Notes
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[1]
Grégory Quenet rappelle que l’étymologie du mot catastrophe renvoie au grec « katastrophê », au sens théâtral de « bouleversement, fin, dénouement » (2005 : 226-227).
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[2]
On trouve un exemple historiographique classique de ce phénomène de redistribution du pouvoir à travers le cas de la reconstruction de la ville de Mexico au lendemain du tremblement de terre de 1985. Voir Robinson et al. 1986 et Davis 2004.
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[3]
Enquête menée dans le cadre d’un mémoire de sociologie (Larchet 2007). Les résultats de cette enquête avaient déjà été présentés lors de la journée d’étude « Catastrophes et risques : regards anthropologiques » qui s’est tenue le 3 avril 2008 à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’initiative de Sandrine Revet et des autres membres de l’Association pour la recherche sur les catastrophes et les risques en anthropologie (ARCRA), que nous remercions vivement pour leur accueil et leur implication. Nous tenons également à remercier Christian Topalov pour son écoute, sa parole et ses lectures, ainsi que Nicolas Verdier, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Marie-Hélène Bacqué, Samuel Bordreuil et Anne Lovell, entre autres soutiens.
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[4]
Cette définition opérationnelle, que l’on retrouve dans le monde du développement international, renvoie au concept de l’empowerment ou « mise en capacité », supposant pour le sujet politique d’acquérir un savoir afin de prendre le pouvoir sur lui-même et sur son environnement social. Sur le concept de participation en tant que tel, voir Arnstein 1969.
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[5]
Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wyvekens (2003). Bien que les auteurs s’en défendent, on a ici affaire à un séduisant plaidoyer en faveur de l’importation des façons de faire américaines. Pour un regard critique sur ces questions, voir Bacqué 2003 et 2005.
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[6]
« Il est temps pour nous de reconstruire la Nouvelle-Orléans, qu’elle soit une Nouvelle-Orléans au chocolat. Et je ne me soucie pas de ce que disent les gens d’Uptown ou d’où qu’ils soient. Cette ville sera au chocolat à la fin de la journée. Cette ville sera à majorité afro-américaine. C’est la volonté de Dieu. »
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[7]
La tradition de nommer un chef de la reconstruction (recovery czar) remonte à la nomination à ce poste d’Edgar Hoover par le gouvernement fédéral, pour faire face aux conséquences de la grande crue du Mississipi en 1927.
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[8]
La carte des adhérents de l’Acorn à la Nouvelle-Orléans se superpose avec la carte de la répartition de la population noire, avec une concentration plus importante dans les quartiers centraux que dans les banlieues des classes moyennes noires de New Orleans East (Acorn 2006 : 3).
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[9]
Elliott vient du Connecticut et effectue un stage en vue d’obtenir son diplôme universitaire. Il est embarrassé de ne pouvoir me proposer un logement depuis que l’entrepôt mis à la disposition de l’Acorn par une église pour loger des volontaires a été accidentellement inondé : un groupe de volontaires avait laissé un réchaud allumé, et le système d’extincteurs automatiques s’était déclenché. Bridget vient de Philadelphie, et dit avoir laissé son ancienne vie derrière elle en partant pour la Nouvelle-Orléans. Paulie vient également de Philadelphie. Il dort dans son véhicule depuis plusieurs semaines et pose un pied à terre chez Bridget avant de trouver une maison en colocation dans le même quartier que cette dernière. Crissie vient de Washington DC. Elle va se marier au début du mois de mars. Son futur époux avait travaillé dans une auberge de jeunesse où je vais passer, sur ses conseils, les deux premières semaines de mon séjour.
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[10]
Ce qui s’inscrivait dans une stratégie cohérente : mettre les autorités devant le fait accompli de la réoccupation des quartiers sinistrés pour éviter tout plan de démolition ou de réaffectation de ces espaces.
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[11]
Entretien avec Sara Albee le 5 mars 2007.
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[12]
« Les levées pourraient être submergées à travers toute l’agglomération. »
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[13]
« Le résultat le plus frappant est que les Asiatiques-Américains vivant à la Nouvelle-Orléans, particulièrement ceux vivant dans le district de planification n° 10 [Village de l’Est] avaient des points de vue qui divergeaient fortement de la majorité des participants au congrès sur de nombreux sujets. »
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[14]
Ces informations et les développements qui suivent ont été communiqués par Susan Do, chargée des relations publiques de la MQVN CDC, lors d’un entretien réalisé le 7 mars 2007.
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[15]
La formule expérimentale des charter schools, inaugurée en 1991 dans l’État du Minnesota, désigne des écoles publiques juridiquement autonomes du conseil d’éducation (board of education) mais qui bénéficient en partie de fonds publics. Celles-ci peuvent rechercher des sources de financement privées et disposent d’un pouvoir discrétionnaire sur des points fondamentaux comme la maîtrise du budget, l’emploi du personnel enseignant, le contenu des programmes et la forme des enseignements, et sont soumises en retour à une obligation de résultat académique sous risque de fermeture. Au moment de notre enquête plus de la moitié des écoles publiques de la Nouvelle-Orléans avaient rouvert sous la forme de charter schools.
-
[16]
Il s’agit bien des habitants d’origine vietnamienne et uniquement d’eux, selon les estimations communiquées par Susan Do.
-
[17]
On ne saurait disposer de matériaux permettant d’établir un recensement démographique détaillé de la Nouvelle-Orléans ou de ses quartiers depuis Katrina, toutefois le problème plus restreint du dénombrement de la population a pu être résolu à travers l’utilisation des données de l’US Postal, qui tous les mois comptabilise et localise les foyers recevant régulièrement du courrier. Voir Plyer et Bonaguro 2007.
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[18]
Une exception s’est glissée dans l’article « Vietnamese rebound in New Orleans », USA Today (2007) : « Phuong Tran, owner of Phuoc Loc Supermarket, estimated that 60 percent of his customers were Vietnamese and 40 percent were black before Katrina. Now, he said, his black customers have been replaced by Hispanic ones. » [Phuong Tran, le propriétaire de Phuoc Loc Supermarket estimait qu’avant Katrina 60 % de ses clients étaient Vietnamiens pour 40 % de Noirs. Maintenant, il dit que ces clients noirs ont été remplacés par des clients hispaniques.] L’auteur fait ici référence aux migrants d’Amérique centrale employés sur les chantiers de reconstruction.
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[19]
« Nous sommes libertariens dans un sens. Ce que nous demandons au gouvernement c’est de s’écarter de notre chemin. »
-
[20]
Sur ces questions, nous renvoyons le lecteur à l’encadré consacré dans cet article. Pour une revue détaillée des étapes et des enjeux de l’élaboration d’un plan de reconstruction, trop complexes pour être exposés clairement dans cet espace, voir Abigail 2007.
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[21]
Si l’on poursuit cette analogie, l’audience publique pourrait être vue comme un procès, fait par les habitants aux autorités, selon le principe de « redevabilité » (accountability). Or, si les membres de la commission doivent bien répondre aux habitants, ceux-ci ne répondent pas de leurs actes, n’ayant pas pris part au processus de planification incriminé. Par ailleurs l’agencement scénique leur confère la position de juges, tandis que ce sont les habitants qui sont appelés à la barre et se retrouvent devant les symboles du pouvoir. Cette ambiguïté est renforcée par les postures adoptées par certains membres de la commission, qui ne manquent pas de disqualifier les habitants sur des questions techniques et intentent à leur encontre des procès en incompétence, les renvoyant à la (re)lecture du plan.
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[22]
Les enregistrements audio et vidéo des réunions publiques sont aussi disponibles en prêt au secrétariat de la mairie.
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[23]
Lloyd Lazard a tenu deux discours très similaires lors des deux audiences publiques. Nos observations se rapportent ici à sa deuxième intervention.
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[24]
L’Acorn Housing et le département de planification urbaine de l’Université de Cornell ont présenté un contre-projet de reconstruction du district n° 8 lors de cette réunion (Acorn 2007). Trois adhérentes de l’association étaient présentes devant les membres de la commission pour porter ce projet (trois femmes noires américaines), dans la perspective de l’empowerment, comme nous l’avait expliqué Sara Albee, en insistant sur l’importance de cet apprentissage. Les adhérentes se sont présentées succinctement et ont surtout fait acte d’une présence symbolique, s’effaçant rapidement devant la prise de parole habilitée des universitaires.
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[25]
« Les chaînons manquants, L’Origine des espèces de Darwin ».
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[26]
Jeu de mots sur l’homophonie entre public (public) et pubic (pubien).
1La catastrophe fait événement, capturée par les représentations médiatiques pour parvenir jusqu’à ses contemporains comme la mise en scène d’un drame, avec son lot de coupables et de victimes, sa liaison tragique du temps, du lieu et de l’action [1]. Loin d’être écrits à l’avance ou déterminés par les faits, les ressorts du drame s’énoncent à plusieurs voix, dans une arène où l’interprétation de l’évènement est contestée entre différents acteurs (Oliver-Smith 1996 : 309), aux premiers rangs desquels figurent les gestionnaires : professionnels de la politique, travailleurs humanitaires ou responsables associatifs, et bien sûr les victimes, que l’on ne saurait a priori réduire au rôle d’agents dominés ni à l’inverse élever au rang d’acteurs opportunistes. Si dans un premier temps, la question des responsabilités dans la catastrophe alimente les chroniques de l’évènement – sonnant l’occasion d’un éternel retour au passé, mobilisé comme annonciateur des malheurs du présent devant le réveil agité de tous les cassandres – l’espace de discussion se prolonge vers la phase de la reconstruction, annonçant le temps des promesses et des ambitions réformatrices. De nouveaux acteurs apparaissent : architectes, planificateurs, community organizers, s’ajoutant aux voix des gestionnaires de la crise pour parler au nom des victimes et présenter des projets d’avenir. La catastrophe a accompli ce tour de force : tracer une ligne de partage incontestée entre un avant et un après.
2Une enquête possible s’ouvre sur la question suivante, « à qui profite le crime ? », formant la trame d’une intrigue que l’on se propose d’éclaircir. Il ne s’agira donc pas dans ces pages de dresser un état des lieux de la catastrophe, ni de se poser en prescripteur : le cadavre a déjà été largement exposé sur la place publique et disséqué par bien des spécialistes. Il ne s’agira pas non plus de dénoncer des coupables ou de défendre des victimes, mais plutôt de rechercher des perdants et des gagnants. En suivant ce fil, une hypothèse prudente serait de se représenter la catastrophe comme profitant aux groupes les mieux positionnés, tandis que les habitants dépourvus de ressources devraient être écartés des chantiers de la reconstruction. Ne pourrait-on pas aussi envisager que la catastrophe dessine de nouveaux espaces politiques et que le processus de reconstruction soit l’occasion d’une redistribution du pouvoir [2] ? C’est cette tension qui sert de point de départ à l’enquête, dans une analyse de la participation des habitants à la reconstruction de la Nouvelle-Orléans au lendemain du passage de l’ouragan Katrina le 29 août 2005.
3Cette recherche s’appuie sur une enquête de terrain conduite du 30 janvier au 15 mars 2007, un an et cinq mois après la catastrophe [3]. Il s’agissait de rendre compte des diverses formes prises par la participation des habitants à la reconstruction de la ville sans se limiter aux procédures sanctionnées par les autorités, en considérant une définition large de la participation, pensée comme un « partage de savoir et de pouvoir » [4].
4Dans les premiers temps de nos recherches, un article rédigé par Samuel Bordreuil et Anne Lovell paraissait dans les pages « Rebonds » du journal Libération (2006). Sous le titre « La Nouvelle-Orléans, le nouvel élan », les auteurs suggéraient de regarder de plus près les expériences participatives rythmant la reconstruction de la ville, signe de la « réinvention d’une citadinité » et perçues comme sans précédent, prenant ainsi position dans un débat national – à l’œuvre dans les champs politique comme académique – sur les vertus prêtées à la démocratie participative, reprenant des thèmes portés par la malheureuse candidature socialiste à l’élection présidentielle française de mai 2007. Le récit de cette mobilisation collective incorporé, nous nous sommes embarqués en quête de cette nouveauté, à la recherche de cette Amérique où se mettrait en place une « nouvelle forme de citoyenneté urbaine » (Billard 2000 : 10) ou un moyen de « faire société » [5]. Encore faudrait-il aborder la question des sources. Le problème de la participation des citoyens à la reconstruction de la ville intéresse une pluralité d’acteurs (politiques, journalistes, sociologues, planificateurs, associations…) qui, à différents niveaux, produisent des récits sur la reconstruction : discours politiques, articles de presse, analyses savantes, littérature grise (plans et rapports variés produits par les planificateurs et diverses associations). Ces récits peuvent être mobilisés dans des espaces de discussion locaux, nationaux ou internationaux – on vient de le voir à travers le cas de l’importation de ces thématiques en France. Comment organiser cet ensemble de sources hétérogènes ? Bien que l’on ait affaire à des documents de provenance et de destination variées, il est toujours possible d’interroger la position de ces textes par rapport à une problématique générale de manière à faire ressortir un sens commun partagé par la plupart des discutants, permettant d’esquisser un récit dominant de la reconstruction. Dans le cas qui nous intéresse ici, ce récit dominant pourrait être résumé approximativement par cette formule : « la participation comme émancipation du peuple vis-à-vis des élites ». S’ensuit la confrontation de cet ensemble de discours aux données collectées sur le terrain par l’observation et la réalisation d’entretiens.
5Nous avons pu observer lors de notre séjour trois scènes de participation publique : la première se joue autour d’une organisation communautaire porteuse d’un programme de réhabilitation de logements. La participation se fait sur la base du volontariat et est ouverte au plus grand nombre. La scène s’organise à l’échelle de la ville, les acteurs sont surtout nationaux et internationaux. La deuxième scène est centrée autour d’une association représentant la communauté vietnamienne du quartier suburbain du Village de l’Est. La participation est limitée aux membres de la communauté. La scène se joue à l’échelle du quartier, les acteurs sont locaux, nationaux et internationaux. La troisième scène dérive du processus de planification et concerne des audiences publiques tenues dans la chambre du conseil municipal entre les habitants et les membres de la commission de planification urbaine. La participation s’établit sur une base civique et est réservée en principe aux citoyens-résidents. La scène est municipale et rassemble avant tout des acteurs locaux. Enfin, un quatrième terrain d’observation prend forme autour d’expressions contestataires déployées lors du carnaval, qui constitue pour nous l’occasion d’éclairer par le bas les rapports entre gouvernants et gouvernés.
6En croisant ces différents terrains et moments de l’enquête, nous avons pu réévaluer la portée des procédures participatives mises en œuvre dans ce contexte de crise.
Acorn : reconstruire dans un vide politique
7L’association Acorn (Association of Community Organizations for Reform Now) est constituée d’un réseau d’organisations locales opérant dans une centaine de villes américaines. Avec plus de trois cent mille membres, c’est la première organisation communautaire du pays en nombre d’adhérents. Créée à Little Rock par l’organizer Wade Rathke en 1970, l’Acorn a aujourd’hui son siège national à la Nouvelle-Orléans, où l’association comptait neuf mille adhérents avant Katrina. Sur le terrain de la reconstruction, l’Acorn s’est notamment distinguée par la mise en place d’un programme de réhabilitation de logements endommagés par la catastrophe en décembre 2005. À notre arrivée sur le terrain en février 2007, plus de mille six cents habitations avaient été réhabilitées dans ce cadre par des employés de l’association et des équipes de volontaires. Nous allons ici faire part de nos observations, en nous basant sur une expérience en tant que volontaire pour cette organisation durant deux semaines.
Chronologie de l’élaboration d’un plan de reconstruction de la Nouvelle-Orléans
30 septembre 2005. Le maire de la Nouvelle-Orléans, Ray Nagin, annonce la création de la Bring New Orleans Back Commission (BNOB), chargée d’élaborer un plan de reconstruction sous la supervision du promoteur immobilier Joseph Canizaro, court-circuitant le conseil municipal et la commission de planification urbaine (New Orleans City Planning Commission).
17 octobre 2005. Le gouverneur de l’État, Kathleen Blanco, institue la Louisiana Recovery Authority (LRA), habilitée pour distribuer aux gouvernements locaux les fonds fédéraux destinés à la reconstruction (sous la forme de Community Development Block Grants), après réception des plans de reconstruction de chaque paroisse sinistrée (parish, équivalent louisianais des comtés).
11 janvier 2006. Publication du rapport final de la BNOB, proposant notamment la création de six vastes espaces verts à la place de quartiers situés sous le niveau de la mer, tous à majorité noire (BNOB 2006 : 31).
16 janvier 2006. Lors des célébrations de la journée de Martin Luther King Jr., Ray Nagin prononce un discours controversé devant des anciens militants locaux du mouvement des droits civiques : « It’s time for us to rebuild a New Orleans, the one that should be a chocolate New Orleans. And I don’t care what people are saying Uptown or wherever they are. This city will be chocolate at the end of the day. This city will be a majority African-American city. It’s the way God wants it to be [6] ». En campagne pour sa réélection, R. Nagin retire publiquement son soutien au projet de la BNOB.
7 avril 2006. Le conseil municipal reprend l’initiative en annonçant un nouveau processus de planification (New Orleans Neighborhoods Rebuilding Plans), placé sous la direction de l’architecte Paul Lambert. Le projet se veut populaire (grassroots), se basant sur la participation des citoyens et l’élaboration de plans à l’échelle de chaque quartier.
20 mai 2006. R. Nagin est réélu maire de la ville à 52 % en faisant le plein de voix parmi les électeurs noirs, devançant un autre démocrate, le gouverneur adjoint Mitch Landrieu (blanc).
5 juin 2006. Reprochant aux Neighborhoods Rebuilding Plans de ne pas être consolidés dans un plan unique, les administrateurs de la LRA annoncent le lancement d’un processus de planification concurrent, l’Unified New Orleans Plan (UNOP), financé en partie par la fondation Rockefeller et la Greater New Orleans Foundation, dans le but proclamé d’éviter toute politisation du processus.
23 septembre 2006. Publication des 46 Neighborhoods Rebuilding Plans.
28 octobre, 2 décembre 2006 et 20 janvier 2007. Organisation de réunions publiques (Community Congresses) à l’échelle de la ville entière dans le cadre de l’UNOP, connectant par téléconférence des habitants déplacés à Baton Rouge, Houston, Dallas, Atlanta, etc. Les planificateurs garantissent que tous les quartiers de la ville seront reconstruits.
4 décembre 2006. Nomination par R. Nagin d’un recovery czar [7], le planificateur californien Edward Blakely, reconnu pour son expérience lors de la reconstruction de la région de San Francisco après le tremblement de terre de 1989.
30 janvier 2007. Le plan de l’UNOP est transmis à la commission de planification urbaine.
22 février, 7 et 13 mars 2007. Audiences publiques organisées par la commission de planification urbaine.
23 mai 2007. La commission de planification urbaine adopte le plan et en transmet une version révisée au conseil municipal (UNOP 2007).
22 juin 2007. Adoption du plan par le conseil municipal.
25 juin 2007. Adoption du plan par la LRA. Ses objectifs s’échelonnent sur une période de dix ans, détaillant 91 projets d’aménagement, pour un coût dépassant les 14 milliards de dollars. La construction d’un nouvel hôpital et la réhabilitation des logements sociaux figurent en tête des projets prioritaires. Le plan préconise notamment la mise en place de mécanismes incitatifs dirigés vers les propriétaires pour surélever les habitations situées sous le niveau de la mer.
8Le Home Clean-out Program est pris en charge par une dizaine de salariés à temps plein, dans des bureaux spécialement aménagés dans un bâtiment adjacent au siège de l’Acorn. Le lieu se présente comme un laboratoire du multiculturalisme américain, situé sur le front pionner de la gentrification, aux marges du quartier récemment rénové de Marigny. Alors que les adhérents de l’Acorn sont presque exclusivement des Noirs issus des classes moyennes et populaires [8], les salariés du programme de réhabilitation se partagent entre Blancs, Noirs, Asiatiques et Hispaniques. La moyenne d’âge est plutôt jeune, autour de trente ans, et la plupart des employés disposent de titres universitaires. À l’exception de Darryl Durham, le directeur du programme engagé avec l’Acorn depuis sept ans, les autres employés n’ont rejoint l’association que depuis Katrina, et la majorité vient des « États bleus » (blue states) du nord-est ou de la côte ouest des États-Unis [9]. Attardons-nous brièvement sur le parcours de Sara Albee, coordinatrice à la collecte de fonds : diplômée du département de géographie et de planification urbaine de l’Université de l’Oregon, Sara effectuait un stage à Pondichéry pour une organisation non gouvernementale spécialisée dans la gestion des ressources en eau quand est survenu le tsunami de décembre 2004. Après un an de travail humanitaire en Inde et au Sri Lanka, elle a rejoint l’Acorn à la Nouvelle-Orléans au début de l’année 2006. Les employés de l’association voient avant tout leur position comme un emploi rémunéré et justifient leur engagement en usant d’un registre plus humanitaire que militant. Pour Lionel, l’un des seuls employés du programme de réhabilitation à être originaire de la Nouvelle-Orléans, travailler pour l’Acorn : « C’est un boulot… mais on a le sentiment d’être utile, d’aider les gens. » Pour un autre salarié, Teddy, en s’adressant à un volontaire : « C’est important d’être dans ces quartiers parce que personne d’autre ne s’en occupe. Parce que tu sais, ils disent que la ville va bien maintenant, mais ce n’est pas le cas. » L’association tire la majorité de ses revenus des contributions mensuelles des adhérents, ce qui est présenté comme un gage d’indépendance par les employés. Des revenus additionnels proviennent de diverses fondations privées et de donations individuelles. Des églises offrent régulièrement le repas de midi aux volontaires. En revanche, l’Acorn n’entretient pas de relations sur un plan régulier avec d’autres associations. Ce dernier point est symptomatique du terrain de la reconstruction, où chaque organisation semble évoluer dans une relative ignorance des projets des autres.
9Tous les matins à sept heures, des groupes de volontaires se réunissent devant le bureau de l’Acorn avec leurs propres véhicules. Après un rapide briefing, un rendez-vous est donné sur le site en cours de réhabilitation avec les chefs d’équipes de l’association. Le nombre de volontaires est fortement variable. Le jour de notre arrivée, une dizaine d’étudiants de science politique de l’Université de Princeton étaient présents, accompagnés de leur professeur, dans le cadre d’un nouveau cours intitulé « Race, Disaster and American Politics ». Le lendemain, nous n’étions plus que deux, le surlendemain, un dimanche, personne ne s’est présenté. J’étais le seul volontaire le lundi et le mardi de la semaine suivante. En fin de semaine, nous avons été rejoints par une quinzaine de membres d’une église unitarienne de Nouvelle-Angleterre.
10Arrivés sur le site, la première tâche consiste à vider l’habitation des meubles et de tout son contenu abandonné sur place depuis l’évacuation des habitants. Quand leur état de conservation le permet, des objets personnels sont récupérés par les volontaires et transmis aux propriétaires : lettres, albums de photographies… Les pauses sont l’occasion d’échanger avec les habitants du quartier, souvent sur un mode compassionnel : « Est-ce que je peux prendre votre photo ? Nous voulons partager votre histoire » lance ainsi une volontaire du groupe unitarien (blanche) à un voisin venu à leur rencontre (noir). À l’issue de cette première phase commence le dégarnissage (gutting) du bâtiment. La forme dominante de l’habitat à la Nouvelle-Orléans consiste en maisons individuelles construites suivant la méthode du framing : une armature de bois surmontant une dalle de béton et recouverte de panneaux de plâtre ou de lambris. Les panneaux sont arrachés, tout comme les revêtements du sol et des plafonds, si bien que seuls les murs extérieurs, la structure de bois, les installations électriques et la plomberie ne subsistent à la fin de l’opération, qui peut se conclure en une journée de travail avec le concours d’une dizaine de volontaires. De tels travaux sont facturés en moyenne 10 000 dollars par des professionnels. L’association, pour qui le coût moyen de l’opération s’élève à 2 500 dollars, offre donc un service non négligeable aux habitants bénéficiaires de ce programme. Néanmoins, il n’est pas garanti que les propriétaires reviennent occuper les lieux : il arrive que la structure de l’habitation ainsi mise à jour soit si détériorée qu’aucuns travaux de réhabilitation ne puissent être poursuivis. Par ailleurs, ce programme de réhabilitation paraît dérisoire quantitativement : si l’Acorn a pu réhabiliter mille six cents logements de décembre 2005 à notre venue en février 2007, c’est en tout près de trois cent mille logements qui ont été endommagés à l’échelle de l’agglomération. Enfin, ce programme est aussi discriminatoire dans le sens où seuls les propriétaires en bénéficient, alors que près de la moitié des néo-orléanais sont locataires de leur logement. Un coup d’œil à une carte des habitations réhabilitées par l’association nous montre que la grande majorité des interventions a lieu dans les quartiers des classes moyennes noires de New Orleans East et de Gentilly, au détriment des quartiers plus pauvres de la ville (inner city), pourtant tout aussi sinistrés (Acorn 2006 : 11).
11La liste d’attente des candidats au service est pléthorique. Selon le secrétaire du programme Elliott, les demandes sont hiérarchisées en fonction des besoins du propriétaire : « De toute évidence, si quelqu’un vit dans une luxueuse demeure [mansion], nous ne nous occuperons pas de son habitation. » Dans la pratique cependant il est difficile de vérifier l’état de chaque habitation avant d’intervenir et les demandes les plus urgentes ne remontent pas toujours. Deux anecdotes peuvent illustrer ce propos. Un jour, nous intervenons dans un lotissement du quartier de classes moyennes noires de New Orleans East. L’habitation a déjà fait l’objet d’une réhabilitation importante : seule la partie supérieure des panneaux reste à retirer, et les pièces sont encombrées de meubles nouvellement acquis par le propriétaire. Notre tâche consistera essentiellement à déplacer les meubles d’une pièce à l’autre pour pouvoir retirer les panneaux restants. Un autre jour, la situation inverse se présente dans le quartier de Central City : le bâtiment dont nous avons la charge est dans un état de détérioration avancé, les murs sont envahis de végétation, à l’étage le plancher craque sous nos pas. À peine avions-nous commencé à entreposer divers gravats le long du trottoir qu’une voisine apparaît pour nous signaler que les lieux sont abandonnés depuis plus de quinze ans.
12L’action de l’Acorn se heurte à une contradiction majeure : l’association a pris le parti d’aider les habitants (propriétaires) à réoccuper leurs habitations, quelles que soient les décisions des autorités en matière de planification [10]. Peut-on se satisfaire du retour d’un foyer dans une rue parsemée d’habitations abandonnées, dans une ville aux services et réseaux urbains amputés ? Est-il même sensé d’organiser le retour des habitants alors que l’état du système de protection des levées est encore loin de garantir une répétition du désastre ? Les employés de l’Acorn évitent ces questions. Selon Sara Albee [11], les neuf mille adhérents de l’association à la Nouvelle-Orléans lui donnent une forte assise démocratique, et l’Acorn n’aurait fait que répondre aux demandes des habitants : c’est l’inaction du gouvernement face à l’urgence de la situation qui aurait poussé l’organisation à se saisir du problème.
Exemplaire du quotidien Times-Picayune daté du dimanche 28 août 2005, veille de la catastrophe, retrouvé dans une habitation de New Orleans East par les chefs d’équipe d’Acorn. On peut-y lire en sous-titre « Levees could be topped in the entire metro area [12] ». Cliché de l’auteur, 5 février 2007.
Exemplaire du quotidien Times-Picayune daté du dimanche 28 août 2005, veille de la catastrophe, retrouvé dans une habitation de New Orleans East par les chefs d’équipe d’Acorn. On peut-y lire en sous-titre « Levees could be topped in the entire metro area [12] ». Cliché de l’auteur, 5 février 2007.
MQVN CDC : le gouvernement de la communauté, par la communauté, pour la communauté
13Jedidiah Horne et Brendan Nee, jeunes diplômés en planification urbaine à Berkeley, ont analysé les réponses des participants aux propositions présentées lors du Community Congress II du processus dit de l’Unified New Orleans Plan (UNOP). Ceux-ci concluent leur enquête :
« The most striking result found is that Asian-Americans living in New Orleans, particularly those living in Planning District 10 [Village de L’Est], had views that differed strongly from the majority of Congress participants on many topics [13]. »
15Les habitants asiatiques du Village de l’Est s’étaient de fait fortement opposés à plusieurs propositions soutenues par une majorité de participants – Blancs comme Noirs – s’agissant du financement de logements sociaux ou encore de l’adoption de réglementations visant à densifier l’habitat. Par ailleurs, la communauté asiatique du Village de l’Est a fait l’objet d’une importante couverture médiatique depuis Katrina, la presse l’ayant souvent présentée en des termes élogieux, son expérience étant même exaltée en idéal de la communauté renaissante, décrite telle « un modèle d’entraide et de rétablissement » (a model of self-help and recovery) dans le Los Angeles Times (2006).
16Le quartier du Village de l’Est est une enclave résidentielle entourée de marais et d’équipements industriels, située à la périphérie orientale de la banlieue de New Orleans East. Plus de cinq mille personnes d’origine vietnamienne, catholiques pour la plupart, y résidaient avant Katrina. Lors de l’évacuation de la ville à l’approche de l’ouragan, ces derniers sont dispersés à travers la Louisiane, au Texas ou encore en Arkansas. Le père Vien Nguyen, qui officie dans l’église mère de la communauté (Mary Queen of Viet Nam), écume les sites d’hébergement d’urgence de ces trois États au volant du fourgon paroissial : les habitants sont appelés à revenir reconstruire leur quartier, resté durant plusieurs semaines sous plus d’un mètre d’eau. Un premier cercle de leaders communautaires se forme autour de la figure charismatique du père Nguyen. Des hébergements d’urgence sont mis en place, dont un parc de deux cents mobil homes. À la fin du mois d’octobre, deux mille personnes sont déjà de retour alors que l’électricité n’a pas encore été rétablie. Une charrette est organisée durant deux jours en janvier 2006, mobilisant une dizaine d’habitants et une équipe de seize architectes, ingénieurs et promoteurs immobiliers, dont deux architectes venus spécialement du Vietnam [14]. Le Village de l’Est est ainsi devenu le premier quartier de la Nouvelle-Orléans à avoir achevé un plan de reconstruction, qui a pu servir de base de travail lors des processus de planification ultérieurs.
17En mai 2006, une corporation de développement communautaire est instituée à l’initiative de l’église, la Mary Queen of Viet Nam Church Community Development Corporation (MQVN CDC), dont le but affiché est d’assister la communauté vietnamienne du Village de l’Est dans la reconstruction. L’association bénéficie dès sa création de l’aide financière et de l’expertise du groupe National Alliance of Vietnamese Service Agencies (NAVASA), un réseau national d’organisations à but non lucratif œuvrant au développement des communautés vietnamiennes-américaines. Aujourd’hui, la MQVN CDC emploie dix salariés à temps plein, dont quatre sont pris en charge par la NAVASA. L’association tire partie de subventions publiques, de donations individuelles des habitants et du soutien de plusieurs fondations privées. Ses bureaux sont situés dans le modeste centre des affaires du quartier, au bout d’une allée située entre une pharmacie et un salon de coiffure, dans un hangar récemment aménagé aux allures de siège de start-up.
18Par ses prérogatives, la MQVN CDC s’apparente à un véritable microgouvernement à l’échelle du Village de l’Est : une équipe de développement commercial (business development team) a été constituée, octroyant aux établissements locaux des prêts et subventions alloués dans un premier temps à l’association par l’État de Louisiane. Une campagne publicitaire a été lancée pour promouvoir le développement touristique des lieux, il a même été proposé de renommer le quartier « Viet Village » pour améliorer sa visibilité. L’association travaille aussi à la création d’une charter school [15] et projette la construction d’un complexe d’appartements réservé aux membres retraités de la communauté, ainsi que l’aménagement de jardins communautaires. Les responsables de la MQVN CDC se sont investis dans le processus de planification de l’UNOP en organisant le déplacement de membres de leur communauté aux réunions publiques, pour lesquelles a été mis en place un système de traduction simultanée. Par ailleurs, des réunions à échéance mensuelle sont organisées dans l’église Mary Queen of Viet Nam, en vue d’associer les habitants aux décisions de l’organisation.
19L’expérience de la MQVN CDC s’apparente à un indéniable succès collectif. Les chiffres de la réoccupation du quartier parlent d’eux-mêmes : un an et demi après la catastrophe, plus de 80 % des membres de la communauté étaient revenus [16], ce qui dépasse de loin le taux d’occupation des autres quartiers de New Orleans East. Toujours est-il qu’au-delà du récit idéal de la renaissance de cette communauté, d’autres questions restent en suspens. D’après le recensement de 2000, seuls 37 % des habitants du Village de l’Est étaient asiatiques : les Noirs y étaient majoritaires, comptant pour 55 % de la population totale du quartier. Si l’on ne peut en donner une mesure [17], ce rapport s’est très vraisemblablement largement inversé depuis Katrina. Les habitants noirs demeurent absents de la scène de la reconstruction du quartier, ignorés des projets de l’association. À une centaine de mètres de son siège, le complexe d’appartements de Versailles Arms, cœur de la communauté afro-américaine avant la catastrophe, est aujourd’hui à l’abandon. La presse locale et nationale, jamais à court de mots pour narrer l’épopée de la communauté vietnamienne, passe généralement sous silence le sort des anciens résidents noirs [18]. À la lumière de cette redistribution démographique, est-il déraisonnable de penser que les habitants asiatiques du Village de l’Est se soient opposés à la construction de logements sociaux et à la densification de l’habitat lors de la réunion publique de l’UNOP pour conjurer un éventuel retour de la population noire parmi eux, plus susceptible de bénéficier de ces mesures ? En l’absence d’un espace de confrontation des intérêts des divers groupes, la mobilisation des habitants sur une base communautaire vient dans ce cas particulier nourrir des stratégies d’éviction d’un autre groupe. La poursuite de l’entre-soi se construit sur le rejet de l’action gouvernementale, et de toute idée de puissance publique. Le père Nguyen l’a proclamé sans ambages devant des journalistes du Times-Picayune : « We are libertarians in a sense […] Our request for the government is to get out of the way [19] » (2006).
Les audiences publiques de la commission de planification urbaine : l’essentiel est de participer
20La commission de planification urbaine de la Nouvelle-Orléans (City Planning Commission) est l’organe exécutif chargé de diriger la politique d’aménagement de la ville, ses prérogatives allant de la promulgation d’ordonnances de zonage (zoning) à la préparation d’un plan directeur. À la suite de la catastrophe, la commission a perdu les trois quarts de son personnel administratif et s’est retrouvée dépossédée du processus de planification, confié par le maire à une commission ad hoc alors même que la charte municipale habilitait cette première à prendre en charge la planification de la ville en cas de catastrophe naturelle. La commission de planification urbaine n’a alors réintégré le processus de planification qu’en toute fin d’un parcours chaotique, marqué par la succession de trois initiatives distinctes visant à établir un plan de reconstruction [20]. Son rôle s’est retrouvé réduit à celui d’une chambre d’enregistrement, point de passage obligatoire sur la route du plan avant son adoption définitive.
21Une première version du plan de reconstruction a été transmise à la commission en janvier 2007, ses membres se voyant réserver le droit d’émettre des recommandations avant le renvoi du document au conseil municipal. Entre-temps les habitants furent conviés à participer à deux audiences publiques (public hearings) les 22 février et 7 mars 2007. L’objectif de ces réunions était de permettre aux membres de la commission de prendre en compte les considérations des citoyens au sujet du plan, soit d’aménager un feedback. Les réunions ont eu lieu un jeudi et un mercredi après-midi, ce qui peut expliquer en partie une certaine surreprésentation de la population retraitée. Malgré cet horaire contraignant, la salle était comble à deux reprises, investie par environ deux cents participants. Les audiences publiques sont soigneusement mises en scène, dans une salle du conseil municipal qui revêt des allures de tribunal [21]. Les neuf membres de la commission siègent derrière une table, face au public. Au milieu du rang, Timothy Jackson, président de la commission et modérateur de la séance. Six planificateurs et architectes représentent le processus de planification de l’UNOP, face aux membres de la commission et dos au public. Au milieu de la salle, un pupitre devant lequel les habitants sont invités à défiler. La réunion est intégralement filmée en vue d’une retransmission sur une chaîne de télévision publique locale [22], tandis qu’une journaliste de la chaîne d’information FOX 8 répète sa prestation à l’arrière de la salle. Deux écrans géants disposés de chaque côté de la pièce relayent les débats : le visage des intervenants apparaît ainsi simultanément au public et aux membres de la commission. Avant le début de l’audience, les habitants désirant s’exprimer inscrivent leur nom sur une liste et retirent une carte indiquant leur tour de parole. Ils seront successivement « appelés à la barre », disposant chacun d’un temps de parole de trois minutes.
22De nombreux habitants font état de leur confusion. Comment les plans élaborés au niveau de chaque district peuvent-ils s’intégrer au plan directeur ? Les Neighborhood Rebuilding Plans seront-ils pris en compte ? Combien de temps faudra-t-il attendre pour que les objectifs du plan soient appliqués ? Les membres de la commission peinent à se justifier et relancent la balle au conseil municipal, qui devrait seul décider de la mise en œuvre du plan en tant que dépositaire des financements de la Louisiana Recovery Authority (LRA). D’autres habitants critiquent le contenu du plan. Pourquoi la réparation des digues et des levées ne figure-t-elle pas en tête des projets prioritaires ? Pourquoi ne concentre-t-on pas les efforts sur les zones les plus sinistrées comme le Lower Ninth Ward ou New Orleans East ? Pour cette résidente le plan ne se donne pas les moyens de réussir, aucune stratégie cohérente n’est développée, le financement des projets n’est pas assez détaillé. Un autre intervenant brandit la une du Times-Picayune : « Four are killed in 24 hours in N.O. » (2007), avant de se lancer dans une diatribe contre la réouverture des logements sociaux, responsables du mal à ses yeux.
23Arrêtons-nous sur deux interventions marquantes. La première est le fait de Lloyd Lazard, un résident du quartier de Zion City. Lazard est engagé depuis plusieurs années dans la défense de la mémoire afro-américaine, ayant milité pour la création d’un musée de l’histoire de l’esclavage ainsi que pour la reconnaissance de la chanteuse de gospel Mahalia Jackson, originaire de la ville. Ayant participé aux deux audiences publiques organisées par la commission [23], il se distingue par la véhémence de son discours, qui contraste avec les apparences de courtoisie préservées par les autres participants. Lazard se positionne d’emblée en faux par rapport aux responsables du processus de planification, qui ne tiendraient pas compte de la sensibilité des habitants, et dont il pourfend l’« eurocentrisme ». Le ton est offensif, la voix élevée : il revendique les combats menés par ses aînés pour la défense des droits des Noirs, souligne la part des gens de couleur libres dans la culture locale, revient sur l’histoire de son quartier, injustement laissé de côté par les autorités, qui seraient prisonnières de leurs préjugés de classe et de race. Les membres de la commission sont visiblement embarrassés par cette prestation. L’un d’eux lance l’amorce d’une réponse, puis se rétracte. Des habitants – noirs comme blancs – applaudissent tandis que Lazard retourne à sa place. Timothy Jackson appelle un nouvel intervenant.
24La deuxième prestation que nous avons retenue est l’œuvre d’une défenseuse du patrimoine historique (preservationist) ayant milité contre un projet municipal de démolition de logements sociaux, Jean Nathan, qui intervient une heure et demie après l’ouverture de l’audience du 7 mars 2007. Nous retranscrivons ici l’échange entre cette résidente et le modérateur du débat :
« Jean Nathan. – Je ne pense pas que la plupart de nous aient la moindre idée de la façon dont se déroule ce processus de révision pour le moment. Nous ne comprenons pas ce que vous faites, nous n’avons aucune idée de ce que le conseil municipal est en train de faire, nous ne savons pas ce que le maire va faire, nous ne savons pas ce qui sortira de ce processus vers la LRA, nous ne comprenons pas la relation entre le plan directeur et les plans de district… Pendant le processus de l’UNOP nous avions un calendrier précis, au moins nous avions quelques indices à propos de ce processus. Pour le moment je ne comprends pas de quoi s’agit-il et je ne pense pas que qui que soit le sache, et peut-être que vous ne contrôlez pas le processus dans son ensemble, mais vous êtes la commission de planification urbaine. Vous êtes les gardiens du processus de planification pour la ville. Donc je pense que vous devriez prendre les choses en main, et nous dire ce qu’il se passe (applaudissements). Nous parlions de l’engagement des citoyens… Une audience est une bonne chose, mais ce n’est pas de la participation citoyenne, qui signifie les sessions de travail que nous avions durant le processus de l’UNOP, durant le processus de Lambert et la BNOB, donc je vous presse de comprendre ce que nous disons ici, que nous n’avons pas la moindre idée de ce que vous faites, et je pense que c’est votre travail de nous dire quels sont les plans, de dire au conseil municipal et au maire comment vous allez travailler ensemble, et de mener à terme ce processus de planification, merci.
Timothy Jackson. – Bien, je pense que nous comprenons ce qu’est notre travail. Ceci n’est pas notre processus, vous savez notre processus aurait été bien différent de celui-ci, si nous revenons dans le temps notre personnel a été mis en congé peu après la tempête, nous n’avions plus rien pour pouvoir travailler et par conséquent le processus n’était plus en notre contrôle. La ville n’avait pas de financement pour se charger du processus de planification donc dans un sens ceci n’est pas vraiment notre processus, mais le processus dont nous avons hérité, nous sommes en train d’avoir une audience publique, nous avons aussi eu beaucoup de discussions avec beaucoup de gens dans l’audience… Nous ne sommes pas juste ici pour avoir des audiences et pour que les gens viennent et parlent, nous prenons vraiment ces commentaires en considération, nous discutons avec des gens, ce n’est pas… Oui c’est déroutant, cela a été déroutant pour nous et nous en contrôlons une partie, notre agenda est d’en terminer avec les audiences publiques, d’en terminer avec l’apport du public et de faire nos recommandations au conseil. Le conseil municipal fait ce qu’il veut, nous ne contrôlons pas la mise en œuvre financière du plan, en fin de compte c’est l’administration et le conseil municipal qui décident.
J. N. – Je comprends et personne ici ne veut vous démolir, nous ressentons juste le fait que personne ne prend vraiment la responsabilité pour essayer de mettre en œuvre ce processus et nous dire : quel est le calendrier, qu’est-ce qui va vraiment se passer. Je pense vraiment que cela rendrait les choses tellement plus positives et que les gens se sentiraient beaucoup plus engagés et confiants dans l’avenir de la ville si vous pourriez… Faites-le, vous n’avez qu’à le faire, réalisez-le, mettez-le en place et nous vous aiderons. »
26Le désir de participation ne peut faire oublier le besoin d’intervention publique, mais le plan se dresse désormais entre gouvernants et gouvernés, après avoir dépossédé les premiers pour mieux relayer les revendications des derniers. Tandis que la réunion touche à sa fin, l’intervention de Nathan vient réveiller une audience dubitative, dévoilant aux yeux de tous la nudité du souverain. Elle regagne sa place sous des applaudissement nourris, tandis qu’une certaine agitation secoue la salle.
27Au-delà des réprobations et des incompréhensions, de nombreux résidents sont intervenus pour témoigner de leur reconnaissance des efforts engagés pour faire participer le plus grand nombre. La participation n’est pas tant perçue comme un moyen de rapprocher les gouvernants des gouvernés que comme un moyen de rapprocher les citoyens entre eux. Un résident noir de Central City souligne l’apport essentiel des sessions de travail menées au sein de son district, du seul fait qu’elles aient permis aux habitants de son quartier de s’asseoir autour d’une table avec leurs voisins de l’opulent Garden District, par-delà les lignes de divisions raciales et sociales. Le mot inclusive revient souvent pour qualifier le processus participatif : si la participation peut désormais être qualifiée d’inclusive, c’est que la communauté noire a longtemps craint d’en être exclue, renvoyant à l’expérience de la BNOB, qui est encore dans tous les esprits. Cet élan ne doit pas être brisé, plusieurs habitants insistent pour que la participation publique soit poursuivie et formalisée dans les pratiques politiques routinières de la municipalité.
28Signalons enfin que les audiences publiques constituent une arène où se retrouvent les différents acteurs de la reconstruction, pouvant faciliter les prises de contact du chercheur. Nous avons rencontré Susan Do, de la MQVN CDC, lors de ses interventions devant la commission de planification urbaine. Ces réunions ont aussi été pour nous l’occasion de revoir Carey Shea, de la Fondation Rockefeller, et de fixer une date d’entretien, après une première entrevue infructueuse à son bureau. L’association Acorn quant à elle était représentée lors d’une troisième réunion publique [24], organisée par la commission de planification urbaine le 13 mars 2007 pour prendre connaissance des processus de planification engagés en dehors du cadre de l’UNOP.
Le carnaval : les autorités sur le devant de la scène
29D’après James Gill, la première référence écrite à la célébration du carnaval de la Nouvelle-Orléans – dénommé dans son ensemble Mardi Gras – intervient en 1781, dans un rapport adressé au gouvernement colonial où était suggéré un renforcement de la ségrégation raciale lors des festivités : des Noirs avaient été littéralement démasqués dans des bals réservés aux Blancs (Gill 1997 : 30). Les défilés de chars firent leur apparition à partir de la seconde moitié du xixe siècle, tandis que se formaient les différents clubs sociaux qui allaient prendre une part active à l’organisation du carnaval. Les usages satiriques du carnaval sont déjà présents à l’époque de la Reconstruction : sur les chars de la Mistick Krewe of Comus de 1873 étaient représentées une larve de charançon sous les traits du président Ulysses Grant, ainsi qu’une hyène au visage du général Benjamin Butler – l’ancien commandant des troupes d’occupation de la ville – rassemblées sous le thème « The Missing Links, Darwin’s Origin of the Species [25] ».
30S’agissant de la reconstruction de la ville après la catastrophe de Katrina, le carnaval est pour nous l’occasion d’observer des expressions contestataires déployées à l’encontre des autorités, mises en cause dans leur gestion de la crise. Nous allons considérer ici le cas de deux troupes de tradition satirique : le Krewe du Vieux, qui inaugura la saison du carnaval aux abords du Vieux Carré le soir du 3 février 2007, et le Krewe d’Etat, qui défila sur Saint Charles Avenue le 16 février 2007.
31Le Krewe du Vieux a été fondé en 1987 autour du New Orleans’ Contemporary Arts Center et compte aujourd’hui plus de six cents adhérents. La parade de 2007 était intitulée « Habitat For Insanity », en référence à l’association Habitat For Humanity. Lors du défilé, des membres de la troupe carnavalesque (krewe) arborent des effigies à l’image des autorités, sous les acclamations de la foule et le son des fanfares (marching bands) des écoles publiques de la ville. Les autorités sont également représentées dans des postures dégradantes sur les chars de la parade, parmi lesquelles on reconnaît le maire, le chef de la police, le gouverneur de Louisiane ou le président George W. Bush. Le City Hall prend pour l’occasion la forme d’un asile d’aliénés. Les logements sociaux (public housing), fortement détériorés depuis la catastrophe, sont quant à eux désignés par le terme « pubic housing » [26].
32Le Krewe d’Etat a lui été fondé en 1996 par des membres de la Mistick Krewe of Comus et des Knights of Momus, ces deux organisations historiques ayant choisi de se dissoudre après l’adoption de l’ordonnance municipale de déségrégation des troupes carnavalesques en 1991. Il se compose de quatre cent quinze adhérents, tous masculins. À la différence des autres organisations, présidées par un « roi », les membres du Krewe d’Etat élisent un « dictateur » dont l’identité est gardée secrète. La parade de 2007, « KDTV in Dictavision » (Krewe d’Etat Télévision en « dictavision ») mettait en scène les autorités sous une forme parodiant des émissions télévisées. On peut, par exemple, y voir une effigie du maire Ray Nagin assoupi sur son trône, juxtaposé à une figure de l’Oncle Sam allongé dans un hamac un cocktail Hurricane à la main, sur un char dénommé « Ameri-con Idle » (L’Américain oisif, le suffixe -con étant une abréviation de conservative) d’après la célèbre émission télévisée American Idol. L’institution la plus attaquée est le département de police de la ville (cinq chars le représentent), suivie de l’État de Louisiane et de l’État fédéral (trois chars chacun), du maire (deux chars) et de la cour de justice (un char).
L’hôtel de ville de la Nouvelle-Orléans vu comme un asile d’aliénés (insane asylium), parade de Krewe du Vieux, Frenchmen Street. La qualificatif inane (idiot, sot) est ici préféré à insane (fou, aliéné). Cliché de l’auteur, 3 février 2007.
L’hôtel de ville de la Nouvelle-Orléans vu comme un asile d’aliénés (insane asylium), parade de Krewe du Vieux, Frenchmen Street. La qualificatif inane (idiot, sot) est ici préféré à insane (fou, aliéné). Cliché de l’auteur, 3 février 2007.
33Quels enseignements peut-on tirer de ces formes de contestation populaire ? Pour reprendre Georges Balandier, le carnaval jouerait ici en partie un rôle de « thérapie festive », de soupape de sûreté canalisant une situation sociale sous tension (1980 : 92-97). Le burlesque, la farce et la licence éclatent dans toute leur force, comme si le tiraillement entre les sentiments de colère et de résignation qui animent les habitants ne pouvait être dépassé que sur le mode de la dérision. Peut-on considérer le carnaval comme une scène de participation politique ? En occupant la rue et en défiant les autorités, les habitants donnent à voir leur pouvoir. En mettant en scène leurs représentants, en interpellant la foule sur les enjeux politiques qui traversent la ville, les festivaliers transmettent aussi une forme de savoir. Mais n’oublions pas que ces cérémoniaux renferment des significations multiples : tribunal populaire d’exception si l’on suit les défilés les plus contestataires, le carnaval est aussi à un niveau plus fondamental un miroir des rapports de forces et des structures sociales – comprendre raciales – de la ville, tout comme il est, dans ce contexte, un symbole de la poursuite de l’effort de reconstruction et du retour à l’ordinaire.
34Durant notre enquête, confrontés aux objets particuliers que sont les organisations prenant part à la reconstruction de la ville, nous avons été frappés par la défection des acteurs gouvernementaux, mais aussi par l’absence apparente de revendications politiques dans le discours de nos interlocuteurs. Pourtant, nous voyons bien qu’il se joue quelque chose ici : le blâme est porté sur les autorités, les habitants en appellent à leurs gouvernants, ne serait-ce que de manière négative en mettant en cause leur probité ou leur compétence, si ce n’est en leur reprochant leur inaction. Le passage de la contestation à la revendication n’est toutefois pas donné. Ces expressions ne joueraient-elles pas aussi une fonction cathartique, organisant un rite de purification collective ? Il s’agirait de conjurer les défaillances de l’autorité en mettant en scène une crise de celle-ci (Caro Baroja 1979 : 353).
« Ameri-con Idle », char de la parade de Krewe d’Etat, « KDTV in Dictavision », Mardi Gras 2007. Source : Krewe d’Etat, Carnival Bulletin, n° 4, 16 février 2007.
« Ameri-con Idle », char de la parade de Krewe d’Etat, « KDTV in Dictavision », Mardi Gras 2007. Source : Krewe d’Etat, Carnival Bulletin, n° 4, 16 février 2007.
35* * *
36Le foisonnement des expériences participatives à la Nouvelle-Orléans suit le même temps qu’un mouvement plus général de privatisation des biens et services publics qui s’est fortement accéléré depuis la catastrophe de Katrina : création de charter schools autonomes à la place des écoles publiques ; démolition des cités de logements sociaux (housing projects), remplacées par des projets mixtes où la part des logements aidés ne dépasse pas le quart des nouvelles constructions ; fermeture de l’unique hôpital public de la ville, qui assurait la gratuité des soins pour la population ne disposant pas de couverture maladie, destiné à être remplacé par un établissement issu d’un partenariat public-privé, etc. Participation et privatisation sont les deux faces d’une même médaille, deux processus visant à accroître la légitimité des gouvernants dans un contexte de ressources limitées. S’il fallait définir un modèle, le rôle du gouvernement municipal pourrait être ici comparé à la limite à celui d’un mécanisme de marché, allouant des ressources publiques au secteur privé (outsourcing, « externalisation ») d’après les informations soumises par les citoyens (public input). L’école d’un quartier a-t-elle été inondée ? Les habitants discutent du problème avec les planificateurs, énoncent leurs préférences pour la reconstruction de l’établissement, tandis que la municipalité confie la gestion du service à une société privée spécialisée dans le management des charter schools.
37L’engagement de la participation des citoyens peut être vu comme un moyen de réactiver la légitimité des autorités face aux accusations de « nettoyage ethnique » qui alimentèrent les débats dans les premiers temps de la reconstruction (Klein 2005), à la suite du projet de la BNOB visant à remplacer des quartiers sinistrés à majorité noire par des espaces verts. Les planificateurs trouvent aussi leur compte dans l’engagement de la participation publique : investis de la mission de recueillir la parole des habitants, ils en retirent un répertoire de justifications humanistes, ce qui contribuerait à expurger les fautes passées de la profession – nous pensons à la planification autoritaire des années 1950 et 1960 telle qu’elle a été mise en œuvre à travers les politiques de renouvellement urbain (urban renewal). Cette configuration s’accorde également avec le sens commun partagé au sein d’organisations communautaires comme l’Acorn, qui s’enracinent dans les traditions radicales populistes américaines et accordent une place importante aux techniques de développement des capacités du peuple (empowerment) : par la participation, les habitants défavorisés prennent en main leur destin, et ce n’est qu’à cette condition, de prise de pouvoir sur eux-mêmes, qu’ils pourront par la suite prendre le pouvoir sur leur environnement, et sortir du cycle de la dépendance à l’assistance publique (welfare).
38S’il y a délégation de pouvoir, c’est avant tout parce qu’aucun autre moyen d’action n’est à la disposition des autorités. Le gouvernement municipal, incapable de répondre à la crise, a de fait été mis en incapacité d’agir par une double fragilisation : une fragilisation financière, au vu de l’insuffisance des transferts de fonds fédéraux et des délais dans leur attribution ; mais aussi une fragilisation symbolique, en termes de perte de crédit et de légitimité, puisque chacun reconnaît la responsabilité des autorités dans la catastrophe. L’ironie de cette situation tient en ce que le gouvernement est d’autant plus pensé comme défaillant qu’il perd ses moyens d’action au moment même où les problèmes des villes s’accroissent, et nous ne pensons pas tant aux problèmes exceptionnels soulevés par une catastrophe comme Katrina à la Nouvelle-Orléans, que nous ne pensons plus généralement aux problèmes sociaux rencontrés par les grandes villes américaines dans ces dernières décennies. La critique de l’intervention publique, en préparant le terrain à des politiques organisant le démantèlement des fonctions gouvernementales, devient autoréalisatrice : il suffit de couper les crédits sociaux pour se rendre compte après coup de l’inefficacité de toute politique sociale.
39Les habitants de la Nouvelle-Orléans ne se laissent pas enfermer dans une position de victimes passives, comme peuvent le montrer les interventions impétueuses de participants aux réunions publiques ou la mise en scène de formes de contestation populaire lors du carnaval, pas plus qu’ils ne se transforment en citoyens émancipés par la mise en œuvre de démarches participatives qui leur échappent pour grande part. Partis à la recherche d’expressions de résistance des habitants devant la catastrophe, guidés par le récit séduisant d’une mobilisation collective de grande ampleur, nous sommes retombés sur la question de la légitimité de la puissance publique à l’heure de son démantèlement. Comment et à quoi les citoyens pourraient-ils participer si l’engagement de la participation se fonde sur les ruines de leur Cité ?
40Dans un contexte contemporain marqué par la prolifération d’instruments et de dispositifs participatifs, que l’on retrouve à l’œuvre notamment dans le champ des politiques urbaines, cette étude appelle à un regain de vigilance face aux discours légitimant l’importation ou le transfert de ces modèles de « gouvernance ».
Bibliographie
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— 2007. « Four are killed in 24 hours in N.O. » [Quatre personnes tuées en 24 heures à la Nouvelle-Orléans], 22 février. - UNOP. 2007. « Citywide Strategic Recovery and Rebuilding Plan », document en ligne, http:// unifiedneworleansplan. com/ home3/ section/ 136/ city-wide-plan
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- Williamson, Abigail. 2007. « Citizen Participation in the Unified New Orleans Plan », Working Paper, Harvard University Kennedy School of Government.
Notes
-
[1]
Grégory Quenet rappelle que l’étymologie du mot catastrophe renvoie au grec « katastrophê », au sens théâtral de « bouleversement, fin, dénouement » (2005 : 226-227).
-
[2]
On trouve un exemple historiographique classique de ce phénomène de redistribution du pouvoir à travers le cas de la reconstruction de la ville de Mexico au lendemain du tremblement de terre de 1985. Voir Robinson et al. 1986 et Davis 2004.
-
[3]
Enquête menée dans le cadre d’un mémoire de sociologie (Larchet 2007). Les résultats de cette enquête avaient déjà été présentés lors de la journée d’étude « Catastrophes et risques : regards anthropologiques » qui s’est tenue le 3 avril 2008 à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’initiative de Sandrine Revet et des autres membres de l’Association pour la recherche sur les catastrophes et les risques en anthropologie (ARCRA), que nous remercions vivement pour leur accueil et leur implication. Nous tenons également à remercier Christian Topalov pour son écoute, sa parole et ses lectures, ainsi que Nicolas Verdier, Marie-Vic Ozouf-Marignier, Marie-Hélène Bacqué, Samuel Bordreuil et Anne Lovell, entre autres soutiens.
-
[4]
Cette définition opérationnelle, que l’on retrouve dans le monde du développement international, renvoie au concept de l’empowerment ou « mise en capacité », supposant pour le sujet politique d’acquérir un savoir afin de prendre le pouvoir sur lui-même et sur son environnement social. Sur le concept de participation en tant que tel, voir Arnstein 1969.
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[5]
Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jacques Donzelot, Catherine Mével et Anne Wyvekens (2003). Bien que les auteurs s’en défendent, on a ici affaire à un séduisant plaidoyer en faveur de l’importation des façons de faire américaines. Pour un regard critique sur ces questions, voir Bacqué 2003 et 2005.
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[6]
« Il est temps pour nous de reconstruire la Nouvelle-Orléans, qu’elle soit une Nouvelle-Orléans au chocolat. Et je ne me soucie pas de ce que disent les gens d’Uptown ou d’où qu’ils soient. Cette ville sera au chocolat à la fin de la journée. Cette ville sera à majorité afro-américaine. C’est la volonté de Dieu. »
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[7]
La tradition de nommer un chef de la reconstruction (recovery czar) remonte à la nomination à ce poste d’Edgar Hoover par le gouvernement fédéral, pour faire face aux conséquences de la grande crue du Mississipi en 1927.
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[8]
La carte des adhérents de l’Acorn à la Nouvelle-Orléans se superpose avec la carte de la répartition de la population noire, avec une concentration plus importante dans les quartiers centraux que dans les banlieues des classes moyennes noires de New Orleans East (Acorn 2006 : 3).
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[9]
Elliott vient du Connecticut et effectue un stage en vue d’obtenir son diplôme universitaire. Il est embarrassé de ne pouvoir me proposer un logement depuis que l’entrepôt mis à la disposition de l’Acorn par une église pour loger des volontaires a été accidentellement inondé : un groupe de volontaires avait laissé un réchaud allumé, et le système d’extincteurs automatiques s’était déclenché. Bridget vient de Philadelphie, et dit avoir laissé son ancienne vie derrière elle en partant pour la Nouvelle-Orléans. Paulie vient également de Philadelphie. Il dort dans son véhicule depuis plusieurs semaines et pose un pied à terre chez Bridget avant de trouver une maison en colocation dans le même quartier que cette dernière. Crissie vient de Washington DC. Elle va se marier au début du mois de mars. Son futur époux avait travaillé dans une auberge de jeunesse où je vais passer, sur ses conseils, les deux premières semaines de mon séjour.
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[10]
Ce qui s’inscrivait dans une stratégie cohérente : mettre les autorités devant le fait accompli de la réoccupation des quartiers sinistrés pour éviter tout plan de démolition ou de réaffectation de ces espaces.
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[11]
Entretien avec Sara Albee le 5 mars 2007.
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[12]
« Les levées pourraient être submergées à travers toute l’agglomération. »
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[13]
« Le résultat le plus frappant est que les Asiatiques-Américains vivant à la Nouvelle-Orléans, particulièrement ceux vivant dans le district de planification n° 10 [Village de l’Est] avaient des points de vue qui divergeaient fortement de la majorité des participants au congrès sur de nombreux sujets. »
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[14]
Ces informations et les développements qui suivent ont été communiqués par Susan Do, chargée des relations publiques de la MQVN CDC, lors d’un entretien réalisé le 7 mars 2007.
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[15]
La formule expérimentale des charter schools, inaugurée en 1991 dans l’État du Minnesota, désigne des écoles publiques juridiquement autonomes du conseil d’éducation (board of education) mais qui bénéficient en partie de fonds publics. Celles-ci peuvent rechercher des sources de financement privées et disposent d’un pouvoir discrétionnaire sur des points fondamentaux comme la maîtrise du budget, l’emploi du personnel enseignant, le contenu des programmes et la forme des enseignements, et sont soumises en retour à une obligation de résultat académique sous risque de fermeture. Au moment de notre enquête plus de la moitié des écoles publiques de la Nouvelle-Orléans avaient rouvert sous la forme de charter schools.
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[16]
Il s’agit bien des habitants d’origine vietnamienne et uniquement d’eux, selon les estimations communiquées par Susan Do.
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[17]
On ne saurait disposer de matériaux permettant d’établir un recensement démographique détaillé de la Nouvelle-Orléans ou de ses quartiers depuis Katrina, toutefois le problème plus restreint du dénombrement de la population a pu être résolu à travers l’utilisation des données de l’US Postal, qui tous les mois comptabilise et localise les foyers recevant régulièrement du courrier. Voir Plyer et Bonaguro 2007.
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[18]
Une exception s’est glissée dans l’article « Vietnamese rebound in New Orleans », USA Today (2007) : « Phuong Tran, owner of Phuoc Loc Supermarket, estimated that 60 percent of his customers were Vietnamese and 40 percent were black before Katrina. Now, he said, his black customers have been replaced by Hispanic ones. » [Phuong Tran, le propriétaire de Phuoc Loc Supermarket estimait qu’avant Katrina 60 % de ses clients étaient Vietnamiens pour 40 % de Noirs. Maintenant, il dit que ces clients noirs ont été remplacés par des clients hispaniques.] L’auteur fait ici référence aux migrants d’Amérique centrale employés sur les chantiers de reconstruction.
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[19]
« Nous sommes libertariens dans un sens. Ce que nous demandons au gouvernement c’est de s’écarter de notre chemin. »
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[20]
Sur ces questions, nous renvoyons le lecteur à l’encadré consacré dans cet article. Pour une revue détaillée des étapes et des enjeux de l’élaboration d’un plan de reconstruction, trop complexes pour être exposés clairement dans cet espace, voir Abigail 2007.
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[21]
Si l’on poursuit cette analogie, l’audience publique pourrait être vue comme un procès, fait par les habitants aux autorités, selon le principe de « redevabilité » (accountability). Or, si les membres de la commission doivent bien répondre aux habitants, ceux-ci ne répondent pas de leurs actes, n’ayant pas pris part au processus de planification incriminé. Par ailleurs l’agencement scénique leur confère la position de juges, tandis que ce sont les habitants qui sont appelés à la barre et se retrouvent devant les symboles du pouvoir. Cette ambiguïté est renforcée par les postures adoptées par certains membres de la commission, qui ne manquent pas de disqualifier les habitants sur des questions techniques et intentent à leur encontre des procès en incompétence, les renvoyant à la (re)lecture du plan.
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[22]
Les enregistrements audio et vidéo des réunions publiques sont aussi disponibles en prêt au secrétariat de la mairie.
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[23]
Lloyd Lazard a tenu deux discours très similaires lors des deux audiences publiques. Nos observations se rapportent ici à sa deuxième intervention.
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[24]
L’Acorn Housing et le département de planification urbaine de l’Université de Cornell ont présenté un contre-projet de reconstruction du district n° 8 lors de cette réunion (Acorn 2007). Trois adhérentes de l’association étaient présentes devant les membres de la commission pour porter ce projet (trois femmes noires américaines), dans la perspective de l’empowerment, comme nous l’avait expliqué Sara Albee, en insistant sur l’importance de cet apprentissage. Les adhérentes se sont présentées succinctement et ont surtout fait acte d’une présence symbolique, s’effaçant rapidement devant la prise de parole habilitée des universitaires.
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[25]
« Les chaînons manquants, L’Origine des espèces de Darwin ».
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Jeu de mots sur l’homophonie entre public (public) et pubic (pubien).