Notes
- [*]
-
[1]
Voir Anderson (2006 : 181-229), Arnold (1986), et Legg (2007).
-
[2]
Pour les transcriptions depuis l’arabe, nous avons gardé les formes usitées en français là où elles existent.
-
[3]
Sur les archives Roger Paret (IHTP [Institut d’histoire du temps présent]), voir Daniel Rivet (1997).
-
[4]
Centre des archives diplomatiques de Nantes, Archives du protectorat du Maroc (par la suite CADN APM), Région de Casablanca 951, « Note sur le déplacement et le recasement des bidonvilles à Casablanca », 21 novembre 1953.
-
[5]
Quelques années plus tard, le terme sera repris à Alger pour ensuite se banaliser. Précisons que le terme « karyan » (de « carrières ») est plus souvent utilisé par les arabophones casablancais (Adam 1972 : 86).
-
[6]
Bibliothèque et archives nationales du royaume du Maroc (par la suite BNRM) (Rabat), E831, « Logement : construction habitat marocain 1936-1950 ». Voir également Saad Benzakour (1978).
-
[7]
Voir Janet L. Abu-Lughod (1980) pour Rabat, et, pour Alger, Zeynep Çelik (1997) et Robert Descloîtres, Jean-Claude Reverdy et Claudine Descloîtres (1961).
-
[8]
BNRM E831, M. Bon, « Rapport général sur l’assainissement de la ville de Casablanca. Bidonvilles et derbs. Exercices 1938-1939 », 27 février 1939, p. 24.
-
[9]
Voir CADN APM, Cabinet civil 400B. Pour la version nationaliste de ces événements, voir al-Fasi (1980). Deux jours plus tard, le roi Sidi Mohammed Ben Youssef, dans son discours de Tanger, signalera son rapprochement des thèses nationalistes indépendantistes dans un contexte de rapports conflictuels avec la résidence.
-
[10]
Voir aussi Centre des archives contemporaines (par la suite CAC) (Fontainebleau), 20000046, Article 63, Roger Maneville, « Prolétariat et bidonvilles ».
-
[11]
Ibid., pp. 85-86. Derb Moulay Chérif était un quartier où vivaient de nombreux militants nationalistes et syndicalistes.
-
[12]
Ibid., p. 8.
-
[13]
Ibid., p. 111.
-
[14]
Voir CADN APM, Direction de l’Intérieur (DI) 380, Rapport du capitaine de la Porte des Vaux, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », juillet 1953.
-
[15]
Ibid., p.44. Voir aussi CADN APM, Direction des affaires indigènes (par la suite DAI) 448, « Regards sur la jeunesse marocaine » (anonyme), 1946, pp. 19, 27, 30. Voir également Mohammed Zade (2007).
-
[16]
CADN APM, DI 305, Contrôle urbain, « Enquête sur les Contrôles d’Arrondissement de Casablanca », 11 décembre 1951, p. 15.
-
[17]
CADN APM, DI 460, dossier « Travail. Djemâas Ouvrières », note du 30 juin 1954.
-
[18]
CADN APM, DAI 448, Roger Maneville, « Où en est le syndicalisme marocain à Casablanca ? », octobre 1951, p. 22.
-
[19]
Voir CADN APM, DI 305, Contrôle urbain, « Enquête sur les Contrôles d’Arrondissement de Casablanca », rapport du 11 décembre 1951, p. 8.
-
[20]
CAC 20000046, Article 63, R. Maneville, « Prolétariat et bidonvilles », p. 213. On retrouvera le même procédé dans les villes algériennes entre 1957 et 1962 (sections administratives urbaines) et, à partir de 1958, avec le Service des affaires techniques aux Français musulmans d’Algérie en Métropole (House et MacMaster 2008).
-
[21]
Des agents marocains représentaient seulement une petite minorité des gardiens de la paix. Voir CADN APM, DI 305, Contrôle urbain.
-
[22]
Ibid., Philippe Boniface, « Note au sujet du renforcement de la DAU », janvier 1953.
-
[23]
CADN APM, DI 300, Contrôle urbain, « Problème des agglomérations urbaines ».
-
[24]
CADN APM, DI 674A, dossier « Services assès municipaux – divers ».
-
[25]
CADN APM, Cabinet civil 397, Rapport de l’inspecteur général des services politiques, p. 11.
-
[26]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », pp. 62-66.
-
[27]
Service historique de la défense (par la suite SHD) 3 H 684, Plans de défense, maintien de l’ordre 1950-1957. « Note de service du Commandement supérieur des troupes au Maroc/3e Bureau au sujet de l’emploi des Unités au Maroc pour la sécurité intérieure – 1950 », Chef d’État-major, 30 décembre 1950, pp. 2-3.
- [28]
-
[29]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », p. 35.
-
[30]
CADN APM, Cabinet civil 400B, « Note pour l’Ambassadeur », 23 février 1946.
-
[31]
Voir L’Istiqlal (hebdomadaire francophone du parti) du 8 décembre 1952 et son quotidien de langue arabe Al-‘Alam des 6, 7 et 8 décembre 1952.
-
[32]
CADN APM, DI 375, « Rapport sur les incidents de Casablanca les 7 et 8 décembre 1952 » (Capitant), p. 2.
-
[33]
CADN APM, DI 375, Procureur, commissaire du gouvernement près le Tribunal de première instance de Casablanca à M. le Procureur général près de la Cour d’Appel de Rabat, 16 janvier 1953.
-
[34]
IHTP, Archives R. Paret, Boîte 2, « Liste des victimes des émeutes du 8 décembre 1952 Casablanca – Béni-Mellal ».
-
[35]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, « Victimes des émeutes », déposition de Brahim X, 18 décembre 1952.
-
[36]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de M. Mira », 1er juillet 1953.
-
[37]
Ibid., « Rapport sur les incidents de Casablanca les 7 et 8 décembre 1952 », 11 décembre 1952, p. 4.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
CADN APM, Cabinet Civil 397, rapport à Robert Schuman, « Les émeutes de Casablanca et la situation politique », 13 décembre 1952, p. 9.
-
[40]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, Commissaire principal de police Vergniolles au Chef de la Sûreté régionale de Casablanca, 8 décembre 1952.
-
[41]
Signalons aussi la mort d’une quinzaine de manifestants à Béni-Mellal, le 9 décembre, et au moins un mort à Rabat le 11 décembre 1952.
-
[42]
SHD 3 H 691, Commandant de la Division de Casablanca, « Synthèse des mesures prises en ce qui concerne la troupe et du mouvement des unités pour les 7 et 8 décembre 1952 », 14 décembre 1952.
-
[43]
CADN APM, DI 375, Bulletin de renseignements spéciaux, 11 décembre 1952.
-
[44]
Anthony Clayton (1993 : 135) estime à cinq mille le nombre de policiers et militaires déployés.
-
[45]
CADN APM, DI 375, note de renseignement du 18 décembre 1952.
-
[46]
SHD 3 H 691, Commandant de la Division de Casablanca, lettre au Commandement supérieur des troupes du Maroc, 14 décembre 1952.
-
[47]
CADN APM, DI 375, Bulletin de renseignements spéciaux, 7 janvier 1953.
-
[48]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », p. 35.
-
[49]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, dossier « Retour au calme, 9-16 décembre ».
-
[50]
La brochure de dénonciation produite par le Parti démocratique de l’indépendance, organisation nationaliste rivale de Istiqlal (non-dissoute en décembre 1952), insiste sur l’aspect multiforme de la répression légale et illégale de décembre 1952 : CADN APM, DI 375, Marrakish Al Mo’athaba… Fi Suwar, 33 p., 1953.
-
[51]
CADN APM, DI 375, « Tableau des arrestations opérées durant la période du 6 au 18 décembre », 20 décembre 1952.
-
[52]
Voir le document de décembre 1952 de la Direction de l’Information de la Résidence reproduit dans les Cahiers du témoignage chrétien (1953 : 63-69).
-
[53]
CADN APM, Cabinet civil 397, « Les émeutes de Casablanca et la situation politique », p. 15.
-
[54]
CADN APM, DI 375, Note du Chef de Police des Renseignements généraux au Contrôleur civil, chef de la circonscription de Chaouia nord (Casablanca), 5 janvier 1954.
-
[55]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, et DI 375, note du Commissaire principal, chef de la Police des Renseignement généraux à la Direction de l’Intérieur, 27 mars 1953.
-
[56]
« Rapport de la Commission d’inspection de la détention au Maroc (20-30 septembre 1954) », 2 octobre 1954, reproduit dans Guy Delanoë (1988 : 72-86), ici pp. 74 et 78.
-
[57]
Voir Albert Ayache, René Gallissot et Georges Oved (1998), qui contient des notices sur quinze de ces expulsés, dont Abraham Serfaty. La pratique de l’expulsion de militants de gauche était déjà chose courante au Maroc. La liste complète des expulsés (dont onze Français-Musulmans d’Algérie) se trouve dans CADN APM, DI 375.
-
[58]
Voir notamment Cahiers du témoignage chrétien (1953) ; Revue socialiste (1953) ; Barrat (1992).
-
[59]
Centre des archives d’Outre-mer (Aix-en-Provence), 10APOM/1223, Bérenguier, « Les Inci-dents de Casablanca des 7 et 8 décembre 1952 », 11 décembre 1953, pp. 11-12.
-
[60]
Par exemple, toutes les listes des entrées dans les hôpitaux n’ont pas été recoupées. Voir CADN APM, DI 375, « État des victimes des émeutes des 7 et 8 décembre 1952 ». Dans certains documents internes dans ce carton il y a de fortes variations sur le nombre présumé des morts marocains (84 ou bien 54…).
-
[61]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de Ribes ».
-
[62]
Voir Stéphane Bernard (1963, 1 : 146) : « toutes les présomptions sont en faveur d’une grande tuerie ». Selon Charles-André Julien (1978 : 258), il y a eu au moins cent morts.
-
[63]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de Ribes ». C’est ainsi que, explicitement ou implicitement, les archives officielles nous éclaircissent sur les stratégies d’occultation de la violence d’État (Dewerpe 2006).
-
[64]
Même si le sultan n’adopta pas de position publique critique après la répression, lors de l’indépendance du Maroc les Carrières centrales prendront l’appellation Hay (« quartier ») Mohammedi, signe des liens proches entre le nationalisme indépendantiste et le roi.
-
[65]
CADN APM, Cabinet Civil 397, Rapport au ministre des Affaires étrangères, 24 janvier 1953.
-
[66]
Entretien de l’auteur avec M. A., ancien cadre de la résistance aux Carrières centrales, Casablanca, 21 juillet 2009.
-
[67]
CADN APM, DI 305, dossier « Contrôle urbain, notes de principe ».
-
[68]
CADN APM, Contrôle Civil Casablanca 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », pp. 6, 11, 48.
-
[69]
CADN APM, DI 380, lettre au Résident général, 18 juillet 1953.
-
[70]
Entretien de l’auteur avec M. A., 21 juillet 2009.
1Comme dans beaucoup d’espaces coloniaux, l’urbanisation rapide au Maroc en général, et à Casablanca en particulier, a posé de gros problèmes à la gouvernance coloniale. Il fallait assurer le contrôle, la surveillance et l’encadrement des habitants colonisés dans le contexte de l’émergence d’un mouvement nationaliste de masse, alors que le protectorat dépendait de la croissance démographique de la ville pour renforcer le développement économique du territoire [1]. On assista à la fin des années 1940 à la multiplication des lieux et des vecteurs de socialisation nationaliste dans cette ville de six cent cinquante mille personnes fortement ségréguée mais dont les habitants marocains circulaient sans cesse entre les différents quartiers hiérarchisés. Cette mobilité de la population a constitué un problème majeur, sinon insurmontable, pour le système de maintien de l’ordre qui avait pour but de « protéger » les Européens et leurs biens en cantonnant toute protestation nationaliste éventuelle dans des quartiers marocains. Le protectorat s’appuyait sur des éléments civils et militaires, les structures et personnels étaient européens ou indigènes dans un territoire qui maintenait la fiction d’une cotutelle (sultan/protectorat) alors que tous les véritables pouvoirs étaient dans les mains de la résidence.
2À travers une étude des causes, du déroulement et de l’impact d’une crise de l’autorité coloniale lors des mobilisations nationalistes et syndicales des 7-8 décembre 1952 à Casablanca, l’article est centré sur le contrôle social et politique de la ville entre 1944 et 1953 et analyse la vision du maintien de l’ordre qui a constitué les bidonvilles en menace politique grave. Le 7 décembre 1952, en réaction à l’assassinat du syndicaliste nationaliste tunisien Ferhat Hached à Tunis, la confédération syndicale à dominante nationaliste l’UGSCM (Union générale des syndicats confédérés marocains) et le principal parti nationaliste l’Istiqlal (l’« indépendance ») [2] annoncent une grève générale. C’est lors de l’interdiction de cette grève qu’ont commencé les protestations des Marocains et la violence des forces de l’ordre dans le bidonville des Carrières centrales, pour ensuite gagner différents quartiers. Des événements de crise comme ceux de décembre 1952 témoignent de l’existence d’un système répressif capable de déployer une violence létale « exemplaire » pour rétablir l’ordre et d’assurer, par le volet judiciaire, le démantèlement partiel et provisoire du mouvement nationaliste principal. Les autorités coloniales ont cependant été incapables de contrôler les différents processus de radicalisation nationaliste, sur lesquels le protectorat reste de son propre aveu singulièrement mal informé.
3L’analyse de ces événements se situera sur une échelle allant du local au transnational, en intégrant, en même temps que les logiques des autorités coloniales, les différents niveaux des imaginaires politiques et sociaux des acteurs marocains. Car à Casablanca, comme dans toute ville coloniale, il y a toujours au moins deux, sinon plusieurs villes en une : colonialisme et anticolonialisme s’inscrivent très clairement dans l’espace, mais à travers un rapport complexe et fluide.
Casablanca, reflet des transformations sociopolitiques du Maroc
4Avant d’aborder les journées de décembre 1952, il faut s’interroger sur les conditions sociales et politiques ayant engendré ces événements. Depuis les années 1910, les arrivées de migrants internes dans ce qui deviendra la capitale économique du protectorat n’ont jamais cessé. Entre 1936 et 1952, la population urbaine arabo-berbère de Casablanca avait augmenté de 325 % (Benzakour 1978 : 115). Sous l’effet de ces importantes migrations internes, le pourcentage des Européens par rapport aux Marocains (c’est ainsi que nous désignerons les habitants arabo-berbères musulmans) diminue.
5Jacques Berque, en résumant les transformations urbaines au Maghreb, mentionne un « prolétariat, et plus encore ce sous-prolétariat, [qui] se constitue en campement autour de la ville. Il augmente la ville en même temps qu’il la défie » (2001b : 271). Un document de la Délégation aux affaires urbaines (DAU) de novembre 1953 parle de quelque cent trente mille Marocains dans les bidonvilles de Casablanca [3] [4], sans compter les « derbs », gros quartiers populaires souvent en dur mais où les conditions d’habitation ne sont pas toujours moins précaires. Le terme « bidonville » aurait même été forgé à Casablanca au début des années 1930 [5].
6Contrairement à ce que la citation de J. Berque pourrait laisser croire, les bidonvilles n’ont pas toujours été situés en dehors de la ville. Ce n’est qu’en 1937-1938, sous prétexte d’une épidémie de typhoïde, qu’une politique de contrôle des espaces urbains, qualifiée de « despotisme sanitaire » par Daniel Rivet (1988 : 260), a visé l’éloignement des habitants des microbidonvilles du centre-ville « européen » : une partie de ces expulsés vint gonfler les bidonvilles plus importants déjà aménagés aux portes de la ville [6]. Cependant, toute politique de limitation importante des départs vers les villes aurait compromis les besoins en main-d’œuvre, et une politique de relogement conséquente aurait entraîné des dépenses refusées par l’État colonial, la ville, et les intérêts économiques français. Ainsi, le « problème » ne fera que se déplacer, et des bidonvilles importants vont se former à l’initiative même des autorités [7]. Comme le dira l’auteur d’un rapport qui définit la politique municipale en la matière : « s’il ne faut pas plusieurs bidonvilles, c’est un mal nécessaire que d’en tolérer un » [8]. On fera même déplacer des bidonvilles, certains plusieurs fois, toujours plus loin du centre-ville comme pour le bidonville de Ben M’sik (Adam 1972, 1 : 89).
La quête de sources alternatives aux archives de la répression
Le problème de l’appréhension des points de vue en situation coloniale consiste non seulement à reconstruire les positions nationalistes en général dans un contexte de déstabilisation de l’organisation en raison de la répression, mais à accéder à des témoignages directs des manifestants et manifestantes de la « base » dont les points de vue sont souvent synthétisés (anonymat oblige) dans les publications à destination militante. Le souci de produire un contre-récit global limite l’attention portée au vécu des personnes concernées. Paradoxalement, ce type de micro-détails se retrouve parfois dans les archives coloniales, par exemple quand surgissent des paroles directes dans les transcriptions des procès des Marocains accusés d’avoir tué des Européens le 8 décembre 1952, ou dans les dépositions (sollicitées par les autorités françaises) des personnes blessées lors des événements : ces contextes – contraints – biaisent sans doute le récit ainsi livré mais donnent toutefois un aperçu du rapport de force inégal qui structurait la situation coloniale et permet de réduire le déséquilibre des sources disponibles au chercheur pour en retracer l’histoire. L’impossibilité de fixer le bilan humain de la violence répressive constitue, bien entendu, un autre aspect de la situation coloniale.
Carte de la ville de Casablanca indiquant les principaux quartiers populaires marocains, 1950. Source : Robert Montagne, Naissance du prolétariat marocain. © Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, 3. Feuille XXI, non paginée, Paris, Peyronnet & Cie.
Carte de la ville de Casablanca indiquant les principaux quartiers populaires marocains, 1950. Source : Robert Montagne, Naissance du prolétariat marocain. © Cahiers de l’Afrique et de l’Asie, 3. Feuille XXI, non paginée, Paris, Peyronnet & Cie.
7Ces aménagements permettent également l’élargissement des rues principales et le numérotage des ruelles et baraques, ce qui facilite la surveillance d’espaces où ne vivent pratiquement que des Marocains. En 1952, dans cette ville où il existe une juxtaposition des espaces habités – héritage de l’époque de Louis Hubert Lyautey qui prévoyait une sorte de cordon sanitaire autour des principaux quartiers indigènes (Abu-Lughod 1980 : 144-147) – les habitants marocains occupent désormais au moins quatre grands sites : l’ancienne médina et la nouvelle (cette dernière construite dans l’entre-deux-guerres) – toutes deux proches des quartiers européens centraux – Ben M’sik et les Carrières centrales. Car l’aménagement urbain créera non pas un, mais deux grands bidonvilles : en même temps que Ben M’sik, qui regroupe environ cinquante mille habitants en 1952 (Adam 1972, 1 : 90, 1949), il y a aussi les Carrières centrales. De fait, de nombreux Européens se sentent de plus en plus « encerclés » par les Marocains. Une véritable hantise de « l’invasion » depuis les bidonvilles des « faubourgs » sous-tendra la politique de contrôle et de maintien de l’ordre qui ciblait un archipel d’espaces problématiques regroupant les bidonvilles, mais aussi la nouvelle et l’ancienne médinas (voir carte).
8En 1952, la mémoire sociale de la violence des forces de l’ordre fait déjà partie de l’imaginaire collectif de nombreux Casablancais musulmans, car le bidonville de Ben M’sik a été le théâtre initial d’un événement ayant renforcé la conscience nationaliste. Le 8 avril 1947, suite à une altercation avec des habitants du secteur de ce bidonville où travaillent de nombreuses prostituées (Taraud 2003 : 69-70, 167-168, 205-206), des tirailleurs sénégalais en permission ouvrent le feu sur des Marocains non armés. Il s’ensuit une journée meurtrière au cours de laquelle au moins une centaine de Marocains sont tués dans ce qui sera appelé localement « le coup des Sénégalais », l’intervention de ces troupes étant particulièrement redoutée par les habitants [9].
Carrières centrales : aspects sociaux et politiques de la création d’un « problème »
9Pourtant, ce sont les Carrières centrales plus que Ben M’sik et les nouvelle et ancienne médinas qui ont cristallisé la constitution d’un « néoprolétariat » marocain et les peurs des autorités coloniales. Commencé dans les années 1920 et déplacé par la municipalité, ce bidonville, à quelque cinq kilomètres du centre européen, s’est étendu avec l’industrialisation des quartiers avoisinants abritant notamment l’usine des Chaux et ciments, la Manutention marocaine, et la Compagnie sucrière marocaine COSUMA (Adam 1972, 1 : 86-7 ; Gallissot 1964). De nombreux habitants y vivent de longue date. 39 % sont des ouvriers des usines environnantes ou plus lointaines, pour la plupart des manœuvres et manutentionnaires situés en bas de la hiérarchie ouvrière. Toutefois, 42 % des habitants appartiennent au monde du petit commerce, de l’artisanat ou des petits emplois informels (Montagne 1950 : 161-162) [10]. Le sous-emploi reste un problème important. Les femmes y sont assez nombreuses à travailler, soit dans les usines, soit chez des familles européennes [11].
10À cette mixité sociale relative s’ajoute un habitat plus divers qu’il n’y paraîtrait au premier abord. Depuis 1949 on a commencé, timidement, à résorber une première partie du bidonville. En plus, directement en face du bidonville municipal, il existait un secteur avec des maisons en dur nommé derb Moulay Chérif où cohabitaient plusieurs centaines d’Européens, souvent d’origine espagnole, et quelques Marocains juifs. Le derb Moulay Chérif abrite également des cités ouvrières construites par les gros employeurs pour l’élite des ouvriers marocains [12] : l’ensemble avoisine les cinquante mille habitants. La mixité culturelle, mais également régionale et générationnelle marque ce secteur.
11Soulignons aussi l’ouverture grandissante des habitants des bidonvilles à la ville : les hommes et femmes travaillent parfois bien loin de leurs lieux de résidence, et doivent souvent passer par la ville européenne qui entoure l’ancienne médina et qui se trouve à proximité de la nouvelle. Des raisons personnelles encouragent aussi de tels déplacements (cinéma, spectacles, manifestations sportives…). Pour les nationalistes, ces déplacements – incontrôlables pour les autorités coloniales – vont faciliter la mise en réseaux des différents quartiers populaires au premier abord séparés et juxtaposés. C’est ainsi que Roger Maneville, militaire, l’un des responsables du contrôle urbain, regrette, en parlant du « prolétariat musulman de Casablanca », « l’imprécision de son volume et de ses déplacements intro et extra-muros » [13]. Les processus de socialisation nationaliste vont intégrer les habitants encore plus dans la logique de l’Istiqlal et faire de ces quartiers non seulement un problème social, mais aussi un problème politique [14].
12Certes, dix ans plus tôt, rien ne prédestinait le mouvement nationaliste à devenir un parti de masse. Après 1944, un double processus va transformer la situation : le parti, d’origine bourgeoise et de Fès, s’implantera progressivement à Casablanca et, à partir de 1946, s’intéressera pour la première fois aux « néo-citadins » pauvres. Ce double déplacement partiel, géographique et social, fait émerger un danger politique considérable aux yeux des autorités du protectorat, alors que le Maroc était déjà bien engagé dans un engrenage de mobilisation nationaliste – répression-radicalisation-répression (Baker 1998 : 24) – notamment sous la résidence générale du général Juin (1947-1951).
13Plus spécifiquement, après 1945, les dirigeants de l’Istiqlal ont saisi l’importance de la disponibilité du prolétariat (Adam 1972, 1 : 241-242). Toutefois, le nationalisme devra s’étendre pour toucher les bidonvilles en même temps que l’ancienne et nouvelle médinas (Adam 1972, 2 : 556). Ce processus de décloisonnement des quartiers et des esprits va créer une véritable émulation entre les militants de différents quartiers. L’incorporation progressive dans la conscience nationaliste est certes passée par la prise en compte des formes de sociabilité existantes, mais elle traduit également les capacités d’adaptation du mouvement nationaliste au phénomène urbain et à la prolétarisation, ce qui a généré des répertoires et des espaces de militantisme relativement novateurs au Maroc (Clément 1992). L’Istiqlal va donc déployer un grand effort pour accélérer la socialisation nationaliste, avec sections de femmes (Baker 1998 : 55-56), comités de fêtes, presse, cellules, boycotts… Les nationalistes consacraient un effort tout particulier aux jeunes à travers médersas, associations sportives et scoutisme [15]. Le calendrier des mobilisations nationalistes possibles ne cessait de s’étoffer : fêtes religieuses et royalistes, contre-commémorations des principales dates du « calendrier colonial », événements internationaux, grèves….
14Afin de comprendre les événements de décembre 1952, il faut aussi se pencher sur l’influence nationaliste dans les milieux syndicaux, le nationalisme ayant aussi su investir la sphère du travail. La manière dont les événements vont notamment se situer aux Carrières centrales mais également à la Maison des syndicats, dans la ville européenne, atteste de l’élaboration d’un syndicalisme national. Cela traduit l’influence grandissante des syndicalistes nationalistes au sein de l’UGSCM, la centrale qui regroupe tous les syndicats CGT (Confédération générale du travail) avec une direction franco-marocaine (Adam 1972, 2 : 543-546 ; Gallissot 2000 : 116-120) : les Marocains ne peuvent pas former leurs propres syndicats, les autorités coloniales prétextant une absence de « maturité » politique. Par conséquent, l’option syndicale CGT représentait une solution pragmatique de « repli » pour bien des Istiqlaliens : les Istiqlaliens de l’UGSCM espéraient pouvoir y diminuer l’influence des communistes (Barrat 1992 : 51). Les meetings syndicaux, autorisés (alors que ceux des nationalistes sont interdits), servent de couverture au nationalisme (Benseddik 1990 : 446, 449-450 ; Ayache 1993). Parti, syndicat, sultan, quartier et identifications transnationales (panarabes) se renforcent et se complètent sans que la puissance des corporations, du fait religieux et du monde des boutiques ne disparaisse.
Réponses des autorités : les regards officiels
15Les dispositifs de surveillance et d’encadrement du protectorat étaient mal adaptés à ces changements politiques et sociaux : Eirik Labonne avait supprimé le Bureau marocain du travail qui, entre 1944 et 1946, avait cherché à soustraire les ouvriers marocains à l’influence des syndicats (Benseddik 1990 : 237-238). Pourtant, dans certaines usines, des conseillers sociaux aux Affaires sociales marocaines cherchaient à se faire les intermédiaires entre ouvriers et patronat et, en tant qu’« agents politiques », recueillir des informations [16]. Après les événements de 1952, une impulsion sera donnée aux « jami‘a ouvrières » dans les usines : ces « institutions professionnelles nouvelles, justifiées par la tradition et le particularisme marocains » et « apolitiques », cherchaient en réalité à concurrencer l’action des militants syndicaux nationalistes [17].
16J. Berque a bien résumé le problème qu’avaient les autorités coloniales : face à des transformations comme l’effritement des anciennes appartenances en situation de migration interne, « la science comme l’action hésitaient », plutôt « elles optaient pour des survivances, et des reconstructions artificielles (type “jemâ‘a-s ouvrières”), contre les nouvelles formes : classes, partis, nationalités qui se profilaient à l’horizon » (Berque 2001a : 208). Les autorités devaient rattraper le retard considérable qu’elles avaient pris dans la connaissance des habitants des nouveaux quartiers pauvres par rapport aux populations rurales, scrutées en raison des besoins de la « pacification » du territoire, achevée en 1934. Un nouveau type de savoir devait donc naître (Arrif 2003). Pour ce faire, à l’image des officiers des Affaires indigènes (AI) des campagnes, les militaires en poste à Casablanca ont produit de nombreux plans et monographies sur les nouveaux quartiers urbains « à risque » (Montagne 1950).
17Les conclusions de ces différents rapports hésitaient souvent quant aux nouvelles identifications des migrants : une logique binaire (« tradition » contre « modernité ») informait les catégorisations qu’opéraient ces études alors que les identifications sociales, culturelles et politiques des habitants – souvent en voie de prolétarisation – étaient autrement plus complexes, comme nous venons de le voir. D’ailleurs, on pourrait affirmer que, de par leurs identifications fluides mêmes, les habitants défiaient la manière dont on essayait de les définir et donc agir sur eux. Car comment les nommer ? « Ouvriers », « prolétaires », « paysans », « néoprolétaires » ou bien « néocitadins » ? Les regards administratif et sociologique avaient bien du mal à « lire » les formes inédites et hybrides de citadinité qui s’exprimaient dans les quartiers populaires : en conséquence, ces regards dépeignaient souvent les Marocains comme des êtres anomiques, ni ouvriers ni paysans, sujets d’un vide identitaire, vide qui représentait à la fois un danger et une chance pour les autorités coloniales (Montagne 1950 : 18, 19, 50). En effet, la « mentalité marocaine » pouvait dès lors être la proie de qui saurait la « prendre », protectorat ou bien nationalistes. Comme l’a écrit sans ambages R. Maneville : « le prolétaire musulman de Casablanca constitue, somme toute, une masse encore docile et facile à diriger si l’on veut bien s’en donner la peine » [18].
18Imprégnée d’attitudes orientalisantes, cette vision de la société marocaine avait des conséquences profondes sur la manière dont était appréhendé l’Istiqlal qui, pour les autorités coloniales, manquait d’assise populaire véritable et essayait plutôt de s’imposer par la force sur une population « passive ». En même temps, les hommes marocains étaient essentialisés comme violents par nature et ne comprenant que la force (House et MacMaster 2008 : 51-52, 67-68). Il était dès lors question de viser simultanément les leaders d’une manière assez ciblée et d’imposer la crainte à ceux et celles de la « base » qui participeraient aux manifestations nationalistes.
Un système d’encadrement et de répression intégré
19Avant d’aborder les événements de décembre 1952, il faut enfin situer le dispositif d’encadrement et de répression dans son contexte institutionnel, et étudier les considérations stratégiques et les répertoires d’intervention des responsables du maintien de l’ordre.
20Si la politique menée au Maroc ne s’écarta pas des orientations des gouvernements successifs de la IVe République, depuis 1947, Paris n’exerçait plus de contrôle réel sur le fonctionnement de l’administration du protectorat (Bernard 1963, 1 : 144). La lutte contre la montée du nationalisme entrait de plus en plus dans une logique répressive dure qui représentait les intérêts de la majorité des Européens du Maroc, du lobby colonial à Paris, des militaires, et des nombreux caïds hostiles au sultan (Clayton 1993 : 137). Alors que le traité de Fès (1912) admettait l’idée d’un dualisme du pouvoir entre l’État français et le sultan (makhzen), en réalité, les autorités résidentielles avaient un droit de regard sur presque tout : les services du protectorat (dont la police) et l’armée servaient à protéger les intérêts politiques et économiques des Européens, que ces derniers assimilaient aux intérêts du protectorat tout court. Cette convergence d’intérêts s’illustrait sans doute de manière encore plus affirmée à Casablanca qu’ailleurs (Rivet 2004 : 251). Casablanca formait une région civile à la puissante Direction de l’intérieur sous l’autorité du secrétaire général du Protectorat. En 1952, elle était sous la responsabilité d’un chef de Région, Philippe Boniface, dont le rôle s’apparentait à celui d’un préfet. Charles-André Julien a caractérisé l’action de Ph. Boniface comme un « paternalisme autoritaire et efficace, [au] mépris de la légalité. Il [Boniface] ne concevait d’autre politique que la force » (1978 : 192-193). Le chef ou contrôleur de Région coordonnait les différents services de sécurité et supervisait les activités des autorités marocaines (Gershovich 2005 : 85).
21Le délégué aux Affaires urbaines de la DAU secondait son supérieur direct le chef de Région et avait sous sa responsabilité des contrôleurs de secteur et d’arrondissement. Ces derniers étaient fonctionnaires du contrôle civil ou officiers des AI investis de pouvoirs de police. Ces hommes se sont servis de leurs « compétences culturelles » sur des migrants venus de régions qu’ils connaissaient parfois bien pour y avoir exercé, ce qui devait faciliter le recrutement d’informateurs moyennant logement ou emploi. En effet, la mission du contrôleur d’arrondissement était :
« d’assurer le “contact” entre l’Autorité et la population marocaine. L’information politique est l’une de ses préoccupations essentielles. […] Il doit s’employer à prévenir tout incident susceptible de troubler l’ordre public […] son rôle d’agent politique, chargé de prévenir tout trouble de l’ordre public, impose au Contrôleur d’arrondissement une collaboration suivie avec les Services de Police […] » [19].
23Les bureaux d’arrondissement qui relevaient de l’autorité des contrôleurs d’arrondissement et leurs subordonnés, les chefs de secteur (européens), devaient servir de point de contact avec les citadins marocains dans le souci de créer un climat de confiance propice aux confidences [20]. Les services de police urbaine, pour leur part, se partageaient entre une police européenne (sûreté urbaine, police judiciaire, renseignements généraux) et des policiers marocains (mokhaznis), a priori sous le contrôle du pacha (ce dernier étant le représentant local du sultan via le niveau intermédiaire des caïds). Les mokhaznis dépendaient également des khalifas ou chefs d’arrondissement qui étaient subordonnés aux pachas et qui dirigeaient également les chefs de quartier. C’est ainsi que la répression du nationalisme et du syndicalisme marocains s’est opérée autant par les pouvoirs makhzen que par le protectorat. Toutefois, en réalité, les activités de tous les policiers marocains étaient encadrées par les fonctionnaires européens, et peu de policiers marocains intervenaient dans les quartiers européens où patrouillaient principalement des agents de police européens [21]. Certains policiers marocains comme des mokhaznis étaient affectés à des endroits spécifiques pour le maintien de l’ordre, mais des unités mobiles de mokhaznis existaient aussi. De plus, le contrôleur d’arrondissement supervisait les autres unités d’encadrement des Marocains dans les grandes villes, les assès ou gardes municipaux du pacha, qui remplissaient une fonction de police administrative : il s’agissait souvent d’anciens combattants qui, à Casablanca, étaient armés de mousquetons. Ces hommes intervenaient aussi, avec des mokhaznis, afin de réguler des microconflits locaux [22].
24Dans le domaine de l’encadrement et du maintien de l’ordre au quotidien, il existait donc une sorte de dualité inégalitaire dans les rapports de pouvoir entre le sultan et l’administration française : pour des raisons financières, politiques et culturelles, le protectorat ne pouvait gouverner sans les différentes composantes de la structure makhzen chérifienne mais cette présence n’était tolérée que parce que les pachas et leurs subordonnés étaient en réalité sous la tutelle de la DAU. Les formes de contrôle, de surveillance et de maintien de l’ordre cooptaient des structures qui préexistaient au protectorat tout en les adaptant tant bien que mal à la nouvelle donne politique, sociale et spatiale sous la domination française. Composées d’Européens, de Marocains et d’autres troupes coloniales mais dans des capacités bien délimitées et inégales, les structures et unités de maintien de l’ordre reflétaient également les frontières floues entre police et militaires, phénomène récurrent dans divers contextes coloniaux (Sinclair 2006 ; Thomas 2008).
Danger politique ?
25Le danger politique que représentaient, aux yeux du protectorat, les quartiers populaires à Casablanca ne cessait de préoccuper les responsables du maintien de l’ordre. Comme l’écrivit le résident général Alphonse Juin au secrétaire général du Protectorat le 12 juillet 1950, il fallait « reprendre en mains la population des bidonvilles dont l’abandon actuel fait peser sur la sécurité des quatre grandes villes un grand danger » [23]. À cet effet, les effectifs des assès avaient été renforcés pendant l’année 1952, leur nombre passant de cent cinquante à cinq cent quatre-vingt-dix implantés à proximité des principaux quartiers populaires [24]. Ces emplacements avaient été choisis suite à une évaluation de la « géographie du risque urbain » (Legg 2007 : 82), qui faisait la part belle aux bidonvilles. C’est ainsi qu’un rapport du 30 novembre 1951 avait préconisé qu’il fallait « revoir entièrement le plan de protection de Casablanca, pour l’adapter à la situation politique sans cesse mouvante et à la gravité du danger de plus en plus proche que l’extension continue des bidonvilles [faisait] peser sur les quartiers européens » [25]. La présence visible de milliers de Marocains lors de la fête du Trône le 18 novembre 1952 amena les autorités à considérer que l’Istiqlal voulait leur contester le contrôle de l’espace urbain [26]. En décembre 1952, la question du maintien de l’ordre se posait donc avec une grande acuité et revêtait une dimension spatiale explicite dans un climat politique tendu.
26Si, sur le papier, le maintien de l’ordre dans les quartiers marocains musulmans des villes était dévolu aux autorités makhzen et à la police européenne, en cas de menace grave (ou supposée telle) à l’ordre public, les autorités du protectorat avaient à leur disposition un plan de protection préalablement établi. Celui-ci envisageait une deuxième ligne de défense aussi mixte que la première, composée de troupes régulières comme les tirailleurs marocains, et irrégulières comme les goums – unités souvent berbères et affectées en ville, comme les officiers des AI qui les commandaient, à un rôle de maintien de l’ordre proche de celui de la gendarmerie (Gershovich 2005 : 188, 193). Au besoin, légionnaires, gardes mobiles, commandos de la marine, chasseurs d’Afrique et tirailleurs sénégalais pouvaient également être déployés, souvent à des fins dissuasives, dans une forme de mise en scène du pouvoir colonial. Une note de décembre 1950 du 3e bureau de l’état-major de l’armée au Maroc préconisait « un défilé des bataillons sénégalais sur des itinéraires choisis en fonction de la démonstration que l’on désire faire » et rappelait le besoin de « montrer nos matériels nouveaux [dont des chars] aux populations des grandes villes, en particulier à Casablanca et à Fès » [27]. Pour le commandant supérieur des troupes du Maroc, parlant en 1948 déjà du danger que représentait, à ses yeux, « la présence de troupes de choc en puissance, constituées par le prolétariat des Centres industriels », il fallait montrer sa puissance répressive virtuelle, car « [l]e Nord-Africain ne respecte que la force ; le spectacle d’une force ordonnée peut, à lui seul, le faire céder » [28]. Ce vocabulaire essentialisant, désignant des manifestants nationalistes comme des « troupes », était en partie d’inspiration anticommuniste, ce qui montrait l’idée que, pour les responsables du maintien de l’ordre, nationalismes d’indépendance et communisme allaient ensemble (Thomas 2005) : ces propos sont également révélateurs de la manière dont des préoccupations politiques de la métropole informaient les hommes en poste au Maroc.
27Parfois cette thématique anticommuniste pouvait se doubler d’un amalgame opéré entre petite criminalité et disponibilité nationaliste, comme dans l’étude officielle la plus complète réalisée après décembre 1952 :
« L’influence du parti [de l’Istiqlal] tient moins au nombre de ses adhérents, proportionnellement faible, qu’à la détermination de ses troupes de choc composées, soit de voyous des différents quartiers et en particulier des Carrières centrales, soit de jeunes garçons fanatisés dans les écoles, qu’à la discipline de ces troupes, et surtout à la crainte qu’elles inspirent […] » [29].
29Tout comme l’anticommunisme, la problématique métropolitaine des « classes dangereuses » se retrouvait outre-mer (Thomas 2008 : 65) et en situation coloniale les frontières étaient minces entre crimes de droit commun et résistance politique (Arnold 1986 : 3-4).
30En cas de troubles graves, la mission de la police consistait à « protéger » les Européens, en les dirigeant vers les commissariats en attendant leur évacuation par des militaires. Policiers et militaires devaient empêcher aux manifestants marocains d’entrer dans la ville européenne par le bouclage de quartiers entiers et la mise en place de rafles, ratissages et arrestations de masse [30], tactiques qui étaient le pendant de la peur de « l’invasion » du centre-ville que l’on verra en décembre 1952. L’emploi de la violence létale contre des manifestations nationalistes était déjà chose courante : ainsi, le 1er novembre 1951, cinq Marocains avaient été tués à Casablanca lors de manifestations nationalistes.
Décembre 1952 : manifestations et répressions
31Les événements de décembre 1952 ne constituent donc pas un événement exceptionnel dans la mesure où il n’y a pas d’innovation dans les tactiques répressives – policières, militaires (ni dans la répression judiciaire) – comme dans les mentalités qui ont informé les répertoires d’intervention destinés à « protéger » les quartiers européens des manifestations des colonisés. Pourtant, les 7 et 8 décembre 1952, « l’exemplarité » et l’étendue de la force répressive proviennent sans doute aussi en partie de la réaction au danger inédit que représentait, pour les autorités, la double réponse syndicaliste et nationaliste face à l’assassinat du syndicaliste F. Hached par des éléments proches des intérêts français. Les protestations qui allaient suivre cristallisaient bien les dimensions internationales de la question marocaine. Au cours du véritable tollé qui suivit cet assassinat, la solidarité pan-maghrébine et plus largement arabe s’articula avec une solidarité ouvrière (Gallissot 1997 : 123). De plus, l’assassinat intervint au moment où, à l’instigation de treize pays d’Asie et d’Afrique, le cas marocain occupait une place importante aux Nations unies (El Machat 1996 : 70-73, 109-110). Les grèves nationales organisées pour le lundi 8 décembre devaient marquer ce deuil, et profiter de l’occasion ainsi offerte de médiatiser le lobbying nationaliste habile auprès des Nations unies [31]. Le danger politique pour les autorités résidait également dans la nature double de cette grève : l’Istiqlal appela le 6 décembre à la grève des boutiques pour le 8 décembre ; de son côté, l’UGSCM annonça une grève ouvrière pour le 8 décembre, sans que le Parti communiste marocain (PCM), en délicatesse avec les nationalistes, en ait été averti (Benseddik 1990 : 489). Toutefois, pour éviter de donner tout prétexte supplémentaire à la répression, l’Istiqlal opta pour la grève dite « des souris », chacun devant rester chez lui. Le cours polysémique de ces journées s’inscrit dans différentes échelles : à la fois dans le contexte international – diplomatique, syndicaliste et nationaliste – mais aussi celui du protectorat et des mobilisations locales.
32Dans cet événement qui ne manifeste ni unité de temps ni de lieu, on peut toutefois identifier quatre actes principaux : les deux premiers aux Carrières centrales, respectivement dans la soirée du 7 et la matinée du 8 décembre, le troisième route de Médiouna (près de la nouvelle médina et menant à la ville européenne) en début d’après-midi le 8 décembre, et le dernier le 8 décembre en fin d’après-midi autour de la Maison des syndicats dans la ville européenne.
33Les deux premières séquences sont les plus meurtrières, et également les plus difficiles à élucider. Dans la matinée du dimanche 7 décembre, en fin d’un meeting syndical à la Maison des syndicats, l’appel à la grève générale pour le lendemain a été entériné. Dès le matin du samedi 6 décembre, Boniface avait fait appel à la garde républicaine pour maintenir l’ordre s’il en était besoin ; le 7 décembre c’est la troupe qui est mobilisée. Comme le dira l’adjoint de Boniface, Capitant : « [t]outes les mesures avaient été prises dès dimanche matin pour que le maintien de l’ordre et le respect de la liberté du travail et du commerce soient assurés le lendemain » [32]. Par conséquent, dans la soirée du dimanche 7 décembre, la population des Carrières centrales est avertie de l’interdiction de la grève du lendemain par les crieurs du pacha qui circulent sous protection des assès : cette intervention est vécue comme une provocation. Des mokhaznis qui font partie des renforcements décidés plus tôt dans la journée, et circulant à proximité du bidonville encadrés de policiers européens, sont impliqués dans une altercation avec les habitants : aux jets de pierres, les forces de l’ordre répondent par des tirs. Les mokhaznis en viennent aux mains avec les habitants du quartier, car ces agents se réfugient au poste de police des Carrières centrales – situé au derb Moulay Chérif – en utilisant leurs baïonnettes : ils n’ont plus de cartouches [33]. Deux mokhaznis sont tués par des manifestants (un troisième décédera plus tard). De nombreux manifestants – hommes et femmes – se rassemblent devant le poste de police : la version policière invoquera toujours la légitime défense pour expliquer les tirs – avec ou sans sommation – des officiers tant européens que marocains (des goumiers sont envoyés en renfort) qui font un nombre inconnu de tués ou blessés parmi les manifestants, toujours qualifiés d’« émeutiers » dans les discours officiels. Notons qu’aucune balle n’est tirée contre les forces de sécurité pendant ces journées. Ensuite, des policiers opèrent des ratissages dans le quartier et entrent dans les baraques : la version nationaliste fait même état de décès d’homme et de femme d’une même adresse [34]. Certains policiers européens se vanteront d’ailleurs plus tard de la violence létale commise lors de cette opération (Esprit 1953 : 192), premier signe d’une violence punitive que l’on retrouvera par la suite. Dans la nuit, des responsables syndicalistes nationalistes sont arrêtés.
34La répression de rue recommence le lendemain matin, alors que la grève est très suivie (Benseddik 1990 : 469). Dans la matinée, le plan de protection est actionné, et les Européens habitant le derb Moulay Chérif sont évacués. De nouveau, il y aurait eu, selon la version officielle, un « assaut » des manifestants contre le poste de police devenu symbole des protestations contre la répression : des goums et la garde mobile appelés en renfort (et qui désormais bouclent le quartier) tirent. Ces salves provoquent des morts supplémentaires, et des blessés par balle dont un garçon de quinze ans en train de creuser, avec son père, une tranchée dans leur baraque afin de se protéger [35]. Cet élément est admis même par le commissaire au Gouvernement qui évoquera ainsi des « malheureuses victimes musulmanes tombées innocemment dans leurs cabanes » [36]. Et dans un rapport interne, Capitant parlera d’un « grand nombre de morts et de blessés » lors de la matinée du 8 décembre [37].
35Par la suite il n’y aura plus de morts marocains aux Carrières centrales. Un nombre important d’habitants du quartier partira au cimetière à proximité du bidonville de Ben M’sik, afin d’y enterrer les morts en fin de matinée. Ensuite, un cortège de plusieurs milliers de personnes, avec camions et drapeaux marocains, auquel se joignent progressivement des habitants des quartiers populaires alentour, commença à se diriger vers la ville européenne, en direction de la Maison des syndicats, où un meeting était organisé pour protester contre les arrestations des leaders syndicalistes nationalistes. Il fut bloqué par la police et des mokhaznis. La version officielle parlera d’une tentative d’invasion de la ville européenne, thématique clé, comme nous l’avons vu, de l’imaginaire sociopolitique des responsables du maintien de l’ordre : à cet effet, « [t]outes les dispositions avaient été prises pour s’opposer à l’envahissement de la ville européenne » [38]. Le résident général Augustin Guillaume, quant à lui, décrit une « [t]entative de marche sur la ville européenne » [39]. Le barrage, établi route de Médiouna, tire sur le cortège, provoquant au moins quatorze morts : cette salve est présentée par le commissaire responsable sur place comme défensive, face aux manifestants qui lancent des pierres [40]. Des Marocains refluent dans les rues et tuent trois Européens (Cahiers du témoignage chrétien 1953 : 24-28). Cependant, en début d’après-midi, de nombreux Marocains rejoignent par petits groupes la Maison des syndicats. La réunion syndicale qui devait s’y tenir aurait pourtant été interdite, mais Boniface tend un piège aux assistants (« la souricière »), en les laissant rentrer pour mieux les encercler par des goums et des voitures blindées. Ensuite, on oblige les quelque deux mille assistants à sortir selon une mise en scène qui rappelle celle d’une reddition. Des leaders syndicalistes comme Mahjoub ben Seddik, ainsi que ceux parmi l’assistance qui sont porteurs d’armes blanches, sont arrêtés et transportés vers le commissariat central où, à leur arrivée – comme pour les syndicalistes arrêtés plus tôt dans la journée – ils doivent subir le « comité d’accueil » des agents (Barrat 1992 : 250). Maroc-Presse du 9 décembre, parlera à tort de « coups de feu » qui auraient été tirés depuis la Maison des syndicats.
36Cette fausse nouvelle n’est pas la première, et explique sans doute en partie la suite des événements : des Marocains relâchés sont livrés à la foule d’Européens qui les agresse dans les rues autour de la Maison des syndicats sans que des policiers n’interviennent rapidement. Car la presse européenne comme La Vigie marocaine du 8 décembre avait fait circuler des fausses informations selon lesquelles deux Européennes auraient été violées et égorgées par des Marocains à proximité des Carrières centrales. Le nombre des Européens tués était aussi momentanément grossi (Cahiers du témoignage chrétien 1953 : 20). La rumeur n’était nullement l’apanage des colonisés – stéréotype que l’on mobilisait du côté du régime colonial quand il le fallait : en effet, une véritable psychose collective touche d’importants secteurs de l’opinion européenne casablancaise. Maroc-Presse du 11 décembre devait signaler que « [l]es services de police sont surchargés de communications téléphoniques leur signalant des faits imaginaires » (Cahiers du témoignage chrétien 1953 : 33).
Rétablir l’ordre
37Le restant de la semaine se révèle riche en informations sur le fonctionnement du système de maintien de l’ordre à Casablanca, car la Région ne considère pas les risques comme terminés [41]. Par conséquent, le couvre-feu est décrété pour la nuit du 8 au 9 décembre, en raison de l’état de siège. Dans la journée du 8 décembre, des renforts militaires importants arrivent afin de boucler les quartiers populaires.
38L’arrivée de ces renforts est particulièrement mise en scène : en milieu de journée du 8 décembre, « [l]e Général Commandant Supérieur ordonne que les avions transportant la troupe d’Agadir survolent les Quartiers indigènes et que les Légionnaires se rendant à leurs Cantonnements défilent en ville, képi blanc bien apparent ». Le lendemain, « plusieurs unités effectuent dans la matinée des sorties dans la ville. Les itinéraires des Unités ont été étudiés pour montrer nos forces aussi bien dans les quartiers européens que dans les quartiers indigènes. […] ces sorties paraissent avoir eu le plus heureux effet » [42]. Ce dispositif comprend des chars légers et des mitrailleuses, braqués sur les Carrières centrales, et deux avions de reconnaissance. Le mardi 9 décembre, le travail reprend. Pour les obsèques des victimes européennes le 10 décembre, des tirailleurs – sénégalais et marocains – et commandos de la marine sont déployés. Le 11 décembre, il y a toutefois de nouveau des grèves nationalistes, afin de protester contre la répression : les rassemblements sont vite dispersés. Aux Carrières centrales, les commerçants sont sommés par le pacha d’ouvrir les boutiques : « [l]es échoppes qui demeuraient fermées dans les bidonvilles, en particulier aux Carrières centrales, ont été démolies » [43]. Le déploiement le plus massif a lieu pourtant le vendredi 12 décembre, les autorités résidentielles craignant des protestations violentes à la suite des prières de midi : tous les quartiers populaires marocains sont investis par des milliers de policiers et de soldats [44]. Il n’y aura pas d’incident. Enfin, le 16 décembre, ratissages, perquisitions et arrestations ont lieu aux Carrières centrales lors d’une « vaste opération » dans la matinée, afin de « déceler toute détention d’armes, la présence de blessés lors des manifestations, se faisant soigner à domicile […] et, en général, de purger le quartier de ses éléments subversifs » [45].
39Un tel déploiement de force cherchait à impressionner les habitants : il s’agissait de viser non seulement les cadres nationalistes et syndicalistes, mais aussi de dissuader les habitants de participer à tout rassemblement ultérieur. Des responsables du maintien de l’ordre ont reconnu cette stratégie. Par exemple, pour le commandant de la division de Casablanca, « [s]i les troubles [des 7 et 8 décembre] n’ont pas été plus graves c’est d’abord parce que la population marocaine n’a pas d’armes à feu. C’est ensuite parce que la force militaire inspire un salutaire respect » [46]. Et selon un rapport de la direction de l’Intérieur du 7 janvier 1953, en raison des « mesures énergiques prises par les autorités chargées du maintien de l’ordre […] [o]n note une très nette amélioration de l’état d’esprit des Marocains qui, peut-être par crainte, se montrent plus disciplinés et déférents à l’égard des autorités françaises » [47]. La répression de décembre 1952 s’apparentait à une sorte de violence punitive et indistincte : par exemple, pour l’un des responsables du contrôle, l’Istiqlal à Casablanca était devenu progressivement « maître de la rue, jusqu’au moment où s’étant mis ouvertement dans son tort, il s’est attiré une remise au pas qu’il méritait en fait depuis longtemps » [48]. Un rapport de la Sûreté générale donne une idée de la situation aux Carrières centrales le 11 décembre :
« Patrouille […] signale qu’au cours de leur ronde ils sont tombés sur un attroupement de 200 à 300 Marocains qui écoutaient des musiciens. Les assistants se sont dispersés à l’approche de la patrouille et de l’avion observateur qui avait piqué et fait du rase-motte sur l’attroupement » [49].
Répression judiciaire et administrative
41Le système répressif revêt plusieurs visages : à la répression dans la rue s’ajoute la répression judiciaire et administrative [50]. Par conséquent, à partir du 8 décembre, la chronologie et l’espace de la répression se déplacent vers les commissariats, tribunaux, prisons, et lieux d’internement. Et le 10 décembre, l’Istiqlal, UGSCM et le PCM sont interdits, ainsi que leurs publications, sous prétexte de collusion antinationale.
42Au Maroc colonial, les autorités judiciaires et administratives ne connaissaient pas de séparation véritable. Tout comme la question du maintien de l’ordre, le véritable pouvoir dans le système judiciaire pénal reposait sur les autorités résidentielles, même si l’écrasante majorité des jugements avait lieu devant les tribunaux du pacha, mais toujours sous la supervision d’un commissaire du gouvernement. À la suite des événements, au moins mille neuf cent quatre-vingt-onze personnes ont été condamnées, dont mille deux cent six à Casablanca [51]. Les cas « politiques », quant à eux, passaient devant les juridictions françaises militaires. C’est ainsi que de nombreux responsables nationalistes et syndicalistes ont été détenus, accusés devant le tribunal militaire permanent d’atteinte à la sûreté de l’État pour avoir appelé à la vengeance de la mort de F. Hached par la violence, voire le massacre (Cahiers du témoignage chrétien 1953 : 63-69) : car selon la résidence, inspirés des Vietminh, les nationalistes et syndicalistes (assimilés aux communistes) auraient préparé de concert une action insurrectionnelle violente et pro-indépendantiste [52]. Pour Guillaume, d’autres éléments rentrent aussi en jeu : dans une lettre au ministre des Affaires étrangères, il affirme qu’il s’agissait
« bien d’une tentative d’insurrection, d’un mouvement prémédité et soigneusement préparé qui, s’il tendait dans l’immédiat au massacre des chrétiens avait pour véritable objectif le déclenchement de troubles généralisés appelant une intervention des États-Unis et de l’ONU, condition préalable de l’abrogation du Protectorat » [53].
44Sur le plan judiciaire, l’instruction de ce complot supposé ne mena nulle part car un tel complot n’avait jamais existé : l’affaire sera classée en septembre 1954.
45En plus des mesures judiciaires, en application d’un dahir (décret royal) du 2 janvier 1940, au moins cent onze internements administratifs en enceinte fortifiée auront lieu, dont certains suite à des peines de prison. Pour d’autres, cette mesure intervient après un non-lieu, mais toujours sans possibilité de recours. Certains anciens condamnés, une fois libérés, sont refoulés sur leur « tribu d’origine » [54]. On punit aussi des grévistes travaillant dans les services publics ou concédés (Benseddik 1990 : 359) : cette mesure, bien rodée, touche à la fois ouvriers et enseignants [55], et rappelle les dimensions économiques et symboliques des enjeux pour les autorités.
46La répression légale se double aussi d’illégalités. Au Maroc, la violence sur des détenus – dont l’utilisation de l’électricité – est déjà pratique courante, notamment dans les commissariats. Une commission d’inspection de la détention, qui se rend au Maroc fin septembre 1954, trouvera que « la majorité des détenus se plaint de brutalités, parfois de tortures, commises au moment de l’arrestation, par la police ». La commission entend des responsables syndicaux toujours en détention depuis décembre 1952 dont Mahjoub ben Seddik et Mbarek ben Omar : tous font état de violences graves lors de leur arrestation et détention en décembre 1952. Comme le déclare à la commission le directeur de la Sécurité publique le 21 septembre 1954 : « [é]tant donné l’atmosphère de décembre 1952, je ne doute pas une seconde que des sévices graves aient été exercés par la police de Casablanca. Je ne cache pas qu’aucune sanction ait [sic] été prise » [56].
47Enfin, la répression suite aux événements de décembre 1952 n’a pas touché que des Marocains musulmans : l’État procède ainsi à cinquante et une expulsions, dont une majorité de Français métropolitains, la plupart syndicalistes proches des nationalistes [57]. Toutefois, cette mesure s’avère plus que contre-productive, car des communistes comme Albert Ayache et des libéraux comme Pierre Parent, expulsés manu militari après avoir animé un début de campagne de dénonciation au Maroc même dans les jours suivant les violences, vont poursuivre leurs efforts en métropole pour sensibiliser l’opinion (Benseddik 1990 : 478-479 ; Ayache 1997: 30-32).
Le bilan contesté
48Comme nous l’avons vu, pour motiver la répression, la version officielle construite de par Boniface (dès l’après-midi du 8 décembre) évoque une tentative concertée menée par la « collusion » nationaliste-communiste de massacrer les Européens de la ville et de déstabiliser le protectorat. En conséquence, la force létale est présentée comme une légitime défense contre des « émeutiers » violents cherchant à investir postes de police et quartiers européens, avec les morts des quatre Européens fortement médiatisés dans la presse européenne. Ce récit dominant sera remis en question sur plusieurs points par les militants nationalistes, syndicalistes, communistes, et « libéraux » réformistes. Leurs différentes contre-enquêtes réfutent, toutes, la thèse de la préméditation et de la « collusion » ; elles insistent au contraire sur la spontanéité de la violence létale marocaine en réaction à l’action répressive, et parlent souvent de « massacre » pour caractériser les violences (jugées totalement disproportionnées) des forces de l’ordre. Ces voix dissonantes pointent également la nature planifiée de la répression qui aurait cherché le prétexte de la grève politique pour frapper dur [58]. Dans les six mois suivants, cette campagne aura un impact certain, car des chrétiens de gauche comme François Mauriac, Louis Massignon et Robert Barrat – groupe réformiste qui pèse, pour les autorités, d’une manière autrement plus lourde que les communistes et syndicalistes – vont critiquer très sévèrement la politique française au Maroc, critique qui aura un retentissement important à l’étranger [59]. R. Barrat mène une contre-enquête détaillée sur place (Barrat 1992 ; Rivet 1997), ce qui pallie en partie l’absence d’enquête parlementaire toutefois demandée par des élus communistes.
49Dès janvier 1953, les autorités résidentielles sont sur la défensive notamment sur la question du nombre des morts marocains, aspect qui repose la question du niveau de contrôle véritable que l’État colonial pouvait exercer sur la ville. Au départ, la résidence avait parlé de trente-trois victimes (dont trois femmes et deux enfants) parmi les Marocains les 7 et 8 décembre 1952. Ensuite, ce chiffre sera revu à la hausse (on parlera officiellement d’une « quarantaine » voire d’une « cinquantaine »), flou que pointent certaines voix critiques (Cahiers du témoignage chrétien 1953 : 39-41). Or, si la résidence parle bien, le 28 janvier 1953, d’« une longue et minutieuse enquête, qui a dû être menée auprès des gardiens des cimetières musulmans et des services hospitaliers de Casablanca » (ibid. : 39), les sources archivistiques consultées suggèrent que, au contraire même, il n’y a pas eu de tentative sérieuse du côté de la résidence pour comptabiliser les morts [60].
50Tous les documents officiels internes, et certaines déclarations publiques officielles, mettent en avant l’imprécision du bilan en raison des enterrements clandestins, ceux-ci relevant d’une forme de résistance, car les familles marocaines des tués ne voulaient pas attirer l’attention des autorités et souhaitaient pouvoir respecter le rite islamique. Les autorités nieront ou minimiseront ces pratiques, tout en gardant le flou sur le bilan. Par exemple, le capitaine de la Porte des Vaux, qui remplace Boniface, appelé à témoigner le 13 août 1953 à la demande des avocats de la défense lors du procès des Marocains accusés d’avoir tué Louis Ribes (l’un des Européens morts le 8 décembre), en reste au chiffre de trente-quatre morts, avant de déclarer : « je puis vous affirmer qu’il ne peut y avoir à Casablanca d’inhumation clandestine sans que nous le sachions ; ou alors un chiffre extrêmement faible ». Il ajoute cependant ensuite : « [n]ous ne pouvons vous garantir s’il n’y en a pas eu d’autres » [61]. Ici, admettre des lacunes dans les capacités de contrôle sur les quartiers populaires vise à protéger contre des accusations plus sérieuses, de « massacre », et laisse la porte ouverte à la possibilité que le chiffre de trente-quatre soit en réalité plus élevé, ce qui était bien le cas, un bilan plus réaliste se situant entre cent et trois cents morts [62]. Ces propos, pour le moins ambigus, du capitaine de la Porte des Vaux visaient aussi à expliquer l’écart considérable entre le chiffre de trente-quatre victimes qu’il venait de donner, et celui de deux cent quatre-vingt-dix qui figure dans un dossier remis par l’Istiqlal à l’Organisation des Nations unies (ONU) après enquête (mais où l’on pouvait lire seulement onze noms de la liste officielle). De la Porte de Vaux affirme que les autorités résidentielles avaient pu localiser six personnes figurant sur la liste nationaliste mais qui étaient bien vivantes, sans pouvoir trouver trace des autres, « l’adresse indiquée étant erronée. Il y a 50 à 55 000 habitants aux Carrières centrales. C’est rechercher une aiguille dans une meule dépaillée. C’est chercher un Français à Paris, un Français au nom de Dupont » [63].
Séquelles sociales et politiques
51Les événements de décembre ont anticipé sur bien des développements ultérieurs : police européenne ingérable depuis Paris (House et MacMaster 2008 : 64-73), renforcement des agissements du lobby colonial qui se soldera par la déposition du sultan en août 1953, ce qui déclenchera la résistance armée sur l’échelle du territoire, polarisation des communautés… (Julien 1978 : 389-419) [64]. En même temps, émerge un groupe de Français libéraux prêts à dénoncer les violences répressives : c’est ainsi que polarisation ethnique et polarisation politique ne s’épousent pas totalement même lors des moments de crise coloniale. Soulignons aussi le fait que le contexte répressif marocain fait partie d’une série d’interventions violentes dans différents théâtres coloniaux (Bénot 2001). Toutefois, comme le reconnaîtra le résident général Guillaume, le volet répressif ne pourra constituer que l’un des éléments de la politique française : pour lui, afin de servir l’objectif de « coopération » et d’« association », des réformes sociales devront viser « des populations libérées de la contrainte extrémiste » [65]. Cependant, les programmes importants de résorptions dans les quartiers populaires seront en partie boycottés par la population sous les instructions des nationalistes [66].
52En même temps que cette poussée réformiste, un renforcement supplémentaire des effectifs des assès aura pourtant lieu : on en comptera mille cinq cents à Casablanca en septembre 1954 [67]. Les officiels parlent également des lacunes en matière de renseignement : les enterrements clandestins sont d’ailleurs symptomatiques de ce que l’État colonial ne peut ni tout voir, ni tout savoir, surtout quand il s’agit de la « base » du mouvement nationaliste. Dans un rapport de juin 1953, de la Porte des Vaux déclare ainsi que « si les événements de décembre 1952 ont permis d’entrouvrir le voile épais qui cachait l’organisation du Parti, il faut bien avouer qu’ils n’ont pas permis de démonter, avec précision, le mécanisme de cette organisation ». Le même rapport reconnaît que « [l]’organisation détaillée de l’Istiqlal à Ben M’sick [sic], inconnue avant décembre 1952, ne l’est pas davantage maintenant » ou, encore, qu’« [o]n est très mal renseigné sur le scoutisme nationaliste », signe des faiblesses du renseignement [68].
53Certes, en décembre 1952, les autorités coloniales ont arrêté les responsables nationalistes et syndicalistes, et, par l’imposition de la peur, intimidé certains habitants aux Carrières centrales : toutefois, leur contrôle des quartiers populaires de Casablanca fut éphémère. L’organisation nationaliste est à nouveau opérationnelle au printemps 1953 : cette reconstitution clandestine est également signe d’une reconfiguration et d’une radicalisation accélérée (Benseddik 1990 : 473). La répression de décembre 1952 constitue ainsi une étape supplémentaire importante dans ce processus : en effet, des militants locaux souvent plus jeunes et plus portés sur l’utilisation de la violence vont prendre la relève. Le mouvement de résistance violente, qui se dégagera de manière plus affirmée au cours des années 1953 et 1954, sera fortement représenté à Casablanca, dont les Carrières centrales (Taqi 2009, 2010 ; Zade 2007). Pour Boniface, la ville de Casablanca est devenue « le centre politique du Maroc » en raison même des événements de décembre 1952 [69]. Par ailleurs, dès le 8 janvier 1953, un attentat vise le train Casablanca-Marrakech en riposte aux événements de décembre 1952 (Mutzakki 2006 : 71). Des Marocains travaillant au sein de l’appareil de surveillance et de répression, comme les assès, deviendront les cibles d’assassinats opérés par la résistance armée à Casablanca [70].
54La violence est au nombre des moyens utilisés par le système répressif colonial afin d’imposer son ordre en milieu urbain. Cette violence cherche à intimider, discipliner et contrôler les habitants marocains, devenus des acteurs politiques majeurs. Mais à son tour, cette violence – exercée avec une impunité totale – produit de nouveaux rapports politiques et sociaux. Punitive, elle vise à la fois des actes spécifiques de résistance et des quartiers entiers dont les habitants, aux yeux des autorités, méritent une intervention coercitive. Ils cumulent en effet différentes qualifications stigmatisantes : nationalistes, « communistes », pauvres, habitants des bidonvilles, musulmans, « arabes », et, pour les hommes, meurtriers en puissance supposés d’Européens (Legg 2007 : 14, 101). La signification politique de la violence répressive, aux Carrières centrales surtout, s’explique par le fait que ce bidonville cristallise les peurs multiformes des responsables du maintien de l’ordre et de la société coloniale dont ils servaient les intérêts.
55Ce qui frappe à Casablanca, c’est la manière dont, sur le long terme, la constitution de quartiers importants de Marocains pauvres – logique qui répondait primitivement à des soucis d’un urbanisme ségrégationniste – a renforcé les conditions de possibilité mêmes de socialisation et de politisation nationalistes, processus qui devaient poser par la suite des problèmes considérables de contrôle et de maintien de l’ordre. Les tensions du gouvernement colonial sont flagrantes. S’affiche ici aussi l’impuissance devant les circulations quotidiennes à l’intérieur de la ville qu’exige l’ordre économique et qui proviennent de nouvelles pratiques sociales et politiques qui s’avèrent difficilement « lisibles » pour les experts du contrôle urbain. De telles pratiques se constatent dans les lieux et parcours mêmes des protestations des 7 et 8 décembre 1952. Le recours à la violence vise dès lors à réimposer la ségrégation et réaffirmer le contrôle social et politique de la ville : elle est pratiquée sur des Marocains autant par d’autres Marocains que par des Européens, en raison de la composition, et des conditions de déploiement, des forces de sécurité dans cette ville résistante. Les événements de décembre 1952 rappellent à la fois les faiblesses et le pouvoir absolu de l’État colonial (Cooper 2005 : 157), et incitent les historiens à redonner toute leur importance aux dimensions spatiales des logiques répressives et de la lutte urbaine pour l’indépendance, au Maroc comme ailleurs.
Ouvrages cités
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Notes
- [*]
-
[1]
Voir Anderson (2006 : 181-229), Arnold (1986), et Legg (2007).
-
[2]
Pour les transcriptions depuis l’arabe, nous avons gardé les formes usitées en français là où elles existent.
-
[3]
Sur les archives Roger Paret (IHTP [Institut d’histoire du temps présent]), voir Daniel Rivet (1997).
-
[4]
Centre des archives diplomatiques de Nantes, Archives du protectorat du Maroc (par la suite CADN APM), Région de Casablanca 951, « Note sur le déplacement et le recasement des bidonvilles à Casablanca », 21 novembre 1953.
-
[5]
Quelques années plus tard, le terme sera repris à Alger pour ensuite se banaliser. Précisons que le terme « karyan » (de « carrières ») est plus souvent utilisé par les arabophones casablancais (Adam 1972 : 86).
-
[6]
Bibliothèque et archives nationales du royaume du Maroc (par la suite BNRM) (Rabat), E831, « Logement : construction habitat marocain 1936-1950 ». Voir également Saad Benzakour (1978).
-
[7]
Voir Janet L. Abu-Lughod (1980) pour Rabat, et, pour Alger, Zeynep Çelik (1997) et Robert Descloîtres, Jean-Claude Reverdy et Claudine Descloîtres (1961).
-
[8]
BNRM E831, M. Bon, « Rapport général sur l’assainissement de la ville de Casablanca. Bidonvilles et derbs. Exercices 1938-1939 », 27 février 1939, p. 24.
-
[9]
Voir CADN APM, Cabinet civil 400B. Pour la version nationaliste de ces événements, voir al-Fasi (1980). Deux jours plus tard, le roi Sidi Mohammed Ben Youssef, dans son discours de Tanger, signalera son rapprochement des thèses nationalistes indépendantistes dans un contexte de rapports conflictuels avec la résidence.
-
[10]
Voir aussi Centre des archives contemporaines (par la suite CAC) (Fontainebleau), 20000046, Article 63, Roger Maneville, « Prolétariat et bidonvilles ».
-
[11]
Ibid., pp. 85-86. Derb Moulay Chérif était un quartier où vivaient de nombreux militants nationalistes et syndicalistes.
-
[12]
Ibid., p. 8.
-
[13]
Ibid., p. 111.
-
[14]
Voir CADN APM, Direction de l’Intérieur (DI) 380, Rapport du capitaine de la Porte des Vaux, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », juillet 1953.
-
[15]
Ibid., p.44. Voir aussi CADN APM, Direction des affaires indigènes (par la suite DAI) 448, « Regards sur la jeunesse marocaine » (anonyme), 1946, pp. 19, 27, 30. Voir également Mohammed Zade (2007).
-
[16]
CADN APM, DI 305, Contrôle urbain, « Enquête sur les Contrôles d’Arrondissement de Casablanca », 11 décembre 1951, p. 15.
-
[17]
CADN APM, DI 460, dossier « Travail. Djemâas Ouvrières », note du 30 juin 1954.
-
[18]
CADN APM, DAI 448, Roger Maneville, « Où en est le syndicalisme marocain à Casablanca ? », octobre 1951, p. 22.
-
[19]
Voir CADN APM, DI 305, Contrôle urbain, « Enquête sur les Contrôles d’Arrondissement de Casablanca », rapport du 11 décembre 1951, p. 8.
-
[20]
CAC 20000046, Article 63, R. Maneville, « Prolétariat et bidonvilles », p. 213. On retrouvera le même procédé dans les villes algériennes entre 1957 et 1962 (sections administratives urbaines) et, à partir de 1958, avec le Service des affaires techniques aux Français musulmans d’Algérie en Métropole (House et MacMaster 2008).
-
[21]
Des agents marocains représentaient seulement une petite minorité des gardiens de la paix. Voir CADN APM, DI 305, Contrôle urbain.
-
[22]
Ibid., Philippe Boniface, « Note au sujet du renforcement de la DAU », janvier 1953.
-
[23]
CADN APM, DI 300, Contrôle urbain, « Problème des agglomérations urbaines ».
-
[24]
CADN APM, DI 674A, dossier « Services assès municipaux – divers ».
-
[25]
CADN APM, Cabinet civil 397, Rapport de l’inspecteur général des services politiques, p. 11.
-
[26]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », pp. 62-66.
-
[27]
Service historique de la défense (par la suite SHD) 3 H 684, Plans de défense, maintien de l’ordre 1950-1957. « Note de service du Commandement supérieur des troupes au Maroc/3e Bureau au sujet de l’emploi des Unités au Maroc pour la sécurité intérieure – 1950 », Chef d’État-major, 30 décembre 1950, pp. 2-3.
- [28]
-
[29]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », p. 35.
-
[30]
CADN APM, Cabinet civil 400B, « Note pour l’Ambassadeur », 23 février 1946.
-
[31]
Voir L’Istiqlal (hebdomadaire francophone du parti) du 8 décembre 1952 et son quotidien de langue arabe Al-‘Alam des 6, 7 et 8 décembre 1952.
-
[32]
CADN APM, DI 375, « Rapport sur les incidents de Casablanca les 7 et 8 décembre 1952 » (Capitant), p. 2.
-
[33]
CADN APM, DI 375, Procureur, commissaire du gouvernement près le Tribunal de première instance de Casablanca à M. le Procureur général près de la Cour d’Appel de Rabat, 16 janvier 1953.
-
[34]
IHTP, Archives R. Paret, Boîte 2, « Liste des victimes des émeutes du 8 décembre 1952 Casablanca – Béni-Mellal ».
-
[35]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, « Victimes des émeutes », déposition de Brahim X, 18 décembre 1952.
-
[36]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de M. Mira », 1er juillet 1953.
-
[37]
Ibid., « Rapport sur les incidents de Casablanca les 7 et 8 décembre 1952 », 11 décembre 1952, p. 4.
-
[38]
Ibid.
-
[39]
CADN APM, Cabinet Civil 397, rapport à Robert Schuman, « Les émeutes de Casablanca et la situation politique », 13 décembre 1952, p. 9.
-
[40]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, Commissaire principal de police Vergniolles au Chef de la Sûreté régionale de Casablanca, 8 décembre 1952.
-
[41]
Signalons aussi la mort d’une quinzaine de manifestants à Béni-Mellal, le 9 décembre, et au moins un mort à Rabat le 11 décembre 1952.
-
[42]
SHD 3 H 691, Commandant de la Division de Casablanca, « Synthèse des mesures prises en ce qui concerne la troupe et du mouvement des unités pour les 7 et 8 décembre 1952 », 14 décembre 1952.
-
[43]
CADN APM, DI 375, Bulletin de renseignements spéciaux, 11 décembre 1952.
-
[44]
Anthony Clayton (1993 : 135) estime à cinq mille le nombre de policiers et militaires déployés.
-
[45]
CADN APM, DI 375, note de renseignement du 18 décembre 1952.
-
[46]
SHD 3 H 691, Commandant de la Division de Casablanca, lettre au Commandement supérieur des troupes du Maroc, 14 décembre 1952.
-
[47]
CADN APM, DI 375, Bulletin de renseignements spéciaux, 7 janvier 1953.
-
[48]
CADN APM, DI 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », p. 35.
-
[49]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, dossier « Retour au calme, 9-16 décembre ».
-
[50]
La brochure de dénonciation produite par le Parti démocratique de l’indépendance, organisation nationaliste rivale de Istiqlal (non-dissoute en décembre 1952), insiste sur l’aspect multiforme de la répression légale et illégale de décembre 1952 : CADN APM, DI 375, Marrakish Al Mo’athaba… Fi Suwar, 33 p., 1953.
-
[51]
CADN APM, DI 375, « Tableau des arrestations opérées durant la période du 6 au 18 décembre », 20 décembre 1952.
-
[52]
Voir le document de décembre 1952 de la Direction de l’Information de la Résidence reproduit dans les Cahiers du témoignage chrétien (1953 : 63-69).
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[53]
CADN APM, Cabinet civil 397, « Les émeutes de Casablanca et la situation politique », p. 15.
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[54]
CADN APM, DI 375, Note du Chef de Police des Renseignements généraux au Contrôleur civil, chef de la circonscription de Chaouia nord (Casablanca), 5 janvier 1954.
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[55]
CADN APM, Contrôle civil Casablanca 4, et DI 375, note du Commissaire principal, chef de la Police des Renseignement généraux à la Direction de l’Intérieur, 27 mars 1953.
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[56]
« Rapport de la Commission d’inspection de la détention au Maroc (20-30 septembre 1954) », 2 octobre 1954, reproduit dans Guy Delanoë (1988 : 72-86), ici pp. 74 et 78.
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[57]
Voir Albert Ayache, René Gallissot et Georges Oved (1998), qui contient des notices sur quinze de ces expulsés, dont Abraham Serfaty. La pratique de l’expulsion de militants de gauche était déjà chose courante au Maroc. La liste complète des expulsés (dont onze Français-Musulmans d’Algérie) se trouve dans CADN APM, DI 375.
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[58]
Voir notamment Cahiers du témoignage chrétien (1953) ; Revue socialiste (1953) ; Barrat (1992).
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[59]
Centre des archives d’Outre-mer (Aix-en-Provence), 10APOM/1223, Bérenguier, « Les Inci-dents de Casablanca des 7 et 8 décembre 1952 », 11 décembre 1953, pp. 11-12.
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[60]
Par exemple, toutes les listes des entrées dans les hôpitaux n’ont pas été recoupées. Voir CADN APM, DI 375, « État des victimes des émeutes des 7 et 8 décembre 1952 ». Dans certains documents internes dans ce carton il y a de fortes variations sur le nombre présumé des morts marocains (84 ou bien 54…).
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[61]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de Ribes ».
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[62]
Voir Stéphane Bernard (1963, 1 : 146) : « toutes les présomptions sont en faveur d’une grande tuerie ». Selon Charles-André Julien (1978 : 258), il y a eu au moins cent morts.
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[63]
CADN APM, DI 375, « Procès des assassins de Ribes ». C’est ainsi que, explicitement ou implicitement, les archives officielles nous éclaircissent sur les stratégies d’occultation de la violence d’État (Dewerpe 2006).
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[64]
Même si le sultan n’adopta pas de position publique critique après la répression, lors de l’indépendance du Maroc les Carrières centrales prendront l’appellation Hay (« quartier ») Mohammedi, signe des liens proches entre le nationalisme indépendantiste et le roi.
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[65]
CADN APM, Cabinet Civil 397, Rapport au ministre des Affaires étrangères, 24 janvier 1953.
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[66]
Entretien de l’auteur avec M. A., ancien cadre de la résistance aux Carrières centrales, Casablanca, 21 juillet 2009.
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[67]
CADN APM, DI 305, dossier « Contrôle urbain, notes de principe ».
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[68]
CADN APM, Contrôle Civil Casablanca 380, « Le Parti de l’Istiqlal à Casablanca », pp. 6, 11, 48.
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[69]
CADN APM, DI 380, lettre au Résident général, 18 juillet 1953.
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[70]
Entretien de l’auteur avec M. A., 21 juillet 2009.