Genèses 2009/2 n° 75

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Article de revue

L'ethnographie comme engagement : enquêter en terrain militant

Pages 109 à 124

Notes

  • [1]
    Voir principalement : Broqua 1998, 2006a, 2006b ; Fillieule et Broqua 2000, 2005 ; Broqua et Fillieule 2001, 2009 ; Pinell et al. 2002.
  • [2]
    Sur les différentes formes possibles d’engagement ethnographique en terrain militant, et sur leurs enjeux évoqués à partir d’expériences concrètes, voir notamment : Roy 1970 ; Thorne 1979 ; Snow, Benford et Anderson 1986 ; Smith 1990 ; Grills 1998 ; Lichterman 1998 ; Boumaza 2001 ; Massicard 2002 ; Péchu 2006 ; Bizeul 2007 ; Havard-Duclos 2007.
  • [3]
    « Critiquer de mauvaises décisions est indispensable. S’attaquer, comme le fait Act Up, à la personne de Dominique Charvet relève d’une tactique de terreur que je récuse fermement » (Pollak 1991a : 180-181).
  • [4]
    L’observation participante au sein d’un mouvement militant confronte ainsi parfois au problème de la participation à des actions jugées violentes ou à des pratiques illégales, qui pourront éventuellement mener l’ethnographe au poste de police, voire en prison dans les cas extrêmes. Ces moments peuvent aussi être ceux qui mettent à l’épreuve le rôle qu’accepte d’endosser l’ethnographe (Thorne 1979).
  • [5]
    Ce militant n’est pas le seul à connaître le principe de l’observation participante ; Didier Lestrade, cofondateur de l’association, y fait référence dans son ouvrage sur Act Up, au moment où il décrit les réunions de l’ANRS sur la recherche thérapeutique auxquelles il participe : « En fait, j’étais à la fois éberlué et émerveillé d’être ainsi le témoin d’une recherche qui s’accomplissait devant moi, de pouvoir observer les rivalités entre les chercheurs, noter qui avait le dernier mot, surveiller la façon dont les conflits directs étaient résolus ou, au contraire, agrandissaient le fossé entre des groupes de chercheurs. De plus je participais à des discussions vraiment passionnantes sur l’avenir de tel médicament ou les possibilités de stratégie de combinaison. C’était presque de l’anthropologie participante » [je souligne] (Lestrade 2000 : 144). Il faut préciser que le groupe interassociatif au titre duquel il mène cette activité a lui-même été ethnographié par deux sociologues (Barbot 2002 ; Dalgalarrondo 2004).
  • [6]
    Je viens alors de distribuer le questionnaire d’une enquête quantitative au cours d’une RH.
  • [7]
    Cette remarque s’inspire directement d’un visuel publié par l’association en 1993, sur lequel on peut lire : « En 1940, ils regardaient passer les trains. Aujourd’hui, ils contemplent l’hécatombe » (Action… 1993 : 3). On retrouve là une forme rhétorique classique pour l’association qui manie à l’envi la métaphore guerrière ou (plus rarement) génocidaire.
  • [8]
    Cleews Vellay est décédé des suites du sida le 18 octobre 1994.
  • [9]
    Il ne s’agit évidemment pas de suggérer ici que toutes les postures sont équivalentes. Deborah B. Gould, auteur d’un travail de référence sur Act Up aux États-Unis, montre bien à partir de son cas les contraintes imposées par le passage du rôle de « participant » à celui d’« observateur » (Gould 2003).
  • [10]
    L’interrogation sur la « libido politique » du chercheur est relativement classique : dans un article fameux, Howard S. Becker (1967) discute les enjeux qui la sous-tendent.
  • [11]
    Il y a quelques années, un article du quotidien Sud-Ouest consacré à la trajectoire d’engagement politique et syndical de mon grand-père maternel se concluait ainsi : « Christophe, un de ses petit-fils milite à Act Up. La relève est assurée. » Cette seule fois, la réduction récurrente de mon statut d’observateur participant à celui de « militant à Act Up » ne m’a pas dérangé.
  • [12]
    J’adresse un clin d’œil reconnaissant à Éliane Daphy, Agnès Jeanjean, Cécile Péchu et Johanna Siméant qui ont rendu possible cet exercice réflexif. Ce texte est dédié à la mémoire de Robert Benoit et Jean Broqua.

1Débutons par une scène du film Jeanne et le garçon formidable. Cette comédie musicale, réalisée en 1998 par Olivier Ducastel et Jacques Martineau, relate une histoire d’amour entre Jeanne, une jeune femme séronégative, et Olivier, un jeune homme séropositif. Alors qu’il est hospitalisé, ce dernier reçoit la visite de François, un ami membre d’Act Up, dont on apprend ici qu’il prépare une thèse :

2

« Olivier. – C’est sympa d’être venu.
François. – Tu m’appelles, je viens. […]
O. – Un bon militant comme toi, ça peut que me donner la pêche. […] Et ton bouquin, ça avance ? C’est sur quoi déjà ?
F. – C’est ma thèse quoi… Ben, c’est fini, je soutiens le mois prochain.
O. – Tu dois être super content.
F. – Ouais, c’est bien. Je suis très heureux.
O. – Ouais, tu peux, et fier. C’est sur quoi, redis-moi ?
F. – L’activisme. Je sors pas beaucoup de mes préoccupations ordinaires. J’agis, j’écris, j’écris que j’agis, j’écris sur ceux qui agissent, blablabla.
O. – C’est bien ça. (Silence, malaise) Et alors, ça te donne quoi ?
F. – Rien, la possibilité de chercher un poste en fac.
O. – C’est bien pour toi : bon boulot, bonne paye, t’as de jolis petits étudiants…
F. – T’es bête !
O. – Non, c’est vrai, tu vas avoir une vie en or. (Silence) Excuse-moi, j’ai des absences. C’est bien que tu sois venu… »

3Dans la scène suivante, on retrouve François auprès de son compagnon. Fortement découragé, il se désole de n’avoir pas su trouver les mots pour soutenir son ami hospitalisé. Le sentiment d’incommunicabilité mis en scène ici semble traduire une distance irréductible entre le malade hospitalisé et son ami séronégatif, fût-il militant à Act Up et familier de la réalité du sida. François est séronégatif mais il a déjà été exposé de très près aux ravages de l’épidémie : plus tôt dans le film, on apprend qu’il a vu son précédent compagnon mourir du sida, ce deuil étant présenté comme le point de départ de son engagement militant.

4Act Up-Paris a été créée en 1989 sur le modèle d’une organisation américaine. Se définissant comme « une association issue de la communauté homosexuelle et veillant à défendre équitablement toutes les populations touchées par le sida », elle a choisi dès l’origine, par contraste avec les autres composantes du mouvement associatif de lutte contre le sida, de mener une action protestataire visant à souligner les dimensions politiques de l’épidémie et porter la voix des personnes infectées par le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) ainsi que des groupes qui y sont le plus exposés. Entre 1993 et 1999, j’ai suivi l’association au moyen d’une observation participante, dans le cadre de mémoires universitaires, d’une thèse de doctorat en anthropologie et de travaux de recherche collectifs [1].

5Au cours de cette période, une même question m’a été posée maintes fois, aussi bien dans le milieu de la recherche qu’en dehors, à savoir en substance : « Étais-tu militant à Act Up avant de commencer ta thèse ou t’y es-tu engagé dans l’optique de ce travail ? ». Chez certains, ma réponse pouvait produire un effet rassurant : ma recherche sur Act Up avait débuté à l’occasion d’un mémoire de maîtrise, j’étais alors étudiant à Bordeaux, ne connaissais personne dans l’association, ni même à Paris, où je m’étais installé pendant plusieurs semaines pour effectuer mon premier travail de terrain ethnographique. Un effet rassurant donc : j’avais formulé mon projet scientifique avant d’être impliqué dans le mouvement qui devait être observé. Pour autant, j’ai souvent eu le sentiment qu’un doute subsistait, ou parfois dominait, autour du lien unissant ici recherche scientifique et engagement militant. Cette interrogation faisait écho en même temps aux questionnements générés continûment par ma présence au sein d’Act Up. Tout autant qu’en dehors, les motifs et les modalités de ma participation étaient jaugés par les militants. Et surtout, je suis resté moi-même le plus fortement soumis aux incertitudes de la situation ethnographique, en partie comme conséquence de la confrontation à celles des autres, mais pas uniquement.

6En premier lieu, ces interrogations concernent les relations ambiguës et souvent problématiques entre recherche en sciences sociales et engagement militant. Mais, nous le verrons, elles renvoient aussi plus spécifiquement aux enjeux que représentent les questions de distance et de proximité dans le domaine des mobilisations contre le sida, et tout particulièrement au sein d’Act Up, comme permet de le deviner l’échange entre Olivier et François.

Engagement scientifique et engagement ethnographique

7L’étude par observation participante d’un groupe qui se définit comme « activiste » confronte d’emblée le chercheur à la question des liens entre recherche scientifique et militantisme. Dans la littérature qui en traite, l’engagement de l’anthropologue est plus souvent pensé comme la conséquence que comme le moyen de son activité de recherche. À partir de mon cas, je soutiendrai l’idée que l’observation participante au sein d’un groupe militant ne répond pas nécessairement à la définition de l’engagement scientifique tel qu’on l’entend généralement. Selon une définition minimale, l’engagement scientifique consiste pour le chercheur à s’impliquer en tant que tel (c’est-à-dire en se prévalant de l’autorité « politique » que peut lui conférer son savoir) dans une activité visant à agir sur le monde social, soit aux côtés de ceux qui sont concernés par l’objet qu’il étudie, soit plus à distance mais généralement en leur faveur. Aux postures du chercheur engagé en tant que tel ne correspondent pas automatiquement celles de ceux qui procèdent à l’ethnographie de groupes militants, dont l’engagement varie d’ailleurs fortement selon les cas [2].

8Pour s’en tenir à l’exemple d’Act Up, on peut citer deux exemples d’engagement ethnographique très contrastés (à l’intermédiaire desquels je considère me situer) : Janine Barbot (2002) a effectué une observation longue et intensive, mais non participante, de réunions régulières sur la question de la recherche thérapeutique, tandis que Victoire Patouillard (1998) était responsable du groupe chargé de l’organisation des « actions publiques » d’Act Up quand elle a produit son fameux article sur le zap (action-éclair contre une cible déterminée). Rien n’interdit pourtant de considérer que, dans les deux cas, l’analyse témoigne de distanciation, à l’inverse par exemple des considérations critiques avancées de l’extérieur par Michael Pollak qui, en même temps qu’il analyse les mobilisations contre le sida (1991b), s’emploie à condamner les méthodes d’Act Up [3].

9Lorsque l’objet de recherche est une mobilisation collective, l’engagement ethnographique a toutes les chances de prendre la forme d’un engagement militant, mais cela peut n’être ici qu’une figure particulière de l’« anthropologie impliquée » telle que la définit Didier Fassin (2000), supposant à la fois engagement ethnographique dans l’action et distanciation (éventuellement critique) dans l’analyse. Dès lors, ce qui apparaît comme un engagement militant important, peut aussi n’être, d’un point de vue ethnographique, qu’un engagement limité. Pourtant, la posture de l’observateur participant en terrain militant vient souvent éveiller des doutes quant à la validité des analyses qu’il est en mesure de produire sur les activités dont il est considéré partie prenante. La question qu’il inspire presque inévitablement est celle de son rapport à la cause étudiée : son adhésion politique ou idéologique au mouvement, sa participation aux actions militantes, et finalement la hiérarchie de ses intérêts entre recherche et militantisme.

10Ma situation a été celle non pas d’un chercheur engagé en tant que tel, mais d’un chercheur procédant à une ethnographie de l’engagement, c’est-à-dire une ethnographie supposant l’engagement au sein du groupe étudié mais aussi l’indépendance et la distance critique, et surtout l’absence de désir d’agir sur le monde social au nom du savoir produit. Elle ne visait pas à réhabiliter l’association (souvent critiquée), ni à soutenir les catégories de population qu’elle défend, sur le mode de l’adovcacy anthropology. L’anthropologue étudiant une mobilisation qui connaît un certain succès peut d’autant mieux faire l’économie d’une approche apologétique que la défense des populations concernées est précisément l’objet de la mobilisation et qu’elle s’accompagne de la revendication d’une parole à la première personne. Il ne s’agissait pas non plus de fournir à l’association un quelconque soutien en tant que chercheur, ni à me transformer en intellectuel organique. Ma démarche se distinguait ainsi largement de l’« intervention sociologique » préconisée par Alain Touraine, visant à faire bénéficier certaines mobilisations choisies de la contribution de sociologues à la compréhension et donc à l’optimisation de l’action, mais aussi du principe d’analyse conjointe du « mouvement social » par les chercheurs et les militants défendu par Pierre Bourdieu (2000).

11Cette position d’indépendance à l’égard du groupe étudié pourrait sembler peu compatible avec la revendication de participation aux recherches scientifiques sur le sida formulées par les militants associatifs, dont Act Up est l’une des principales incarnations ; mais l’intérêt des associations pour les travaux scientifiques s’est presque exclusivement porté sur la recherche thérapeutique. Act Up est un groupe fortement réflexif, qui se caractérise par une analyse permanente de lui-même (avec évidemment des points aveugles), tout en étant conscient de l’intérêt que peut présenter, en termes de valorisation ou de légitimation, le fait d’être constitué en objet d’étude ; la quatrième de couverture du livre publié par l’association en 1994 débutait ainsi : « Ce livre n’est pas un livre sur Act Up-Paris ; nous laissons à d’autres le soin d’écrire l’histoire que nous faisons » (Act Up-Paris 1994). Si, dès sa création, l’association s’est donné pour objectif prioritaire d’attirer l’attention des médias, elle a progressivement compris qu’elle intéressait aussi d’autres curieux susceptibles de produire un type de « restitution » différent mais tout aussi valorisant, sans redouter l’exposition des dessous de l’association, conformément au principe souvent affirmé selon lequel « il n’y a pas de mauvaise publicité pour Act Up » (Lestrade 2000 : 55). Sur le principe, l’enquête par observation participante y était donc possible en relative indépendance. Voyons donc maintenant, dans les faits, quelles en ont été les conditions.

Quelle participation ?

12Ma première immersion ethnographique au sein d’Act Up a eu lieu au début de l’année 1993, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise. J’avais préalablement envoyé un courrier pour demander l’autorisation de mener l’enquête et, à mon arrivée, j’ai redit les motifs de ma présence aux responsables de l’association. Parmi eux, j’ai fait plus particulièrement connaissance avec Christophe Martet, alors vice-président. Lorsque je me suis installé à Paris en septembre 1994 et que j’ai repris mon travail de terrain dans l’optique d’une thèse de doctorat, il était devenu président. Je me suis contenté de révéler les raisons de ma présence à ceux que je connaissais depuis mon précédent séjour (beaucoup n’étaient déjà plus dans l’association et de nouveaux militants étaient arrivés entre-temps), et en particulier à ce dernier ; dans la mesure où il était président, je considérais qu’à travers lui Act Up était informée et validait ma présence en tant qu’ethnographe. Et d’une certaine manière, je peux dire aujourd’hui que je considérais (sans me le formuler ainsi) avoir déjà « fait mes classes » en tant qu’observateur participant, et n’avoir donc pas à me représenter officiellement comme chercheur auprès de tous.

13La position que j’occupais ne se rapporte donc pas exactement à l’une ou l’autre des deux postures typiquement décrites dans la littérature sur l’observation directe, à savoir l’observation à découvert vs l’observation clandestine. En effet, ce n’est pas parce que l’on a prévenu le groupe de la recherche menée que tous les acteurs sont informés. Bien qu’ayant fait de l’observation à découvert (mon statut d’observateur était connu de certains et donc susceptible d’être connu de tous), j’étais pour beaucoup l’équivalent d’un observateur incognito, c’est-à-dire un simple participant. De cette incertitude, j’ai été le premier (et sans doute le seul) à pâtir, ne sachant jamais véritablement comment mes interlocuteurs me cataloguaient.

14Dès le départ, j’ai fixé certaines limites à ma participation en m’interdisant toute intervention active dans les espaces où s’élaboraient les actions et le discours de l’association, qui constituaient mes principaux objets d’observation. En fait, j’ai participé aux moments où il n’était pas possible d’adopter une posture de simple observateur. Plus exactement, j’ai choisi une démarche d’observateur simple lorsqu’elle me semblait possible sans m’interdire l’accès aux informations que je souhaitais recueillir et qu’en revanche, une participation supérieure aurait trop influé sur la situation observée. C’était notamment le cas lors de la « réunion hebdomadaire » (RH), au cours de laquelle je ne prenais jamais la parole et me contentais de voter les décisions du groupe, comme le font tous les militants encartés dont je faisais partie. À l’inverse, j’ai choisi de participer plus activement aux activités qu’il n’était pas possible de saisir par l’observation simple, à savoir les « actions publiques » (zaps) qui constituaient l’un des objets que je m’étais donné pour but d’étudier. L’engagement était alors inévitablement total, consistant à rallier le groupe des protestataires, à en partager l’action et le sort, qui pouvaient parfois nous mener jusqu’à la cellule d’un commissariat de police [4]. Il aurait été possible de me placer plus en retrait en choisissant par exemple de photographier ou de filmer, mais j’ai préféré me situer au cœur de l’action, à la fois pour en vivre l’expérience et pour ne pas afficher une trop forte distance.

15Comme il a souvent été décrit, la position que vient occuper l’ethnographe n’est jamais créée de toute pièce, d’autant que des places d’observateur existent parfois déjà dans l’organisation sociale des groupes ethnographiés. À Act Up, la posture de l’observateur fait partie des positions « disponibles » dans l’espace de la RH, qui est publique et ouverte à tous (Barbot 1995), et où les militants disent savoir par exemple que sont également présents des policiers des renseignements généraux. Par ailleurs, il existe au cours des actions publiques une fonction dévolue à ce que l’on nomme « l’observateur », mais qui est ici une mauvaise place d’observation ethnographique, car elle ne permet de suivre qu’une partie de l’action, notamment en cas d’arrestation, puisque l’une de ses fonctions est d’en être témoin à distance tout en restant en liberté pour que l’association en soit informée et s’assure ensuite de la libération de l’ensemble des militants interpellés.

16Se glissant ainsi dans les plis du collectif observé, « le chercheur est “produit” en acteur à travers les processus internes qu’il a définis comme objet d’analyse » (Althabe 1990 : 129). Pourtant, j’ai longtemps sous-estimé la contribution des militants à la définition de la place que j’occupais ; elle ne m’est apparue qu’au moment où elle est devenue explicite et contraignante. J’ai alors pris conscience du caractère coconstruit de mon rapport au groupe ou à l’action, et du fait que l’on ne décide pas seul de la distance à l’objet, mais conjointement avec les acteurs, dans un processus de négociation qui, s’il n’est pas toujours verbal, n’en est pas moins effectif.

17Le temps qu’il m’a fallu pour comprendre ce phénomène tient tout d’abord à la relative facilité d’observation au sein d’Act Up, dans la mesure où diverses postures « disponibles » y sont favorables sans impliquer nécessairement un grand investissement. Ensuite, le fait d’être perçu comme adhérant à la cause de l’association, notamment en raison de mon encartage et de ma participation aux zaps, m’a autorisé un statut d’observateur participant moyennement engagé, c’est-à-dire ne prenant jamais position autrement qu’en participant aux actions publiques préalablement votées par le groupe. De plus, certaines caractéristiques personnelles faisaient de moi un individu relativement proche du profil majoritaire des militants.

L’orientation sexuelle, facteur de proximité

18C’est avant tout le choc esthétique produit par une image qui a fait naître mon intérêt personnel pour Act Up : le slogan « SILENCE = MORT » en lettres blanches sur fond noir, surmonté d’un triangle rose, que l’on retrouvait sur des T-shirts ou des pancartes utilisées lors de manifestations. Bien que peu explicite, ce visuel a inspiré mon adhésion immédiate. J’allais savoir plus tard qu’il en avait été de même chez certains de ceux qui allaient s’engager dans l’association. J’allais apprendre également que cette image avait été le premier signe de ralliement du groupe à New York, créé par un collectif d’artistes et recouvrant les murs de la ville avant même que l’organisation ne naisse (Broqua 2006b). Sans connaître le sens que lui attribuaient ses créateurs ou les activistes qui l’avaient repris, je saisissais bien que le visuel avait à voir avec le sida tout autant qu’avec l’homosexualité. Pourtant, les quelques images que j’avais pu voir dans les médias ne traduisaient en rien la composition sociologique du groupe. À l’inverse, l’été 1992 avait été marqué par le procès dit « du sang contaminé », au cours duquel les manifestations d’Act Up avaient largement illustré les reportages des médias.

19Lorsque je me rendis pour la première fois en RH, j’appris de la bouche des responsables de l’accueil ce que je savais déjà pour l’avoir lu dans un dossier de présentation reçu chez moi, à savoir que l’association était « issue de la communauté homosexuelle ». Pourtant, dès le début de la réunion, grande fut ma surprise de constater la forte proportion d’homosexuels, femmes et hommes, dont les attitudes m’étaient familières. Je reconnaissais en effet les comportements ayant cours dans le milieu gay : les hommes s’embrassaient, s’enlaçaient, se jouaient d’eux-mêmes à l’occasion en adoptant des manières efféminées ou en parlant d’eux au féminin. En tant que nouvel arrivant, ma familiarité avec cet « habitus homosexuel » (Pollak 1982) optimisait incontestablement mes chances d’intégration. Tout d’abord à mes yeux, car il m’était alors possible de concevoir ma légitimité dans cet univers ; ensuite aux yeux des militants qui pouvaient, sur la base de ce seul critère, me considérer comme un militant potentiel de l’association, même si le motif universitaire de ma présence était connu.

20De fait, mon intégration dans le groupe fut rapide et à l’évidence facilitée par le partage d’un certain nombre de caractéristiques avec la majorité des membres, dont l’orientation sexuelle en premier lieu. Act Up est une association dont l’objet est la lutte contre le sida, mais dont le trait sociologiquement dominant est l’homosexualité, et non pas la séropositivité. Comme l’ont montré les résultats d’une enquête quantitative réalisée en 1998, les homosexuels masculins sont majoritaires (environ 80 %), alors que la part des personnes infectées par le VIH ne dépasse pas 20 % des effectifs (Fillieule et Broqua 2000). En second lieu, mon âge, mon niveau d’études, mes opinions politiques ou mes dispositions à l’action protestataire, par exemple, me rapprochaient des caractéristiques majoritaires des militants.

21Si je place l’homosexualité au premier plan, c’est qu’elle me semble avoir constitué le support principal sur lequel a reposé mon mode d’interaction avec les membres du groupe. Sans avoir à l’expliciter formellement, mon orientation sexuelle ne faisait de mystère pour aucun de ceux qui la partageaient. Mon intégration fut facilitée en premier lieu par mon aptitude à user des codes en vigueur au sein de la population homosexuelle, pour les avoir incorporés dans mon propre parcours de socialisation. De même, le maintien dans la durée de relations initiées avec certains reposait sur la complicité qui peut lier les homosexuels dans un contexte de menace, celle de l’homophobie comme celle de l’épidémie de sida, ici centrale.

22Cette proximité d’habitus a non seulement rendu possible mon intégration, mais elle m’a aussi permis d’éprouver, par l’expérience, la condition qui dispose et conduit certains homosexuels des deux sexes à s’engager dans Act Up. Lorsque j’ai commencé mon travail de terrain, je n’étais concerné par la maladie ni personnellement, ni dans mon entourage. Or l’action protestataire des militants d’Act Up est souvent interprétée comme une réaction mécanique à la violence de la maladie. De fait, une partie importante des militants connaissaient des personnes touchées, voire décédées, avant de s’engager, et beaucoup justifient leur engagement par ce motif. Mais dans ce cas, comme dans celui des homosexuels préservés des ravages du sida, c’est un processus d’identification qui rend souvent possible l’action protestataire. Les homosexuels s’identifient par leur condition stigmatisée au statut des malades, et ce n’est pas le désespoir de se savoir condamné, comme il est souvent dit, mais cette situation de double stigmate, qu’elle soit réelle ou identificatoire, qui fonde souvent les comportements contestataires.

23Si ma proximité avec les membres d’Act Up a facilité mon intégration puis la compréhension subjective des logiques de l’engagement, elle allait aussi me placer dans une situation de double contrainte, rendant difficilement tenable la distance que je m’étais efforcé d’établir. En effet, le fait que la légitimité de ma position d’observateur participant repose en partie sur ma proximité au groupe allait permettre que s’exprime de la part de certains militants le désir de voir s’accroître mon engagement.

Contestations de la distance

24La sollicitation croissante à laquelle j’ai été soumis doit être rapportée aux effets du temps long de l’observation ethnographique. En premier lieu, l’absence de rendu scientifique consécutif à ma présence (j’ai effectué plusieurs années de terrain ethnographique sans publier sur Act Up) a pu engendrer chez certains militants la volonté qu’elle soit compensée plus directement par ma contribution active à l’action du groupe. En second lieu, un phénomène progressif de désaffection au sein de l’association, à partir de 1996, a rendu cruciale la question du recrutement et du degré d’engagement des militants présents. C’est donc aussi en raison d’une réduction des effectifs que ma participation plus active a été sollicitée. Mais c’est principalement sur la base des propriétés qui m’étaient reconnues que ma posture distanciée a pu être contestée. Le fait de ne pas prendre parti sur des thèmes où l’on me pensait nécessairement positionné car concerné en tant qu’homosexuel présent dans une association de lutte contre le sida, par ailleurs professionnel dans le même domaine, allait produire des réactions parfois vives contre mon silence. Je le montrerai à travers le récit de deux rencontres avec des militants en dehors du terrain proprement dit.

25

Un soir de l’année 1997, je rencontre deux militants importants d’Act Up dans un bar gay. Ils en viennent rapidement à commenter ma présence au sein de l’association en des termes inhabituels. Ils m’interrogent sur mon opinion concernant une action en cours dont ils sont les maîtres d’œuvre, puis me reprochent mon silence et mon retrait permanents. Je tombe naïvement de haut (car je pensais passer plus inaperçu) lorsque l’un des deux me dit qu’il sait, chaque fois qu’il prend la parole en RH, qu’il y a une personne dans la salle qui a une opinion sur son intervention mais qui ne l’exprimera pas ; il s’agit de moi. Le second, pour stimuler ma participation plus active, évoque le cas de Pierre, arrivé à Act Up dans le cadre d’un travail universitaire et qui s’est fortement engagé par la suite. Je lui explique que l’exercice auquel je me livre m’impose de conserver une certaine distance. Le militant, non des moindres puisqu’il deviendra président, par ailleurs normalien et enseignant, refuse mes explications et, en guise de nouvel argument, me cite Malinowski en exemple [5] ! Cet épisode resterait relativement anecdotique s’il n’avait été suivi d’un second, plus fâcheux celui-là.
Nous sommes au cours du premier semestre 1999. Lors d’un débat en RH sur le retour des pratiques sexuelles à risque chez les gays, deux responsables importants s’opposent. L’un souhaite que l’association dénonce publiquement les comportements non protégés des homosexuels séropositifs, sur lesquels il considère que repose la responsabilité de la prévention. L’autre, Hervé, lui reproche de stigmatiser injustement les séropositifs et attaque violemment sa position. Le soir même, je rencontre Hervé dans un bar gay, en présence d’un ami commun. Je lui confie mon profond désaccord avec la position de celui qu’il a contredit. Pourtant, progressivement, le ton monte, le militant s’emporte et me reproche avec virulence d’avoir tu ma position au cours de la réunion. Il me traite de « bourgeois avec (mes) questionnaires ! » [6], insulte notre ami commun, et quitte les lieux.
Quelques semaines plus tard, un nouveau débat sur ce thème a lieu en RH, sanctionné par un vote qui valide le principe d’une campagne d’affichage à l’occasion de la Gay Pride autour du slogan : « Donner la mort, ça vous fait jouir ? » Le même soir, un texte signé de l’un des tenants de cette position a été distribué, dans lequel on peut lire : « Act Up se bat, depuis dix ans, contre ceux qui minimisent ou aggravent l’épidémie et ses conséquences. Pourquoi ? Parce que, pour nous, le sida n’est pas un drame dont on fait des patchworks, des ateliers cuisine, des thèses, des romans trash ou du commerce d’appartements. Il en faut peut-être, mais nous ne sommes pas ça : pour nous, le sida, c’est une grosse merde contre laquelle on préférerait ne pas devoir se battre » [je souligne]. Comme à l’accoutumée, je n’interviens pas mais désapprouve intérieurement la décision.
La semaine suivante, se trouve en RH un ancien membre de l’association, proche ami d’Hervé qui a définitivement quitté Act Up entre-temps. Il me rapporte les propos tenus par ce dernier au sujet de ma présence silencieuse lors du vote de la campagne d’affichage : Hervé aurait dit que j’étais un « collabo » et qu’en 1940, j’aurais « regardé passer les trains » [7].

26Ces deux anecdotes présentent un point commun : l’une et l’autre ont pour cadre un bar gay, espace distinct de celui où je côtoie ordinairement les militants. Assurément, le fait que ces rencontres se déroulent en dehors du terrain proprement dit explique que les échanges ne témoignent pas de la retenue habituellement observée de part et d’autre. Mais c’est aussi que l’environnement homosexuel des deux scènes, en soulignant le lien constitué par notre orientation sexuelle commune, rend possible l’expression par les militants d’attentes à mon égard, à plus forte raison dans le second exemple qui s’inscrit alors dans le contexte d’une controverse naissante concernant la posture devant être adoptée par les homosexuels masculins face au sida. Se taire sur ce thème lorsque l’on est supposé avoir une opinion, en tant qu’homosexuel œuvrant dans le domaine de la lutte contre le sida, expose au risque d’apparaître comme étant positionné « contre », aux yeux des partisans d’un camp comme de l’autre.

27Il serait cependant malhonnête de s’en tenir à l’évocation des situations paroxystiques où mon silence a été mis en cause de façon aussi directe et même brutale ; d’autres exemples moins spectaculaires peuvent illustrer la manière dont j’ai été sollicité, acceptant parfois d’accroître ma participation.

Coconstruction de la distance

28

Lors d’un zap contre l’Agence du médicament, alors que je lis le tract destiné aux employés et aux passants expliquant les raisons de la présence d’Act Up et ses revendications, Pierre me dit : « M. Broqua, il serait temps de s’intéresser à l’objet de ce zap.» Avec ironie, je lui réponds au sujet de l’action telle qu’elle est justifiée dans le tract : « C’est légitime. » Il sourit puis, ironique à son tour, et imitant ce qui est censé être ma posture : « Les acteurs ont raison… ». Je me contente pour toute réponse de rire poliment. Quelques secondes plus tard, alors qu’il s’apprête à coller un tract, il m’adresse une autre pique : « Attention, je vais m’adonner à une pratique… ».

29L’ironie de ce militant, qui me reproche implicitement d’adopter une position trop distanciée, n’est pas sans lien avec le fait qu’il s’est lui-même engagé dans l’association après l’avoir fréquentée pour effectuer un travail universitaire. Comparée à sa trajectoire, la mienne témoigne sans doute d’une retenue qu’il a pu juger outrancière. Quelques semaines après cet échange, il sollicite mon engagement de manière directe et publique :

30

Au cours d’une RH du second semestre 1998, Pierre propose d’établir un bilan des données épidémiologiques disponibles afin d’élaborer un discours sur ce thème pour le 1er décembre (Journée mondiale du sida). Il me cite nommément comme disposant des compétences adéquates pour un tel travail. Son objectif est de révéler les données épidémiologiques supposément camouflées par les pouvoirs publics. Je suis sceptique sur la démarche, mais j’accepte de collaborer. Par mon intermédiaire, nous prenons rendez-vous avec la responsable de la surveillance épidémiologique du sida en France, que je connais de par notre participation commune au comité de rédaction d’une revue sur le sida. Elle s’est par ailleurs adonnée à la recherche qualitative en sociologie et j’ai eu précédemment l’occasion de lui décrire ma méthode d’enquête au sein d’Act Up. Le rendez-vous se passe mal : Pierre, qui a un a priori négatif vis-à-vis de l’épidémiologiste, lui reproche de dissimuler des chiffres et la rencontre s’achève par un sentiment de colère réciproque. En dépit de l’absence de révélations inédites, un article est écrit dans Action, la lettre mensuelle d’Act Up-Paris, se réclamant d’une « épidémiologie politique » et prétendant dévoiler des données cachées. Étant donné la situation, j’interromps dès qu’il m’en est possible mon investissement sur ce dossier. Je serai plus tard sollicité indirectement lorsqu’au cours d’une RH un vice-président cherchera des volontaires pour relancer le projet, puis directement lorsque le même laissera un message sur mon répondeur téléphonique pour me demander de reprendre le dossier, ce que je ne ferai pas. Pendant les mois qui suivront l’événement, l’épidémiologiste semblera garder ses distances avec moi, jusqu’à ce jour de l’année 2000, lors des Assises de Aides (la principale association de lutte contre le sida en France), où je l’entendrai dire que je suis la seule personne d’Act Up avec laquelle elle s’entende, me désignant ainsi comme un activiste à part entière, tandis que dans l’association mon retrait se faisait plus manifeste que jamais.

31Cet épisode éclaire le caractère doublement négocié de la distance à construire avec l’objet ou le groupe : d’un côté des activistes qui m’incitent à plus d’engagement et, de l’autre, certains professionnels ou chercheurs qui observent avec circonspection ou confusion mon activité militante. Ici, la construction de la distance ne dépend pas du seul rapport au groupe étudié mais aussi des regards extérieurs qui la jaugent et l’évaluent tant bien que mal ; les acteurs participant à la définition du statut de l’ethnographe, de la relation ethnographique et de la distance à construire avec le groupe ethnographié, ne sont donc pas seulement les membres de ce groupe.

32C’est que ma posture avait la particularité d’être plurielle, dans un espace social où les positions sont souvent moins indéterminées, la rhétorique de certains (Act Up en premier lieu) visant précisément à se définir en opposition aux autres. J’ai ainsi débuté mon observation participante tout en exerçant une activité salariée de documentaliste dans une autre association de lutte contre le sida – le Centre régional d’information et de prévention du sida (Crips) – ce qui n’était pas toujours bien vu à Act Up. En effet, mon arrivée succédait de peu à une période où l’on pouvait entendre le président d’alors, Cleews Vellay, prononcer une formule qui restera célèbre dans l’association : « Il y a ceux qui meurent du sida et ceux qui en vivent ; je n’ai pas choisi mon camp [8]. » Heureusement, la relative neutralité du Crips faisait de mon activité salariée une qualité généralement peu stigmatisante ; de plus, je n’étais pas le seul membre d’Act Up à appartenir à d’autres associations de lutte contre le sida. J’ai ensuite été boursier de l’Agence nationale de recherches sur le sida (ANRS), organisme par ailleurs susceptible d’attirer les foudres d’Act Up et déjà « zappé » par l’association.

33Cette multipositionnalité, vécue comme une ambivalence, n’a jamais cessé de susciter une certaine confusion dans la perception qu’avaient les uns ou les autres de ma position. Au sein d’Act Up, cette posture plurielle faisait de moi un personnage parfois considéré avec méfiance. Par exemple, au cours de l’assemblée générale de septembre 1999, alors que je demande au militant qui les distribue un deuxième exemplaire des documents remis aux adhérents, celui-ci me répond : « Non, toi t’es un indic, tu connais trop de gens à l’extérieur ! » En dehors de l’association, certains chercheurs ou une partie de mes collègues de travail me disaient souvent « vous », et non pas « ils », lorsqu’ils me parlaient d’Act Up, m’assignant à une place étroitement située – dans le sens où, souvent, le propos visait à commenter une position d’Act Up en opposition à d’autres, auxquelles j’aurais pourtant pu adhérer moi aussi.

Subjectivité et libido politique

34La question de savoir si l’ethnographe entretenait préalablement une familiarité avec son terrain suppose parfois un jugement sur la démarche de recherche qui, effectuée dans un cadre familier, révélerait un biais en raison de motivations supposées moins scientifiques que dans le cas inverse [9]. Lorsque l’objet d’étude est une mobilisation, l’implicite de la question porte aussi, et peut-être surtout, sur la « libido politique » (Siméant 2002) du chercheur, c’est-à-dire ses valeurs, et donc ses motivations extrascientifiques [10]. Cette expression est particulièrement appropriée dans le cas d’une enquête sur Act Up, puisque sur ce terrain, la question sexuelle est constitutive de l’engagement ; la motivation du chercheur est dès lors recherchée du côté à la fois de sa gestion de l’identité sexuelle et de ses dispositions militantes.

35La question qui m’a été posée si fréquemment soulève ainsi le problème de la subjectivité du chercheur en sciences sociales. Bien que la prise en compte par le chercheur de son expérience subjective soit mieux admise, voire recommandée, elle ne peut être convoquée comme un simple outil méthodologique, car interviennent inévitablement des mécanismes psychologiques, de défense ou de projection par exemple, qu’il n’est pas aisé de contrôler. À l’instar de Cécile Péchu (2006), j’ai longtemps évacué de ma problématique tout questionnement susceptible de renvoyer de trop près à ma subjectivité. Au départ, l’objet choisi pour ma thèse concernait les formes de ritualisation publique autour de la mort par sida, parmi lesquelles je voulais montrer que figuraient les actions publiques d’Act Up (Broqua 1998). Il s’agissait là, me semblait-il, d’une dimension cachée dont la mise au jour pouvait être l’œuvre légitime d’un anthropologue. J’ai ainsi tout d’abord fait l’impasse sur la question de l’homosexualité, pourtant centrale sur mon terrain et peu prise en compte explicitement dans les travaux sur Act Up. Progressivement cependant, je prenais conscience de la nécessité d’analyser ce qui faisait finalement la particularité de l’association : la construction d’une cause articulant deux aspects généralement objets de mobilisations séparées, la maladie et la sexualité. J’ai ainsi décidé de placer la dimension homosexuelle de la mobilisation au centre de mon travail après avoir redécouvert la une d’un hebdomadaire datant du début des années 1990 : sur fond noir, on y voyait un triangle rose et un titre en lettres blanches : « Les homosexuels après le choc du sida. » Le contenu implicite de cette couverture m’a alors révélé une compréhension de l’action d’Act Up que j’avais inconsciemment développée : l’association avait rendu possible un travail de mise en cohérence de deux ordres d’expérience souvent pensés séparément, à savoir la sexualité (l’homosexualité) et la maladie (le sida).

36Mais adopter un tel angle d’analyse supposait aussi de laisser s’accomplir un retour du refoulé, obligeant à une approche réflexive sur le processus même de compréhension. Car le phénomène que je mettais au jour était aussi celui qui pouvait justifier mon intérêt pour l’association : je devais donc accepter d’être concerné par le phénomène qui m’était progressivement apparu central, pour en faire le cœur de mon propos. Ainsi, la relation entre ma subjectivité et l’objet finalement construit m’a tout d’abord interdit de le traiter, puis finalement aidé à le comprendre, dès lors que j’avais admis l’existence de ce lien. La réflexion sur mes caractéristiques personnelles m’a conduit à admettre que la compréhension des logiques de l’engagement militant au sein d’Act Up n’était pas séparable de celle des motifs de mon engagement ethnographique.

37Issu d’une famille marquée par une forte tradition de militantisme politique (parti communiste), syndical (Confédération générale du travail) et associatif (mes deux grands-pères se sont connus au Mouvement de la paix), je n’avais jamais milité avant de commencer mon étude sur Act Up, à l’exception d’une participation sans enthousiasme aux mouvements étudiants et lycéens de 1986. À la réflexion, le choix de mon objet de recherche m’est apparu comme le produit combiné de dispositions héritées (tradition militante familiale) et de caractéristiques propres (identité sexuelle en premier lieu) [11]. En même temps, il me semble probable que sans prendre la forme d’un travail de recherche, cet engagement militant ne se serait jamais accompli. Pourtant, mon adhésion idéologique et affective à l’association a longtemps été grande. Comme de nombreux militants, j’ai connu l’effet de surprise enthousiasmée que peut provoquer la première rencontre avec Act Up.

38Lorsque je me suis rendu pour la première fois en RH, je m’attendais à rencontrer un groupe d’une vingtaine de personnes installées autour de tables disposées en rond dans une petite salle, égrainant de manière austère un ordre du jour ordinaire. Ce que j’ai découvert était tout autre : une assemblée nombreuse où le sérieux le disputait au désordre, le tragique à la dérision. Des gestes récurrents d’affection partagée reliaient les corps, traduisant une étonnante solidarité. Je n’avais jamais rien vu de tel. Durant mon premier travail de terrain en 1993, mon rapport au groupe était presque fusionnel, même si j’étais largement étiqueté comme « ethnologue ». Les conditions de ce premier séjour furent favorisées par mes dispositions initiales : un regard neuf voire naïf, un fort enthousiasme lié à la découverte de l’association, une capacité spontanée à me fondre dans le groupe et à nouer des relations informelles sans pâtir de mon étiquette d’ethnologue, une faible préoccupation (devenue par la suite obsédante et inhibante) de la « bonne distance »… Le sentiment de culpabilité accompagnant la sortie de terrain n’en fut que plus fort.

39À mon retour sur le terrain en septembre 1994, mon rapport à l’association se trouvait nettement modifié : le groupe autant que moi avions changé, et c’est une distance très nette qui désormais guidait mes pas. Je n’ai cependant jamais éprouvé de désaccord idéologique ou « politique » avec l’association, y compris au sujet des prises de position les plus contestées et les moins assumées a posteriori, jusqu’au moment précis de mon retrait du groupe.

40J’ai décidé de la date à laquelle j’ai quitté le terrain plusieurs mois avant qu’elle n’advienne : je souhaitais suivre Act Up jusqu’à la célébration de son dixième anniversaire lors de la Gay Pride en juin 1999 et j’ai effectivement cessé l’ethnographie du groupe dès la rentrée suivante. C’est pourtant ce jour-là que s’est produit un événement dont la prise en compte s’avérait cruciale pour ma recherche : la mise en cause par Act Up des homosexuels séropositifs faisant le choix de comportements sexuels non protégés, qui marquait le premier jalon d’une longue controverse opposant en particulier l’association à deux écrivains. Pour la première fois, Act Up adoptait une position à laquelle j’étais hostile.

41C’est pourquoi, environ dix-huit mois plus tard, je décidais de prendre la plume avec deux amis (dont Christophe Martet) pour écrire un texte dans Libération (Broqua, Clouzeau et Martet 2000) après que le quotidien ait fait état du retour des comportements à risque chez les gays à travers quelques articles sensationnalistes, suite aux alertes lancées par Act Up. Il s’agissait de contester les représentations sans nuances données ici des homosexuels, au détriment de leur propre parole. Ayant quitté mon terrain depuis plus d’un an et connaissant par ailleurs l’opposition de nombreux anciens militants de l’association aux positions qu’elle défendait alors, j’osais enfin sortir de ma longue réserve pour exprimer (indirectement mais publiquement) un désaccord. Et c’est aussi ainsi que s’explique la perspective « critique » que j’ai adoptée pour l’analyse de cette controverse (Broqua 2006a).

Entre distance et proximité : une tension commune

42La distance nécessaire à l’objectivation se construit en premier lieu par le regard. On peut s’imposer une participation « physique » limitée mais fusionner intérieurement avec le groupe étudié. Ce fut mon cas dans les premiers temps. Mais un regard distancié s’est peu à peu instauré. La durée de mon travail de terrain n’y est pas étrangère : outre que j’ai tenu à historiciser mon objet (et historiciser un objet appréhendé en grande partie par observation ethnographique suppose de laisser le temps s’écouler), il m’a fallu aussi un certain temps pour adopter le recul me permettant à la fois de tirer profit de ma subjectivité et de porter un regard distancié et « critique » sur l’association.

43Avec le recul pourtant, je considère avoir trop limité ma participation, non pas que cela m’aurait permis de mener une ethnographie plus fructueuse, mais sans doute plus confortable. Je n’ai finalement pas cessé de craindre voir se réduire la distance, et j’ai indéniablement pris trop au sérieux le risque d’être perçu de l’extérieur comme fusionnant avec le groupe, et trop légèrement la sollicitation des militants qui s’est exprimée de manière de plus en plus pressante au fur et à mesure que se réduisaient les effectifs. Et sans doute ai-je surestimé l’impact qu’aurait eu une participation supérieure sur les événements que je m’étais donné pour but d’observer sans en influencer le cours. Ne pas produire de perturbation sur le terrain, neutraliser sa présence, situer l’implication aux endroits où elle peut se fondre dans les pratiques collectives : autant de préoccupations constantes jusqu’à l’obsession, que seuls permettent de relativiser le recul et les rares lectures qui contrent l’évidence trop peu discutée des perturbations induites par la présence de l’ethnographe (Soudière 1988 ; Jeudy-Ballini 1994).

44Selon Martin de la Soudière (1988), c’est « l’inconfort du terrain » qui conduit l’ethnographe à surévaluer l’effet perturbateur de sa présence, et qui également motive son implication par la volonté de se donner un rôle, plus que par un irrépressible désir de s’engager. Je ne saurais trop faire mienne cette assertion. L’inconfort du terrain, c’est d’abord ici la mauvaise conscience que génère une approche se voulant distanciée et inscrite dans la durée, en situation de proximité avec des personnes confrontées à la maladie et au risque de mort, pour qui l’action et l’urgence sont les principaux mots d’ordre. Certains militants proches de moi m’ont parfois reproché avec un humour ambigu le fait qu’ils avaient largement le temps de mourir avant que mon travail n’aboutisse. Le fréquent sentiment de culpabilité de l’ethnographe, qui craint de déposséder ou de trahir les enquêtés, s’est trouvé amplifié ici par l’objet même de la mobilisation étudiée, mais aussi heureusement atténué par les avancées thérapeutiques qui ont marqué l’histoire du sida en France pendant la durée de mon travail de terrain, et qui ont à ce jour sauvé presque tous les militants séropositifs qui étaient devenus des amis. Si l’on admet que l’inconfort du terrain tient ici en grande partie à ce risque qui menace de manière différenciée de nombreux militants, soit biologiquement soit psychologiquement par confrontation à la mort ou simplement par identification, on comprend que l’ethnographe est loin de faire figure d’exception, et que l’inconfort du terrain ne lui est donc pas réservé.

45De même, la distance que l’on reproche à l’observateur participant, sur le terrain de la lutte contre le sida, ne lui est pas entièrement spécifique, en ce sens qu’elle n’est pas absente des relations sociales qui s’y observent et s’y vivent. En témoigne la scène ouvrant cet article issue du film Jeanne et le garçon formidable, coréalisé par un militant « historique » d’Act Up, Jacques Martineau. Le lecteur pourrait penser que cet échange est un clin d’œil adressé (avec plus ou moins de bienveillance) à l’ethnographe. S’il n’est pas impossible que ma présence dans l’association lui ait donné l’idée d’attribuer cette activité au second personnage masculin du film, le centre du propos est ailleurs. Ce passage doit surtout être compris comme une figure métaphorique mettant en scène la distance problématique et difficilement réductible qui sépare ceux qui souffrent dans leur corps de ceux qui s’engagent dans la lutte contre le sida sur la base de motifs certes liés à une proximité à la maladie, mais sans être eux-mêmes infectés par le VIH. Lors d’un entretien réalisé en 1993, J. Martineau m’expliquait qu’il était séronégatif et qu’il avait intégré Act Up sur la sollicitation d’un ami séropositif qui venait d’y entrer ; il était alors lui-même doctorant, mais travaillait sur l’opéra et non sur l’activisme sida.

46La situation de l’ethnographe apparaît ainsi comme le modèle paradigmatique d’une distance séparant ceux qui sont affectés dans leur chair de ceux qui, par leur engagement, leur proximité affective, leur empathie ou leur désir ardent de comprendre, le sont aussi, mais différemment. Autrement dit, nous sommes ici dans un univers où les présences se légitiment par des expériences différenciées, difficilement réductibles les unes aux autres. Et par leurs différences, ces expériences configurent des distances d’intensités variables, entre les individus et l’objet qui fonde leurs engagements, mais aussi entre les individus eux-mêmes. Finalement, de même que l’expérience de l’ethnographe dans cet espace n’est pas seulement la sienne, son souci de la « bonne distance » pourrait n’y avoir rien d’unique [12].

Bibliographie

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Date de mise en ligne : 28/08/2009.

https://doi.org/10.3917/gen.075.0109

Notes

  • [1]
    Voir principalement : Broqua 1998, 2006a, 2006b ; Fillieule et Broqua 2000, 2005 ; Broqua et Fillieule 2001, 2009 ; Pinell et al. 2002.
  • [2]
    Sur les différentes formes possibles d’engagement ethnographique en terrain militant, et sur leurs enjeux évoqués à partir d’expériences concrètes, voir notamment : Roy 1970 ; Thorne 1979 ; Snow, Benford et Anderson 1986 ; Smith 1990 ; Grills 1998 ; Lichterman 1998 ; Boumaza 2001 ; Massicard 2002 ; Péchu 2006 ; Bizeul 2007 ; Havard-Duclos 2007.
  • [3]
    « Critiquer de mauvaises décisions est indispensable. S’attaquer, comme le fait Act Up, à la personne de Dominique Charvet relève d’une tactique de terreur que je récuse fermement » (Pollak 1991a : 180-181).
  • [4]
    L’observation participante au sein d’un mouvement militant confronte ainsi parfois au problème de la participation à des actions jugées violentes ou à des pratiques illégales, qui pourront éventuellement mener l’ethnographe au poste de police, voire en prison dans les cas extrêmes. Ces moments peuvent aussi être ceux qui mettent à l’épreuve le rôle qu’accepte d’endosser l’ethnographe (Thorne 1979).
  • [5]
    Ce militant n’est pas le seul à connaître le principe de l’observation participante ; Didier Lestrade, cofondateur de l’association, y fait référence dans son ouvrage sur Act Up, au moment où il décrit les réunions de l’ANRS sur la recherche thérapeutique auxquelles il participe : « En fait, j’étais à la fois éberlué et émerveillé d’être ainsi le témoin d’une recherche qui s’accomplissait devant moi, de pouvoir observer les rivalités entre les chercheurs, noter qui avait le dernier mot, surveiller la façon dont les conflits directs étaient résolus ou, au contraire, agrandissaient le fossé entre des groupes de chercheurs. De plus je participais à des discussions vraiment passionnantes sur l’avenir de tel médicament ou les possibilités de stratégie de combinaison. C’était presque de l’anthropologie participante » [je souligne] (Lestrade 2000 : 144). Il faut préciser que le groupe interassociatif au titre duquel il mène cette activité a lui-même été ethnographié par deux sociologues (Barbot 2002 ; Dalgalarrondo 2004).
  • [6]
    Je viens alors de distribuer le questionnaire d’une enquête quantitative au cours d’une RH.
  • [7]
    Cette remarque s’inspire directement d’un visuel publié par l’association en 1993, sur lequel on peut lire : « En 1940, ils regardaient passer les trains. Aujourd’hui, ils contemplent l’hécatombe » (Action… 1993 : 3). On retrouve là une forme rhétorique classique pour l’association qui manie à l’envi la métaphore guerrière ou (plus rarement) génocidaire.
  • [8]
    Cleews Vellay est décédé des suites du sida le 18 octobre 1994.
  • [9]
    Il ne s’agit évidemment pas de suggérer ici que toutes les postures sont équivalentes. Deborah B. Gould, auteur d’un travail de référence sur Act Up aux États-Unis, montre bien à partir de son cas les contraintes imposées par le passage du rôle de « participant » à celui d’« observateur » (Gould 2003).
  • [10]
    L’interrogation sur la « libido politique » du chercheur est relativement classique : dans un article fameux, Howard S. Becker (1967) discute les enjeux qui la sous-tendent.
  • [11]
    Il y a quelques années, un article du quotidien Sud-Ouest consacré à la trajectoire d’engagement politique et syndical de mon grand-père maternel se concluait ainsi : « Christophe, un de ses petit-fils milite à Act Up. La relève est assurée. » Cette seule fois, la réduction récurrente de mon statut d’observateur participant à celui de « militant à Act Up » ne m’a pas dérangé.
  • [12]
    J’adresse un clin d’œil reconnaissant à Éliane Daphy, Agnès Jeanjean, Cécile Péchu et Johanna Siméant qui ont rendu possible cet exercice réflexif. Ce texte est dédié à la mémoire de Robert Benoit et Jean Broqua.
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