Genèses 2001/2 no43

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Article de revue

Les « moniteurs » kanak ou l'impossible élite indigÈne en Nouvelle-Calédonie

Pages 71 à 88

Notes

  • [1]
    Les accords sur la Nouvelle-Calédonie signés à Nouméa le 5 mai 1998, Journal Officiel de la République Française, 27 mai 1998.
  • [2]
    « Kanak » sera utilisé dans cet article sous sa forme invariable.
  • [3]
    Isabelle Merle, Expériences coloniales. Nouvelle-Calédonie, (1853-1920), Paris, Belin, 1995 ; Michel Naepels, Histoires de terres kanakes, Paris, Belin, 1998 ; Alain Saussol, L’héritage, Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Publications de la Société des Océanistes, n° 40, 1979.
  • [4]
    Marie Pineau-Salaün, « Les Kanak et l’école. Socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie (1853-1998 »), thèse de sociologie, Paris, ENS/EHESS, 2000.
  • [5]
    Jean-Marie Kohler, Loïc J.-D. Wacquant, L’école inégale. Éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Institut culturel mélanésien-Orstom, 1985, p. 15.
  • [6]
    Voir Jean-François Zorn, Le Grand Siècle d’une mission protestante, la Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris, Karthala, coll. « Les bergers et les mages », 1993, et Georges Delbos, L’église catholique en Nouvelle-Calédonie. Un siècle et demi d’histoire, Paris, Desclée, coll. « Mémoire chrétienne », 1993.
  • [7]
    La Nouvelle-Calédonie comprend : la Grande-Terre, île d’environ 400 kilomètres sur 50, l’Île des Pins, et l’archipel des Loyauté (Ouvéa, Lifou, Maré) situé à 150 kilomètres au nord-est de la Grande-Terre.
  • [8]
    Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie (AT par la suite), versement 46 W (service de l’Instruction publique).
  • [9]
    Significativement, on notera que la seule référence à des archives faite par J.-M. Kohler et L. J.-D. Wacquant est celle des archives de l’archevêché de Nouméa, d’où probablement leur thèse du monopole missionnaire. Leur justification, produite en note, ne convainc pas : « On se limitera ici à l’école catholique du tournant du siècle en tant qu’elle réunit, sous une forme idéaltypique, tous les traits de l’école coloniale pertinents à notre propos. » J.-M. Kohler, L. J.-D., Wacquant, L’école…, op. cit., p. 16.
  • [10]
    Voir les procès-verbaux (PV par la suite) des séances du conseil général (CG), microfichés à partir de 1885 (AT).
  • [11]
    AT, 41 W (registres de contrôle de solde du personnel de la colonie de 1885 à 1940).
  • [12]
    Dans la Nouvelle-Calédonie coloniale, le terme de « moniteurs » désigne, de façon générique, tous les enseignants des écoles indigènes.
  • [13]
    Notamment, au Centre des archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence (CAOM par la suite), série Affaires politiques (Aff. Pol. par la suite) : Nouvelle-Calédonie. Carton 3196 : missions Mery (1902) et Revel (1911-1912) ; carton 3197 : mission Bougourd (1919).
  • [14]
    L’enquête de terrain, réalisée en juillet-août 1994, 1995 et 1998, a permis de recueillir le témoignage de vingt-six anciens élèves des écoles indigènes, dont quatre anciens élèves de l’école des moniteurs indigènes de Montravel. Pour des précisions sur cette enquête, et des transcriptions d’entretiens in extenso, on se référera au chapitre v et aux annexes de ma thèse « Les Kanak et l’école… », op. cit.
  • [15]
    Arrêté du 16 novembre 1885 reproduit dans Jean Étienne, Table générale alphabétique et analytique des actes officiels et contenus dans le bulletin de la colonie et dans le recueil des lois, décrets, arrêtés et instructions formant la législation de la Nouvelle-Calédonie. Années 1853 à 1900, Nouméa, Imprimerie calédonienne, 1903, t. I, pp. 177-181.
  • [16]
    Une « école normale professionnelle » connue sous le nom d’« École de Wé » est créée par arrêté le 18 juillet 1899. Installée sur l’île de Lifou (Loyauté) et dirigée par un couple d’instituteurs européens de confession protestante, elle fermera définitivement en 1909.
  • [17]
    De 1885 à 1945, les Européens officiant au service des écoles indigènes se comptent sur les doigts de la main. Si l’on excepte le cas du couple protestant en charge de l’école de Wé cité plus haut, et celui d’un certain Gambey, instituteur qui fera souche sur l’île de Maré à la même époque, le seul poste de l’enseignement indigène qui sera confié à un Français est celui de directeur de l’école des moniteurs de Montravel à partir de 1913. Le cas de cinq ou six institutrices est à mettre à part : non diplômées, il s’agit en fait d’épouses de gendarmes en poste aux Îles Loyauté qui, chargées de l’instruction des filles, permettaient d’arrondir la rémunération du ménage. On soupçonne à la lecture des débats du CG qu’il s’agit là d’une sorte de faveur faite à ces couples vivant relativement isolés sur leurs îles.
  • [18]
    Voir Fanny Colonna, Instituteurs algériens, 1883-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1975 ; Papa Ibrahima Seck, La stratégie culturelle de la France en Afrique. L’enseignement colonial (1817-1960), Paris, L’Harmattan, 1993 ; Monique Ratrimoarivony, « Historique et nature de l’enseignement à Madagascar. 1896-1960 », thèse de doctorat de 3e cycle, université Paris IV, 1986 ; Trinh Van Thao, L’école française en Indochine, Paris, Karthala, 1995.
  • [19]
    C’est la rubrique « Fonctionnement de l’école » du rapport mensuel de gendarmerie qui semble faire office de rapport d’inspection. Les archives de l’école des moniteurs indigènes de Montravel, si elles ont existé sous une forme ou une autre, n’ont pas pu être retrouvées. Enfin, aucune revue professionnelle néo-calédonienne n’a vu le jour au cours de la période. Si l’on excepte un ensemble de leçons « d’hygiène élémentaire » datant de 1916 (Docteur Salomon, Hygiène élémentaire. Leçons faites à l’école de Moniteurs indigènes de Montravel, Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Imprimerie nationale, 1916), aucun support de cours, aucun sujet d’examen, aucune copie n’ont pu être localisés. De même les livrets individuels des élèves-moniteurs de Montravel, s’ils ont existé, ne semblent plus accessibles aujourd’hui.
  • [20]
    Notamment, les registres de contrôle de solde du personnel (AT, 41 W), les rapports de gendarmerie (Service historique de l’armée de terre, cartons cotés 4193, 4194, 4195 et 4196), les registres de décisions et arrêtés du service de l’Enseignement (AT, 46 W), les procès-verbaux des séances du conseil général, les rapports concernant la vérification des différents services administratifs dressés lors des missions de l’Inspection coloniale dépêchées par Paris, CAOM, Nouvelle-Calédonie, série Aff. Pol., cartons 3196 et 3197.
  • [21]
    Arrêté portant réorganisation du service de l’Instruction publique dans la Colonie, publié au Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie et Dépendances (JONC) du 5 juillet 1919.
  • [22]
    La Nouvelle-Calédonie aurait été sans cela la dernière colonie où l’enseignement était encore entre les mains des Affaires indigènes.
  • [23]
    CG, 29 décembre 1930. De fait, c’est bien l’absentéisme qui est la principale préoccupation des autorités. On soupçonne une relative clémence de l’administration face à certaines « fautes », cette attitude conciliante s’expliquant par la difficulté à trouver un remplaçant pour faire la classe.
  • [24]
    Pour ne citer qu’un exemple, on peut reproduire les propos d’un colon de brousse (côte Est) en 1910 : « M. V. ne peut s’empêcher de remarquer que l’on dépense des sommes considérables pour instruire les Canaques et pour apprendre la couture aux jeunes popinées, et qu’il existe, d’autre part, dans l’intérieur de la colonie, bien des centres où les colons ne peuvent encore faire instruire leurs enfants, faute d’écoles. » CG, 30 novembre 1910. Le terme de « popinée » désigne la femme indigène. Voir aussi à ce sujet, I. Merle, Expériences…, op. cit., pp. 368-398. Pour mémoire, en 1910, les écoles indigènes représentent 0,4 % du budget de la colonie et un élève indigène coûte six fois moins cher qu’un élève européen.
  • [25]
    Les élèves-moniteurs sont alors provisoirement admis à l’école de garçons de Nouméa. Au lendemain de la Libération, une nouvelle école réservée à ceux qu’on appelle désormais « les autochtones » est ouverte sur la presqu’île de Nouville, à proximité de Nouméa.
  • [26]
    Le recensement de 1996 comptabilise cent vingt-quatre hommes mélanésiens de plus de quatre-vingts ans pour la totalité du territoire.
  • [27]
    En l’absence d’archives de cette école, quatre types de sources ont été mobilisés pour retracer son histoire : les archives du service de l’Instruction publique (AT 46 W), le compte rendu de la mission de l’Inspection coloniale en 1919 (Bougourd) pour le règlement intérieur de l’école et la question des difficultés de recrutement des élèves, CAOM, Nouvelle-Calédonie, Aff. Pol., carton 742, les discussions au CG et les souvenirs directs des anciens élèves rencontrés au cours de l’enquête.
  • [28]
    Voir AT 46 W (service de l’Instruction publique).
  • [29]
    Entre treize et dix-sept ans à partir de 1929.
  • [30]
    Arrêté fondateur de l’école de Montravel, JONC, 29 avril 1913.
  • [31]
    JONC. Arrêté du 19 octobre 1922 modifié par un nouvel arrêté fixant le règlement de l’école de Montravel, le 9 mai 1929.
  • [32]
    Le chef du service des Affaires indigènes indique en 1915 : « Nous demandons aux syndics ou aux délégués de choisir des jeunes gens parmi les plus intelligents des écoles des villages et suffisamment dégrossis […] Nous nous proposons [pour remédier au problème du recrutement] de faire subir aux aspirants, choisis parmi les meilleurs des écoles du village, un examen, soit par l’instituteur de l’école européenne de la localité, soit par le médecin de colonisation ou tout autre agent de l’Administration. » Le terme de « syndic » désigne le représentant de l’administration aux Îles Loyauté. CG, 16 décembre 1915.
  • [33]
    AT 97 W 1 (service des Affaires indigènes). Extrait d’un rapport du chef du service de l’Enseignement (22 octobre 1922).
  • [34]
    Entretien avec un ancien élève de Montravel, promotion 1945.
  • [35]
    CG, 13 juin 1923.
  • [36]
    Mission d’inspection Bougourd, 1919, CAOM, Nouvelle-Calédonie, Aff. Pol. carton 3 197.
  • [37]
    Pièce de tissu enroulée autour de la taille des hommes kanak.
  • [38]
    AT 107 W 381. « Rapport du chef du service de l’Enseignement au Gouverneur en vue d’établir un rapport définitif à adresser au Ministre » (1921).
  • [39]
    Le chef du service de l’Enseignement note ainsi avec satisfaction en 1921 que « L’école [de Montravel] est dirigée par un instituteur métropolitain qui a été plusieurs années colon dans l’intérieur et qui, par suite, connaît parfaitement la mentalité indigène. » (AT 107 W 381). Le titre d’instituteur appliqué au premier directeur est clairement usurpé.
  • [40]
    JONC, Arrêté du 29 avril 1913.
  • [41]
    AT 97 W 1 (service des Affaires indigènes).
  • [42]
    Entretien réalisé en 1994 avec un ancien élève, promotion 1943.
  • [43]
    Mission d’inspection Bougourd (1919). CAOM, Nouvelle-Calédonie, série Aff. Pol. : carton 3 197.
  • [44]
    CG, 18 décembre 1929. Ces barrières, très importantes dans la Nouvelle-Calédonie coloniale, sont destinées à éviter la divagation du bétail, et donc les empiétements sur les cultures vivrières des indigènes dans les réserves, source de nombreux conflits avec les colons.
  • [45]
    Entretien réalisé en 1995 avec un ancien élève, promotion 1939. L’impôt dont il s’agit est l’impôt de capitation auquel étaient assujettis les indigènes.
  • [46]
    Intervention du gouverneur devant le CG, 23.11.1903.
  • [47]
    AT, 107 W 381, op. cit.
  • [48]
    I. Merle, « Le régime de l’indigénat et l’impôt de capitation en Nouvelle-Calédonie. De la force et du droit. La genèse d’une législation d’exception ou les principes d’un ordre colonial » in A. Saussol et Joseph Ztomersky (éd.), Colonies, Territoires, Sociétés. L’enjeu français, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [49]
    S’il est connu que dans la plupart des colonies françaises, les anciens élèves des écoles normales indigènes ont figuré parmi les premiers, à côté des anciens combattants, à pouvoir revendiquer l’obtention de la citoyenneté « au mérite », cet accès par le biais de l’instruction est resté impossible en Nouvelle-Calédonie. Les moniteurs obtiendront seulement la dispense de certaines clauses de l’indigénat (comme les prestations et le paiement de la capitation) et resteront soumis à l’autorisation préalable pour se déplacer hors de la réserve.
  • [50]
    Plus efficace mais aussi surtout plus économique, la solution qui aurait consisté à placer les futurs moniteurs avec les enfants européens des écoles primaires de Nouméa, sera constamment évoquée au cours de la période, sans jamais être appliquée, faute d’une réelle volonté de voir Blancs et Kanak s’asseoir sur les mêmes bancs.
  • [51]
    D’après les registres de solde (AT, 41 W), à ancienneté égale, la solde variait en moyenne du simple au triple.
  • [52]
    « Après il y a eu notre directeur à nous… [hésitation] c’était un colon… un colon éleveur… et il nous parlait comme les colons éleveurs… des fois il vous traitait de sale petit animal ! [rire]. M., il était sévère… mais on ne regrettait pas, c’était comme ça à l’époque… il nous astiquait à coups de ceinture ! Il l’a fait les fois où on le méritait. Là où il a passé la ceinture, c’est quand les gosses se battaient, c’était pour les séparer. Nous, c’était pas trop méchant… même pour corriger c’était pas méchant. [rire] Même si on est grand, il faut obéir ! Le règlement, il ne le connaissait pas, le M. Il nous astiquait, quand on était en faute, quoi ! ». Entretien réalisé en 1995 avec B. B., ancien élève de l’école de Montravel, promotion 1939. « L’astiquage » est un terme local qui désigne tous les châtiments corporels.
  • [53]
    Entretien réalisé en 1995 avec deux anciens moniteurs, promotions 1943 et 1939.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    AT, 107 W 613 (Vice-rectorat, Liste nominative des autochtones admis aux différents examens depuis 1954, s. d. ; circa 1965).
  • [56]
    Pour des informations biographiques voir Jean-Marie Tjibaou, La présence kanak, Paris, Odile Jacob, 1996.

1 Les accords de Nouméa [1] mettent un terme à une décennie de transition, celle des accords de Matignon, marquée par le souci d’un « rééquilibrage » entre les communautés de Nouvelle-Calédonie. On peut lire dans le préambule de ces accords : « Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun ». Ce destin commun, qui prendrait la forme d’une « citoyenneté néo- calédonienne », doit voir la refondation d’un « lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie ».

2 Si la décolonisation est posée dans ce texte comme un préalable, le processus qui a vu les Kanak [2], premiers habitants de l’archipel, être, selon les termes des accords, « repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays » après la prise de possession par la France en 1853, n’a probablement pas à ce jour été restitué dans toutes ses dimensions. Certains aspects de ce processus ont été privilégiés par la recherche : c’est le cas de la question foncière, ou encore de l’histoire des vagues successives de migrants qui, librement ou sous la contrainte, sont venus bâtir une « petite France australe » des antipodes [3]. Notre travail de thèse [4] a été pensé comme une contribution à l’analyse de l’une des dimensions jusqu’alors négligées du processus colonial : la question scolaire. Méconnue, la genèse de l’institution scolaire n’en est pas moins essentielle pour la compréhension de la nature du projet colonial mis en œuvre en Nouvelle- Calédonie, car elle constitue un angle d’approche privilégié pour qui veut saisir les limites pratiques de ce projet.

3 La version la plus communément admise jusqu’à aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie élude presque totalement le rôle d’État colonial pour ne retenir que « l’œuvre » des missionnaires catholiques et protestants qui se sont consacrés à l’évangélisation des Kanak. Les sociologues Jean-Marie Kohler et Loïc Wacquant écrivaient ainsi en 1985 :

« L’octroi d’un minimum d’instruction, instrument de gardiennage et de moralisation, et la formation d’une petite “élite indigène” – même si celle-ci devait en toute hypothèse, demeurer écartée du champ du pouvoir – constituaient le moyen d’asseoir au moindre risque la structure d’opposition que suscite et nécessite la domination coloniale. […] Aux écoles missionnaires revenait la charge de l’enseignement des Mélanésiens, celui des enfants des colons étant assuré par le réseau des écoles publiques. Pendant plus d’un siècle, de 1853 à l’après-guerre, ce sont les missionnaires, catholiques et protestants, qui ont “instruit les naturels” [5]. »
Le consensus dont a bénéficié cette vision au cours des dernières décennies ne doit pas masquer le fait qu’elle ferait de l’expérience coloniale en Nouvelle-Calédonie la seule où les pouvoirs publics se seraient ainsi totalement désintéressés de l’éducation des indigènes, les abandonnant à leur sort ou plus exactement au prosélytisme des missionnaires. Au cours de l’enquête, il y a donc eu, en guise de fil directeur, une interrogation : pourquoi la Nouvelle-Calédonie n’aurait-elle pas connu d’écoles dites « du gouvernement » ? Et plus généralement, comment expliquer cette absence d’une politique scolaire de l’autorité française à l’égard des Kanak ?

4 Que les missionnaires aient été les premiers à se préoccuper du sort des enfants des tribus est incontestable : la fondation des premières écoles confessionnelles est précoce, puisqu’elle précède d’une dizaine d’années la prise de possession par la France [6]. Les missions chrétiennes (London Missionary Society protestante et Société de Marie) ouvrent les premiers internats aux Îles Loyauté et dans le nord de la Grande-Terre dans la deuxième moitié des années 1840 [7]. Les écoles religieuses resteront prédominantes pendant toute la période coloniale : en 1885, les écoles confessionnelles scolarisent 900 des 1505 (soit 60 %) élèves indigènes recensés par le service de l’Instruction publique ; en 1919, 1750 sur 2 500 (70 %) ; en 1945, 3 000 sur 4 500 (67 %) [8].

5 On le voit, si les missionnaires ont été les premiers, et les plus actifs au sens où les Kanak ont majoritairement fréquenté leurs écoles, cela ne signifie pas qu’ils ont été les seuls. C’est en cherchant à vérifier l’absence de toute politique scolaire « officielle », et notamment celle d’écoles de l’administration, que l’exhumation d’archives et le recueil de témoignages ont permis de nuancer cette image de pouvoirs publics totalement passifs en marge de l’action missionnaire [9].

6 L’analyse des procès-verbaux de séances du conseil général de la colonie – notamment en ce qui concerne les attributions budgétaires – révèle l’existence « d’écoles indigènes officielles », rattachées entre 1885 et 1919 au service des Affaires indigènes, puis, à partir de cette date, au service de l’Instruction publique à côté des écoles primaires, appellation réservée aux écoles pour enfants de colons [10]. Le Journal officiel de la Colonie publie régulièrement des arrêtés du gouverneur concernant la création et l’organisation « d’écoles officielles de tribus ». Les registres de solde du personnel colonial [11] attestent la rétribution d’un certain nombre d’enseignants indigènes connus sous le nom de « moniteurs » [12]. Les rapports des missions de l’Inspection coloniale dépêchée par Paris [13] font état d’une statistique de la fréquentation scolaire précisant le nombre d’élèves scolarisés dans chacune des institutions en présence : écoles « libres » (catholiques et protestantes) et écoles « officielles ». Enfin, interrogés au cours de l’enquête orale sur la localisation des écoles qui existaient quand ils étaient enfants, les interlocuteurs kanak qui ont connu l’entre-deux-guerres [14] font spontanément la distinction entre l’école « du Père » ou du « Missi » (missionnaire protestant) et celle du « moniteur », dont ils connaissaient l’existence, quand ils n’en ont pas été eux-mêmes élèves.

7 Bien qu’éparses, ces sources invitent à dépasser la version d’un monopole missionnaire exclusif sur l’école des Kanak et permettent de revisiter l’histoire de la scolarisation indigène sous la période coloniale et en particulier, celle des « écoles de gouvernement », symboles de l’effort républicain en faveur de l’enseignement indigène. Cet effort républicain, aussi timide qu’il a pu être, a porté essentiellement sur la question du recrutement des maîtres indigènes voués à devenir les principaux agents de l’enseignement public en tribu. La genèse du corps des moniteurs est, ici, au centre de notre attention, car particulièrement révélatrice des ambitions et des limites du projet scolaire soutenu par l’État en Nouvelle-Calédonie et adressé aux Kanak.

8 Quelles pouvaient être les missions assignées à ce corps enseignant kanak, au service d’un projet scolaire pour le moins confus ? Comment, dans le cadre de l’indigénat, les autorités coloniales sont-elles parvenues à concilier l’obligation qui leur était faite de donner des maîtres aux écoles, tout en maintenant un cloisonnement étanche entre l’enseignement indigène et l’enseignement européen ? Comment les moniteurs indigènes ont-ils perçu la nature de la tâche qui leur était confiée et corrélativement, le statut particulier qui en découlait ?

9 Nous verrons pour commencer que ce corps des moniteurs peut être qualifié d’objet évanescent, tant les preuves de son existence ont été difficiles à réunir au cours d’une enquête qui a croisé archives et récits de vie, et dont il s’agira de présenter les conditions. Nous exposerons ensuite ce qui peut être connu aujourd’hui des modalités de la formation des futurs maîtres indigènes au sein de l’école des moniteurs indigènes de Montravel telle qu’elle a existé à partir de 1913. Enfin, nous analyserons ce que cet exemple de la formation des maîtres kanak peut nous dire, en creux, du projet scolaire en Nouvelle-Calédonie, et plus généralement des dilemmes d’une politique indigène dans un contexte particulier, en cherchant à mesurer à quel point les interprétations locales de la doctrine coloniale globale ont pu façonner des modes de domination spécifiques à chaque colonie.

Un objet évanescent

10 Au cours des trente premières années qui suivent la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France (1853), on constate une relative apathie de l’autorité coloniale en matière de recrutement de maîtres pour les écoles indigènes. Il faut attendre 1885, et la publication d’un arrêté accompagnant l’arrêté fondateur des écoles dites « officielles », c’est-à-dire financées et contrôlées par l’autorité locale, pour que soit envisagé pour la première fois, le recrutement de moniteurs indigènes [15]. L’influence républicaine est ici évidente, entre volonté de battre en brèche le monopole historique des missions religieuses et souci local de faire écho aux lois Ferry.

11 Après une tentative avortée de formation de maîtres indigènes au tournant du siècle [16], il faut en effet attendre 1913 pour que se réalise effectivement le projet d’une école spécialement destinée aux futurs moniteurs des écoles officielles des tribus : l’école des moniteurs indigènes de Montravel. C’est finalement dans l’entre-deux-guerres seulement qu’émerge ce « corps », à vrai dire fort modeste, puisque ce sont tout au plus une cinquantaine de moniteurs qui ont eu la charge des écoles indigènes pour l’ensemble de la période, mais organisé autour de modalités de recrutement, de mutations, d’avancement et de rémunération bien spécifiées, et totalement distinctes de celles du personnel destiné aux écoles primaires européennes. On retiendra que la caractéristique principale du corps des maîtres au service des écoles de tribus officielles en Nouvelle-Calédonie est d’avoir été, pendant le régime de l’indigénat, presque exclusivement masculin et composé de Kanak [17].

12 Les sources qui permettent de cerner ce corps sont rares, éparses, et on ne peut qu’être surpris de la pauvreté du corpus, notamment au vu de la profusion des documents dont ont bénéficié les chercheurs qui se sont consacrés à la scolarisation indigène et à la formation des maîtres dans d’autres possessions françaises [18]. Un certain nombre de sources directes font ici gravement défaut et l’analyse des caractéristiques du personnel indigène ne peut notamment pas s’appuyer sur les matériaux privilégiés que constituent les rapports d’inspection, les revues professionnelles ou encore les archives des écoles normales indigènes [19].

13 Il est donc important de le souligner : qu’il s’agisse de leur origine sociale, de leur niveau d’instruction réel, des conditions précises du déroulement de leur carrière, ou de leur vision de ce que devait être la pédagogie à usage des enfants des tribus, de nombreux éléments font défaut concernant les enseignants indigènes kanak.

14 Les sources administratives, éparpillées entre les centres d’archives d’Aix-en-Provence (CAOM), de Nouméa (Archives territoriales) et de Vincennes (Service historique de l’armée de terre) restent les plus accessibles [20], mais les informations qu’elles contiennent sont à la fois lacunaires et imprécises.

15 Outre leur dispersion, l’impression d’une grande hétérogénéité de ces sources est renforcée par le fait qu’il n’a jamais existé de direction centralisée de l’enseignement indigène. Du ressort exclusif du service des Affaires indigènes et de leurs syndics de 1885 à 1919, il est ensuite rattaché au service de l’Instruction publique [21], sans qu’il faille surestimer la portée de cette modification statutaire car cette décision du gouverneur répond surtout au souci d’harmoniser l’organisation administrative néo-calédonienne avec celle des autres possessions françaises [22]. Dans les faits, alors que la carrière des enseignants des écoles primaires est du ressort du service de l’Instruction, celle des moniteurs restera sous le contrôle du service des Affaires indigènes : si les décisions d’avancement, de nominations, de licenciement, etc. sont officiellement prononcées par le service de l’Instruction et si c’est bien le chef de ce service à qui il incombe de venir présenter le fonctionnement des écoles indigènes devant le conseil général au moment du vote des crédits, toutes les décisions sont prises à la suite des rapports dressés par les gendarmes, en l’absence d’un personnel d’inspection qui se rendrait en brousse pour contrôler le travail des moniteurs. Cette direction bicéphale aurait pu a priori se révéler difficile, mais le partage des tâches ainsi défini semble avoir fonctionné sans heurts pendant l’entre-deux-guerres.

16 L’efficacité organisationnelle a été clairement privilégiée sur la qualité pédagogique de l’enseignement dispensé tant dans les écoles de brousse qu’à Montravel. La mission confiée au gendarme est bien modeste : sa visite mensuelle, visite inopinée selon la prescription du chef de service, se borne la plupart du temps à juger de l’état de propreté du bâtiment qui fait office d’école, et à constater la présence effective du maître et des élèves dans la journée. Un conseiller général rappelle en 1930 « [qu’il] ne demande pas que le syndic inspecte le travail des élèves, mais contrôle la présence du moniteur à sa tâche [23] ». Les quelques lignes de la rubrique « Fonctionnement de l’école » des rapports de gendarmerie se présentent généralement sous une forme très laconique du type : « Nous avons visité l’école de telle tribu tel jour, et avons constaté la présence du moniteur et de ses élèves. » N’émanant pas d’experts de l’enseignement, les rapports de gendarmerie ne contiennent pas d’informations d’ordre pédagogique, mais fournissent par contre de précieux renseignements sur la vie quotidienne des moniteurs, et surtout sur ce que l’administration considère comme les qualités et les défauts de son personnel indigène. On y vérifie en particulier à quel point les attentes à l’égard du moniteur sont bien souvent limitées à des travaux pratiques du type : entretien du potager, construction de l’école, etc.

17 L’absence de contrôle proprement pédagogique se double d’une méconnaissance souvent profonde de la réalité des tribus. Il est frappant de constater à quel point la manière dont sont orthographiés les noms des agents de l’administration, qu’ils soient simples plantons ou moniteurs diplômés de Montravel, paraît directement liée à la capacité des fonctionnaires coloniaux à entendre les langues indigènes : une grande fantaisie règne et, le plus souvent, jusque dans l’entre-deux-guerres, seul le prénom chrétien a été retenu pour figurer sur les registres (indigène Louis, indigène Léon, etc.), sans autre précision, et lorsque c’est le nom qui a été choisi, il n’est pas rare de constater qu’il change de manière perceptible d’une année à l’autre (l’indigène Saou devient l’indigène Théou l’année suivante par exemple). Ces imprécisions rendent difficile le suivi des carrières individuelles, et une analyse par cohorte du devenir des moniteurs après leur première affectation est quasiment chose impossible.

18 Il faut donc faire le deuil de documents proprement scolaires pour comprendre les véritables enjeux de l’enseignement indigène. La source privilégiée reste ici les discussions budgétaires, qui voient s’opposer un parti « indigénophile », ou du moins persuadé de l’intérêt d’une élévation du niveau scolaire des Kanak confinés dans leurs réserves, et un parti « malthusien » pour qui les écoles indigènes ne sont jamais qu’une charge pour le budget de la colonie, un sacrifice qu’on impose à des colons de brousse eux-mêmes fort mal lotis [24]. Jamais tant les occurrences liées à l’enseignement indigène ne sont présentes que lors du vote annuel des crédits aux écoles et on touche là à une véritable pomme de discorde entre les représentants des colons et ceux de l’administration soumise, elle, aux impératifs de la politique indigène telle qu’elle est impulsée par le ministère des Colonies depuis Paris. Il faudra ainsi attendre 1924 (soit trente-neuf ans après l’arrêté fondateur de 1885) pour que, sur injonction ministérielle, les dépenses relatives aux écoles indigènes en Nouvelle-Calédonie soient définitivement classées parmi les dépenses obligatoires et ne soient plus soumises au bon vouloir de l’assemblée locale.

19 Partielles, les sources d’archives à notre disposition sont également partiales, en ce qu’elles ne reflètent qu’un seul point de vue, celui des Européens, ou plus précisément de leurs représentants. Il était donc absolument nécessaire de recueillir le témoignage des premiers intéressés, les anciens moniteurs, promus au rang d’acteurs historiques, et non plus simples prénoms consignés dans des registres comptables.

20 L’entreprise s’est révélée délicate, en raison de la difficulté à retrouver d’anciens élèves de l’école de Montravel, qui a existé, stricto sensu, de 1913 à 1942, date de la réquisition des bâtiments par les forces armées américaines [25]. L’échantillon potentiel se trouvait doublement limité d’une part en raison de la faiblesse numérique des effectifs de l’école – qui a accueilli tout au plus une trentaine d’élèves entre 1916 et 1942 – d’autre part en raison du rétrécissement considérable de la pyramide des âges mélanésienne au-delà de quatre-vingts ans [26]. Les témoins directs de l’entre-deux-guerres se faisant rares, il a été possible de rencontrer quatre anciens élèves de l’école de Montravel seulement (promotions 1939, 1943 et 1945). La richesse de l’information recueillie à l’occasion de ces rencontres conforte cependant l’idée selon laquelle seul du croisement des subjectivités « blanche » et « noire » peut naître une histoire sociale de la Nouvelle-Calédonie.

Une « école pour indigènes » : l’école des moniteurs de Montravel

21 En 1913, face à une grave pénurie d’enseignants pour les écoles « officielles » de tribu, le choix est finalement fait par l’administration de remplacer l’école de Wé par un établissement installé à proximité du chef-lieu (Nouméa) : l’école des moniteurs indigènes de Montravel [27].

22 L’école, initialement prévue pour accueillir une quarantaine de futurs moniteurs, compte officiellement à son ouverture douze élèves. Le total ne dépassera jamais la quinzaine sur toute la période : au moment du dédoublement de l’école en une section de « moniteurs » et une section « d’apprentis » (1929), les premiers sont au nombre de neuf, et les seconds au nombre de six. Jusqu’à la guerre, la section des moniteurs oscille bon an mal an entre huit et douze élèves au total [28] et il semble que la pratique se soit orientée dans les années 1930 vers un recrutement d’une dizaine d’élèves organisé tous les quatre ans, au moment du départ de la promotion précédente. Mis à part l’âge des postulants, qui doivent avoir théoriquement entre treize et quinze ans [29], jamais des conditions précises de recrutement n’ont fait l’objet d’un arrêté officiel au cours de la période, contrairement au programme des études, qui est explicite dans l’arrêté fondateur de l’école [30], ou encore au diplôme de fin d’études, institué en 1922 [31]. Sans doute une certaine souplesse en la matière était-elle la seule garantie pour parvenir à réunir la douzaine d’élèves nécessaires, et les premières promotions d’élèves, fort réduites, ne semblent même n’avoir subi aucun véritable examen. Dans les faits, le principe d’une petite composition, dont le sujet est envoyé depuis Nouméa aux gendarmes chargés de le faire passer dans les écoles de tribu, se met progressivement en place [32]. Son existence ne garantit pas pour autant la qualité du recrutement. Dès 1922, l’administration regrette de ne pouvoir le perfectionner : « ces épreuves faites à distance nous permettent difficilement de nous rendre compte de l’intelligence et de l’aptitude du sujet. […] Il faudrait choisir [les futurs élèves] sur place [33] ». Pour autant, la sélection des futurs élèves restera une prérogative des fonctionnaires de la gendarmerie pendant toute la période.

23 Le rôle du gendarme dans le recrutement des futurs moniteurs ne laisse pas d’ambiguïté quant au statut des élèves : on ne vient pas à Montravel par vocation, on y vient parce qu’on a été désigné. Voici ce que dit un ancien moniteur de l’enrôlement de son propre père, qui a été un des premiers élèves de l’école au moment de la première guerre mondiale :

« Papa a été choisi de l’école de sa tribu pour aller se perfectionner à l’école préparatoire des moniteurs de Nouméa. Il a passé cinq ans à Nouméa [à l’école de Montravel]. Et quand il est sorti, il avait le niveau du cours moyen deuxième année, et il était apte à enseigner. […] Le vieux [mon père], il parlait un peu français. On lui a dit qu’il devrait enseigner à telle école, c’était une convention entre les gendarmes de l’époque et les grands chefs, et c’est ainsi qu’il s’est retrouvé à enseigner à N., c’était une école publique. […] À cette époque, en même temps que les missionnaires, c’était le début de la colonisation. Alors ils passaient dans les tribus pour choisir des autochtones qu’on éduquerait. C’est comme ça qu’il a été choisi. Il a été envoyé à l’école sous l’égide de la gendarmerie et de la chefferie [34]. »
Si à partir des années 1930, on parle de « démissions » de certains internes qui choisissent de retourner dans leur tribu (10 à 15 % des élèves repartent avant la fin de la scolarité), c’est bien « d’évasions » dont ont été qualifiés ces départs dans les premières années. Les « évadés » sont même ramenés à l’école entre deux gendarmes, comme il est d’usage quand on recherche un engagé évadé. Ceci n’est pas sans susciter quelques protestations comme en témoignent les propos d’un élu du conseil général en 1923 :
« Un engagé est un indigène qui a passé un contrat avec l’engagiste, et qui par là s’est librement soumis aux clauses de ce contrat. S’il s’évade, il rompt son contrat, et l’administration a le devoir de le faire rechercher par la police ou la gendarmerie. Mais les élèves de Montravel ne sont pas des engagés : ils vont, dites-vous, librement à l’école. Comment concilier cette liberté avec l’emploi de la force armée, quand ils ne veulent plus rester à Montravel ? Du moment que vous entendiez faire de Montravel une école destinée à la formation intellectuelle des moniteurs, vous n’avez pas le droit d’employer des moyens de contrainte ; sinon, vous faites de l’indigène un révolté, qui sera votre pire ennemi. C’est librement et non contraint et forcé, que l’indigène doit aller à l’école [35]. »
Mais l’organisation de l’école évoque immanquablement une entreprise disciplinaire : les bâtiments, situés à deux kilomètres du centre-ville, qui faisaient office de camp pénitentiaire au temps du bagne, conservent ainsi de hauts murs hérissés de tessons de bouteille. Du port d’un uniforme au menu des repas, du morcellement du temps à la monotonie des jours qui se suivent, on reste surpris du degré de précision des textes officiels, mais on l’est plus encore lorsque les anciens élèves confirment par leur témoignage à quel point les recommandations de l’administration étaient scrupuleusement suivies. Chaque année, les élèves reçoivent ainsi : « un costume de sortie, deux tricots, deux pantalons de toile, une couverture ». La ration quotidienne est fixée à : « 500 g de pain, 300 de viande fraîche, 300 de riz, 100 de haricots, 50 de sucre, 15 de graisse, 15 de sel, 10 d’oignons, 10 de thé [36] ».

24 À chaque fois qu’on trouve trace dans les archives d’un mécontentement de l’administration quant au fonctionnement de l’école, il s’agit, davantage que de la médiocrité des résultats scolaires, d’un « relâchement » noté dans la discipline de l’école, laisser-aller dont le signe principal est la perpétuation de règles de vie tribale : port du « manou » [37], mauvais usage des ustensiles de table. Les remarques du chef du service de l’Enseignement qui visite l’école en 1921 sont éloquentes :

« Il y a lieu de remarquer que les indigènes sont naturellement paresseux ; il faut user d’autorité pour les obliger non pas à un travail soutenu, mais simplement à un travail régulier. Quant à la discipline proprement dite, elle est assez facile à obtenir. Les principales punitions qui proviennent surtout des retards les jours de sortie. […] Au point de vue de l’éducation pure, les progrès accomplis par les élèves sont relativement moins satisfaisants qu’au point de vue de l’instruction. Car si les indigènes arrivent à acquérir plus ou moins bien la connaissance de notre langue dans un temps plus ou moins long, il est beaucoup plus difficile de leur faire perdre leurs habitudes ancestrales. En ce qui concerne notamment le vêtement, il a fallu édicter des punitions sévères pour les empêcher de porter constamment le « manou » traditionnel ; le port du pantalon et du tricot est obligatoire, et nous proposons de leur imposer pour les jours de sortie une sorte d’uniforme kaki. Pour la cuisine [on affiche un] tableau de roulement. Ici encore, il faut tenir la main à ce que la cuisine ne soit pas faite à la mode canaque, c’est-à-dire d’une façon extrêmement rudimentaire. Il a fallu aussi user d’autorité pour obliger les futurs maîtres à ne pas manger à terre avec leurs mains et à se servir de fourchettes. D’ailleurs ils sont d’une particulière brutalité envers leur vaisselle et leurs objets de toilette, cassant leurs assiettes, bosselant leurs quarts, etc. Il est besoin d’une surveillance constante [38]. »
Cette surveillance constante incombe au directeur-économe, unique fonctionnaire rémunéré par l’administration, et qui assume de ce fait à la fois l’enseignement théorique et pratique, et la gestion quotidienne de l’internat. La biographie des trois directeurs qui se sont succédé entre 1913 et 1942 est révélatrice de la façon dont le projet de formation d’une élite scolaire indigène a été pensé par les autorités coloniales. Si l’on excepte le cas du second, instituteur de formation qui restera en poste quelques mois seulement avant de rejoindre l’école primaire pour Européens, ils ont en commun d’être des pédagogues improvisés : le premier (1913-1934) ne possède aucun diplôme, le troisième (1936-1942) est muni du seul certificat d’études. Ils ont par contre pour eux une longue expérience en tant que colons de brousse, et c’est d’ailleurs au nom de leur supposée connaissance du « milieu canaque » et pour leur capacité à assurer l’enseignement agricole qu’ils seront retenus [39].

25 Cette capacité est d’autant plus importante que l’enseignement dit pratique et professionnel occupe une grande partie du temps scolaire.

26 Dans le détail, lors de la création de l’école en 1913, il est prévu que « l’enseignement a pour base l’étude de la langue française et des principes de notre civilisation » et doit comporter « les éléments du calcul, des notions d’histoire et de géographie, de morale et d’hygiène pratique » [40]. Il sera complété par un enseignement « agricole et professionnel » obligatoire, comprenant, outre le travail de la terre, le travail du bois et du fer à raison de deux demi-journées par semaine.

27 On trouve dans un rapport du chef du service de l’Instruction publique datant de 1922 quelques précisions sur ce programme officiel :

« Le programme d’études s’étend sur 4 années. La première a surtout pour but d’apprendre à lire et à parler correctement. Les trois autres années, dont la dernière correspond au Cours Moyen des écoles primaires, amènent les élèves à un niveau d’instruction correspondant à peu près au Certificat d’Études Primaires. L’enseignement du Français tient naturellement la première place, puis le calcul ; – des notions d’histoire et de géographie destinées à donner aux indigènes une vue exacte de leur pays, de ses ressources, de son organisation administrative, des progrès accomplis depuis la prise de possession, en même temps qu’à leur faire prendre conscience de la place qu’occupe la France et que ses colonies tiennent dans le monde ; – des leçons de morale portant particulièrement sur les devoirs des indigènes vis-à-vis de l’autorité française ; – enfin des leçons d’hygiène que les futurs maîtres, une fois nommés dans une tribu, seront appelés à répandre autour d’eux [41]. »
Ce programme qui restera inchangé pendant toute la période est à peine plus étoffé que celui en vigueur dans les écoles de tribus.

28 Pour l’enseignement dit théorique (français, calcul, histoire), il semble d’après les témoignages recueillis, que les élèves aient utilisé pour partie les manuels en vigueur dans les écoles primaires européennes et pour partie les manuels destinés aux Africains.

29 La menuiserie, le travail du fer, l’amélioration de l’habitation, la maçonnerie, la fabrication du pain, sont autant de disciplines prévues au programme de l’enseignement « pratique », mais dans les faits, faute de moyens, le contenu sera rapidement limité au travail du bois et du fer, et c’est sur ces deux seules spécialités que porte l’examen de sortie de l’école instauré en 1922. D’après le récit d’anciens élèves, la finalité de cet enseignement était surtout de les mettre à même de participer à la construction et à la réfection des écoles dans lesquelles ils étaient appelés à enseigner.

« Quand je suis sorti de là, il fallait passer un examen au collège. Il fallait faire quelque chose, un objet, d’après ce qui était marqué au tableau… Il fallait être un peu menuisier de ce temps-là… Il fallait savoir construire les tables, les chaises, les tableaux, parce qu’il n’y avait pas tout ça. On était comme des apprentis… c’est nous qui faisions les bureaux, on apprenait à raboter. Alors on apprenait ça à Montravel, il y avait deux après-midi par semaine où on faisait le bois [42]. »
L’enseignement agricole, prodigué sur les terrains qui jouxtent l’école, occupe presque autant de temps que l’instruction théorique proprement dite, et n’est pas, lui, sans poser de problèmes. Bien que l’administration ait pris soin de nommer un directeur qui, en tant qu’ancien colon, est à même de dispenser cet enseignement, il va se heurter aux « réticences » des élèves : « Pour l’agriculture, nous avons constaté à l’origine de la part des indigènes une certaine répugnance à travailler la terre, malgré l’amélioration qu’ils apportaient ainsi à leur ordinaire. Ce travail ne leur paraissait pas assez relevé pour de futurs instituteurs et ils n’hésitaient pas à déclarer qu’ils n’étaient pas venus pour cela », note l’Inspection coloniale en 1918 [43]. Les récriminations des élèves sont régulièrement évoquées par la suite : « […] Les élèves se plaignent qu’on leur fasse faire des travaux qui ne regardent pas du tout l’instruction, tels que des barrières, alors que selon eux, les élèves de Montravel qui se destinent à être moniteurs ne vont pas à l’école pour apprendre à faire des barrières [44]. » De fait, on abandonnera rapidement l’idée d’inculquer les principes de l’agriculture européenne et ne resteront donc que les cultures destinées à améliorer la nourriture des élèves : taros, ignames, pommes de terre.

30 Cette activité, baptisée « le jardin », incarnait aux yeux des élèves l’enseignement au rabais auquel ils étaient soumis.

« Dans notre école à nous, les indigènes, il fallait apprendre à travailler [la terre]. Depuis tout petit on savait manier le sabre et la binette [chez nous] et même à Montravel, il fallait continuer comme ça […] Dans le système de Montravel, il fallait surtout travailler […] D’ailleurs au mois de juillet, on avait des vacances pour aller aider les parents à faire la récolte de café […] On appelait cela les vacances de la cueillette, il fallait aller travailler chez les colons. Les grands devaient aller… On était payé 0,50 francs la touque […] À partir de seize ans, on était obligé de partir chercher du travail pour payer l’impôt, sinon au bout, il y avait la prison [45]. »

Les enjeux de la formation d’une « élite indigène » en Nouvelle-Calédonie

31 Ce qui peut être connu aujourd’hui de l’école de Montravel telle qu’elle a existé dans l’entre-deux-guerres suggère un certain nombre de considérations générales sur la genèse de l’enseignement indigène en Nouvelle-Calédonie.

32 Le programme d’enseignement et les modalités concrètes de son application, notamment la prépondérance du « jardin » et des « travaux pratiques » baptisés par les anciens élèves « l’école du travail pour indigènes », manifestent clairement le refus d’un enseignement « intellectuel » comparable à celui dispensé aux Européens. Un tel enseignement est jugé à la fois inutile et dangereux.

33 L’insistance délibérée sur la modestie des contenus d’enseignement est récurrente dans les discussions qui ont lieu au conseil général, et révèle en creux les réticences locales en matière de formation des indigènes. Défendant l’école de Wé, le gouverneur de la colonie affirme en 1903 : « […] L’unique souci du directeur, est de former des moniteurs indigènes capables d’enseigner à leurs congénères les connaissances les plus indispensables. Nous n’avons pas l’intention, en effet, de former des pédants inutiles et ridicules. » Il s’agit, en particulier, d’éviter la formation d’un « noyau de lettrés », de « déclassés » selon l’expression consacrée, nécessairement semeurs de troubles dans les tribus. Tolérante face à certains relâchements de la part de ses employés indigènes, l’administration sait par contre se montrer intransigeante dès qu’il s’agit de la « moralité » de ses agents. Maître consciencieux, le moniteur kanak est avant tout un maître soumis, ce que résume cette formule de ce même gouverneur en 1903 : « L’avenir est dans la multiplication des moniteurs indigènes qu’il faut ; bien dressés, honnêtes, aimant la France et capables d’amener leurs congénères à partager leurs sentiments [46]. »

34 Deux aspects a priori difficilement conciliables paraissent ici intimement liés : à côté de la discipline et de la soumission attendues du moniteur transparaît cet « amour » de la France dont il doit être suffisamment imprégné pour l’inspirer à ses élèves. En 1919, les instructions données par le chef du service de l’Instruction insistent encore sur cet « amour » :

« Le but à atteindre est très simple : apprendre aux indigènes, par des exercices répétés, à parler et à écrire le français ; leur inspirer du respect et de l’affection pour la France, à l’aide d’exemples bien choisis ; leur donner le goût du travail par un enseignement professionnel approprié à leurs aptitudes et à leurs besoins. Ce but simple, s’adressant à des gens simples, doit être réalisé par des méthodes simples [47]. »
Le rôle de l’école normale indigène comme instance de socialisation est dès lors double : il lui faut certes transmettre des connaissances, mais il lui faut aussi enseigner ce qu’être français peut signifier. Ce double processus d’acculturation relève en Nouvelle-Calédonie de la gageure, car l’entreprise de « francisation » intellectuelle et morale se réalise dans le contexte d’un régime juridique, l’indigénat [48], et d’une politique de mise en réserves dont l’objectif est justement de marquer une rupture entre les Français et les autochtones.

35 Concrètement, l’expérience néo-calédonienne de formation d’une élite indigène constitue un cas limite pour mesurer la contradiction inhérente à une politique se fixant pour but de « franciser » des sujets à qui on refusera jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale le statut de citoyen [49].

36 S’agissant de faire connaître et aimer la France aux futurs enseignants, il était en effet a priori logique de les placer au contact des Français. Au nom de la supposée spécificité du public indigène, le cloisonnement entre la formation des maîtres européens et kanak restera pourtant la règle jusqu’en 1942 [50]. L’impossibilité faite aux meilleurs élèves indigènes de se présenter aux examens réservés aux Européens leur interdira l’accès aux carrières de l’enseignement primaire : on se contentera pour les moniteurs du diplôme de fin d’études de l’école de Montravel, obtenu après un petit examen « maison » dont le niveau de difficulté, aux dires des anciens élèves, variait considérablement selon l’urgence des besoins en maîtres pour les écoles de tribu. De cette non-identité des titres en découle une autre : celle des rémunérations. Tant que les moniteurs dépendront du service des Affaires indigènes (jusqu’en 1919), leur solde sera relativement comparable à celle de leurs congénères au service de l’administration, qu’ils soient planton, gardien, domestique ou interprète. Début timide d’une reconnaissance de leur qualification, un décrochage interviendra en faveur des enseignants après la Grande Guerre et leur rattachement au service de l’Instruction, mais pour autant, pendant l’entre-deux-guerres, la grille des rémunérations sera établie de telle sorte qu’un moniteur kanak gagne, même en fin de carrière, moins qu’un enseignant européen débutant [51].

37 Mais ce cloisonnement n’est pas seulement institutionnel : d’après les témoignages recueillis au cours de l’enquête orale, les relations professionnelles entre les instituteurs (blancs) et les moniteurs (kanak) sont tout simplement inexistantes, et l’ignorance mutuelle est sans doute ce qui caractérise le mieux leurs rapports à l’époque. N’ayant pas fréquenté les mêmes écoles, ni reçu la même formation professionnelle, les maîtres des écoles pour enfants de colons et ceux des petits indigènes ne partagent pour ainsi dire rien, et le monde des écoles de village et celui des écoles de tribus sont totalement étrangers l’un à l’autre : on peut affirmer qu’à l’image de leurs parents cantonnés dans les tribus, les jeunes qui viendront se former à Nouméa resteront enfermés dans un internat qui les isole du « monde des Blancs ».

38 En fait de « francisation », ce que les futurs moniteurs semblent intégrer est la place assignée aux Mélanésiens dans le rapport colonial. Loin d’incarner la « culture française », le directeur de l’école, unique interlocuteur des élèves dans le confinement de l’internat, reproduit le type de relations qu’entretiennent en brousse le colon et ses engagés [52]. Ce qui ressort des témoignages d’anciens élèves, c’est avant tout la dureté de ce maître qui savait les « remettre à leur place » et les souvenirs se font précis quant il s’agit d’évoquer les humiliations vécues quotidiennement :

« C’est-à-dire qu’il n’y avait pas les mêmes moyens [pour les écoles indigènes]. Le budget des écoles indigènes, il était voté au conseil général. Il y avait une petite séance spéciale pour les fournitures pour les écoles indigènes, comme l’école de Montravel. Il y avait quand même un proviseur du collège, qui a lâché le mot une fois, là-bas, au conseil général… De ce temps-là, on l’appelait le chef du service de l’Instruction publique. Il a sorti ce mot-là […] il a dit : c’est pas la peine de sortir l’argent pour ces gens-là […] parce qu’ils ont un cerveau qui peut à peine arriver au certificat d’études ! [rire] Un coup de boutade comme ça, un coup de rigolade comme ça, ça fait mal ! [rire] et nous, on finit par croire aussi. Parce que le père M. [le directeur de Montravel] nous a répété ça : [le chef du service] a dit ça, et ça… On finissait par y croire, ça faisait mal aussi. Pourquoi il nous répétait ça, le directeur [de Montravel] ? Je ne sais pas… Peut-être qu’il voulait être sincère aussi, peut-être qu’il y croyait lui-même […] c’était la coutume de l’époque. Comme ça, il avait moins besoin de se casser la tête ! [53] ».
Cette coutume de l’époque « faisait mal », mais elle était inscrite dans l’ordre des choses.

39 Ce n’est que plus tard que ces jeunes, devenus adultes, ont pour la première fois entendu une remise en cause des « évidences » de l’époque de l’indigénat, et ils s’en souviennent avec une certaine émotion :

« Je me rappelle, B. [chef du service de l’Enseignement au début des années 1950], il avait organisé le stage de perfectionnement des moniteurs de tout le territoire, qui a duré au moins quinze jours, on était là tous les deux. C’était la première fois qu’on était tous ensemble. C’était avant la loi-cadre, vers 1954, 1956 […] Il avait fait venir aussi des ethnologues, comme Jean Guiart, des gens qui analysent les pierres […] il a fait un grand travail. Je me rappelle que ce jour-là, Jean Guiart, il avait amené deux crânes, un crâne de blanc et un crâne de Kanak, et il a dit que l’on pouvait emmagasiner les mêmes choses dans ces deux crânes-là ! [rire] […] Alors çà, c’était vraiment nouveau pour nous ! [54] »
Le traitement particulier auquel sont soumis les Kanak à partir de la fin du xixe siècle, avec l’imposition du règlement de l’indigénat et le cantonnement dans des réserves qui laisse le champ libre à l’expansion foncière du colonat, supplée largement la nécessité de leur faire découvrir les « bienfaits de la civilisation ». Point n’est besoin ici de susciter grâce à l’instruction leur collaboration « volontaire » au processus colonial, comme c’est le cas ailleurs, en Algérie, en Indochine, à Madagascar ou en AOF. Une scolarisation généralisée des indigènes et la formation d’agents intermédiaires, substituts à la violence dans l’imposition de la domination blanche, ne semblent pas se justifier tant le carcan « physique » (la réserve) et juridique (l’indigénat) dans lequel sont maintenues les tribus paraît suffire.

40 Il ne semble pas possible de soutenir que le relatif désintérêt pour la scolarisation des indigènes proviendrait du fait qu’ils ont été jugés inaptes, trop « arriérés », trop « sauvages », pour espérer tirer quelque profit de l’instruction. N’aurait-il pas été contradictoire que l’on refusât de faire « avancer sur la voie de la civilisation » ceux qui, à l’aune des critères présidant au classement des races, en avaient le plus besoin ? En ce sens, la lenteur avec laquelle les écoles officielles vont se mettre en place, la modestie des contenus enseignés et la difficulté à faire émerger un corps de moniteurs sont indissociables d’un certain refus de l’assimilation. S’engager sans ambiguïté dans une politique scolaire ambitieuse (et « généreuse »), c’eût été risquer, à terme, une remise en cause des soubassements de l’ordre colonial tel qu’il s’était construit en Nouvelle-Calédonie depuis la prise de possession. Il fallait que le Kanak reste le primitif de l’imaginaire colonial, affublé d’un instinct grégaire et d’une « mentalité » imperméable au progrès pour que continuent de rester légitimes la définition d’une propriété collective, l’expropriation puis le parcage dans les réserves. À mesure que l’élévation du niveau général de la population se serait opérée, l’iniquité de la condition indigène serait devenue de moins en moins acceptable. L’apparente incohérence, la discontinuité d’une politique scolaire soumise aux aléas du vote des crédits aux écoles, l’absence d’ambition (notamment en matière de formation des maîtres) montrent la persistance d’un choix d’exclusion.

41 On a certes fourni aux écoles, avec une grande parcimonie, les maîtres dont elles avaient besoin. Dans le même temps, l’obsession d’une remise en cause de la légitimité blanche fait que la formation théorique des moniteurs kanak a été réduite au minimum, et que tout était fait pour que s’inscrive profondément en eux la conscience de leur infériorité.

42 Ce choix d’exclusion a été lourd de conséquences, notamment parce qu’il a entraîné un considérable retard scolaire dans le monde kanak : il a ainsi fallu attendre 1954 pour voir les premiers reçus au certificat d’étude, 1957 pour voir les premiers diplômés du BEPC et 1962 pour voir le premier bachelier [55]. Le premier professeur titulaire Kanak et le premier médecin ont accédé au titre à la fin des années 1970. Contrairement à la majorité des anciennes colonies françaises où la lutte en faveur de l’indépendance a été massivement encadrée par les intellectuels autochtones formés à l’école de la République, les leaders politiques kanak sont presque tous issus de l’enseignement confessionnel, à l’image du plus connu d’entre eux, Jean-Marie Tjibaou, élève des Maristes et ancien séminariste [56]. La revendication d’une égalité des chances scolaires s’est trouvée placée au cœur de la protestation nationaliste pendant les « événements », et elle est au centre de l’actuelle politique de « rééquilibrage » entre communautés.

43 Contrairement aux évidences de la doxa coloniale, ce que montre la difficulté à former une élite autochtone est surtout qu’il faut inverser la relation de causalité : ce n’est pas la représentation que la France s’était faite des Kanak qui a déterminé le modèle de colonisation adopté en Nouvelle-Calédonie, ce sont les objectifs d’une colonisation de peuplement qui ont façonné la vision française des Mélanésiens. La vision européenne à l’œuvre dans la rencontre coloniale est en ce sens un artefact : l’appréhension de l’indigène ne semble jamais procéder que de son usage social, en ce qu’elle contribue à légitimer l’entreprise coloniale.

Notes

  • [1]
    Les accords sur la Nouvelle-Calédonie signés à Nouméa le 5 mai 1998, Journal Officiel de la République Française, 27 mai 1998.
  • [2]
    « Kanak » sera utilisé dans cet article sous sa forme invariable.
  • [3]
    Isabelle Merle, Expériences coloniales. Nouvelle-Calédonie, (1853-1920), Paris, Belin, 1995 ; Michel Naepels, Histoires de terres kanakes, Paris, Belin, 1998 ; Alain Saussol, L’héritage, Essai sur le problème foncier mélanésien en Nouvelle-Calédonie, Paris, Publications de la Société des Océanistes, n° 40, 1979.
  • [4]
    Marie Pineau-Salaün, « Les Kanak et l’école. Socio-histoire de la scolarisation des Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie (1853-1998 »), thèse de sociologie, Paris, ENS/EHESS, 2000.
  • [5]
    Jean-Marie Kohler, Loïc J.-D. Wacquant, L’école inégale. Éléments pour une sociologie de l’école en Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Institut culturel mélanésien-Orstom, 1985, p. 15.
  • [6]
    Voir Jean-François Zorn, Le Grand Siècle d’une mission protestante, la Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris, Karthala, coll. « Les bergers et les mages », 1993, et Georges Delbos, L’église catholique en Nouvelle-Calédonie. Un siècle et demi d’histoire, Paris, Desclée, coll. « Mémoire chrétienne », 1993.
  • [7]
    La Nouvelle-Calédonie comprend : la Grande-Terre, île d’environ 400 kilomètres sur 50, l’Île des Pins, et l’archipel des Loyauté (Ouvéa, Lifou, Maré) situé à 150 kilomètres au nord-est de la Grande-Terre.
  • [8]
    Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie (AT par la suite), versement 46 W (service de l’Instruction publique).
  • [9]
    Significativement, on notera que la seule référence à des archives faite par J.-M. Kohler et L. J.-D. Wacquant est celle des archives de l’archevêché de Nouméa, d’où probablement leur thèse du monopole missionnaire. Leur justification, produite en note, ne convainc pas : « On se limitera ici à l’école catholique du tournant du siècle en tant qu’elle réunit, sous une forme idéaltypique, tous les traits de l’école coloniale pertinents à notre propos. » J.-M. Kohler, L. J.-D., Wacquant, L’école…, op. cit., p. 16.
  • [10]
    Voir les procès-verbaux (PV par la suite) des séances du conseil général (CG), microfichés à partir de 1885 (AT).
  • [11]
    AT, 41 W (registres de contrôle de solde du personnel de la colonie de 1885 à 1940).
  • [12]
    Dans la Nouvelle-Calédonie coloniale, le terme de « moniteurs » désigne, de façon générique, tous les enseignants des écoles indigènes.
  • [13]
    Notamment, au Centre des archives d’Outre-Mer à Aix-en-Provence (CAOM par la suite), série Affaires politiques (Aff. Pol. par la suite) : Nouvelle-Calédonie. Carton 3196 : missions Mery (1902) et Revel (1911-1912) ; carton 3197 : mission Bougourd (1919).
  • [14]
    L’enquête de terrain, réalisée en juillet-août 1994, 1995 et 1998, a permis de recueillir le témoignage de vingt-six anciens élèves des écoles indigènes, dont quatre anciens élèves de l’école des moniteurs indigènes de Montravel. Pour des précisions sur cette enquête, et des transcriptions d’entretiens in extenso, on se référera au chapitre v et aux annexes de ma thèse « Les Kanak et l’école… », op. cit.
  • [15]
    Arrêté du 16 novembre 1885 reproduit dans Jean Étienne, Table générale alphabétique et analytique des actes officiels et contenus dans le bulletin de la colonie et dans le recueil des lois, décrets, arrêtés et instructions formant la législation de la Nouvelle-Calédonie. Années 1853 à 1900, Nouméa, Imprimerie calédonienne, 1903, t. I, pp. 177-181.
  • [16]
    Une « école normale professionnelle » connue sous le nom d’« École de Wé » est créée par arrêté le 18 juillet 1899. Installée sur l’île de Lifou (Loyauté) et dirigée par un couple d’instituteurs européens de confession protestante, elle fermera définitivement en 1909.
  • [17]
    De 1885 à 1945, les Européens officiant au service des écoles indigènes se comptent sur les doigts de la main. Si l’on excepte le cas du couple protestant en charge de l’école de Wé cité plus haut, et celui d’un certain Gambey, instituteur qui fera souche sur l’île de Maré à la même époque, le seul poste de l’enseignement indigène qui sera confié à un Français est celui de directeur de l’école des moniteurs de Montravel à partir de 1913. Le cas de cinq ou six institutrices est à mettre à part : non diplômées, il s’agit en fait d’épouses de gendarmes en poste aux Îles Loyauté qui, chargées de l’instruction des filles, permettaient d’arrondir la rémunération du ménage. On soupçonne à la lecture des débats du CG qu’il s’agit là d’une sorte de faveur faite à ces couples vivant relativement isolés sur leurs îles.
  • [18]
    Voir Fanny Colonna, Instituteurs algériens, 1883-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1975 ; Papa Ibrahima Seck, La stratégie culturelle de la France en Afrique. L’enseignement colonial (1817-1960), Paris, L’Harmattan, 1993 ; Monique Ratrimoarivony, « Historique et nature de l’enseignement à Madagascar. 1896-1960 », thèse de doctorat de 3e cycle, université Paris IV, 1986 ; Trinh Van Thao, L’école française en Indochine, Paris, Karthala, 1995.
  • [19]
    C’est la rubrique « Fonctionnement de l’école » du rapport mensuel de gendarmerie qui semble faire office de rapport d’inspection. Les archives de l’école des moniteurs indigènes de Montravel, si elles ont existé sous une forme ou une autre, n’ont pas pu être retrouvées. Enfin, aucune revue professionnelle néo-calédonienne n’a vu le jour au cours de la période. Si l’on excepte un ensemble de leçons « d’hygiène élémentaire » datant de 1916 (Docteur Salomon, Hygiène élémentaire. Leçons faites à l’école de Moniteurs indigènes de Montravel, Nouvelle-Calédonie, Nouméa, Imprimerie nationale, 1916), aucun support de cours, aucun sujet d’examen, aucune copie n’ont pu être localisés. De même les livrets individuels des élèves-moniteurs de Montravel, s’ils ont existé, ne semblent plus accessibles aujourd’hui.
  • [20]
    Notamment, les registres de contrôle de solde du personnel (AT, 41 W), les rapports de gendarmerie (Service historique de l’armée de terre, cartons cotés 4193, 4194, 4195 et 4196), les registres de décisions et arrêtés du service de l’Enseignement (AT, 46 W), les procès-verbaux des séances du conseil général, les rapports concernant la vérification des différents services administratifs dressés lors des missions de l’Inspection coloniale dépêchées par Paris, CAOM, Nouvelle-Calédonie, série Aff. Pol., cartons 3196 et 3197.
  • [21]
    Arrêté portant réorganisation du service de l’Instruction publique dans la Colonie, publié au Journal officiel de la Nouvelle-Calédonie et Dépendances (JONC) du 5 juillet 1919.
  • [22]
    La Nouvelle-Calédonie aurait été sans cela la dernière colonie où l’enseignement était encore entre les mains des Affaires indigènes.
  • [23]
    CG, 29 décembre 1930. De fait, c’est bien l’absentéisme qui est la principale préoccupation des autorités. On soupçonne une relative clémence de l’administration face à certaines « fautes », cette attitude conciliante s’expliquant par la difficulté à trouver un remplaçant pour faire la classe.
  • [24]
    Pour ne citer qu’un exemple, on peut reproduire les propos d’un colon de brousse (côte Est) en 1910 : « M. V. ne peut s’empêcher de remarquer que l’on dépense des sommes considérables pour instruire les Canaques et pour apprendre la couture aux jeunes popinées, et qu’il existe, d’autre part, dans l’intérieur de la colonie, bien des centres où les colons ne peuvent encore faire instruire leurs enfants, faute d’écoles. » CG, 30 novembre 1910. Le terme de « popinée » désigne la femme indigène. Voir aussi à ce sujet, I. Merle, Expériences…, op. cit., pp. 368-398. Pour mémoire, en 1910, les écoles indigènes représentent 0,4 % du budget de la colonie et un élève indigène coûte six fois moins cher qu’un élève européen.
  • [25]
    Les élèves-moniteurs sont alors provisoirement admis à l’école de garçons de Nouméa. Au lendemain de la Libération, une nouvelle école réservée à ceux qu’on appelle désormais « les autochtones » est ouverte sur la presqu’île de Nouville, à proximité de Nouméa.
  • [26]
    Le recensement de 1996 comptabilise cent vingt-quatre hommes mélanésiens de plus de quatre-vingts ans pour la totalité du territoire.
  • [27]
    En l’absence d’archives de cette école, quatre types de sources ont été mobilisés pour retracer son histoire : les archives du service de l’Instruction publique (AT 46 W), le compte rendu de la mission de l’Inspection coloniale en 1919 (Bougourd) pour le règlement intérieur de l’école et la question des difficultés de recrutement des élèves, CAOM, Nouvelle-Calédonie, Aff. Pol., carton 742, les discussions au CG et les souvenirs directs des anciens élèves rencontrés au cours de l’enquête.
  • [28]
    Voir AT 46 W (service de l’Instruction publique).
  • [29]
    Entre treize et dix-sept ans à partir de 1929.
  • [30]
    Arrêté fondateur de l’école de Montravel, JONC, 29 avril 1913.
  • [31]
    JONC. Arrêté du 19 octobre 1922 modifié par un nouvel arrêté fixant le règlement de l’école de Montravel, le 9 mai 1929.
  • [32]
    Le chef du service des Affaires indigènes indique en 1915 : « Nous demandons aux syndics ou aux délégués de choisir des jeunes gens parmi les plus intelligents des écoles des villages et suffisamment dégrossis […] Nous nous proposons [pour remédier au problème du recrutement] de faire subir aux aspirants, choisis parmi les meilleurs des écoles du village, un examen, soit par l’instituteur de l’école européenne de la localité, soit par le médecin de colonisation ou tout autre agent de l’Administration. » Le terme de « syndic » désigne le représentant de l’administration aux Îles Loyauté. CG, 16 décembre 1915.
  • [33]
    AT 97 W 1 (service des Affaires indigènes). Extrait d’un rapport du chef du service de l’Enseignement (22 octobre 1922).
  • [34]
    Entretien avec un ancien élève de Montravel, promotion 1945.
  • [35]
    CG, 13 juin 1923.
  • [36]
    Mission d’inspection Bougourd, 1919, CAOM, Nouvelle-Calédonie, Aff. Pol. carton 3 197.
  • [37]
    Pièce de tissu enroulée autour de la taille des hommes kanak.
  • [38]
    AT 107 W 381. « Rapport du chef du service de l’Enseignement au Gouverneur en vue d’établir un rapport définitif à adresser au Ministre » (1921).
  • [39]
    Le chef du service de l’Enseignement note ainsi avec satisfaction en 1921 que « L’école [de Montravel] est dirigée par un instituteur métropolitain qui a été plusieurs années colon dans l’intérieur et qui, par suite, connaît parfaitement la mentalité indigène. » (AT 107 W 381). Le titre d’instituteur appliqué au premier directeur est clairement usurpé.
  • [40]
    JONC, Arrêté du 29 avril 1913.
  • [41]
    AT 97 W 1 (service des Affaires indigènes).
  • [42]
    Entretien réalisé en 1994 avec un ancien élève, promotion 1943.
  • [43]
    Mission d’inspection Bougourd (1919). CAOM, Nouvelle-Calédonie, série Aff. Pol. : carton 3 197.
  • [44]
    CG, 18 décembre 1929. Ces barrières, très importantes dans la Nouvelle-Calédonie coloniale, sont destinées à éviter la divagation du bétail, et donc les empiétements sur les cultures vivrières des indigènes dans les réserves, source de nombreux conflits avec les colons.
  • [45]
    Entretien réalisé en 1995 avec un ancien élève, promotion 1939. L’impôt dont il s’agit est l’impôt de capitation auquel étaient assujettis les indigènes.
  • [46]
    Intervention du gouverneur devant le CG, 23.11.1903.
  • [47]
    AT, 107 W 381, op. cit.
  • [48]
    I. Merle, « Le régime de l’indigénat et l’impôt de capitation en Nouvelle-Calédonie. De la force et du droit. La genèse d’une législation d’exception ou les principes d’un ordre colonial » in A. Saussol et Joseph Ztomersky (éd.), Colonies, Territoires, Sociétés. L’enjeu français, Paris, L’Harmattan, 1996.
  • [49]
    S’il est connu que dans la plupart des colonies françaises, les anciens élèves des écoles normales indigènes ont figuré parmi les premiers, à côté des anciens combattants, à pouvoir revendiquer l’obtention de la citoyenneté « au mérite », cet accès par le biais de l’instruction est resté impossible en Nouvelle-Calédonie. Les moniteurs obtiendront seulement la dispense de certaines clauses de l’indigénat (comme les prestations et le paiement de la capitation) et resteront soumis à l’autorisation préalable pour se déplacer hors de la réserve.
  • [50]
    Plus efficace mais aussi surtout plus économique, la solution qui aurait consisté à placer les futurs moniteurs avec les enfants européens des écoles primaires de Nouméa, sera constamment évoquée au cours de la période, sans jamais être appliquée, faute d’une réelle volonté de voir Blancs et Kanak s’asseoir sur les mêmes bancs.
  • [51]
    D’après les registres de solde (AT, 41 W), à ancienneté égale, la solde variait en moyenne du simple au triple.
  • [52]
    « Après il y a eu notre directeur à nous… [hésitation] c’était un colon… un colon éleveur… et il nous parlait comme les colons éleveurs… des fois il vous traitait de sale petit animal ! [rire]. M., il était sévère… mais on ne regrettait pas, c’était comme ça à l’époque… il nous astiquait à coups de ceinture ! Il l’a fait les fois où on le méritait. Là où il a passé la ceinture, c’est quand les gosses se battaient, c’était pour les séparer. Nous, c’était pas trop méchant… même pour corriger c’était pas méchant. [rire] Même si on est grand, il faut obéir ! Le règlement, il ne le connaissait pas, le M. Il nous astiquait, quand on était en faute, quoi ! ». Entretien réalisé en 1995 avec B. B., ancien élève de l’école de Montravel, promotion 1939. « L’astiquage » est un terme local qui désigne tous les châtiments corporels.
  • [53]
    Entretien réalisé en 1995 avec deux anciens moniteurs, promotions 1943 et 1939.
  • [54]
    Ibid.
  • [55]
    AT, 107 W 613 (Vice-rectorat, Liste nominative des autochtones admis aux différents examens depuis 1954, s. d. ; circa 1965).
  • [56]
    Pour des informations biographiques voir Jean-Marie Tjibaou, La présence kanak, Paris, Odile Jacob, 1996.
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