Notes
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[1]
La Mission recherche (MiRe) fait partie de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.
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[2]
« La départementalisation de Mayotte : construction et traitement des inégalités sociales et linguistiques », Programme Inema, ANR, Métamorphose des sociétés – « Inégalité – Inégalités », dirigé par Foued Laroussi (DySoLa, université de Rouen), 2012-2015 : http://mayotte.hypotheses.org/
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[3]
Placées sous protectorat français en 1886, les trois îles des Comores deviennent une dépendance de la colonie de Madagascar en 1912.
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[4]
Une vingtaine de résolutions ont été déposées à l’Organisation des Nations unies (ONU) entre 1976 et 1995 pour demander la rétrocession de Mayotte à l’Union des Comores, obligeant ainsi la France à utiliser pour la première fois de son histoire, le 6 février 1976, son droit de veto. De son côté, l’Union des Comores, appuyée par l’ONU et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), n’a cessé de dénoncer l’occupation française de Mayotte ; une voix cependant de plus en plus difficile à faire entendre au fil des coups d’État (une vingtaine depuis l’indépendance) et des mouvements sécessionnistes observés au sein même de l’Union…
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[5]
Appelé avant 1988 « brevet d’étude du premier cycle » (BEPC).
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[6]
Nous commentons plus loin dans le texte les effets sociaux de ces minorations de droits à travers, d’abord, l’exemple du « rendez-vous manqué » du revenu de solidarité active (RSA) à Mayotte, puis de celui de l’émigration mahoraise vers La Réunion ; une émigration largement motivée par la plus grande générosité du régime local de protection sociale.
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[7]
Et ce, conformément aux interprétations possibles de l’article 73 de la Constitution d’octobre 1946, selon lequel « le régime législatif des départements d’outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ».
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[8]
« Le droit local mahorais associe les éléments sociaux et juridiques de l’islam à d’autres proprement “coutumiers” : mariage devant le cadi, nomination islamique par le nom du père, répudiation et polygamie d’une part, matrilocalité, fosterage, propriétés foncières familiales indivises, d’autre part » (Blanchy, 2002, p. 683).
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[9]
Dans le même ordre d’idées, un cadastre a été réalisé pour l’introduction des taxes foncières et d’habitation.
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[10]
Une appartenance régionale et culturelle pourtant bien réelle, tout en étant niée par une partie de la population mahoraise, attachée au séparatisme politique entre Mayotte et l’Union des Comores. Comme le souligne Rémi Carayol (2007) : « Les Mahorais, dans leur volonté d’être Français et de se plier aux règles de la métropole, n’en restent pas moins comoriens dans l’âme. La vitrine assimilationniste cache ainsi l’arrière-boutique qui, elle, reste comorienne ».
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[11]
La forte activité de la maternité de Mamoudzou, où accouchent de nombreuses Comoriennes « sans papiers » mais dont la grande majorité vit à Mayotte depuis plusieurs années (Florence et al., 2008), a servi de prétexte pour réclamer une modification locale du droit du sol. Deux ministres de l’Outre-mer, François Baroin en 2005, et Christian Estrosi en 2008, ont émis cette idée dans un contexte national où les questions d’immigration sont devenues de plus en plus politisées. Dans les faits, l’acquisition de la nationalité française par le droit du sol exige des conditions que beaucoup de Comoriens ne parviennent à remplir ou, pour ceux les remplissant, à faire valoir face à des pratiques d’obstruction de la part des autorités (Grassineau et Sakoyan, 2014). Pour une personne née à Mayotte (et n’ayant pas de parent français), l’acquisition peut légalement se faire dès la naissance si l’un des parents est lui-même né en France (ce que l’on nomme le « double droit du sol ») ou à partir de 13 ans si la personne peut justifier d’une résidence préalable d’au moins cinq ans.
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[12]
La frontière politique dessinée à la suite du séparatisme mahorais trouve peu d’écho dans des relations familiales qui s’enchevêtrent sur les quatre îles de l’archipel. L’introduction du « visa Balladur » et des contrôles en mer va, en revanche, rendre beaucoup plus périlleuse la traversée du bras de mer séparant Anjouan de Mayotte. On estime, depuis 1995, à plus de 7 000 le nombre de morts retrouvés dans ce couloir maritime (voir, sur ce point, les publications du collectif « Migrants Outre-Mer » : www.migrantsoutremer.org).
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[13]
L’un des effets de la révision de l’état civil a aussi été d’accroître le nombre de « sans papiers » parmi les Comoriens présents à Mayotte depuis de nombreuses années et dont l’union et la filiation avaient été reconnues par le droit coutumier (Blanchard, 2007). En ce sens, et comme le montrent parfaitement les statistiques de l’INSEE, les étrangers en situation irrégulière ne sont pas forcément des immigrés.
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[14]
Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) mahorais, égal au 1er janvier 2014 à 88,2 % du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) métropolitain, a doublé depuis 2003 et sera totalement aligné d’ici janvier 2015.
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[15]
Des emplois dont les salaires seront indexés à 40 % d’ici 2017, ce qui aura pour effet d’accentuer encore un peu plus les inégalités internes.
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[16]
L’accession d’une partie de la population mahoraise aux emplois publics permet, a contrario, d’atténuer les inégalités internes, compte tenu de l’importance des transferts privés réalisés dans le cadre familial.
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[17]
Une grande partie des offres du service public (soins hospitaliers, prestations sociales et familiales, formation professionnelle, services de l’emploi, etc.) reste concentrée dans la couronne de Mamoudzou, ce qui suppose des efforts importants de mobilité pour les ménages appartenant aux communes rurales et reculées.
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[18]
Selon l’INSEE, un logement est considéré sans confort de base s’il ne dispose pas à l’intérieur d’au moins un équipement suivant : eau courante, électricité, WC, douche ou bain.
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[19]
C’est pourquoi nous privilégions, dans les commentaires suivants, les chiffres du chômage issus du RGP de 2012 et non de l’enquête Emploi 2013.
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[20]
Le RSA, et avec lui l’allongement de la piste de l’aéroport demandée depuis de nombreuses années par les élus, a été présenté comme la vitrine de l’« Égalité » sociale lors du vote pour la départementalisation. De fait, de nombreux ménages pensaient pouvoir disposer de cette allocation, sans en connaître réellement les critères d’éligibilité.
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[21]
Ceci est encore plus vrai pour les étrangers, en situation pourtant très précaire : la durée de résidence préalable (avec un titre de séjour ouvrant droit au travail), portée à quinze ans au lieu de cinq en métropole, exclut bon nombre d’entre eux du bénéfice du RSA. Jusqu’aux années 2000, la délivrance des titres de séjour était en effet plutôt rare. Cette disposition supplémentaire à l’endroit des étrangers vivant à Mayotte revient, dans les faits, à introduire une forme de « préférence nationale ». Le Conseil d’État, à qui l’ordonnance introduisant le RSA à Mayotte a été soumise pour avis, a d’ailleurs émis un avis défavorable à cette disposition, considérant qu’elle méconnaissait le principe constitutionnel d’égalité. A contrario, la population mahoraise, qui observe les difficultés d’accès à ce nouveau droit, n’hésite pas à colporter l’idée selon laquelle « le RSA, c’est pour les étrangers », attisant par là même les clivages ethniques qui n’ont cessé de se renforcer ces dernières années (Hachimi Alaoui et al., 2013).
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[22]
À titre d’exemple, on compte environ cinq cents allocataires qui sortent du dispositif chaque trimestre car ils n’ont pas rempli leur déclaration trimestrielle de ressources, soit 1/8 de l’ensemble des allocataires…
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[23]
La polygamie ayant été interdite en 2005, il s’agit ici de mariages polygames contractés avant cette date.
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[24]
Pour une étude de cas de ces effets de « plaquage », voir notamment l’analyse proposée par Nicolas Roinsard (2007) des effets sociaux du RMI à La Réunion.
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[25]
En 2012, 3 200 candidats mahorais se sont présentés au baccalauréat, contre 14 en 1984. La part d’une classe d’âge accédant au baccalauréat est passée de 17 % en 2002 à 49 % en 2012 (sources : vice-rectorat de Mayotte).
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[26]
Mayotte Hebdo, n° 614, 17 mai 2013.
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[27]
Compte tenu du niveau de chômage et de la démographie à Mayotte où 60 % de la population est âgée de moins de 25 ans, la mobilité vers la métropole est clairement encouragée par les collectivités locales, qui ne semblent pas prendre la mesure des difficultés d’intégration sociale et professionnelle rencontrées une fois sur place. C’est un ressentiment qu’ont pu exprimer bon nombre de jeunes Mahorais qui, en venant en métropole, n’ont pas trouvé l’eldorado escompté…
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[28]
À titre d’exemple, jusqu’au 1er janvier 2006, les allocations familiales n’étaient versées à Mayotte qu’aux salariés et plafonnées à 77,37 euros pour trois enfants (contre 262,49 euros à La Réunion, et 147,42 euros par enfant supplémentaire). Encore aujourd’hui, sur l’ensemble des prestations de la branche famille qui existent au niveau national (plus d’une vingtaine), seules cinq sont servies à Mayotte (allocation aux adultes handicapés, allocation de rentrée scolaire, allocations familiales, allocation logement à caractère familial, allocation d’éducation de l’enfant handicapé), aucune n’étant appliquée à taux plein.
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[29]
Parmi les monographies réalisées, on recense un nombre important de Mahoraises qui étaient aussi les premières épouses d’un mari polygame, et qui ont vu leurs conditions de vie se dégrader au fur et à mesure de l’intégration de nouvelles femmes au ménage, les revenus du mari étant rarement indexés sur le nombre d’épouses… Dans ce cas, la fuite de la polygamie et de l’ordre économique contraignant qui lui est lié constitue un motif migratoire de première importance.
Introduction
1 Le 31 mars 2011, Mayotte, petite île de 374 km² située dans le canal du Mozambique, rattachée historiquement et géographiquement à l’archipel des Comores, devient le 101e département français et 5e département d’outre-mer (DOM). Compte tenu de la structure de l’économie locale, l’île devient en même temps le département français le plus pauvre, avec des inégalités marquées entre une fraction majoritaire de la population qui demeure inscrite dans une économie de subsistance, et une « petite » et nouvelle classe moyenne qui émerge en même temps que se développent les emplois publics. Le principe de l’« Égalité » sociale et de l’introduction du droit commun dans ce nouveau département reste timide à ce jour, le sentiment largement partagé par la population locale étant qu’au-delà du changement statutaire, rien n’a changé. Pour autant, l’une des questions que l’on est en mesure de se poser renvoie aux enjeux et aux premiers effets de la départementalisation sur la production, la transformation et la régulation des inégalités, approchées ici de manière pluridimensionnelle.
2 Croisant des données statistiques et ethnographiques recueillies à la fois à Mayotte, à La Réunion et en métropole (voir encadré), cet article se propose de dresser un tableau des inégalités internes et externes à la société mahoraise ; inégalités qui se recomposent très justement sous l’effet du processus de départementalisation et des profondes réformes (juridiques, économiques, sociales, etc.) engagées depuis une dizaine d’années. Dans cette perspective, nous verrons combien une approche pluridimensionnelle des inégalités – à la fois les inégalités internes qui structurent la société mahoraise dans son ensemble (inégalités « ethniques » et de citoyenneté, de genre, de génération et de classe) et les inégalités externes qui situent Mayotte dans son environnement régional et politique (inégalités entre les Comores et Mayotte d’une part, et entre Mayotte et La Réunion ou la métropole d’autre part) – nous informe in fine de la dynamique des flux d’immigration et d’émigration observés dans ce nouveau département. En forte croissance depuis une vingtaine d’années, ces flux révèlent de manière exemplaire les échelles variables d’inégalités dans cette région du monde : Mayotte étant perçue tantôt comme un Nord pour les populations comoriennes voisines, tantôt comme un Sud pour les Mahorais en quête d’une « Égalité » sociale qui peine à se construire localement. Ici réside aussi, du point de vue politique et géopolitique, toute la complexité de la mise en œuvre de l’égalité nationale promise à terme par la départementalisation. Y parvenir très tôt, c’est prendre le risque de conforter les déséquilibres régionaux et, par conséquent, l’immigration comorienne. Ne pas y parvenir, c’est remettre en question l’intégration politique de Mayotte et conforter ainsi les fortes inégalités qui traversent la société locale.
Encadré : Méthodologie de recherche
3 Cette tension entre, d’un côté, une intégration politique nationale et, de l’autre, une déconstruction de l’intégration régionale constitue aussi la trame principale de l’article. Après avoir rappelé, dans une première partie, combien l’évolution statutaire de Mayotte s’est construite dans une logique de rupture avec un environnement régional qui, malgré tout, continue de peser sur le devenir et les inégalités observées au sein de la société mahoraise, nous aborderons, dans une seconde partie, les enjeux et les effets de la départementalisation sur la construction et la régulation de ces inégalités.
Mayotte : un nouveau département français marqué par son environnement régional
4 On ne saurait comprendre la construction sociale des inégalités qui traversent aujourd’hui la société mahoraise – comprise ici dans ses frontières intérieures et extérieures – sans revenir au préalable sur le long processus d’intégration politique dont l’île a fait l’objet au cours des cinquante dernières années. Dans cette sociohistoire, les années 1974 et 1975 marquent un tournant dont les effets ne cesseront de se faire sentir au cours des décennies suivantes. Alors que Mayotte affirme sa volonté de rester attachée à la France, les trois autres îles de l’archipel (Grande Comore, Anjouan, Mohéli) choisissent massivement la voie de l’indépendance. Une première frontière, politique, s’érige ainsi entre les Comores nouvellement indépendantes et Mayotte « la française ». Une seconde frontière, économique, se dessine au fil de la transformation statutaire de Mayotte, l’île hippocampe, et de l’augmentation du niveau de vie de ses habitants. C’est dans ce contexte de fortes inégalités régionales, doublées d’une grande instabilité politique au sein de l’Union des Comores, que se développe l’émigration comorienne vers Mayotte. Perçue comme une entrave au développement de la nouvelle collectivité française, la pression migratoire revêt rapidement un enjeu politique de première importance, justifiant le déploiement de moyens conséquents de contrôle des populations et de surveillance des frontières maritimes. Dans les faits, l’intégration politique de Mayotte à l’espace national repose ainsi sur une déconstruction de son intégration régionale. Une déconstruction qui s’avère cependant complexe tant la société mahoraise et sa population, d’origine africaine, malgache et comorienne, restent malgré tout rattachées géographiquement, historiquement, démographiquement et culturellement à l’archipel des Comores (voir carte 1).
L’archipel des Comores
L’archipel des Comores
D’une île comorienne au statut de département français : retour sur cinquante ans d’intégration politique
5 Intégrée à l’empire colonial français en 1841, Mayotte devient en 1946, avec les trois autres îles de l’archipel des Comores colonisées pour leur part au début du xx e siècle [3], un territoire d’outre-mer, gouverné par un conseil général représentant les quatre îles en fonction du poids démographique de chacune d’entre elles. En conservant la capitale sur son sol, donc en captant un grand nombre d’emplois administratifs et, partant, de capitaux économiques, Mayotte occupe alors une position privilégiée dans l’archipel. Cette situation protège l’île d’un impérialisme ancien de la Grande Comore et d’Anjouan, dont les traces sont encore vivaces dans la mémoire collective mahoraise. La situation change à partir de 1958, date à laquelle est voté le transfert de la capitale à Moroni, en Grande Comore. Ce transfert, définitivement opéré en 1966, augure le séparatisme politique et la volonté de départementalisation de Mayotte, dans un contexte politique national et international où se pose, a contrario, la question de l’indépendance des Comores. Celle-ci fait l’objet d’un référendum le 22 décembre 1974. Alors que la très grande majorité des Comoriens votent pour l’indépendance, Mayotte, avec 63,8 % des suffrages exprimés, fait le choix de rester française. Cette position unilatérale marque le début de conflits diplomatiques entre l’Union des Comores – reconnue par l’ONU comme pays indépendant composé de ses quatre îles, conformément à la règle de l’intangibilité des frontières inscrite dans la « charte de décolonisation » du 14 décembre 1960 – et la France qui, au nom du principe juridique de l’autodétermination des peuples, entend conserver Mayotte. À la suite d’un nouveau référendum organisé en 1976 et à l’issue duquel les Mahorais confirment à 99,4 % leur volonté de rester français, Mayotte est dotée du statut de collectivité territoriale de la République française. Initialement prévu pour une durée de trois ans, ce statut hybride est finalement conservé pendant vingt-cinq ans, à la grande déception des élus locaux, qui réclament d’une seule voix la départementalisation. De leur côté, les autorités françaises abordent le « dossier de Mayotte » dans un jeu d’équilibriste visant, d’un côté, à laisser la porte ouverte à une départementalisation possible mais lointaine et, de l’autre, à freiner toute intervention supplémentaire dans un contexte de forte réprobation internationale et régionale [4] (Boisadam, 2009).
6 Il faudra attendre le début des années 2000 pour que la question de l’évolution statutaire soit de nouveau posée à la population mahoraise. Sans surprise, celle-ci vote à 73 % pour une future départementalisation. La loi du 11 juillet 2001 dote Mayotte d’un nouveau statut provisoire de collectivité départementale. Celui-ci prévoit, sur une durée de dix ans, la mise en œuvre d’un programme d’assimilation législative et de décentralisation avec, notamment, le transfert en 2004 du pouvoir exécutif de la préfecture vers le conseil général. Une quatrième et dernière consultation est organisée le 29 mars 2009. Une fois encore, la départementalisation est plébiscitée à 95 % des suffrages exprimés. Le 31 mars 2011, Mayotte accède enfin au statut de DOM, soit trente-cinq ans après les débuts de cette même expression populaire. Un « oui » à la France qui – à l’instar du célèbre slogan « Nous voulons être Français pour être libres » – signifie, d’abord et avant tout, un « non » aux Comores (Blanchy, 2002 ; Richard, 2009). De fait, la brutalité du combat politique et de sa visée séparatiste a longtemps interdit toute réflexion locale sur le sens anthropologique d’une intégration républicaine. Les questions viendront plus tard, dans une observation, au quotidien, des nombreuses réformes engagées au nom d’une politique de rattrapage, d’égalité et d’assimilation législative, et de leurs effets sur les conditions de vie et les valeurs traditionnellement structurantes de la société locale.
Une politique progressive de rattrapage, d’égalité et d’assimilation législative
7 L’effort budgétaire consacré à la collectivité de Mayotte aura été strictement corrélé à son évolution statutaire. Peu de moyens sont alloués dans les années 1980 et 1990, du fait de la position ambivalente et incertaine de la France quant à l’issue définitive du statut de l’île (Boisadam, 2009). Il faudra attendre le début des années 2000, lorsque la perspective de la départementalisation sera définitivement arrêtée dans un « accord sur l’avenir de Mayotte » conclu entre l’État, le conseil général et les principaux partis de l’île, pour que des moyens conséquents soient transférés, notamment dans les domaines sanitaires et éducatifs. Pour autant, il reste encore aujourd’hui de nombreux efforts à consentir pour parvenir à un traitement égalitaire avec les autres départements français. À titre d’exemple, les dépenses publiques de santé par habitant qui étaient, au début des années 1990, vingt-cinq fois plus faibles à Mayotte qu’en métropole, demeurent encore cinq fois plus faibles en 2009 (Math, 2012a). Si l’état de santé de la population s’est considérablement amélioré sous l’effet de la mise en place, à partir des années 1970, d’un service gratuit de santé de base et de lutte contre les endémies, les risques de mortalité et de maladies infectieuses restent, à Mayotte, bien supérieurs à ceux observés en métropole et à La Réunion. Ils sont aussi moins bien couverts du fait de l’exclusion d’une grande partie de la population (étrangère) du système local de santé (Sakoyan, 2006, 2010).
8 Quasi inexistantes dans les années 1970, les politiques éducatives se sont elles aussi largement développées au cours des deux dernières décennies. Ainsi, on comptait 7 % de la population scolarisée en 1973 (2 900 élèves), contre 35 % en 2002 (56 000) et 40 % en 2012 (86 000). Le premier collège a été construit en 1963, et le premier lycée en 1980, date à laquelle seuls 2 % des jeunes mahorais atteignent alors le niveau seconde. Avec la construction de nouveaux établissements dans les années 1990, les effectifs du secondaire sont passés de 741 élèves en 1980 à 12 000 en 2002 (Sourisseau, 2004). Pour autant, et ce jusqu’à aujourd’hui, le rythme de construction des établissements scolaires n’a jamais permis de faire face à l’accroissement démographique. Si les élèves du primaire s’organisent de nos jours selon un principe dit de rotation (certains viennent le matin, d’autres l’après-midi), pendant longtemps, la scolarisation publique a été lacunaire, a contrario d’un enseignement coranique parfaitement intégré, pour sa part, à la socialisation primaire des enfants. Au recensement de 2012, on compte encore un habitant sur trois parmi les plus de 15 ans qui n’a jamais été scolarisé (contre 2 % en métropole), et un jeune sur cinq parmi les moins de 30 ans. Parmi l’ensemble de la population âgée de 15 ans et plus, 71 % (54,3 % parmi ceux ayant effectué une scolarité) n’ont pas de diplôme qualifiant, c’est-à-dire de niveau supérieur au diplôme national du brevet [5] ou au certificat d’étude primaire (INSEE, 2014a) [tableau 1].
Répartition de la population selon la scolarisation et le diplôme (en %)
Répartition de la population selon la scolarisation et le diplôme (en %)
Champ : personnes âgées de 15 ans ou plus, sorties du système scolaire ou n’ayant pas suivi de scolarité.9 Outre le manque de moyens matériels et humains, la faiblesse des résultats scolaires s’explique aussi par une situation de plurilinguisme ignorée dans les politiques éducatives locales (Laroussi et Liénard, 2011). Les élèves mahorais découvrent les apprentissages scolaires dans une langue seconde – le français – la plupart d’entre eux étant éduqués dans la langue locale : le shimaore ou le kibushi. Selon les évaluations réalisées au niveau national auprès des élèves de CM2, 21 % des jeunes mahorais avaient en 2011 de bons et solides acquis en français, contre une moyenne de 74 % à l’échelle nationale.
10 Si l’observation des politiques sanitaires et éducatives constitue une première entrée, importante, pour prendre la mesure du chemin qu’il reste à parcourir pour parvenir à une égalité nationale, le constat serait sensiblement le même si l’on observait l’ensemble des droits transférés à Mayotte. Depuis le début des années 2000, les quelques droits introduits (allocations familiales, assurance maladie, assurance vieillesse, assurance chômage, allocation aux adultes handicapés, revenu de solidarité active, etc.) se caractérisent par des critères d’éligibilité singuliers, et des montants minorés par rapport à ceux en vigueur en métropole et dans les autres DOM [6]. Soucieux de connecter les droits aux réalités économiques et démographiques de la société locale, l’État a initialement estimé la durée de rattrapage et d’alignement à 20 ou 25 ans. Au-delà d’une prise en compte classique des « spécificités locales » propres aux départements d’outre-mer [7], la mise en œuvre du droit commun à Mayotte suppose aussi et surtout une transformation complexe des institutions locales, dans une société à 95 % musulmane, traditionnellement régie selon le droit coutumier islamique [8]. La première pierre posée dans cette profonde transformation a été la mise en œuvre, entre 2000 et 2011, d’un état civil en lieu et place du statut personnel, préalable nécessaire à l’application du droit social et fiscal [9]. La suppression du statut personnel et du droit local rendu par la justice cadiale est emblématique du processus d’assimilation législative et de ses effets sociaux. Les cadis, juges musulmans, tenaient traditionnellement une place de choix dans l’organisation sociale locale en administrant les états civils, les mariages et les successions, et en assurant plus largement une fonction de médiation familiale et conjugale (Sermet, 1999). C’est précisément en se référant à cette fonction de médiation que l’État a prévu leur reconversion en médiateurs de proximité, employés par le conseil général. Si, dans les faits, ce nouvel emploi ressemble quelque peu à une coquille vide, les cadis restent aux yeux de la population des référents importants en qualité de dignitaires religieux. Leur pouvoir, de nature aujourd’hui symbolique, a cependant fortement diminué, à l’image du droit coutumier islamique qu’ils incarnaient. Le mariage polygame, la répudiation unilatérale de la femme par le mari, l’inégalité des sexes dans les règles de succession et devant l’autonomie juridique sont autant de droits récemment défaits par la mise en œuvre du droit commun et du principe de l’égalité hommes-femmes.
11 Au-delà de ces quelques exemples, on devine, par l’étendue et la rapidité des réformes en cours depuis une quinzaine d’années, combien le processus de départementalisation suppose et supporte de profondes transformations sociales et culturelles :
« Le choix de la France et du développement économique a un coût d’ordre culturel. Il se fait sentir dans des domaines qui sont au fondement de l’identité : le statut personnel et le droit de la famille, le statut foncier et la relation à la terre, la place de la religion dans la structuration de l’espace social, la langue, la mémoire collective. […] La renonciation [au droit local], malgré les avantages qu’elle présente pour les femmes, est comprise comme un abandon de l’identité mahoraise.
[Les Mahorais] ne font pas mystère en privé de leur désir de conserver leurs manières de vivre malgré le rattachement à la France : une contradiction profonde qui n’est pas assumée ».
13 Comme le souligne, à son tour, Juliette Sakoyan (2006) en rattachant plus largement l’identité mahoraise à l’environnement régional des Comores :
« Qu’il s’agisse des enjeux démographiques ou de l’état civil, les réformes consistent à organiser un territoire et sa population à la mesure de son appartenance administrative et, ce faisant, à l’éloigner de son appartenance géographique voire historique et culturelle » [10].
15 Cette tentative d’éloignement, qui passe par une mise aux normes françaises de la société locale, est plus particulièrement symbolisée par la politique migratoire mise en œuvre aux portes de Mayotte. La jugulation de l’immigration comorienne est en effet clairement présentée par l’État comme la condition sine qua non du transfert définitif de l’ensemble des droits nationaux.
Une intégration politique défiée par l’immigration comorienne
16 L’image de Mayotte véhiculée par les médias nationaux et les rapports parlementaires (Barbier et al., 2005 ; Quentin, 2006 ; Torre, 2008 ; Sueur, et al. 2012) est celle d’une porte dérobée sur l’Europe, où viennent en masse les populations pauvres des îles comoriennes voisines. Attirées par le niveau de vie de cette « petite France », ces populations espéreraient aussi – comme on l’a exagérément supposé – l’acquisition de la nationalité française via le droit du sol [11]. Réduits à une figure de « clandestins » qui masque toute la complexité historique et géopolitique des circulations dans l’archipel, ces immigrés sont présentés comme un obstacle majeur au développement et à l’intégration politique de l’île. La lutte contre l’immigration, quant à elle, fait figure de défi urgent à relever. Abstraction faite de la seule dynamique migratoire – et ce, d’autant plus que l’émigration reste bien supérieure à l’immigration (voir infra) –, on ne peut nier le fait que le fort accroissement démographique connu par Mayotte au cours des dernières décennies pose de nombreux défis, sociaux, économiques, sanitaires, environnementaux, etc.
17 Le dernier recensement réalisé en 2012 estime à 212 645 le nombre d’habitants, soit 81 425 habitants supplémentaires en quinze ans. La population a été multipliée par quatre en moins de trente ans. Cet accroissement s’explique en premier lieu par le niveau élevé du solde naturel (porté par un indice conjoncturel de fécondité de 5 enfants par femme en 2007, et de 4,1 en 2012) et, en second lieu, par l’accroissement de l’immigration comorienne et plus particulièrement encore, de l’immigration anjouanaise. Historiquement, la population d’Anjouan, très appauvrie à la suite d’une politique coloniale et postcoloniale de dépossession foncière, a pris l’habitude de migrer dans l’archipel. Si la Grande Comore a longtemps accueilli une bonne part de ces migrants, ces derniers deviennent indésirables à la suite de la sécession anjouanaise de 1997. Attiré par l’exemple mahorais et par son niveau de développement, Anjouan demande à l’époque son rattachement à la France, en vain. Malgré l’introduction d’un visa de circulation en 1995, Mayotte devient progressivement la destination privilégiée des Anjouanais, habitués de fait à prendre la mer pour chercher du travail mais aussi, plus largement, pour des raisons familiales [12] et sanitaires (Sakoyan, 2010).
18 La part des étrangers dans la population de Mayotte passe ainsi de 15 % en 1990 à 41 % en 2007, pour se stabiliser à 40 % en 2012. Un tiers des étrangers (23 000) recensés en 2007 sont nés à Mayotte, et 80 % sont en situation irrégulière [13]. Ces derniers logent le plus souvent dans des bidonvilles et autres habitats insalubres, particulièrement dans la couronne de Mamoudzou. Cette présence croissante et des plus visibles provoque de nombreuses tensions sociales, les Anjouanais étant couramment accusés d’être responsables de tous les maux de la société locale (délinquance, écoles et hôpitaux surchargés, concurrence dans l’accès aux emplois non qualifiés, etc.).
19 Dans ce contexte, le contrôle de l’immigration va rapidement devenir la pierre angulaire de la politique française à l’endroit de Mayotte. Deux logiques coexistent : une politique du guichet visant à contraindre la régularisation des étrangers en situation irrégulière puis une politique du chiffre, tristement spectaculaire, au travers des arrestations et reconduites à la frontière (Grassineau et Sakoyan, 2014). Celles-ci ont plus que triplé en l’espace de six ans, passant de 8 536 en 2004 à 26 405 en 2010, soit une valeur proche du nombre d’expulsions réalisées à la même époque en France métropolitaine. Les expulsions ont ensuite connu une baisse avec 21 763 reconduites en 2011, et 16 707 en 2012. Rapportée aux histoires de vie des migrants, cette politique du chiffre n’a pourtant pas totalement produit les effets escomptés. Nombre d’expulsés ont pris l’habitude de refaire la traversée entre Anjouan et Mayotte. Si, pour certains, la logique de précarisation des étrangers en situation irrégulière mise en œuvre à Mayotte justifie un abandon du projet migratoire, pour d’autres, la survie économique passe nécessairement par une installation dans ce « petit bout de France », distant politiquement et économiquement, mais si proche géographiquement. En 2009, le PIB par habitant de Mayotte est près de douze fois plus élevé que celui des Comores et vingt-deux fois plus élevé que celui de Madagascar et du Mozambique. Une étude réalisée par l’Inserm indique ainsi que 50 % des migrations en provenance des Comores ont des motivations économiques, le second motif de la migration (26 %) étant familial (Florence et al., 2008). Des travaux plus récents, menés auprès de la population anjouanaise et notamment des familles expulsées, soulignent qu’une motivation importante du retour à Mayotte réside aussi dans la scolarisation des enfants (Grassineau et Sakoyan, 2014). Dans ce cas, le motif économique de la migration demeure la scolarisation française qui est perçue comme un moyen, à terme, d’échapper à la grande pauvreté du milieu d’origine. Cette attention recentrée sur le devenir des enfants explique aussi le phénomène des mineurs isolés à Mayotte. Estimés à 3 000, ces jeunes, voire très jeunes enfants (beaucoup ont moins de 10 ans), dont les parents ont été expulsés et reconduits vers Anjouan, constituent une génération charnière et emblématique des pratiques et des politiques migratoires observées ces dernières années (ibid.). Ce phénomène nous informe, de manière forte et exemplaire, d’une obligation de survie économique lqui, dans des cas extrêmes, passe ainsi par des ruptures familiales dues à la frontière politique érigée entre les deux îles.
20 En ce sens, on peut dire que le fossé observé entre le niveau de vie et de protection sociale d’une île à l’autre demeure et demeurera probablement l’élément surdéterminant des pratiques migratoires, légales ou clandestines, observées dans l’archipel. Si, comme nous l’avons vu, la départementalisation de Mayotte s’est construite historiquement dans une logique de rupture avec l’ensemble comorien, celle-ci n’est pas totalement consommée, compte tenu des pratiques migratoires observées dans la région. Ceci explique aussi, en partie, la réticence de l’État français à accélérer la mise en œuvre du droit commun et, partant, à lutter de manière plus explicite contre les fortes inégalités qui caractérisent la société mahoraise.
Les défis de la départementalisation dans la lutte contre les inégalités
Des inégalités multiples et prononcées
21 La société mahoraise se caractérise par de fortes inégalités internes et externes, mesurées par des écarts de revenus et de conditions de vie, de protection sociale, de qualification et d’intégration professionnelle. En qualité de nouveau département, Mayotte enregistre d’abord des indicateurs économiques bien en retrait de ceux observés à l’échelle nationale. Même si l’écart se réduit, le PIB par habitant ne représente qu’un cinquième du PIB par habitant métropolitain et un tiers de celui des Réunionnais. En 2005, 92 % des Mahorais vivent alors sous le seuil de pauvreté national. Les inégalités sont encore plus marquées au sein même de la population mahoraise. Selon l’enquête Budget de famille de 2005, les individus les plus modestes (appartenant au premier décile) avaient des revenus 9,7 fois inférieurs à ceux des individus les plus aisés, contre un rapport égal à 4,3 à La Réunion et à 3,4 en métropole (INSEE, 2007). Ces écarts de revenus tiennent à deux principaux facteurs. On note, en premier lieu, la faiblesse des revenus de transferts, dont la fonction est très justement de réduire les inégalités à l’échelle de la population nationale dans son ensemble. La part de ces revenus est environ cinq fois plus faible à Mayotte que dans l’Hexagone et les autres DOM. Or, et c’est là le second facteur explicatif, les mesures de redistribution auraient une fonction de réduction des inégalités d’autant plus importante à Mayotte que le marché du travail est marqué par de fortes inégalités de salaires et d’accès à l’emploi.
22 Si Mayotte a connu, au cours des dix dernières années, une politique significative de rattrapage des salaires [14] destinée à réduire les inégalités externes avec la métropole, le fait est que cette politique a aussi eu pour effet d’accentuer les inégalités internes. Il y a encore vingt ou trente ans, la grande majorité de la population était insérée dans une économie agraire de subsistance et disposait, de fait, d’un niveau de ressources monétaires et non monétaires relativement commun. La coexistence, aujourd’hui, d’une économie traditionnelle et d’une économie de services a pour effet de renforcer les barrières de classe entre une partie majoritaire de la population, trop faiblement qualifiée pour accéder à l’économie moderne, et une « petite » et nouvelle classe moyenne qui émerge en même temps que se développent les emplois du tertiaire. Ces derniers représentent, en 2012, 83 % de l’ensemble des emplois (INSEE, 2014a). Ce sont majoritairement des emplois publics [15] occupés, pour l’essentiel, par des métropolitains, ainsi que par une fraction diplômée de la population mahoraise, que l’on retrouve surtout dans les collectivités locales (communes et conseil général) [16]. De fait, la moitié des emplois de l’île est concentrée dans le chef-lieu Mamoudzou, loin devant Koungou (7 %) et Dzaoudzi (6 %). En ce sens, la géographie sociale reflète bien la sociologie et l’économie de la départementalisation, laquelle participe d’une reconfiguration à la fois sociale et spatiale des inégalités : inégalités d’accès aux emplois d’une part et aux services publics associés à ces emplois d’autre part [17]. L’observation des conditions de vie et de logement des ménages constitue aussi, sur ce point, un indicateur significatif des inégalités contemporaines. Ainsi en 2012, deux résidences principales sur trois sont encore dépourvues de confort de base [18], contre seulement 1,5 % en métropole (INSEE, 2014a). Avec, en proportion, deux cents à deux cent cinquante fois moins de logements sociaux qu’en métropole et dans les autres DOM (Math, 2012a), le retard pris par la politique de logement social participe, à son tour, du maintien de conditions de vie et de logement rudimentaires chez les populations exclues de l’économie moderne. À l’inverse, des quartiers confortables et sécurisés, occupés majoritairement par des métropolitains, se développent autour du pôle économique de Mamoudzou et de Petite Terre, contribuant de fait à rendre un peu plus visibles les nouvelles lignes de fracture de la division sociale. Le dur et long mouvement social « contre la vie chère » observé fin 2011 aura été, lui aussi, un témoignage important des inégalités contemporaines, les prix dans la grande distribution étant en grande partie indexés sur les salaires des fractions les plus aisées (Math, 2012b).
23 À l’ombre de cette société et de cette économie urbaines, subsiste une société rurale marquée par l’importance du chômage et de la pluriactivité. Le taux de chômage, au sens du recensement général de la population (RGP), dépasse les 36 % en 2012. Mesuré au sens du Bureau international du travail (BIT), ce taux était de 17,6 % en 2009 et de 19,5 % en 2013. Des chiffres à considérer avec prudence, tant les critères de disponibilité et de recherche active d’emploi arrêtés par le BIT pour mesurer l’emploi et le chômage dans les sociétés salariales demeurent particulièrement inappropriés au contexte mahorais (INSEE, 2010) [19]. Le taux d’activité, égal à 45,9 % contre 72,2 % en métropole, cache lui aussi tout un pan de l’économie locale, qui occupe des personnes ne se déclarant ni à la recherche d’un emploi, ni insérées dans l’économie informelle. De fait, le halo du chômage concerne à Mayotte près de 60 % de l’ensemble des inactifs de 15 à 64 ans, contre 13 % à La Réunion et 3,5 % en France métropolitaine (INSEE, 2010 et 2014b).
24 Enfin, le marché du travail local, formel et informel, est également marqué par de fortes divisions « ethniques », liées principalement à la nationalité (Français opposés aux étrangers), de genre et de génération. Avec un taux de chômage de 55 %, les jeunes de 15 à 29 ans sont les plus éloignés de l’emploi (tableau 2). Les étrangers, en situation régulière ou irrégulière, ont surtout accès aux emplois non déclarés. Les revenus tirés de cette économie (250 euros en moyenne mensuelle, contre un SMIG local égal à 1 114 euros nets mensuels au 1er janvier 2014) constituent pour beaucoup la seule source locale de revenus ; la législation concernant le droit des étrangers (droit d’entrée et de séjour, droit social, droit du travail) étant particulièrement discriminatoire dans l’outre-mer français en général, et à Mayotte en particulier (Duflo, 2007). Si ces revenus du travail non déclaré demeurent leurs seules ressources locales, il faut relever cependant les effets plus récents des dispositifs de contrôle de l’immigration « clandestine » sur le recours au travail non déclaré des étrangers en situation irrégulière. Les lieux d’exercice du travail (bâtiment et travaux publics, taxis, agriculture, marchés, etc.) sont en effet autant d’espaces clairement identifiés par les forces de l’ordre pour exercer des contrôles d’identité… S’agissant de la division sexuée du travail : on compte 60 % de femmes inactives et, parmi les actives, près de la moitié est au chômage (47,2 %), contre un taux de chômage masculin égal à 28 % (INSEE, 2014a) [tableau 2]. À l’instar du revenu de solidarité active (RSA) dont nous présentons ici les premières données – un RSA dont les bénéficiaires sont trois fois sur quatre des femmes –, la lutte publique contre la pauvreté et les inégalités recoupe ainsi les enjeux de l’égalité hommes-femmes contenus dans l’intégration républicaine promise à Mayotte.
Taux d’activité et de chômage par sexe et tranche d’âges (en %)
Taux d’activité et de chômage par sexe et tranche d’âges (en %)
La naissance d’une action publique de lutte contre la pauvreté : retour sur le « rendez-vous manqué » du RSA
25 Introduit à Mayotte le 1er janvier 2012, le RSA constitue le premier et le seul minimum social appliqué à ce jour dans l’île. Compte tenu de l’importance du chômage et du sous-emploi dans l’économie mahoraise, ce dispositif – qui vise initialement à soutenir financièrement les ménages à faibles revenus et, parmi eux, les travailleurs pauvres – a suscité beaucoup d’espoir dans la population [20]. Deux ans après sa mise en œuvre, alors que le nombre d’allocataires est environ cinq fois moins important que ce que les autorités avaient estimé, l’espoir a plutôt cédé la place à la déception. Les estimations de l’INSEE et de la CAF prévoyaient en effet que le nombre d’allocataires serait compris dans une fourchette allant de 13 000 à 18 000 pour fin 2012. À cette date, seuls 2 586 allocataires sont enregistrés par la CAF, soit 9 223 bénéficiaires, soit encore 4,3 % de la population mahoraise. À titre de comparaison – et c’est un élément qui a probablement eu son importance dans la manière dont l’État s’est assuré de minorer le montant local du RSA –, lorsque le revenu minimum d’insertion (RMI) avait été mis en place à La Réunion en 1989, c’est un ménage sur deux qui en avait fait la demande, et un sur quatre qui en était bénéficiaire à la fin de cette même année ; une proportion qui s’est maintenue au cours des vingt années suivantes.
26 Le raz-de-marée redouté à Mayotte n’a donc pas eu lieu. Comment expliquer ce « rendez-vous manqué » dans une société où la pauvreté est pourtant diffuse et massive ? Une première raison tient à la minoration de son montant. Le faible taux du RSA – 25 % du montant métropolitain pour l’année 2012, revalorisé à 37,5 % pour l’année 2013 et à 50 % depuis le 1er janvier 2014 – explique pour une bonne part la faible couverture de la population par ce minimum social. Le RSA étant une allocation différentielle, il suffit de quelques revenus déclarés (revenus du travail, prestations, libéralités) pour sortir du public éligible bénéficiaire ou rester éligible, mais à un montant si faible que la demande et les contraintes administratives que celle-ci suppose ne valent alors pas la peine. Fin 2012, un foyer au RSA socle (soit 98,6 % des allocataires du RSA) percevait en moyenne 107 euros par mois, contre 45 euros par mois pour un foyer au RSA socle et activité ou activité seule (soit 1,4 % des allocataires). La revalorisation à 37,5 % du montant national a eu peu d’effets : on compte un peu moins de 3 900 allocataires fin décembre 2013, tandis que la revalorisation à 50 % fait porter le nombre d’allocataires à 4 300 fin mars 2014.
27 À cette faiblesse du taux s’ajoute un ensemble de contraintes (administratives, juridiques, culturelles) qui, dans un certain nombre de cas, expliquent à leur tour le non-recours ou le non-bénéfice. Parmi ces contraintes, figure en particulier la lourdeur des pièces [21] demandées pour une population en partie non francophone, et par ailleurs peu habituée aux codes et usages des procédures publiques [22]. Tantôt refoulées des services sociaux du fait de leur non-éligibilité, tantôt choquées par le voyeurisme social de l’administration (en l’occurrence, il s’agit ici des agents de la CAF) qui – dans une logique d’ouverture de droits – questionne et pénètre une sphère familiale que la culture mahoraise conçoit comme privée et intime, nombre de familles venues faire la demande de RSA en sont reparties déçues, interloquées, sinon en colère, compte tenu de la promesse qui leur avait été implicitement faite… Un chiffre, à lui seul, exprime cet élan d’espoir, et la déception qui a suivi : on compte autant de personnes qui sont venues demander le RSA en janvier 2012 (6 457), que sur les onze mois suivants (6 673).
28 D’autres facteurs encore ont opéré, lesquels révèlent le chemin qui reste à parcourir dans la mise en œuvre d’un droit commun, de nature exogène, dans une société encore largement façonnée par des règles familiales, communautaires et religieuses singulières (Roinsard, 2012). Ainsi en est-il des règles qui structurent localement le couple et la famille. Certaines femmes, par exemple, continuent de se déclarer mariées (devant un cadi ou un chef religieux) quand bien même l’union est en réalité dissoute. Traditionnellement, à Mayotte, le statut de célibataire ou de séparé(e) n’existe pas dans les mêmes termes que ceux observés en France. Il désigne nécessairement une situation transitoire entre deux unions (Blanchy, 1990) et ne se déclare donc pas comme tel. Dans les faits, la déclaration d’une union aux services de la CAF se traduit par la prise en compte des revenus du mari, ce qui empêche nombre de ces femmes de bénéficier du RSA. La logique est la même avec les règles relatives à la polygamie. Chaque femme appartenant à un ménage polygame [23] doit, lorsqu’elle adresse une demande de RSA, déclarer l’ensemble des revenus du mari et non le ratio qui lui revient en fonction du nombre d’épouses. Ce calcul fictif des ressources du ménage conduit, lui aussi, à exclure bon nombre de ces femmes du bénéfice de l’allocation.
29 Finalement, qu’il s’agisse des règles de l’instruction administrative ou des politiques dites d’insertion, lesquelles, en l’occurrence, n’ont pas véritablement démarré faute de leviers locaux (hypertrophie du secteur privé, réseau inexistant de structures d’insertion par l’activité économique, faiblesse des qualifications et des perspectives d’embauches), force est de constater que le transfert du RSA à Mayotte a été peu préparé et qu’il revêt une dimension avant tout symbolique de l’« Égalité » sociale promise par la départementalisation. En l’état actuel, ce dispositif n’est pas en mesure de remplir ses objectifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion de l’emploi. Plus largement, on ne saurait comprendre la mise en œuvre et l’impact du RSA à Mayotte sans les rapporter au contexte de mise en place du dispositif en métropole : à savoir une société salariale assise sur un régime de protection sociale et un système de formation relativement solides, et un régime capitaliste entré dans une logique de flexibilité et de mobilité généralisée. A contrario, on observe à Mayotte un système éducatif non abouti, un régime de protection sociale naissant et une économie salariale qui se développe tout juste et dont les logiques d’accès ne sont pas toujours liées à la seule relation formation/emploi. Dit autrement : ce qui relève de la réparation en France métropolitaine, relève de ce qui n’a pas encore été construit à Mayotte… Ceci est un écueil maintes fois observé dans les politiques sociales outre-mer : l’effet de « plaquage » de dispositifs pensés par et pour la métropole, appliqués de droit dans des sociétés aux structures sociales, économiques, démographiques et culturelles pourtant bien singulières [24].
L’émigration mahoraise ou la quête anticipée d’une « Égalité » sociale différée
30 Les inégalités internes et externes de la société mahoraise, peuvent enfin être observées à travers le prisme de de l’émigration de sa population. Si Mayotte, au même titre que la Guyane, est souvent présentée comme une terre d’immigration massive, l’émigration est en réalité presque deux fois plus importante que l’immigration (Math, 2013). Ainsi, entre les recensements de 2002 et de 2007, le solde migratoire à Mayotte était négatif (- 6 913) avec 22 271 départs pour 15 358 arrivées. En neutralisant la part des flux migratoires attachés aux arrivées et aux départs de métropolitains dans l’île, ce sont près de 16 000 Mahorais qui ont quitté leur terre entre 2002 et 2007, contre 8 820 étrangers (dont 7 000 Comoriens) qui sont venus s’y installer. Les données du recensement de 2012 confirment cette tendance : l’émigration (hors départs de métropolitains) a de nouveau concerné 18 000 personnes natives de l’île entre 2007 et 2012 (INSEE, 2014a). En l’espace de dix ans, ce sont près de 20 % des habitants de Mayotte qui ont émigré, à destination de la France métropolitaine et de La Réunion pour l’essentiel. C’est l’autre face du « péril démographique » si souvent évoqué au sujet de Mayotte et de ses « immigrés ». Une face peu médiatisée localement et nationalement, mais dont l’ampleur ne peut ici que nous interpeller, en sa qualité d’indice significatif d’une « Égalité » sociale loin d’être achevée, et que beaucoup de Mahorais vont chercher dans les autres départements français.
31 Aux deux destinations privilégiées de l’émigration mahoraise, correspondent deux typologies dominantes de migrants : les familles (avec, notamment, un nombre important de familles monoparentales) et les jeunes. Ces derniers, quand ils sont adultes, partent le plus souvent seuls, dans une perspective de poursuite d’études ou de recherche d’emploi, tandis que les mineurs, pour leur part, migrent accompagnés de leurs parents. Les observations que nous avons menées en métropole, dans la région Auvergne, concernent plus particulièrement la trajectoire migratoire de la jeunesse mahoraise, tandis que nos travaux réalisés à La Réunion sont davantage centrés sur les trajectoires des familles et notamment des femmes, qui en sont les principales protagonistes. Précisons encore que si les enquêtes réalisées à La Réunion s’inscrivaient dans des programmes de recherche bien définis (voir encadré), les données recueillies en Auvergne se sont, en quelque sorte, imposées à nous.
32 C’est, en effet, en qualité d’enseignant dans une université clermontoise, que la question de l’émigration de la jeunesse mahoraise s’est peu à peu invitée dans mon quotidien. D’année en année, l’université accueille toujours plus de bacheliers originaires de Mayotte [25]. Ces derniers sont souvent contraints, lorsqu’ils souhaitent poursuivre leurs études, de s’exiler vers la métropole ou La Réunion, l’offre de formation dans le supérieur étant particulièrement lacunaire à Mayotte. Leur présence interpelle le corps enseignant, qui s’interroge, à juste titre, sur le niveau scolaire de ces nouveaux étudiants et, accessoirement, sur la sociologie d’une telle migration. Compte tenu du retard pris par les politiques éducatives à Mayotte – et ce d’un point de vue tant quantitatif (proportion d’une classe d’âge atteignant le niveau bac) que qualitatif (sous l’effet de consignes locales visant « à donner des points », le niveau des bacheliers mahorais n’égale pas celui de leurs homologues métropolitains) –, les jeunes Mahorais éprouvent de très grandes difficultés dans leurs études supérieures. Selon les données recueillies par le Conseil de la culture, de l’éducation et de l’environnement de Mayotte, le taux d’échec des étudiants mahorais inscrits en première année de licence dans les universités métropolitaines était de 92 % en 2012 [26]. C’est là, selon nous, l’expression d’une double peine à l’encontre de cette jeunesse en quête d’une égalité de traitement avec la jeunesse française dans son ensemble : l’obligation de s’exiler à 8 000 km de leur terre pour poursuivre leurs études d’une part, et la grande probabilité d’un échec d’autre part, dont ils ne sont objectivement pas ou peu responsables…
33 Une seconde série d’acteurs, toujours en Auvergne, nous a interpellés à son tour au sujet de la jeunesse mahoraise. Début 2013, la mission locale de Clermont-Ferrand nous a commandé une étude au sujet des « projets et des parcours d’insertion » des jeunes Mahorais, identifiés comme un public en difficulté et difficile à mobiliser. Dans la prolongation de cette première étude, la région Auvergne nous a demandé de mettre en place une journée de formation professionnelle à destination des formateurs du GRETA – structure de formation pour adultes – et des conseillers en insertion des missions locales, afin de leur donner des outils de compréhension et d’accompagnement socioprofessionnel de ces jeunes Mahorais, de plus en plus représentés parmi les publics suivis. Finalement, les difficultés vécues par ces jeunes dans les structures d’éducation, de formation et d’insertion sont autant d’indices du fossé qui demeure entre la métropole et le 101e département, et que la seule mobilité ne permet pas, comme par magie, de combler [27]. Les formateurs, comme les jeunes, se trouvent ainsi porteurs, au quotidien, d’une histoire qui les dépasse très largement, et dont il faudrait corriger les effets le temps d’une mesure ou d’un accompagnement…
34 Cette présence croissante de populations originaires de Mayotte dans les dispositifs sociaux est plus particulièrement observée à La Réunion. La proximité géographique entre les deux îles détermine en effet une certaine configuration de la migration mahoraise qui, si elle concerne ici aussi des étudiants, est davantage le fait de femmes et notamment de familles monoparentales qui accèdent, en venant s’installer à La Réunion, à un régime de protection sociale bien supérieur à celui en vigueur à Mayotte. Une première étude statistique, réalisée conjointement par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie et l’Observatoire départemental de La Réunion (CREDOC/ODR, 2004), comptabilisait ainsi, parmi les Mahorais présents à La Réunion en 2004, 93 % de ménages bénéficiant des allocations familiales et 72 % bénéficiant du RMI, soit autant de droits sociaux alors minorés [28] ou inexistants à Mayotte. Le RMI, en particulier, n’y avait jamais été mis en place. Son obtention supposait ainsi la migration. Ce que n’ont pas hésité à faire nombre de Mahorais : d’après les statistiques administratives de la CAF de La Réunion, la part des personnes originaires de Mayotte parmi l’ensemble des allocataires a augmenté de 43 % entre 1999 et 2003. Pour ces populations, souvent trop peu qualifiées pour accéder à un marché du travail réunionnais particulièrement tendu, les prestations sociales et familiales constituent de fait les seules ressources mobilisables : ainsi en 2006, le taux d’emploi des femmes originaires de Mayotte présentes à La Réunion est de 3,6 %, celui des hommes de 14 %, soit les taux les plus faibles de l’ensemble des groupes en présencees : Réunionnais, métropolitains, Comoriens, Malgaches, Mauriciens, autres étrangers (Monteil et Rallu, 2010).
35 Cette relation entre migrations et protection sociale a fait l’objet d’une seconde série d’enquêtes, davantage qualitatives, destinées à documenter plus avant les trajectoires migratoires et familiales des Mahorais-e-s présent-e-s à La Réunion : des motifs et stratégies de la migration aux conditions d’intégration dans la société d’accueil et, le cas échéant, des projets de retour « au pays » sous l’effet de la départementalisation de Mayotte (Cherubini et al., 2009 ; Roinsard, 2014). L’attrait du régime de protection sociale local a été amplement confirmé, en le rapportant plus largement à des trajectoires proprement familiales et féminines, marquées par de multiples contraintes économiques, juridiques et conjugales rencontrées à Mayotte. Nous avons vu précédement combien les femmes étaient davantage touchées que les hommes par le chômage et combien elles demeuraient faiblement protégées par les revenus sociaux. Ainsi, elles restent encore largement dépendantes d’un ordre économique et conjugal traditionnel où l’homme a le devoir d’entretenir sa femme et leurs enfants. Une fois installées à La Réunion, ces femmes, en qualité de mère et, très souvent, de mère seule et sans emploi, découvrent et intègrent l’économie de transfert dans leurs économies familiales. Elles deviennent ainsi autonomes économiquement, là où leur situation précédente était synonyme de dépendance et, dans un certain nombre de cas, de dégradation progressive du niveau de vie [29]. L’expérience migratoire marque ainsi, pour ces femmes, une nouvelle existence sociale, juridique et économique, conforme au principe de l’« Égalité » sociale et, plus particulièrement ici, d’une égalité hommes-femmes qui reste à construire à Mayotte. Dans ces conditions – et c’est une remarque qui vaut également pour les jeunes Mahoraises interviewées en métropole –, l’idée d’un retour à Mayotte est observée avec prudence, tant la distance géographique se double d’une distance économique et sociale dont elles tirent profit.
Conclusion
36 Fruit d’un long combat politique visant à séparer Mayotte des Comores, la départementalisation entraîne avec elle une transformation profonde de l’organisation et de la structure sociales. Avec, d’un côté, un sursalariat porté par la fonction publique et, de l’autre, un sous-salariat adossé à une situation de chômage de masse et de grande précarisation des étrangers en situation irrégulière, la société mahoraise offre un tableau des plus contrastés. On observe, plus particulièrement, une recomposition des inégalités ethniques, de genre, de génération et de classe sous l’effet d’une intégration politique et économique qui, tout en poursuivant un objectif d’égalité nationale, crée de nouveaux clivages dans la société locale. Les groupes sociaux qui éprouvent le plus de difficultés à se faire une place dans ce nouveau département sont aussi ceux qui émigrent massivement : les jeunes à qui l’on renvoie de faibles perspectives locales d’études et d’emploi, et les femmes, qui, malgré une amélioration sensible de leur condition juridique à Mayotte, continuent de disposer de davantage de droits et d’autonomie économique en s’installant à La Réunion ou en métropole. À l’opposé, des populations comoriennes exclues de la citoyenneté française sont contraintes de quitter l’île, de gré ou de force.
37 Ce tableau actualisé des inégalités internes et externes de la société mahoraise montre in fine toute la complexité et le chemin qu’il reste à parcourir pour parvenir à une égalité nationale dans un contexte régional aussi contrasté. Le cas de Mayotte, loin d’être isolé, illustre parfaitement les débats engagés depuis une dizaine d’années autour du devenir pluriel des outre-mer et de leur gouvernance, au sens large du terme (Grillot et Larcher, 2012). Si la question du droit commun et de la continuité territoriale ne fait pas ou peu débat, celle qui vise à repenser les relations et principes de gouvernance entre une métropole lointaine et ses territoires ultramarins mérite amplement d’être posée, dans le droit fil d’une première loi du 28 mars 2003 permettant aux collectivités d’outre-mer d’évoluer vers des statuts différenciés. Ceci engage une réflexion plus large autour du devenir de ces sociétés dont on voit bien, ici ou là, combien elles sont travaillées tout à la fois par les forces exogènes d’une intégration républicaine, et par les forces endogènes d’une intégration locale et régionale.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes
-
[1]
La Mission recherche (MiRe) fait partie de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques.
-
[2]
« La départementalisation de Mayotte : construction et traitement des inégalités sociales et linguistiques », Programme Inema, ANR, Métamorphose des sociétés – « Inégalité – Inégalités », dirigé par Foued Laroussi (DySoLa, université de Rouen), 2012-2015 : http://mayotte.hypotheses.org/
-
[3]
Placées sous protectorat français en 1886, les trois îles des Comores deviennent une dépendance de la colonie de Madagascar en 1912.
-
[4]
Une vingtaine de résolutions ont été déposées à l’Organisation des Nations unies (ONU) entre 1976 et 1995 pour demander la rétrocession de Mayotte à l’Union des Comores, obligeant ainsi la France à utiliser pour la première fois de son histoire, le 6 février 1976, son droit de veto. De son côté, l’Union des Comores, appuyée par l’ONU et l’Organisation de l’unité africaine (OUA), n’a cessé de dénoncer l’occupation française de Mayotte ; une voix cependant de plus en plus difficile à faire entendre au fil des coups d’État (une vingtaine depuis l’indépendance) et des mouvements sécessionnistes observés au sein même de l’Union…
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[5]
Appelé avant 1988 « brevet d’étude du premier cycle » (BEPC).
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[6]
Nous commentons plus loin dans le texte les effets sociaux de ces minorations de droits à travers, d’abord, l’exemple du « rendez-vous manqué » du revenu de solidarité active (RSA) à Mayotte, puis de celui de l’émigration mahoraise vers La Réunion ; une émigration largement motivée par la plus grande générosité du régime local de protection sociale.
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[7]
Et ce, conformément aux interprétations possibles de l’article 73 de la Constitution d’octobre 1946, selon lequel « le régime législatif des départements d’outre-mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ».
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[8]
« Le droit local mahorais associe les éléments sociaux et juridiques de l’islam à d’autres proprement “coutumiers” : mariage devant le cadi, nomination islamique par le nom du père, répudiation et polygamie d’une part, matrilocalité, fosterage, propriétés foncières familiales indivises, d’autre part » (Blanchy, 2002, p. 683).
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[9]
Dans le même ordre d’idées, un cadastre a été réalisé pour l’introduction des taxes foncières et d’habitation.
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[10]
Une appartenance régionale et culturelle pourtant bien réelle, tout en étant niée par une partie de la population mahoraise, attachée au séparatisme politique entre Mayotte et l’Union des Comores. Comme le souligne Rémi Carayol (2007) : « Les Mahorais, dans leur volonté d’être Français et de se plier aux règles de la métropole, n’en restent pas moins comoriens dans l’âme. La vitrine assimilationniste cache ainsi l’arrière-boutique qui, elle, reste comorienne ».
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[11]
La forte activité de la maternité de Mamoudzou, où accouchent de nombreuses Comoriennes « sans papiers » mais dont la grande majorité vit à Mayotte depuis plusieurs années (Florence et al., 2008), a servi de prétexte pour réclamer une modification locale du droit du sol. Deux ministres de l’Outre-mer, François Baroin en 2005, et Christian Estrosi en 2008, ont émis cette idée dans un contexte national où les questions d’immigration sont devenues de plus en plus politisées. Dans les faits, l’acquisition de la nationalité française par le droit du sol exige des conditions que beaucoup de Comoriens ne parviennent à remplir ou, pour ceux les remplissant, à faire valoir face à des pratiques d’obstruction de la part des autorités (Grassineau et Sakoyan, 2014). Pour une personne née à Mayotte (et n’ayant pas de parent français), l’acquisition peut légalement se faire dès la naissance si l’un des parents est lui-même né en France (ce que l’on nomme le « double droit du sol ») ou à partir de 13 ans si la personne peut justifier d’une résidence préalable d’au moins cinq ans.
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[12]
La frontière politique dessinée à la suite du séparatisme mahorais trouve peu d’écho dans des relations familiales qui s’enchevêtrent sur les quatre îles de l’archipel. L’introduction du « visa Balladur » et des contrôles en mer va, en revanche, rendre beaucoup plus périlleuse la traversée du bras de mer séparant Anjouan de Mayotte. On estime, depuis 1995, à plus de 7 000 le nombre de morts retrouvés dans ce couloir maritime (voir, sur ce point, les publications du collectif « Migrants Outre-Mer » : www.migrantsoutremer.org).
-
[13]
L’un des effets de la révision de l’état civil a aussi été d’accroître le nombre de « sans papiers » parmi les Comoriens présents à Mayotte depuis de nombreuses années et dont l’union et la filiation avaient été reconnues par le droit coutumier (Blanchard, 2007). En ce sens, et comme le montrent parfaitement les statistiques de l’INSEE, les étrangers en situation irrégulière ne sont pas forcément des immigrés.
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[14]
Le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) mahorais, égal au 1er janvier 2014 à 88,2 % du salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) métropolitain, a doublé depuis 2003 et sera totalement aligné d’ici janvier 2015.
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[15]
Des emplois dont les salaires seront indexés à 40 % d’ici 2017, ce qui aura pour effet d’accentuer encore un peu plus les inégalités internes.
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[16]
L’accession d’une partie de la population mahoraise aux emplois publics permet, a contrario, d’atténuer les inégalités internes, compte tenu de l’importance des transferts privés réalisés dans le cadre familial.
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[17]
Une grande partie des offres du service public (soins hospitaliers, prestations sociales et familiales, formation professionnelle, services de l’emploi, etc.) reste concentrée dans la couronne de Mamoudzou, ce qui suppose des efforts importants de mobilité pour les ménages appartenant aux communes rurales et reculées.
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[18]
Selon l’INSEE, un logement est considéré sans confort de base s’il ne dispose pas à l’intérieur d’au moins un équipement suivant : eau courante, électricité, WC, douche ou bain.
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[19]
C’est pourquoi nous privilégions, dans les commentaires suivants, les chiffres du chômage issus du RGP de 2012 et non de l’enquête Emploi 2013.
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[20]
Le RSA, et avec lui l’allongement de la piste de l’aéroport demandée depuis de nombreuses années par les élus, a été présenté comme la vitrine de l’« Égalité » sociale lors du vote pour la départementalisation. De fait, de nombreux ménages pensaient pouvoir disposer de cette allocation, sans en connaître réellement les critères d’éligibilité.
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[21]
Ceci est encore plus vrai pour les étrangers, en situation pourtant très précaire : la durée de résidence préalable (avec un titre de séjour ouvrant droit au travail), portée à quinze ans au lieu de cinq en métropole, exclut bon nombre d’entre eux du bénéfice du RSA. Jusqu’aux années 2000, la délivrance des titres de séjour était en effet plutôt rare. Cette disposition supplémentaire à l’endroit des étrangers vivant à Mayotte revient, dans les faits, à introduire une forme de « préférence nationale ». Le Conseil d’État, à qui l’ordonnance introduisant le RSA à Mayotte a été soumise pour avis, a d’ailleurs émis un avis défavorable à cette disposition, considérant qu’elle méconnaissait le principe constitutionnel d’égalité. A contrario, la population mahoraise, qui observe les difficultés d’accès à ce nouveau droit, n’hésite pas à colporter l’idée selon laquelle « le RSA, c’est pour les étrangers », attisant par là même les clivages ethniques qui n’ont cessé de se renforcer ces dernières années (Hachimi Alaoui et al., 2013).
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[22]
À titre d’exemple, on compte environ cinq cents allocataires qui sortent du dispositif chaque trimestre car ils n’ont pas rempli leur déclaration trimestrielle de ressources, soit 1/8 de l’ensemble des allocataires…
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[23]
La polygamie ayant été interdite en 2005, il s’agit ici de mariages polygames contractés avant cette date.
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[24]
Pour une étude de cas de ces effets de « plaquage », voir notamment l’analyse proposée par Nicolas Roinsard (2007) des effets sociaux du RMI à La Réunion.
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[25]
En 2012, 3 200 candidats mahorais se sont présentés au baccalauréat, contre 14 en 1984. La part d’une classe d’âge accédant au baccalauréat est passée de 17 % en 2002 à 49 % en 2012 (sources : vice-rectorat de Mayotte).
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[26]
Mayotte Hebdo, n° 614, 17 mai 2013.
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[27]
Compte tenu du niveau de chômage et de la démographie à Mayotte où 60 % de la population est âgée de moins de 25 ans, la mobilité vers la métropole est clairement encouragée par les collectivités locales, qui ne semblent pas prendre la mesure des difficultés d’intégration sociale et professionnelle rencontrées une fois sur place. C’est un ressentiment qu’ont pu exprimer bon nombre de jeunes Mahorais qui, en venant en métropole, n’ont pas trouvé l’eldorado escompté…
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[28]
À titre d’exemple, jusqu’au 1er janvier 2006, les allocations familiales n’étaient versées à Mayotte qu’aux salariés et plafonnées à 77,37 euros pour trois enfants (contre 262,49 euros à La Réunion, et 147,42 euros par enfant supplémentaire). Encore aujourd’hui, sur l’ensemble des prestations de la branche famille qui existent au niveau national (plus d’une vingtaine), seules cinq sont servies à Mayotte (allocation aux adultes handicapés, allocation de rentrée scolaire, allocations familiales, allocation logement à caractère familial, allocation d’éducation de l’enfant handicapé), aucune n’étant appliquée à taux plein.
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[29]
Parmi les monographies réalisées, on recense un nombre important de Mahoraises qui étaient aussi les premières épouses d’un mari polygame, et qui ont vu leurs conditions de vie se dégrader au fur et à mesure de l’intégration de nouvelles femmes au ménage, les revenus du mari étant rarement indexés sur le nombre d’épouses… Dans ce cas, la fuite de la polygamie et de l’ordre économique contraignant qui lui est lié constitue un motif migratoire de première importance.