne se résumant pas à une stratégie initiale d’insertion – cela se voit très bien quand l’enquêteur est d’emblée inséré… – mais à un exercice pratique continu, incarné dans de multiples interactions, visant à composer avec des propriétés sociales perçues, des exigences incontournables du terrain, et des intérêts de recherche. Ensuite, les cas où l’implication paraît davantage subie que souhaitée sont susceptibles de dévoiler, en creux, les conditions sociales et historiques qui autorisent cette pratique sociale, en somme assez étonnante : observer des groupes sociaux sans en faire partie et/ou sans partager les nécessités qui sont les leurs. Répondre à la question de savoir pourquoi, sur tel terrain particulier, s’impliquer s’avère inévitable, c’est de fait progresser dans la compréhension de ce qui autorise, sur d’autres terrains plus « classiques », des sciences sociales relativement distantes, autonomes, émancipées de l’obligation de contribuer immédiatement à la vie sociale qu’elles étudient. Enfin, au-delà de la méthodologie, à partir des versions les plus impliquées du travail ethnographique, il s’avère possible selon nous de contribuer au débat sur le statut de la connaissance en sciences sociales. Quand l’ethnographe fait partie du terrain, quels éléments distinguent encore le savoir et les intérêts des enquêtés de ceux des enquêteurs ? Et de son point de vue personnel, que cherche-t-il à apprendre qu’il ne sait déjà ?
3Les articles qu’on va lire n’ont certes pas d’ambition programmatique, et les problèmes qu’ils abordent sont sociologiquement variés. Ces textes touchent pourtant bien, chacun à leur manière, aux enjeux méthodologiques, théoriques et épistémologiques qu’on vient d’évoquer. L’article de Flora Bajard, qui ouvre ce dossier, concerne une implication ethnographique qu’on peut tenir pour maximale : lorsque l’enquête porte sur un univers d’activité des plus familiers, puisqu’il s’agit de celui de sa propre famille. Une fille de deux céramistes enquête sur les céramistes : que suppose cette implication ? L’auteure tâche de faire la part des choses entre les avantages ethnographiques que lui procure sa filiation – par exemple, la préconnaissance des enjeux professionnels, l’acceptation assez facile par des enquêtés que la proximité rassure – et quelques complications. Parmi ces dernières, il faut compter avec l’assignation de l’enquêtrice à un pôle spécifique du terrain, celui qu’incarnent ses parents (en l’occurrence, des céramistes qui ont plutôt réussi, sont reconnus, etc.). L’analyse de cet effet d’enquête est l’occasion de montrer que même ce genre de propriété sociale visible par excellence – elle est connue et reconnue facilement par les enquêtés (ainsi le nom de son père leur « parle » instantanément) – peut faire l’objet de négociations et d’usages stratégiques. F. Bajard cherche ainsi à faire jouer sa filiation maternelle contre sa filiation paternelle – sachant que sa mère et son père n’ont pas exactement le même statut, ni les mêmes pratiques – afin de briser les assignations statutaires trop univoques, et donc limitatives en termes d’accès à certaines zones du terrain. Dans le même ordre d’idée, en fonction des nécessités de la recherche, elle n’hésite pas à accentuer certains aspects des activités familiales (par exemple, le syndicalisme) pour faciliter les contacts ou susciter une parole décomplexée. L’article montre donc particulièrement bien que faire du terrain, ce n’est pas simplement projeter une identité dans un espace d’enquête donné ; c’est s’efforcer, y compris quand le degré d’identification par les enquêtés semble d’emblée très fort, de travailler cette perception, en jouant sur les manières de se présenter, en se décalant de façon délibérée, etc. Ce qu’est le chercheur ne s’efface certes pas. Mais la façon d’interpréter ses propriétés s’avère plus ouverte, et du même coup, c’est l’espace de l’enquête qui s’élargit.
4L’implication dont nous parle Julie Landour est du même ordre : elle « appartient » elle aussi à son terrain, mais quant à elle sur un plan professionnel – son enquête portant sur un institut de sondage dont elle est elle-même salariée. Certains passages de l’article font d’ailleurs écho au texte précédent : J. Landour s’intéresse elle aussi aux ressources et aux contraintes qui ont pu dériver de son statut d’insider (maîtrise du jargon professionnel, connaissance des enjeux, possibilité de mobiliser un réseau préconstitué, etc.). La perspective choisie est toutefois quelque peu différente, puisque l’article insiste, d’une part, sur ce qui détermine une salariée à adopter un regard de type scientifique sur son métier et, d’autre part, sur ce que cet engagement implique, non pas pour la manière de mener l’enquête en tant que telle (interactions sur le terrain), mais plutôt pour la production des analyses (en termes de contraintes sur l’écriture du compte rendu, de rapport moral aux enquêtés une fois l’enquête finie, et d’exigence vis-à-vis du type de connaissances produites). On comprend par exemple que ce qui est identifié, du point de vue des sociologues, comme une implication ethnographique, est aussi bien perceptible, du point de vue des collègues, de celui du monde professionnel, comme un « désengagement », une prise de distance d’abord subjective (regarder ce qui se fait au bureau comme une observatrice détachée, et non plus comme une actrice) puis objective (cesser de faire certaines tâches ; finir par démissionner). Ce désengagement est analysé de façon très éclairante comme la rencontre de dispositions individuelles avec des bouleversements collectifs, notamment ceux qu’a induits la crise économique dans le secteur des sondages d’opinion (effet de blocage des carrières). Plus fondamentalement, autour d’une implication ethnographique particulière, ce sont ni plus ni moins les raisons de faire de la sociologie plutôt qu’autre chose qui sont manifestement en jeu. Il s’agit de changer de vie, d’échapper à l’entreprise, certes. Mais il s’agit aussi – et il y a là un véritable positionnement épistémologique – d’accéder à d’autres vérités que celles qui circulent dans l’ordinaire du travail. De façon remarquable, J. Landour explique en substance que cela n’aurait pas de sens, pour elle et pour ses collègues témoins de son orientation vers les sciences sociales, de s’en tenir à un objectif strictement descriptif, revenant en quelque sorte à montrer « comment les gens vivent » en institut de sondage. Ce genre de « découverte » n’en est plus vraiment une quand on fait partie du terrain. Autrement dit, avec l’implication ethnographique semble s’imposer avec la plus évidente clarté une ambition forte pour l’ethnographie : non pas se contenter d’acquérir la « compétence de membre » dont parlent les ethnométhodologues (Garfinkel 2007), mais comprendre véritablement « pourquoi les gens font ce qu’ils font ». Seule cette connaissance a une chance de ne pas être redondante avec la connaissance indigène ; seul cet horizon rend les sciences sociales légitimes et intéressantes, du point de vue de ceux qui n’en font pas.
5En réalité, l’implication ethnographique ne concerne pas seulement ces configurations d’enquête où, en quelque sorte, l’ethnographe « vient » du terrain, et où, par définition, il sait d’emblée qu’il est impliqué. On peut aussi penser sous cette catégorie des formes d’appartenance au terrain a priori moins radicales, moins évidentes pour l’enquêteur comme pour les enquêtés, mais aussi moins définitives, puisqu’elles tiennent à des propriétés qui ne sont pas aussi inamovibles que la filiation ou la profession. Le fait de faire sa recherche au titre d’une institution qui a une fonction sociale d’ordre non spécifiquement scientifique sur le terrain est un exemple – sur lequel revient Justine Brabant, à partir de son expérience de recherche pour le compte d’une Organisation non gouvernementale (ONG) opérant en République démocratique du Congo. Là encore, le statut d’humanitaire, localement connu et reconnu, ouvre certaines portes, et en ferme d’autres. Dans un contexte de violences armées, l’étiquette « membre d’une ONG » apparaît notamment comme une ressource indispensable pour limiter les risques physiques qu’encourt à l’évidence un chercheur prétendant enquêter en complète autonomie. L’étiquette humanitaire correspond par contre à un certain nombre de contraintes sur la recherche, qui commence avec la délimitation du sujet de recherche spécifique, se poursuit avec l’encadrement relatif des mouvements sur le terrain, et se conclut dans le contrôle relatif de la rédaction finale. Dans son texte, J. Brabant est soucieuse cependant de bien faire voir combien ces contraintes doivent être évaluées à l’aune de celles qui caractérisent des recherches de format plus habituel, en particulier des recherches menées pour le compte d’institutions universitaires. À cet égard, elle souligne d’une part qu’il ne faut pas surestimer la liberté qu’offrirait l’appartenance au monde universitaire : si ce monde se veut extraquotidien, s’il est censé jouir de l’infinie liberté offerte par le désintéressement, il impose aussi, quoi que de façon souvent implicite, ses objets typiques, ses méthodes préférentielles et ses normes d’écriture. D’autre part, et surtout, il faut se demander dans quelle mesure une recherche distanciée, autonome, est possible lorsque les institutions bureaucratiques qui la soutiennent économiquement et symboliquement font défaut – en particulier, lorsqu’il n’y pas de recherche d’État pour imposer comme légitime la figure même de l’enquêteur « sans attaches ». Est ainsi suggéré que la possibilité de réaliser un travail ethnographique sans appartenir au terrain, c’est-à-dire sans y assumer certaines fonctions sociales d’ordre non-scientifique (par exemple, œuvrer explicitement à la pacification des relations sociales), mériterait d’être spécialement contextualisée.
6On retrouve cette dernière thématique dans l’article de Franck Poupeau, qui revient quant à lui sur une enquête qu’il a menée, au cours des années 2000, dans des quartiers périphériques défavorisés de la ville de El Alto (Bolivie). On se situe, avec ce texte, aux confins de l’implication ethnographique, dans la mesure où F. Poupeau, chercheur français appartenant à un organisme de recherche officiel (l’Institut des études andines) occupe, du moins à l’origine, une position à bonne distance de ses enquêtés. Mais ce qui est intéressant ici est que, dans ce cadre apparemment plus classique, la logique de l’implication va surgir, et donner lieu à une réorientation décisive de la manière d’enquêter. Compte tenu du degré de dénuement des enquêtés rencontrés – sur le plan des ressources économiques et culturelles, mais aussi sur le plan des ressources politiques (le quartier investi est délaissé par les autorités municipales et par l’État) – la construction d’une position d’enquêteur, d’observateur empathique mais dégagé de toute responsabilité sur le terrain, paraît compromise. F. Poupeau se fait tour à tour éducateur, « parrain » de plusieurs enfants d’enquêtés – on note ce terme d’affiliation – mécène (il finance des achats d’ordinateurs), ou encore médiateur politique (pour faciliter l’installation de « bornes-fontaines » dans le quartier). L’article consiste surtout à analyser les effets sur l’enquête de cette implication imprévue, involontaire. Dans un premier temps, elle suscite un malaise de l’enquêteur, et une certaine stagnation de son enquête, lié au sentiment de s’éloigner des canons de la recherche, mais surtout à l’incapacité coupable de répondre aux sollicitations qui ne cessent de se multiplier. Mais le point essentiel est que ce malaise provoque chez le sociologue une volonté de le dépasser, qui l’amène à des réorientations méthodologiques et théoriques décisives. Sortir de la boucle interminable des implications sans renoncer à l’utilité des sciences sociales passe ainsi par un recours aux méthodes quantitatives (passation de questionnaires), qui permettent de faire exister publiquement un quartier officiellement peu visible et mal connu, mais aussi de faire ressortir des besoins réels (au-delà de la misère qui émeut l’observateur direct). Le retour réflexif sur l’inévitable implication conduit aussi à la définition d’un objet de recherche plus pertinent que celui initialement envisagé : non plus la politisation, les mobilisations politiques des quartiers défavorisés, mais plutôt les formes et les enjeux de revendications qui, pour être essentiellement concrètes (elles concernent par exemple la mise en place de conduites d’eau), n’en sont pas moins grosses d’enjeux symboliques (reconnaissance de l’existence collective).
7Qu’elles soient définitives ou temporaires, assumées ou contournées, les situations d’implications ethnographiques s’avèrent bien révélatrices. Elles nous parlent tout à la fois de la nature du travail ethnographique, de ses conditions sociales de possibilité, de son horizon théorique et de sa signification sociale.
Bibliographie
Ouvrages cités
- Garfinkel, Harold. 2007 [1967]. Recherches ethnométhodologiques. Paris, Puf (Quadrige. Grands textes), (éd. orig., Studies in Ethnomethodology. Englewood Cliffs [NJ], Prentice-Hall).
- Gold, Raymond. 2003 [1958]. « Roles in Sociological Field Observations », in Daniel Céfaï (éd.), L’enquête de terrain. Paris, La Découverte (Recherches. Bibliothèque du MAUSS), (1re éd., « Roles in Sociological Field Observation », Social Forces, vol. 36, n° 3 : 217–223) : 340-349.