Genèses 2008/4 n° 73

Couverture de GEN_073

Article de revue

La surveillance économique dans la Tchécoslovaquie des années 1960

Pages 75 à 96

Notes

  • [1]
    Là encore, la bibliographie est inexistante sur la Tchécoslovaquie, mais un exemple de politique de gestion de l’économie au quotidien est fourni pour la Pologne par l’étude de Dariusz Jarosz (université de Varsovie) sur le contexte sociopolitique de la consommation de viande en Pologne communiste, présentée lors du colloque « Ouverture des archives et écriture de l’histoire dans les sociétés post-communistes », Nanterre, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), 4-5 octobre 2007.
  • [2]
    Le meilleur exemple de la manière dont le regard « policier » vient mettre à jour le fonctionnement d’une société dont il dissout les solidarités est celui étudié par Emmanuel Le Roy Ladurie (1996).
  • [3]
    À nouveau, ces questions sont bien mieux étudiées dans le contexte est-allemand que pour la Tchécoslovaquie. Voir Zatlin (2007).
  • [4]
    Nous avons choisi ces entreprises afin de conserver une unité dans leur traitement policier, toutes dépendant de la même section régionale du ministère de l’Intérieur (KS MV), celle d’Ustí nad Labem. Néanmoins, pour étudier des cas aussi divers que possibles, nous avons sélectionné des branches différentes : mine, entreprise du verre, bâtiment, institut vétérinaire… Nous avons ainsi pu suivre les éléments constants de ce type de surveillance et la manière dont la StB s’adapte à différents « publics », différents groupes de travailleurs et différents types de solidarités.
  • [5]
    Si l’on retient la définition de Jacques Lagroye (1985 : 402) de la légitimation, à savoir « un ensemble de processus qui rendent l’existence d’un pouvoir coercitif spécialisé tolérable, sinon désirable, c’est-à-dire qui le fassent concevoir comme une nécessité sociale, voire comme un bienfait », l’activité policière dans l’économie, en tentant de prévenir les dysfonctionnements qui enrayent son bon fonctionnement, est un élément important de ce travail de légitimation.
  • [6]
    Archives du ministère de l’Intérieur (par la suite AMV), dossier d’objet (plus loin OB) 1746 MV : « Pozemní Stavba », ouvert le 3 septembre 1957.
  • [7]
    AMV, fonds A34, dossier 1967 (plus loin AMV/A34/1967) : « Brève analyse de l’évolution politique et économique de la région de Bohême du Nord et conclusions des enquêtes menées sur les accidents et les pannes dans l’industrie », document de la KS MV Ustí nad Labem de 1961 qui propose une liste aussi longue que vague (et potentiellement extensible à l’infini) de tous les problèmes qui peuvent être les symptômes d’un sabotage.
  • [8]
    AMV/A34/1802 : « Opérations de la StB dans l’industrie et l’agriculture », document de 1962.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    À ce titre, l’activité de la StB revient à « créer » du crime là où ses interlocuteurs n’en voient pas forcément. Son rôle se rapproche de celui des « entrepreneurs de morale » décrits par Howard S. Becker dans la lutte contre la déviance (1985).
  • [11]
    AMV/OB 1728 MV : « Setuza ».
  • [12]
    AMV/A34/1802 : « Opérations de la StB dans l’industrie et l’agriculture », document de 1962.
  • [13]
    AMV/A34/1800 : « Rapport sur les incendies dans les régions tchécoslovaques en 1959 ». La StB constate des problèmes équivalents dans l’industrie : A34/1966 : « Lutte contre les incendies dans les industries », document de 1959 concernant la Slovaquie du Nord.
  • [14]
    AMV/OB1729 MV : « Cementárna ?ižkovice ».
  • [15]
    AMV/OB 1727 MV : « Chemoprojekt ».
  • [16]
    AMV/OB1746 MV : « Pozemní Stavba ».
  • [17]
    AMV/OB1741 MV : SPUS « Nový Bor ».
  • [18]
    Directive reproduite dans le dossier AMV/A34/1823 : « Petite aide méthodologique à la réalisation de mesures préventives et prophylactiques dans le travail de la Sûreté de l’État ».
  • [19]
    Association de réfugiés sudètes.
  • [20]
    AMV/A34/2475 : « La défense conspirative de l’économie nationale », intervention non signée à un séminaire organisé au ministère de l’Intérieur en 1967.
  • [21]
    AMV/A34/2474 : « Évaluation de l’action menée et perspectives de travail de la StB dans l’économie nationale », rapport de la HS (Hlavní Správa, Section centrale) StB de novembre 1967.
  • [22]
    AMV/A34/2469 : « Formes et méthodes des activités hostiles des centres d’espionnages et des monopoles occidentaux envers l’économie tchécoslovaque », rapport de 1965.
  • [23]
    AMV/A34/2464 : « Opérations des services du Contre-espionnage en 1964 ».
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    AMV/A34/2470 : « Formes et méthodes des activités hostiles des centres d’espionnages et des monopoles occidentaux envers l’économie tchécoslovaque », rapport de 1966.
  • [26]
    AMV/A34/2474 : « Évaluation de l’action menée et perspectives de travail de la StB dans l’économie nationale », rapport de la HS StB de novembre 1967.

1Plus de quinze ans après la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, la recherche historique reste encore largement embryonnaire sur nombre d’aspects de la vie quotidienne sous la dictature communiste. Pour des raisons complexes où se mêlent enjeux politiques, mémoriels et institutionnels, les travaux historiques sur le communisme restent concentrés sur les questions répressives, vues comme l’alpha et l’oméga de la politique du régime (Mayer 2003). Dans ce cadre, la police secrète du régime, la Sûreté de l’État (Státní Bezpečnost, StB), considérée comme la principale actrice du système répressif, attire l’essentiel des travaux. Ceux-ci s’intéressent en premier lieu à la description des structures de l’institution et à ses mutations, censées expliquer l’essentiel des transformations des politiques et des pratiques répressives au cours des quarante ans qu’a vécu le régime (Žáček 2005). Dans un second temps se développent des ouvrages consacrés aux grandes actions répressives, avec une focalisation traditionnelle, d’une part sur le stalinisme (Kaplan 1978, 1999) et, d’autre part, sur la normalisation, après le Printemps de Prague (Cuhra 1997a). Entre ces deux périodes tragiques de l’histoire tchécoslovaque, les années 1960 n’ont attiré que très peu d’études (Cuhra 1997b), alors même qu’elles représentent une période cruciale de transformation du régime. Le lent reflux des pratiques de domination les plus violentes à la fin des années 1950, la rédaction d’une nouvelle constitution censée marquer l’avènement de « l’État du peuple entier » en 1959, une large amnistie pour les prisonniers politiques en 1960, tout ceci indique un changement progressif du pouvoir et de ses pratiques répressives au tournant des années 1960. Ce phénomène encore trop peu étudié marque aussi bien les grandes orientations du Parti communiste tchécoslovaque (à l’avenir, nous utiliserons le terme « Parti ») (Pešek 2005) que l’activité quotidienne de la StB (Huguenin 2007), et invite à réfléchir sur les nouvelles orientations d’une part du Parti, et, d’autre part, de sa police secrète. En effet, la relative détente des années 1960 pose d’emblée la question de la nouvelle place de la StB dans l’organisation du pouvoir et de celle de la répression dans la mise en place de nouvelles formes de domination. Comprendre la mise en place et la structuration de celles-ci nécessite un regard global qui englobe à la fois le temps court des décisions politiques et le temps long des habitudes professionnelles, en prenant en compte l’échelle nationale des grandes orientations du Comité central comme l’échelle locale de l’implémentation de ces décisions dans le travail quotidien des organes de terrain du régime.

2S’interroger sur la surveillance économique permet d’aborder de front l’ensemble de ces questions. En effet, les années 1960 sont en Tchécoslovaquie des années de profonde crise économique. Dès 1958, la production ralentit fortement et, malgré une relance temporaire au début des années 1960, la crise s’installe définitivement en 1963, où elle ne cesse de s’accentuer malgré les différents projets émis par le Parti pour relancer la croissance. Dès lors, à ses yeux les questions économiques deviennent prioritaires et il y déploie l’ensemble de ses ressources, au rang desquelles la répression figure en bonne place [1]. Les années 1960 sont donc marquées par un investissement croissant des fonctionnaires de police dans la gestion quotidienne de l’économie socialiste, afin d’assurer son fonctionnement harmonieux en pourchassant les trafiquants, les saboteurs et les profiteurs. Cependant, cette insertion de la police dans les rouages complexes de l’économie planifiée ne se fait pas que sous la forme d’une répression traditionnelle : elle est aussi l’occasion pour les travailleurs de terrain de la StB d’observer, surveiller, voire prendre en charge un certain nombre de problèmes se manifestant à l’échelle de l’entreprise.

3Le rôle des entreprises dans l’encadrement social des populations a déjà été largement étudié en République démocratique allemande (RDA) (Kott 2001) et la complexité de leurs relations avec le Parti comme avec les organisations de masse est bien documentée pour ce pays (Genèses 2000). Sans être parfaitement transposable, ce cadre est largement valable pour la Tchécoslovaquie qui partage avec la RDA un important héritage industriel précommuniste. De plus, les entreprises sont le lieu central de la mobilisation politique, via les cellules du Parti et du syndicat, et depuis les années 1960, dans le cadre des brigades du travail socialiste. Les relations de pouvoir qui s’y développent reposent en partie sur la contrainte, mais n’excluent pas la recherche d’un compromis entre les attentes de la population (notamment celles des ouvriers dont les événements de Plze? en 1953 ont rappelé les capacités de mobilisation) et les impératifs du pouvoir symbolisés par le plan. Or, au sein de ces institutions complexes, l’insertion d’une logique et d’un regard policiers peut venir troubler les compromis et les arrangements plus ou moins légaux qui assuraient le fonctionnement de l’économie [2].

4S’interroger sur les formes d’action de la StB dans l’économie, notamment à l’échelle la plus locale (celle des départements), doit donc permettre de cerner le rôle de la police dans la structuration et l’évolution de certaines pratiques de domination où la répression n’est pas nécessairement l’élément dominant (Hürtgen 2007). De plus, les années 1960 voient le Parti chercher sans cesse de nouvelles solutions pour remédier à la crise économique et explorer des pistes aussi controversées et problématiques que l’ouverture à l’Ouest ou l’introduction de quelques mécanismes d’économie de marché. Se pose ainsi la question du décalage pouvant exister entre des pratiques locales marquées par une forte inertie et des impulsions nationales qui répondent à d’autres impératifs allant de la préservation de la paix sociale à la satisfaction des besoins des élites en termes de biens de consommation [3]. De la sorte, nous espérons participer au développement d’une histoire de la répression au quotidien qui remette en perspective l’activité de la StB, aussi bien dans ses relations avec les entreprises que dans ses conflits avec le Parti. Notre article se divisera donc en quatre parties permettant d’explorer dans un premier temps la structuration des services de surveillance économique (ekonomická kontrarozv?dka, EKR, contre-espionnage économique) et la mise en place de pratiques policières spécifiques à ces services. Puis nous nous pencherons sur la portée et les ambiguïtés de la principale activité de la StB dans l’économie, la lutte contre les sabotages, et nous montrerons comment cette lutte permet aux fonctionnaires de police d’imposer leur pouvoir de commandement aux entreprises et de prendre en main de larges pans du fonctionnement de l’économie tchécoslovaque. Enfin, nous verrons la progressive et difficile remise en cause de cette activité au milieu de la décennie, tant au sein même de la police où les conflits de conception de l’activité policière entre le centre et les départements s’accroissent, que dans les relations de plus en plus difficiles entre un parti souhaitant ouvrir l’économie vers l’Ouest et des fonctionnaires de police habitués à réprimer tout contact avec les pays capitalistes.

5Pour cette étude, nous nous appuyons sur deux grands types de sources : d’une part, les documents issus du fonds des sections centrales de la StB (fonds A34 des archives du ministère de l’Intérieur), qui donnent une vision générale de l’activité de l’EKR et de ses différentes réformes au cours des années 1960. D’autre part, une large partie de notre documentation est composée des « dossiers d’objets » (OB), c’est-à-dire les dossiers de la StB consacrés à la surveillance d’une entreprise en particulier. Il en existe plusieurs centaines mais cette étude repose sur dix d’entre eux, tous choisis dans la région de Bohême du Nord [4]. Enfin, cette documentation est complétée des documents issus de la Section des enquêtes judiciaires (fonds A3), la section de la StB chargée directement de la répression judiciaire. Ces sources sont donc exclusivement policières, ce qui correspond à notre projet de recherche plus large, mais ce qui limite évidemment la portée de notre propos : la manière dont cette activité policière est perçue ou reçue de la part des entreprises ou du Parti est laissée de côté, et ce travail est donc centré uniquement sur l’activité policière, le contexte dans lequel celle-ci s’inscrit n’étant lu qu’à travers ces sources très particulières que sont les dossiers de la StB.

L’invention d’un nouvel EKR

6Au cours de la période d’instauration du régime communiste tchécoslovaque, la répression est opérée essentiellement par les services du contre-espionnage politique, qui préparent les grands procès des années 1950 comme celui de Milada Horaková en 1950 ou celui de Rudolf Slanský en 1952. Dans ces années de terreur où le parti communiste cherche à se débarrasser par la violence de tous ses adversaires potentiels, l’économie n’apparaît qu’au second rang de ses préoccupations et dans les faits, la StB est une institution policière où les attributions des différents services sont très peu différenciées et où l’activité est aussi débordante que désorganisée (Kaminski et Persak 2005). Parmi les grandes opérations menées dans l’économie, l’opération K (pour koulak) de 1951 est la plus vaste, mais son objectif (assurer la collectivisation des campagnes par l’élimination des moyens et gros propriétaires et la nationalisation de leurs biens) est tout autant politique (éliminer une couche sociale peu favorable aux communistes tout en achetant la loyauté des paysans pauvres par la mise en commun des terres) qu’économique. En 1953, la StB passe sous la tutelle du nouveau ministre de l’Intérieur, Rudolf Barák, qui la réorganise en différentes sections centrales, et en sections régionales, elles-mêmes réparties en différents services. Pour la première fois apparaissent donc des services de contre-espionnage économique, mais la section politique reste prédominante, notamment avec le procès de 1954 contre les « nationalistes bourgeois slovaques » (Pešek 2000).

7La situation change en 1958-1959 sous l’influence de plusieurs facteurs. La crise qui se développe nécessite un ajustement du plan, alors même que l’économie, désormais presque entièrement nationalisée et planifiée, devrait en théorie donner la pleine mesure de sa supériorité sur le capitalisme. Par ailleurs, en 1959, le Premier secrétaire Antonín Novotný proclame l’avènement du socialisme, ce qui passe par une dernière relance de la collectivisation : les 30 % des terres agricoles encore aux mains d’exploitants individuels sont collectivisées, ce mouvement laissant une large place à la contrainte et à l’intimidation policière dans les campagnes. De plus, l’inscription de la nouvelle économie planifiée dans la durée fait craindre à la StB que l’ennemi, incapable désormais d’agir en dehors du système, ne s’immisce dans l’économie socialiste pour mieux la saboter. La priorité n’est donc plus à la lutte frontale contre un ennemi déclaré mais à la surveillance vigilante des endroits où il peut paralyser la marche vers le socialisme, notamment certains secteurs clés de l’économie. Dans ce cadre, l’EKR voit son rôle mis en avant, d’autant que la belle machine économique donne des signes suspects de ratés, à l’instar des gigantesques pannes et incendies qui retiennent particulièrement l’attention du Parti.

8L’année 1959 est marquée par le premier infléchissement net de la ligne du Parti vers une relative libéralisation (Marušiak 1999). Se préparant à faire de la Tchécoslovaquie le second État socialiste au monde, le Parti accepte ouvertement la détente idéologique promue par Nikita Khrouchtchev et face à laquelle il avait été si méfiant en 1956 (Blaive 2005). Les proclamations du XIe Congrès mettent l’accent sur la coexistence pacifique, et la poursuite de la compétition avec l’Ouest dans le domaine économique, dans le contexte de ce que les textes des années 1960 prennent l’habitude d’appeler la « révolution technique et scientifique » (Kaplan 1993). Enfin, ce tournant idéologique met en avant la nouvelle « unité morale et politique du peuple », ouvrant la voie à une réduction nette de la répression judiciaire. La nouvelle répression souhaitée par le Parti doit être « proche du peuple », ce qui signifie qu’elle doit se faire sur une base la plus locale possible et en y associant les organisations de masse (Parti, syndicat) et les institutions sociales que sont les entreprises. Dans ce but, le Parti met en avant la nécessité d’un meilleur enchâssement social de l’activité policière, la StB devant apprendre à nouer des liens avec les autres institutions du régime. Elle est ainsi appelée à participer à l’effort général de relégitimation opéré par le régime [5].

9Ce tournant prend une forme concrète, celle du dossier d’objet. Alors même que l’activité de l’EKR semblait encore largement ignorer les entreprises jusqu’en 1956, on voit de cette date se nouer les premiers liens entre la StB et les institutions économiques [6]. Néanmoins, c’est à partir de 1958 que s’ouvre la grande majorité de ces dossiers, qui deviennent en quelques mois la forme principale d’action de l’EKR. Or, l’apparition de ces dossiers n’est pas sans effet sur le mode de travail de la StB dans l’économie : en s’intéressant à la vie quotidienne des entreprises, elle se retrouve mêlée à des problèmes qui n’étaient pas de son ressort, et dont elle ignorait tout. De plus, la police secrète est désormais en contact régulier avec les entreprises et leur direction, ce qui introduit dans son activité une nouvelle logique importée de ces partenaires. Le dossier d’objet devient la forme universellement partagée de l’activité de surveillance économique, et les travailleurs opérationnels du centre du ministère de l’Intérieur travaillent de la même manière (quoique sur des entreprises et institutions plus centrales et plus sensibles) que leurs homologues des départements. Avec ces dossiers naît ainsi un « métier » spécifique que tous les policiers de l’EKR partagent.

10Le succès de cette forme de surveillance est également lié à son caractère très souple et très général : le choix des entreprises sensibles est laissé à la discrétion des départements, et le champ d’action étant potentiellement illimité, il donne à la StB à la fois la possibilité d’une surveillance panoptique et une grande liberté dans l’organisation de ses priorités. Par ce biais, la StB vient surimposer son système de contrôle social à celui des entreprises dans lesquelles elle s’investit. Le dossier d’objet représente donc la forme par excellence de rencontre entre les logiques policières et les logiques sociales et entre différentes formes de relations de pouvoir : lieu d’encadrement, l’entreprise devient aussi un lieu de surveillance policière.

11À côté de ces dossiers, le Parti émet un certain nombre de directives qui viennent renforcer le rôle de l’EKR et son champ d’activité. C’est en effet à l’hiver 1959 qu’est émise une directive importante sur la lutte contre les incendies qui charge notamment la StB de vérifier la mise en place des mesures anti-incendie dans les entreprises les plus vulnérables. À la faveur de cette campagne, la StB se voit reconnaître un droit de regard et d’expertise sur des domaines nouveaux.

Le temps des sabotages

12Le principal crime pour lequel la StB intervient dans l’économie au cours de cette première moitié des années 1960 est le sabotage. Il va de soi que l’acception de ce terme est très vaste, et qu’elle correspond à tout un ensemble de crimes censés entraîner des dysfonctionnements économiques et dont le moteur est l’hostilité envers le régime. Ceci signifie que cacher des retards dans le plan afin d’obtenir le payement des primes promises peut entrer dans cette catégorie s’il est établi que le coupable a agi « par haine du régime », au même titre que la dégradation volontaire d’une machine. En fait, le sabotage peut se dissimuler partout où le fonctionnement de l’économie n’est pas harmonieux. Or la StB (et au-delà le Parti) a une vision très extensive de ce qu’est un dysfonctionnement : une machine tombe en panne dans une entreprise jugée sensible et la StB y dépêche des enquêteurs, même lorsque la vieillesse de la machine rend inévitables des pannes régulières. Si la StB n’enquête pas sur toutes les pannes, ni tous les accidents du travail, ses missions sont cependant définies de manière suffisamment large pour que rien n’échappe à son champ d’action a priori, ce qui signifie qu’elle peut trier parmi les signaux qu’elle reçoit ceux qui lui semblent les plus intéressants. La conception policière du sabotage permet de criminaliser tout problème, même mineur, d’une manière ou d’une autre : si le sabotage reste le crime qui mobilise l’attention de la StB, le Code pénal distingue un grand nombre de crimes économiques permettant de judiciariser d’une manière ou d’une autre tout dysfonctionnement [7] (Malý 2004). De la sorte, c’est le degré d’implication du référent local de la StB dans l’investigation des problèmes qui crée une démarcation entre ce qui est considéré comme bénin, et ne nécessitant pas de sanctions pénales, et ce qui ressort du crime proprement dit.

13De fait, l’essentiel des problèmes qui remontent jusqu’à la StB concerne en réalité des manipulations du plan, de ses objectifs et de son remplissage. La StB est ainsi une spectatrice privilégiée des trafics et des arrangements locaux permettant de gérer les contraintes de l’économie planifiée tout en assurant la paix sociale. Et la plupart des affaires jugées pour sabotage au cours de ces périodes s’apparentent à des escroqueries aux primes de plan. Ainsi l’opération Argentina débute en 1957 lorsque le KS MV (Krajská Správa Ministerstva Vnitra, section régionale du ministère de l’Intérieur) Liberec apprend l’existence de problèmes dans les livraisons de voitures par l’entreprise Liaz à l’entreprise Motokov, chargée de les exporter en Argentine. Dans cette affaire, la StB découvre que les responsables de trois sites de production de voitures (des Škoda 603) se sont entendus pour ignorer le résultat de certains contrôles techniques et faire monter sur les voitures diverses pièces défectueuses, notamment des arbres à manivelle trop courts et dont l’utilisation endommage les moteurs. Dans cette affaire, la motivation première des directeurs était de remplir le plan et d’obtenir ainsi les primes prévues [8].

14Dans l’absolu, et malgré la gravité des trafics, rien ne semble devoir aboutir à une condamnation pour sabotage, mais plutôt pour « atteinte aux intérêts commerciaux à l’étranger » et « atteinte à la propriété socialiste ». Mais dans cette affaire, comme dans presque toutes celles que nous avons rencontrées, ce qui fait basculer l’enquête est soit la personnalité d’un des suspects, soit la nature de la production endommagée. Pour l’opération Argentina, le sabotage est établi car de tels trafics ont permis à la presse anticommuniste argentine de mener une campagne de dénigrement contre la Tchécoslovaquie : en « aidant » les ennemis du régime, on fait de soi un saboteur.

15Dans la plupart des cas, l’activité de sabotage est établie en reliant divers trafics et manipulations à la personnalité des suspects. L’opération Piesky illustre parfaitement ce mécanisme. Dans cette affaire, l’OO MV (Okresní Oddélení Ministerstva Vnitra, bureau de département du ministère de l’Intérieur) Bratislava enquête sur des fausses prospections géologiques réalisées par l’entreprise gérant les carrières de pierre de Slovaquie occidentale [9]. L’enquête prouve assez rapidement que beaucoup de gens étaient au courant des manipulations (fausses prospections, rapports falsifiés, plongées à seulement 3 m de profondeur au lieu de 15 m…) et ont soit laissé faire, soit directement profité des primes ainsi obtenues. Mais l’affaire prend une autre ampleur quand la StB découvre que parmi le service de prospection se trouve Aladár Salvianyi, un ancien membre des mouvements fascisants slovaques. Dès ce moment, la StB réussit à relier des problèmes économiques à un « ennemi du régime », et le plan général d’une enquête pour sabotage est en place : Salvianyi est d’emblée considéré comme le meneur et toute l’enquête est menée de telle sorte qu’elle confirme son rôle moteur, relativisant ainsi la complicité de ceux qui l’entourent. Pour boucler le dossier, il ne manque plus que la classique mention d’un lien quelconque avec l’Ouest, et la StB réussit, par le biais d’interrogatoires, à obtenir cet élément : deux employés auraient profité des moments où ils étaient censés forer pour se mettre à l’abri dans une roulotte en y écoutant RFE (Radio Free Europe) avec Salvianyi. Ainsi, les dispositions antirégime de Salvianyi sont définitivement établies et, par conséquent, les faux forages relèvent non de l’atteinte à la propriété socialiste mais du sabotage !

16Cette affaire illustre bien le fonctionnement de l’enquête policière dans ce type de dossiers. Le sabotage, pour la StB, est le croisement entre le crime d’atteinte à la propriété socialiste et celui de sédition ou subversion (concrètement, il suffit de tenir des propos anticommunistes pour commettre ce crime). Et, bien entendu, les ennemis traditionnels du régime sont les plus à même de servir à établir cette équation : par conséquent, l’enquête revient le plus souvent à chercher parmi les personnes ayant eu un lien avec le crime celles qui ont un passé « politiquement douteux ». Si une telle personne est trouvée, elle se voit mise au centre de l’affaire telle que le regard policier la reconstruit. En quelque sorte, le travail d’enquête, une fois le crime lui-même établi, revient à séparer le bon grain socialement fiable, qui peut être « sauvé » et n’être inculpé que de quelques délits mineurs, de l’ivraie « politiquement douteuse » qui subit la répression judiciaire. Dans l’opération Piesky, de nombreux ouvriers ont participé à ces manipulations et ont reçu des primes indues, mais leur « profil de classe » leur permet soit d’échapper à toute répression, soit de ne se voir infliger que des amendes pour atteinte à la propriété socialiste.

17Mais de la sorte, la StB introduit dans les équipes de travail des distinctions qui ne font souvent pas sens pour les travailleurs eux-mêmes [10]. Les comptes rendus d’enquête pour sabotage donnent dans l’ensemble l’image de petites équipes de travail solidaires et soudées contre les intrusions extérieures, que ce soit contre la direction de l’entreprise mécontente des dysfonctionnements, contre la police qui vient enquêter sur des trafics où chacun y gagne, ou contre les services de contrôle technique qui freinent la réalisation du plan. Ainsi dans l’affaire Argentina, malgré les oppositions des services techniques, les ouvriers des chaînes de montage font appel à la direction de l’entreprise qui tranche à chaque fois dans le sens du plan en autorisant l’utilisation des pièces défectueuses, y compris des cales de frein. Dans de telles configurations, l’irruption du regard policier est mal vécue et la StB peine à trouver des sources fiables de renseignement. C’est évidemment le rôle des informateurs, qui ne sont cependant pas mobilisables à chaque occasion, tant leurs effectifs sont faibles dans les secteurs productifs. Une entreprise sur laquelle porte un dossier d’objet compte généralement de quatre à dix agents (ainsi, l’entreprise Setuza, à Ústí nad Labem, compte quatre informateurs en 1963 pour plus de mille deux cents employés [11]), la plupart étant affectés à des services de direction ou à l’administration. Plus encore, ces agents sont souvent extrêmement évasifs quand il s’agit de parler des problèmes économiques à leur officier référent : dans le cas de l’opération Piesky, l’information dont part l’enquête est donnée par un agent, mais celui-ci ne la fournit qu’après avoir quitté l’entreprise depuis plus de deux mois. Il semble que dans la majeure partie des cas, et cela est d’autant plus vrai lorsque les agents sont de simples ouvriers (les ingénieurs et le personnel technique semblent plus « bavards »), les solidarités de groupe forment un écran efficace à la pénétration du regard policier. Lorsqu’il mène l’enquête, le policier cherche à recruter d’autres informateurs au gré des circonstances, mais il peine fréquemment à en trouver qui soient capables de faire ce qu’on attend d’eux : soit comprendre le crime (il faut pour cela avoir des compétences techniques), soit obtenir la confiance des suspects.

18À défaut de disposer de ces sources d’informations secrètes permettant de contourner le mur de silence que les collectifs de travail leur opposent, les policiers utilisent les canaux officiels d’information et de pression. La police mobilise ceux qu’on appelle les aktiv, et ses hommes de confiance pour obtenir des informations souvent partielles mais qui contribuent au minimum à documenter « l’aspect objectif » des crimes et leur contexte, et, de même, à cibler les suspects en puissance. Là encore, les petits trafics économiques profitant à tous parce qu’ils permettent d’obtenir les primes de plan, les policiers ont du mal à rompre le silence hostile qui les accueille et les travailleurs opposent une forte solidarité de groupe face à l’irruption du regard policier. Le plus souvent, ce sont donc les interrogatoires souvent longs et pénibles des divers témoins des incidents qui rendent possible d’isoler les travailleurs du groupe et de fissurer les solidarités. Ainsi, en octobre 1962, dans l’usine mécanique de Kralovopolska à Brno, on découvre une usure anormale (rayures profondes) dans un échangeur de flux d’hydrogène destiné à être fourni à l’Union soviétique (URSS). D’après l’équipe de nuit qui a décelé le problème, la dégradation est sans doute intentionnelle. Le problème est que le site accueille plus de deux cents employés de nuit. La StB envoie donc six policiers sur le site au cours de la nuit suivante pour mener l’enquête, exerçant ainsi une forte pression sur le personnel, pression accentuée par la présence d’hommes de confiance qui passent parmi les personnels en les encourageant à coopérer, et recueillant en parallèle des informations [12].

19Par ce type de pratiques, la StB parvient à obtenir les renseignements dont elle a besoin pour cibler ses suspects. Dès ce moment, les choses s’accélèrent, d’autant que les enquêtes se font le plus souvent en interrogeant des suspects placés en détention préventive. Or la détention préventive, au-delà des moyens de pression qu’elle autorise sur les suspects, permet notamment de désigner un coupable aux yeux des autres employés de l’entreprise : tous les rapports que nous avons lus montrent que ce moment clé de l’enquête permet la rupture définitive des solidarités de groupe qui se reforment contre le suspect ainsi identifié. Dans l’affaire Piesky, c’est le moment où les ouvriers les moins compromis chargent Salvianyi en évoquant l’écoute de RFE, et dans l’affaire de l’échangeur d’hydrogène de Brno, c’est le moment où les collègues du suspect identifié se mettent à évoquer sa rancœur contre le régime qui lui a refusé la poursuite de ses études, et le fait qu’il a bien approché l’échangeur endommagé muni d’un chalumeau qui a sans doute servi à le rayer. Une fois que la StB a ainsi désigné clairement un suspect, tous les autres protagonistes s’empressent de mettre sur son compte leurs propres erreurs (soit en s’abritant derrière des positions de soumission hiérarchique, soit en évoquant diverses formes de contrainte ou d’influence néfaste), et font de lui un véritable bouc émissaire. La police elle-même s’attend à ce « lâchage », au point de s’offusquer lorsque la direction d’une entreprise, sollicitée par la StB, émet sur un suspect déjà en détention un rapport favorable à tout point de vue. Alors même que cette détention ne préjuge pas de l’issue finale de l’enquête, elle permet la rupture des solidarités de base et, en désignant un bouc émissaire, accélère la construction du sabotage comme acte organisé centralement par une personne ou un petit groupe.

Une police envahissante : la StB au cœur de l’économie tchécoslovaque

20Au début des années 1960, la sphère d’activité de la StB s’étend rapidement. Avec la directive incendie précédemment évoquée, la StB entre de plain-pied dans les dysfonctionnements et les problèmes de l’économie socialiste, y compris ceux qui ne relèvent en aucune manière du sabotage. En 1959, lors d’une vérification de l’application de cette directive dans la région de Karlový Vary, la StB découvre une situation catastrophique [13]. Les responsables des fermes d’État sont ainsi le plus souvent incapables de montrer la directive aux inspecteurs, les techniciens en charge de la sécurité ont d’autres priorités puisque leurs attributions concernent l’ensemble de la sécurité du travail, et surtout le matériel et les bâtiments sont dans un état déplorable : bâtiments en ruine, murs coupe-feu délabrés, extincteurs souvent en mauvais état, matériel de lutte contre les incendies stocké près des sources d’incendie ou d’autres instruments susceptibles de les dégrader… Face à cela, les directeurs d’entreprises évoquent le manque de moyens matériels : construire un mur anti-incendie exige des fonds et du personnel, deux ressources dont les fermes manquent. Les installations électriques et les conduites d’eau sont en ruine et font peser des risques divers dont l’incendie n’est pas le plus dangereux pour les employés. Mais malgré cela la police décide de prendre en main la question spécifique des incendies (qui, par les dégâts qu’ils causent, entrent dans les attributions de la StB) et d’imposer le respect des règles officielles. Ainsi, elle évalue certaines mesures économiques et devient une deuxième voie de transmission des impératifs : il se crée donc des directives à deux vitesses entre celles qui sont soutenues par le regard policier et celles qui ne le sont pas. La présence de la StB dans l’économie répond donc aussi aux insuffisances des circuits de commandement traditionnels et la fonction répressive disparaît au profit d’une instrumentalisation de la répression pour d’autres objectifs, en l’occurrence le fonctionnement de l’économie souhaité par le pouvoir.

21Dans ce cadre, la StB dispose d’un fort pouvoir de contrainte et, de fait, les années 1960 sont caractérisées par une certaine soumission des entreprises à la police dans leurs relations. La StB est ainsi chargée par le Parti de rédiger un certain nombre de directives dont elle vérifie ensuite l’application (c’est le cas de la directive de 1964 sur la protection des secrets d’État). Mais surtout, elle possède un droit de regard sur la politique des cadres de l’entreprise, et ce parfois indépendamment du Parti qui exerce, lui aussi, son contrôle. La StB intervient régulièrement pour « signaler à l’attention de la direction » que certaines personnes politiquement douteuses occupent des emplois trop importants vu leur faible fiabilité politique, leur demandant de « prendre des mesures qui ressortissent de leur champ de compétences » pour écarter cette menace [14].

22Les directeurs supportent parfois mal ce double système de commandement mis en place par le Parti. La situation peut dégénérer et aboutir à des conflits ouverts entre la police et les entreprises, comme dans le cas de Chemoprojekt où les rapports des années 1962-1963 témoignent de la volonté de la StB (en l’occurrence, du capitaine Rokos) de voir la direction de l’entreprise renouvelée en profondeur. Le nœud du conflit est une série de contrôles menée par Rokos concernant la protection des secrets d’État, le directeur accusant la StB de l’ennuyer avec des choses non prioritaires et de faire perdre du temps pour les tâches importantes. Au fil des rapports d’agents et des rapports de synthèse, Rokos accentue à l’envi la manière dont le directeur a créé autour de lui une clique de fidèles (dont certains apparaissent politiquement peu fiables au policier) et dont il a exclu certains employés parmi lesquels figurent les informateurs de la StB. D’un autre côté, le directeur semble parfaitement savoir qui dans son entreprise (de taille réduite il est vrai) est en contact avec Rokos et fait tout pour les brimer [15].

23Cet exemple permet de souligner les difficultés que rencontrent les policiers de terrain pour recueillir des informations sur le fonctionnement de l’économie. En plus de la faiblesse du réseau d’agents évoqué plus haut et du silence qu’opposent le plus souvent les personnes concernées, et qui est d’autant plus important que l’entreprise est petite (Chemoprojekt représentant un cas typique), les policiers doivent compter avec le caractère morcelé de ce réseau : chaque agent dépend d’un officier référent et le changement de référent aboutit souvent au refus de coopérer de l’agent. Mais les changements d’affectation des policiers ou les réorganisations administratives aboutissent souvent à ce que plusieurs officiers disposent d’agents dans une même entreprise. Dans ces cas, assez fréquents dans les grandes entreprises, la circulation de l’information est souvent retardée et problématique : les rapports des agents circulent assez mal entre collègues, les pressions se multiplient pour ne pas « griller » ses agents et, dans l’ensemble, les rapports obtenus par ces voies indirectes sont rarement exploitables. Autre source d’information utilisée pour pallier les déficiences des voies traditionnelles, la coopération avec la police en uniforme, la VB (Ve?ejná Bezpe?nost, Sûreté publique), pose également son lot de problèmes. Outre les traditionnels conflits de compétence (Lindenberger 2003), les logiques d’action de la VB ne sont pas toujours en phase avec celles de la StB, la première montrant notamment, par son recrutement plus jeune et plus souvent en contact avec la population, une sensibilité plus importante aux thèmes réformistes qui rebutent des fonctionnaires de la StB souvent formés aux temps les plus durs du stalinisme (Koudelka 1993). Enfin, les travailleurs opérationnels de la StB, qui agissent sur le terrain, peuvent se retrouver en décalage avec leur hiérarchie qui fait face aux exigences du Parti (par lequel remontent souvent les doléances de directeurs d’entreprise). Ainsi, le capitaine Rokos est sommé de cesser ses recherches sur Chemoprojekt et lorsqu’il reprend ses rapports, après plus d’un an d’arrêt, ceux-ci sont nettement moins hostiles à la direction. Tous ses écrits sont alors supervisés par le directeur de l’OO MV qui a sans doute reçu des consignes en ce sens. Ainsi se dressent face aux travailleurs opérationnels toutes sortes d’obstacles et de réticences d’autant plus difficiles à contourner que certains interlocuteurs peuvent faire appel à l’arbitrage du Parti qui est de moins en moins favorable à la StB.

24L’activité de la StB dans l’économie est ambiguë et sa situation instable : chargée par le pouvoir d’enquêter sur les dysfonctionnements, elle importe dans l’économie une logique répressive qui n’y est pas forcément bienvenue. D’une part, les membres du Parti forment les gros bataillons des dirigeants d’entreprise qui n’ont guère intérêt à voir la StB se pencher sur des arrangements à la marge de la légalité mais dont ils sont bénéficiaires. Mais, comme dans le cas des directives incendies, il n’est pas avéré que certaines interventions policières règlent les problèmes : lorsque les fonds manquent, il n’est pas évident que la StB soit la meilleure juge des priorités à établir, et lorsqu’un saboteur est repéré et puni, il n’est pas assuré que les trafics qui ont été mis à jour ne continuent pas, la transformation du saboteur en bouc émissaire permettant de continuer à faire vivre les arrangements préexistants. Mais surtout, quelques cas étudiés montrent que les directeurs ont une priorité dans les années 1960, surtout dans ce contexte de crise économique : maintenir la paix sociale au sein de l’entreprise. Ceci passe par divers avantages en nature (autorisation d’utiliser les véhicules de l’entreprise à titre privé), par la garantie que les primes de plan tomberont, par l’élection de certains collectifs au rang de brigade du travail socialiste… Dans ce cadre, toute intervention policière, notamment en raison des risques de « débordements » qu’elle implique (une enquête sur un supposé sabotage aboutit à la remise en cause de tous ces arrangements, vus comme illégaux), est périlleuse. À Pozemní Stavba en 1962, un agent indique à la StB que la direction a interdit à la revue de l’entreprise de publier certains reportages sur la vie des ouvriers parce qu’un reportage précédent avait évoqué le cas d’un ouvrier qui rapportait chez lui du matériel collectif. L’article avait été bien reçu par les ouvriers, mais le procureur (sans doute averti par la StB) était intervenu et avait condamné l’ouvrier fautif à quelques jours de prison et des peines disciplinaires (notamment le retrait de certaines primes). Cette affaire avait déclenché une grande vague de mécontentement dans l’entreprise et la direction avait alors eu du mal à éviter une grève. Par conséquent, elle a depuis fait passer des consignes pour éviter de donner prétexte à la StB à s’immiscer dans les affaires de l’entreprise [16]. On ne saurait mieux illustrer les problèmes que rencontre et suscite l’activité policière dans l’économie, problèmes qui ne font que s’aggraver au cours des années 1960, alors que la crise économique s’accentue malgré les interventions de la StB et que la libéralisation devient de plus en plus nette.

25Il ne faudrait pas pour autant voir dans cette extension du domaine d’activité de la StB le simple résultat d’une volonté impérialiste des travailleurs opérationnels se saisissant de tous les problèmes qu’ils rencontrent. Ce phénomène répond également, au moins en partie, à une demande émanant des entreprises elles-mêmes. Dans un système où les procédures de conciliation entre entreprises sont rares et font appel à des mécanismes lents et coûteux, l’appel à la StB est parfois le meilleur moyen de régler certains problèmes d’approvisionnement. Le dossier d’objet de Borské Sklo [17], une entreprise de fabrication de verre utilitaire de Bohême du Nord, est ainsi rempli de documents émanant de l’entreprise et faisant état de difficultés à obtenir les livraisons en sable et autres matériaux nécessaires à la fabrication de la pâte de verre. De même, l’entreprise se plaint régulièrement des problèmes de coopération rencontrés avec des entreprises de recherche et développement qui fournissent du matériel défectueux, en retard ou à un prix prohibitif. Dans ces affaires, le responsable du dossier d’objet reçoit ses informations par le réseau d’agents et par la direction de l’entreprise qui cherche à mobiliser la police pour régler rapidement les problèmes posés. En parallèle, cet appel direct à la StB permet de dégager la responsabilité de l’entreprise dans d’éventuels retards de production, évitant le lancement ultérieur d’enquêtes sur ces dysfonctionnements. Les raisons qui poussent les entreprises à mobiliser la police sont complexes et mériteraient une analyse plus poussée que celle que nous pouvons proposer ici, mais il importe de noter qu’il y a bien une demande de leur part pour une intervention de la StB dans l’économie. De fait, le dossier de Borské Sklo, de loin le plus gros que nous ayons rencontré (plus de trois mille feuillets), concerne essentiellement ce type de problèmes de relations entre entreprises du même complexe verrier de Bohême du Nord.

26Au final, le tournant des années 1960 est marqué par la construction d’un modèle de surveillance économique disposant d’un support privilégié, le dossier d’objet, d’un type d’enquête spécifique (les enquêtes sur des cas de sabotage), et d’un rapport de pouvoir favorable entre les travailleurs opérationnels et les responsables d’entreprises. Ce cadre est celui dans lequel l’essentiel des fonctionnaires de l’EKR sont formés et il structure les pratiques, les attentes et les routines professionnelles des policiers. Cependant, ce modèle est progressivement remis en cause dans les années 1960, créant un hiatus problématique entre les pratiques policières et les discours politiques.

Changements politiques et structurels

27Le début des années 1960 est en effet marqué par un changement progressif de la conjoncture politique qui porte ses fruits au milieu de la décennie (Pešek 2005). Dans sa « Directive du bureau politique concernant les leçons à tirer du XIe Congrès pour l’action de la Sûreté, de la Procurature et des tribunaux [18] », datée du 21 avril 1959, le Comité central estime que, la Tchécoslovaquie ayant effectué sa transformation en une société socialiste, la criminalité en son sein ne saurait être que résiduelle et appelée à se réduire progressivement. Le principal danger pour le régime est alors l’ennemi de l’extérieur, c’est-à-dire l’activité des centres d’espionnage occidentaux (dont l’acception est large, concernant aussi bien la CIA – Central Intelligence Agency – que la Sudetenlandsmannschaft [19]), et, en ce qui concerne l’économie, celle des « monopoles capitalistes ». Ces ennemis ont pour objectif de « rompre l’unité morale et politique de notre peuple » et d’éloigner la Tchécoslovaquie du bloc communiste et de la coopération fraternelle en son sein. Ainsi, si la première moitié des années 1950 avait vu la prédominance du contre-espionnage politique, les années 1960, elles, donnent la priorité au contre-espionnage pur. Bien entendu, la lutte contre les ennemis de l’extérieur se décline aussi dans le domaine politique (avec le thème de la « diversion idéologique ») et dans le domaine économique : l’espionnage industriel est un aspect important de la guerre froide, à une époque où les blocs rivalisent dans des domaines de pointe comme le nucléaire ou la course à l’espace. Mais force est de reconnaître que les structures mêmes de l’EKR ne se prêtent pas à ce type de lutte. Toute l’organisation établie en 1953, et consolidée en 1960 par Rudolf Barák, reste en place jusqu’en 1964 et est pensée pour la surveillance des ennemis de l’intérieur. Dans le travail traditionnel de la StB, seule l’observation des populations allemandes, vues comme peu fiables, peut s’apparenter à une lutte contre l’influence occidentale, ces populations entretenant de nombreux contacts avec leurs proches expulsés après 1945.

28Par ailleurs, la répression menée par l’EKR est progressivement délégitimée. La société socialiste étant désormais une réalité, le sabotage est un crime qui devient inconcevable et le Parti estime que s’il peut encore s’en produire de la part des ennemis les plus acharnés du régime ou dans le cadre d’opérations de diversion menées depuis l’étranger, de tels actes ne sauraient avoir un caractère massif. Or, comme nous l’avons vu, les investigations de la StB sont orientées de telle manière qu’elles présupposent une activité de sabotage derrière tout incident grave et l’EKR ne vit pour ainsi dire que par et pour la lutte contre ces crimes économiques, recevant de droit la conduite de l’enquête (les autres sont confiés à la VB). Freiner la section économique de la StB dans sa quête des sabotages revient à lui ôter sa spécificité et sa raison d’être. Ainsi, l’EKR se retrouve d’emblée en porte-à-faux vis-à-vis de cette réorientation de la répression, les modalités de son travail (et notamment le système des dossiers d’objet) restant inchangées.

29En 1964 a lieu la première grande réorganisation de la StB depuis 1953, avec la disparition justement des sections (économique, politique, contre-espionnage) au profit d’une seule grande section de contre-espionnage (Žá?ek 2005). Cette réorganisation doit permettre de donner plus d’unité au travail de la StB en faisant de la lutte contre les espions occidentaux la matrice de cette nouvelle section unique. Pourtant, les différents services qui la composent restent en fait inchangés et l’ancienne structure demeure largement visible dans le nouvel organigramme : les services 1 à 6 sont ceux du contre-espionnage, les services 7 à 9 s’occupent de la politique et les services 10 à 14 ont en charge la surveillance économique. Par conséquent, cette réorganisation montre vite ses limites et, de fait, le cloisonnement des services prévaut largement. Un nouveau toilettage en 1966 n’aboutit à aucune amélioration sensible et la plupart des rapports de 1967-1968 dressent un constat d’échec de ces réorganisations. L’EKR a gardé son homogénéité et est resté nettement séparé des autres services. Cette persistance des anciennes pratiques est d’autant plus forte que le renouvellement générationnel des personnels est très faible. La StB des années 1960 est une institution vieillissante où l’essentiel des cadres a commencé sa carrière sous le stalinisme. Ces personnels n’ont souvent que peu d’éducation, une formation réalisée sur le tas à l’époque de la répression la plus violente, et ne sont pas préparés aux subtilités du contre-espionnage, comme l’emploi d’un matériel technique perfectionné. De plus, face au changement des priorités du Parti, l’EKR dispose de moyens techniques limités : même si on lui demande de lutter contre l’activité menaçante des firmes occidentales, il ne peut compter sur le soutien actif des sections techniques de la StB dont les moyens restreints sont laissés à la disposition du contre-espionnage pur. De la sorte, l’activité traditionnelle de l’EKR est marginalisée et ce alors qu’il n’a pas les moyens humains et techniques de réorienter en profondeur son action.

30Ce cloisonnement des services semble renforcé par celui des personnels. Nous disposons de peu de données sur cette question, mais les carrières des officiers de la StB ne permettent apparemment que rarement le passage de l’EKR à d’autres sections de la StB. La mobilité professionnelle existe, mais elle se fait au sein de l’EKR, en passant des départements aux régions puis au centre.

31Le mot d’ordre de lutte contre l’ennemi de l’extérieur semble ainsi placer l’EKR dans une position difficile, lui assignant des objectifs qu’il ne peut réaliser. Le résultat en est la paralysie progressive de son activité : les enquêtes judiciaires pour sabotage passent de soixante-douze en 1960, soixante-dix-huit en 1961, dix en 1963, à aucune en 1967. Parallèlement, les « réalisations » pour espionnage ne progressent pas et ne concernent jamais plus de cinq dossiers par an. Par conséquent, les services du ministère se penchent, depuis 1967, sur les réformes à entreprendre pour modifier en profondeur cette situation dont « aucun de nous ne peut être satisfait » selon les mots d’un texte de 1967 [20]. Les projets de l’époque illustrent bien à la fois la paralysie qui gagne l’EKR et le gouffre qui se crée peu à peu entre les attentes du ministère central et une pratique opérationnelle quotidienne qui a peu varié depuis 1958. Les projets prévoient en effet de transformer l’EKR en un grand organe de renseignement chargé de repérer les signaux d’activité ennemie au sein de l’économie, d’en faire l’analyse et de les transmettre ensuite aux sections de contre-espionnage, seules habilitées à assurer l’aspect exécutif (surveillance active, arrestation et enquête judiciaire) du travail policier. Prenant acte de la grande inertie que l’ERK oppose aux changements, un rapport de 1967 suggère de réorienter la politique de primes pour rendre les activités d’enquête moins attractives que le travail d’analyse et de renseignement. Un bon contre-espionnage économique s’occupe ainsi de « rassembler beaucoup de petites informations sans intérêt sur des faits, des personnes, et en faire la recollection jusqu’à pouvoir en tirer des conclusions » [21]. En suggérant cela, le rapport prend à rebours toute la pratique policière depuis une décennie, mais aussi la manière même dont les policiers conçoivent leur mission. En voulant dissocier l’activité de renseignement et celle d’enquête, il entend reconstruire l’activité de l’EKR sur des bases nouvelles et originales : les policiers qui en feraient partie seraient choisis pour leurs compétences techniques et scientifiques leur permettant d’appréhender des questions économiques de pointe, les rendant mieux à même de se focaliser sur les projets les plus sensibles et les plus susceptibles d’éveiller l’intérêt des espions occidentaux. Le problème, c’est que de tels policiers, l’EKR n’en compte pas assez, et que tous ces hommes ont été formés dans l’idée que l’activité primordiale de la StB est l’enquête : le renseignement est un préalable certes indispensable, mais il n’est pas gratifiant professionnellement. De plus, les policiers de l’EKR ne sont que rarement formés pour ces missions techniques. Au niveau local, aucun n’a reçu de vraie formation en économie (ni théorique, ni pratique) et ce qu’il sait du fonctionnement des branches industrielles qu’il surveille, il le tient d’un apprentissage sur le tas, bien souvent au contact de ses informateurs qui lui expliquent la nature des problèmes rencontrés.

32Ainsi, en insistant sur la transformation de l’EKR en service de renseignement, et en réclamant pour cela une meilleure spécialisation des policiers et une meilleure centralisation des structures, ce rapport de 1967 exprime avec une grande clarté l’idée qui sous-tend toutes les transformations organisationnelles de la seconde moitié des années 1960. Mais il illustre aussi avec cruauté le gouffre qui sépare un corps d’agents d’élite du renseignement économique de ce qu’est alors l’EKR : un ensemble de policiers travaillant selon la même méthode, celle des dossiers d’objets, et ayant appris depuis une décennie à se soucier de tous les problèmes qui arrivent à leur connaissance. En demandant à ces hommes d’abandonner certaines entreprises jugées non prioritaires alors même qu’ils y ont des agents qui font remonter la litanie infinie des dysfonctionnements qui s’y produisent, la hiérarchie de la StB se heurte à leur incompréhension et à leur incapacité à adhérer à ce nouveau discours.

33L’EKR entre donc lors de la seconde moitié des années 1960 dans une période d’instabilité organisationnelle et de réforme (ou de projets de réforme) permanente. Cette situation encourage une réorientation de son activité, sans parvenir à limiter la perte d’influence et d’efficacité (notamment dans la répression) de la surveillance économique. Ceci est particulièrement visible dans la lutte contre les crimes liés à l’ouverture économique à l’Ouest.

L’ouverture à l’Ouest : nécessité ou pathologie ?

34Dès le début des années 1960, la Tchécoslovaquie perçoit le fossé technologique qui se creuse progressivement avec l’Ouest. Si la première réponse à ce retard qui s’accumule est l’approfondissement de la coopération au sein du Comecon (Conseil d’aide économique mutuelle), cette solution apparaît rapidement trop limitée. Au milieu des années 1960 se fait progressivement jour une autre voie, la coopération avec l’Ouest, notamment via l’acquisition de brevets et les partenariats économiques entre firmes (Berend 1996). L’économie tchécoslovaque est dans ces années celle qui, au sein du bloc, s’ouvre le plus à ce nouveau commerce, au grand dam de la StB qui est chargée initialement de s’assurer que cette ouverture ne facilite pas les tentatives d’espionnage ou les divers trafics.

35Les structures mêmes de l’économie tchécoslovaque se prêtent difficilement à cette ouverture, le commerce international étant un monopole d’État aux mains de quelques entreprises (une vingtaine) bénéficiant du titre d’entreprises de commerce extérieur (Podník zahrani?ní obchodu, PZO). Ces PZO font dès la fin des années 1950 l’objet d’une surveillance policière particulièrement active, dont la vocation principale est de surveiller tous les contacts avec l’Ouest qui s’avéreraient « dispensables ». Ainsi, des responsables des achats d’une PZO se sont vus inculper d’atteinte au commerce extérieur pour avoir commandé à l’Ouest des produits qui étaient fabriqués « à un niveau technologique équivalent » en RDA [22]. La tendance de ces années au sein de la StB est de mener une enquête approfondie sur chaque accord commercial avec l’Ouest réalisé ou projeté.

36L’affaire la plus longue qu’il nous ait été donné de suivre concerne l’électrification du réseau de chemin de fer tchécoslovaque à partir de 1956 (première décision officielle en ce sens) et ses modalités. Deux systèmes existent alors à l’époque, reposant sur un courant alternatif ou continu. Les premières directives gouvernementales optent, sur la base de rapports d’experts, mais aussi en liaison avec l’URSS qui a choisi ce système, pour l’électrification sur courant alternatif. Mais les travaux traînent et la première ligne devant être inaugurée en 1962 n’est toujours pas achevée en 1964. La StB se penche alors sur l’affaire et découvre que des débats sont encore en cours parmi les spécialistes. « Quelques employés du ministère, de l’Institut de recherche dans les transports et de l’École supérieure des transports cherchent à obtenir une électrification sur courant continu et ceci contre l’avis du gouvernement, et bien qu’il soit prouvé que le système de courant alternatif est plus progressiste, plus économique et nettement plus efficace. Un tel comportement s’explique essentiellement par le fait que eux-mêmes sont intéressés à faire des commandes en France pour le matériel, ce qui serait nécessaire en cas de choix du courant continu [23]. » D’autres (principalement des « spécialistes bourgeois ») sont aptes à donner des conseils en cas de choix du courant continu et voient donc l’argent que ce choix pourrait leur rapporter. La StB conclut qu’il s’agit d’un sabotage car non seulement cela va à l’encontre des décisions gouvernementales mais, en plus, cela retarde l’exécution des mesures et ainsi « le transport ferroviaire freine l’évolution de l’économie nationale » [24]. Dans cette histoire, la StB lit les problèmes à travers une grille d’interprétation qui fait des liens avec l’Ouest un crime en puissance. Pour la police, la volonté d’acheter du matériel français est hautement suspecte et peut être assimilée à du sabotage.

37L’histoire se prolonge après 1964, avec toujours la même différence d’appréciation entre les responsables économiques et les policiers qui suivent le dossier. Conséquence de ces atermoiements, la Tchécoslovaquie est désormais à la traîne technologiquement et il devient nécessaire d’importer des technologies occidentales pour assurer l’électrification nationale et continuer à fournir des locomotives à l’URSS. Des contacts officiels sont noués avec Alsthom et des experts de la firme française se rendent en Tchécoslovaquie pour y cerner les possibilités d’un partenariat. Au passage, on constate que les liens avec Alsthom ne dépendaient pas du type de courant choisi puisque la firme française fournit aussi bien du matériel pour courant continu que pour courant alternatif. Si les chercheurs tchécoslovaques plaidaient pour le courant continu, c’est simplement qu’ils étaient plus familiers de ces techniques. La mention de liens avec l’étranger aurait donc plus servi à la StB à disqualifier ces hommes que répondu à des contacts effectifs et une volonté de sabotage. Alors même que les Tchécoslovaques sont ravis des contacts avec Alsthom, la StB avertit le Parti qu’en contrepartie, Alsthom a pu avoir une idée de l’état des chemins de fer en Tchécoslovaquie, de l’avancée de l’électrification, des exportations vers l’URSS, des besoins de matériel importé pour assurer la production, toutes choses censées être secrètes [25].

38Dans ce type d’affaires, cependant, la nécessité économique est plus forte que l’influence que peut avoir la StB sur le Parti et les contacts continuent et s’amplifient jusqu’en 1968. Le décalage entre la vision policière des choses et la politique du régime devient tel que la hiérarchie du MV (Ministerstva Vnitra, ministère de l’Intérieur), plus ouverte à la nouvelle ligne politique et porteuse par ailleurs de tous les changements qui affectent alors l’EKR, estime nécessaire de mettre les choses au point. Deux rapports généraux de 1967 soulignent ainsi : « les relations économiques avec l’Ouest sont objectivement nécessaires et profitables pour la Tchécoslovaquie. La croissance économique influence positivement l’opinion des citoyens et contribue à forger leur attitude vis-à-vis du socialisme et leur motivation au travail [26] ». La direction de la StB, sous la pression du Parti et parce qu’elle est plus ouverte au changement que les fonctionnaires locaux, tente par ce biais de faire admettre à ses hommes à la fois l’irréversibilité du mouvement d’ouverture à l’Ouest, et la primauté de la paix sociale que cette ouverture doit permettre en relançant la croissance. Il semble cependant que le message ait du mal à passer auprès des travailleurs opérationnels et les rapports restent extrêmement circonspects et méfiants envers tout contact avec l’Ouest.

39Au final, les fonctionnaires de terrain se révèlent de moins en moins capables de comprendre et d’appliquer les directives centrales émanant du Parti et de leur hiérarchie. Peu à peu, les liens se distendent entre le Parti et sa police secrète, affaiblissant le pouvoir de celle-ci dans l’ensemble de ses activités. Dans une conjoncture qui oblige le Parti à redonner du poids à des initiatives venues des entreprises, le contrôle étroit qu’exerçait la police sur ces dernières se justifie de moins en moins et l’équilibre des forces au niveau local devient défavorable aux policiers, qui ressassent à longueur de rapports les mêmes avertissements sur les dangers de l’ouverture à l’Ouest sans parvenir à leurs fins. Le modèle de surveillance économique qui s’était mis en place à partir de 1958 se délite ainsi progressivement, au grand dam des travailleurs opérationnels qui ne connaissent pas d’autre manière de faire. À la veille du Printemps de Prague, les formes locales de la surveillance économique n’ont guère changé, mais les policiers n’ont plus assez de pouvoir pour transformer cette surveillance en action concrète (répressive, par exemple), encourageant une frustration qui s’exprimera lors des événements de 1968 (Koudelka et Suk 1996).

40* * *

41Cette étude de la surveillance économique dans la Tchécoslovaquie des années 1960 permet donc de mieux comprendre le fonctionnement du pouvoir à l’échelle locale et d’étudier de plus près l’activité quotidienne de la StB. L’historiographie tchèque considère encore trop souvent la police secrète comme l’instrument monolithique de la répression souhaitée et orchestrée par le Parti. Tout notre travail montre que la tâche de l’EKR ne se limite pas au repérage et à la répression d’un certain nombre de crimes et trafics. Au contraire, une large part de son activité quotidienne concerne la gestion de problèmes économiques de base qui vont des tensions sociales dans les ateliers (dès qu’une grève menace, la police s’active) aux problèmes d’approvisionnement. Que cette gestion soit faite en utilisant la répression ou la menace de répression est indiscutable, mais cela ne change rien au fait que cette extension du domaine d’activité de la police secrète se fait selon plusieurs logiques parallèles. D’une part, une logique interne propre au dossier d’objet qui pousse les travailleurs opérationnels à s’intéresser à tout ce qui passe à leur portée. Et, d’autre part, une logique de sollicitation externe émanant des entreprises rencontrant des problèmes d’approvisionnement, des agents cherchant à régler des conflits de pouvoir, des cadres moyens cherchant à se dédouaner en sollicitant la police, ou des organes locaux du Parti inquiets de voir certaines entreprises en difficulté.

42Au-delà du seul contexte tchécoslovaque, notre étude souligne certaines ambiguïtés de la gestion des économies planifiées lorsque le temps de l’industrialisation massive des années 1950 cède le pas à des préoccupations de gestion et de modernisation du parc industriel existant. La remarquable proximité entre nos résultats et ceux obtenus par les historiens de la RDA montre bien que la faillite de la gestion centralisée de l’économie, faillite perçue par le Parti, ainsi que la volonté d’instaurer une deuxième chaîne de commandement en s’appuyant sur les pouvoirs de la police secrète ne sont pas propres à la Tchécoslovaquie. Dans des régimes qui au cours des années 1950 ont vu se forger un appareil policier puissant et infiltrant progressivement de larges pans de la société, la mobilisation de ces ressources afin de pallier les déficiences les plus marquantes de la planification allait de soi, favorisant l’extension des appareils policiers et l’insertion d’une logique policière dans la vie des entreprises. Mais pas plus en Tchécoslovaquie que dans les pays voisins ce mécanisme de double contrôle de l’économie n’a produit les résultats escomptés, témoignant des difficultés de régimes pourtant dotés de multiples instruments de domination à imposer la volonté du centre dans le fonctionnement quotidien de l’économie.

Bibliographie

Ouvrages cités

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Date de mise en ligne : 19/02/2009.

https://doi.org/10.3917/gen.073.0075

Notes

  • [1]
    Là encore, la bibliographie est inexistante sur la Tchécoslovaquie, mais un exemple de politique de gestion de l’économie au quotidien est fourni pour la Pologne par l’étude de Dariusz Jarosz (université de Varsovie) sur le contexte sociopolitique de la consommation de viande en Pologne communiste, présentée lors du colloque « Ouverture des archives et écriture de l’histoire dans les sociétés post-communistes », Nanterre, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), 4-5 octobre 2007.
  • [2]
    Le meilleur exemple de la manière dont le regard « policier » vient mettre à jour le fonctionnement d’une société dont il dissout les solidarités est celui étudié par Emmanuel Le Roy Ladurie (1996).
  • [3]
    À nouveau, ces questions sont bien mieux étudiées dans le contexte est-allemand que pour la Tchécoslovaquie. Voir Zatlin (2007).
  • [4]
    Nous avons choisi ces entreprises afin de conserver une unité dans leur traitement policier, toutes dépendant de la même section régionale du ministère de l’Intérieur (KS MV), celle d’Ustí nad Labem. Néanmoins, pour étudier des cas aussi divers que possibles, nous avons sélectionné des branches différentes : mine, entreprise du verre, bâtiment, institut vétérinaire… Nous avons ainsi pu suivre les éléments constants de ce type de surveillance et la manière dont la StB s’adapte à différents « publics », différents groupes de travailleurs et différents types de solidarités.
  • [5]
    Si l’on retient la définition de Jacques Lagroye (1985 : 402) de la légitimation, à savoir « un ensemble de processus qui rendent l’existence d’un pouvoir coercitif spécialisé tolérable, sinon désirable, c’est-à-dire qui le fassent concevoir comme une nécessité sociale, voire comme un bienfait », l’activité policière dans l’économie, en tentant de prévenir les dysfonctionnements qui enrayent son bon fonctionnement, est un élément important de ce travail de légitimation.
  • [6]
    Archives du ministère de l’Intérieur (par la suite AMV), dossier d’objet (plus loin OB) 1746 MV : « Pozemní Stavba », ouvert le 3 septembre 1957.
  • [7]
    AMV, fonds A34, dossier 1967 (plus loin AMV/A34/1967) : « Brève analyse de l’évolution politique et économique de la région de Bohême du Nord et conclusions des enquêtes menées sur les accidents et les pannes dans l’industrie », document de la KS MV Ustí nad Labem de 1961 qui propose une liste aussi longue que vague (et potentiellement extensible à l’infini) de tous les problèmes qui peuvent être les symptômes d’un sabotage.
  • [8]
    AMV/A34/1802 : « Opérations de la StB dans l’industrie et l’agriculture », document de 1962.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    À ce titre, l’activité de la StB revient à « créer » du crime là où ses interlocuteurs n’en voient pas forcément. Son rôle se rapproche de celui des « entrepreneurs de morale » décrits par Howard S. Becker dans la lutte contre la déviance (1985).
  • [11]
    AMV/OB 1728 MV : « Setuza ».
  • [12]
    AMV/A34/1802 : « Opérations de la StB dans l’industrie et l’agriculture », document de 1962.
  • [13]
    AMV/A34/1800 : « Rapport sur les incendies dans les régions tchécoslovaques en 1959 ». La StB constate des problèmes équivalents dans l’industrie : A34/1966 : « Lutte contre les incendies dans les industries », document de 1959 concernant la Slovaquie du Nord.
  • [14]
    AMV/OB1729 MV : « Cementárna ?ižkovice ».
  • [15]
    AMV/OB 1727 MV : « Chemoprojekt ».
  • [16]
    AMV/OB1746 MV : « Pozemní Stavba ».
  • [17]
    AMV/OB1741 MV : SPUS « Nový Bor ».
  • [18]
    Directive reproduite dans le dossier AMV/A34/1823 : « Petite aide méthodologique à la réalisation de mesures préventives et prophylactiques dans le travail de la Sûreté de l’État ».
  • [19]
    Association de réfugiés sudètes.
  • [20]
    AMV/A34/2475 : « La défense conspirative de l’économie nationale », intervention non signée à un séminaire organisé au ministère de l’Intérieur en 1967.
  • [21]
    AMV/A34/2474 : « Évaluation de l’action menée et perspectives de travail de la StB dans l’économie nationale », rapport de la HS (Hlavní Správa, Section centrale) StB de novembre 1967.
  • [22]
    AMV/A34/2469 : « Formes et méthodes des activités hostiles des centres d’espionnages et des monopoles occidentaux envers l’économie tchécoslovaque », rapport de 1965.
  • [23]
    AMV/A34/2464 : « Opérations des services du Contre-espionnage en 1964 ».
  • [24]
    Ibid.
  • [25]
    AMV/A34/2470 : « Formes et méthodes des activités hostiles des centres d’espionnages et des monopoles occidentaux envers l’économie tchécoslovaque », rapport de 1966.
  • [26]
    AMV/A34/2474 : « Évaluation de l’action menée et perspectives de travail de la StB dans l’économie nationale », rapport de la HS StB de novembre 1967.
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