Genèses 2005/1 no 58

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Article de revue

Quantifier

Pages 2 à 3

1 Quand elles sont étudiées, les pratiques de quantification le sont souvent comme une méthode. La statistique est perçue comme un outil précieux d’objectivation, mais sa fonction attendue est de fournir des résultats pertinents. Ce dossier propose de modifier cette approche. Il se centre sur les pratiques et sur les effets sociaux de l’activité même de quantification. Le verbe quantifier est employé dans un sens large : celui d’exprimer et de faire exister sous une forme numérique ce qui, auparavant, était exprimé seulement par des mots et non par des nombres.

2 Pour analyser cette activité, il est utile de distinguer les verbes quantifier et mesurer, souvent utilisés comme synonymes. L’idée de mesure, inspirée des sciences de la nature, suppose que quelque chose de réel peut être « mesuré », selon une métrologie réaliste. Dans le cas des sciences sociales, l’emploi immodéré du mot mesurer induit en erreur, en laissant dans l’ombre les conventions de la quantification. Ce verbe quantifier, dans sa forme active (faire du nombre), implique qu’il existe une série de conventions préalables, de négociations, de compromis, de traductions, d’inscriptions, de codages et de calculs conduisant à la mise en nombre. La quantification se décompose en deux moments : convenir et mesurer. L’usage du verbe quantifier attire l’attention sur la dimension, socialement et cognitivement créatrice, de cette activité. Celle-ci ne fournit pas seulement un reflet du monde (point de vue méthodologique usuel), mais elle le transforme, en le reconfigurant autrement.

3 Le dossier porte sur des pratiques de quantification de la vie sociale, aux deux sens des sciences sociales et de l’action sociale. Ces pratiques visent à transformer le monde social, à travers des politiques publiques. Les apports de la quantification sont soulignés par le fait que plusieurs des domaines d’action publique ainsi quantifiés le sont dans le cadre de l’Union européenne, ce qui met en relief la « quantification en train de se faire », via le prisme de la comparaison internationale. Celle-ci est d’autant plus pertinente que, selon le « principe de subsidiarité », les politiques d’action sociale relèvent des compétences nationales. La comparaison des méthodes de quantification fait ressortir les interactions entre, d’une part, ces procédures en apparence techniques et, d’autre part, les justifications, les modalités et les évaluations proprement nationales de ces actions publiques.

4 Dans « Les deux sources de la statistique publique », Alain Desrosières relit la distinction entre deux façons de quantifier : les enquêtes directes et l’exploitation des registres administratifs. Leurs avantages et inconvénients sont souvent associés à leur coût et à leur capacité à répondre aux besoins de connaissance. La portée de ces arguments est analysée du double point de vue du contenu cognitif et du rôle social des statistiques. Les façons dont ces statistiques donnent forme au monde social sont dépendantes des conventions et des circuits d’enregistrement et de codage. La production d’une statistique implique la construction, cognitive et politique, d’un espace conventionnel d’équivalence. Celui-ci est, pour les sources administratives plus encore que pour les enquêtes, marqué par les contextes institutionnels nationaux. Ceci perturbe la comparabilité internationale des statistiques. Un autre problème soulevé par le recours aux sources administratives vient de ce que les statistiques sont souvent utilisées pour évaluer des politiques publiques, à travers des indicateurs, en distinguant les fins et les moyens. Or ces sources reflètent les moyens mis en œuvre par les actions publiques plus que l’état de la société elle-même. Les critiques suscitées par cette confusion entre fins et moyens sont pensées en reconstituant la co-construction des façons de penser la société, des formes d’action publique, et des outils de description et d’évaluation.

5 Les usages des indicateurs quantitatifs ont changé depuis 1970. Ils sont de plus en plus convoqués, dans une perspective de compétition quasi marchande, pour classer des institutions, assigner des objectifs, comparer et évaluer des performances, définir et faire respecter des critères de « bonne gouvernance ». Ces façons de faire sont différentes de celles de naguère. Celles-ci visaient à étayer une analyse macroéconomique à des fins de prévision à court et moyen termes des productions et des consommations, à étudier des inégalités sociales et celles du « partage des bénéfices des fruits de la croissance », dans le cadre du Plan. Les nouveaux usages mobilisent des outils auxquels les statisticiens publics sont peu préparés par leur formation : les « palmarès », les indicateurs utilisés par l’Union européenne et la Banque centrale européenne, soit pour suivre et piloter les politiques relevant directement des traités, soit pour orienter indirectement celles, dites « subsidiaires » comme l’emploi ou l’éducation. Les indicateurs statistiques, utilisés par la Méthode ouverte de coordination (MOC) sont choisis et négociés par les politiques et les experts des pays. Ils sont les outils privilégiés du benchmarking et de la formulation des meilleures pratiques.

6 Trois textes décrivent des processus de quantification inspirés par cette façon de coordonner les politiques sociales, à propos de la pauvreté, des sans-abri et de la toxicomanie. Delphine Nivière, dans « Négocier une statistique européenne », décrit la quantification européenne de la pauvreté. Elle analyse les interactions entre les services statistiques des pays de l’Union et Eurostat (l’Office statistique communautaire), qui préparent une enquête sur les conditions de vie, réalisée ensuite par les Instituts nationaux de statistique (INS). Cécile Brousse montre les difficultés rencontrées par les pays européens pour s’entendre sur une façon de « définir et compter les sans-abri en Europe », compte tenu du fait que les politiques d’assistance à ces personnes sont différentes. François Beck montre comment les efforts pour quantifier la toxicomanie ont, en vingt ans, évolué, depuis des perspectives journalistiques stigmatisantes, vers des formulations épidémiologiques, puis explicitement sociologiques. Dans les trois cas, la montée des problématiques européennes a transformé les façons de quantifier, ne serait-ce que sous l’aiguillon du langage européen : benchmarking, meilleures pratiques, bonne gouvernance, comparaisons-palmarès entre pays. Ce langage est un exemple du « triplet » politique coconstruit, constitué par une façon de penser la société, des instruments de l’action publique, et des techniques d’évaluation. Les articles montrent comment des enjeux en apparence cognitifs sont en fait portés par des acteurs sociaux pour lesquels la statistique constitue une ressource (parmi d’autres), dans des controverses variées. Une sociologie de la statistique doit reconstituer l’écheveau des arguments mis en œuvre par ces acteurs.

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