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Article de revue

L'épigénétique, la nouvelle biologie de l'histoire individuelle ?

Pages 21 à 31

Notes

  • [1]
    L’ADN (acide désoxyribonucléique) est une très longue molécule présente dans le noyau de chacune de nos cellules. L’information génétique portée par certains fragments d’ADN est transcrite en ARN (acide ribonucléique). Les ARN codant pour un gène particulier passent du noyau dans le cytoplasme de la cellule où ils sont traduits pour produire une protéine spécifique. De nombreux ARN sont dits non codants, car ils ne sont pas traduits en protéines.
  • [2]
    Un promoteur, ou séquence promotrice, est une région de l’ADN située à proximité d’un gène et indispensable à son expression.

1Les auteurs, respectivement neurobiologiste et neuroendocrinologue, proposent ici des éléments de réponses aux questions que posent les travaux qui impliquent l’épigénétique.

2Depuis le milieu du xixe siècle, la biologie est convoquée pour expliquer la transmission d’une génération à l’autre des traits de caractères et des pathologies mentales. Le célèbre aliéniste Bénedict Augustin Morel développa en 1857 la théorie de la dégénérescence. Pour lui, par exemple, un « crétin des Alpes » était le dernier rejeton d’une longue lignée d’individus de plus en plus dégénérés. Confronté à l’hypothèse (correcte) selon laquelle cette débilité serait due à un manque d’iode, il la rejeta comme absurde. L’avènement de la biologie moléculaire il y a une trentaine d’années, puis le séquençage du génome humain, ont suscité de grands espoirs pour l’identification des facteurs génétiques influençant les pathologies mentales. Les découvertes initiales ont souvent été relayées de façon exagérée par certains médias. En réalité, les études de génétique quantitative montrent maintenant que l’influence des gènes varie de faible à modérée selon les pathologies mentales et les familles. De plus, la plupart des troubles mentaux sont hétérogènes et de multiples gènes ainsi que de nombreux facteurs environnementaux sont impliqués dans leur étiologie. Ceci se traduit par un effet faible de chaque gène pris individuellement et par une interaction forte entre gènes et environnement (Sonuga-Barke, 2010). Tant du point de vue du diagnostic que de la recherche de nouveaux traitements, ces observations sont donc d’une portée limitée (Evans et al., 2011 ; Gonon, 2011), mais elles pourraient tout de même permettre de préciser certains mécanismes neurobiologiques impliqués dans ces pathologies.

3Plus récemment, la transmission de caractères acquis, évoquée par Lamarck dès 1809, a refait surface dans le domaine de la psychiatrie à travers l’étude des mécanismes épigénétiques. Cette position commence à être relayée par certains médias. Ainsi, dans le journal Marianne du 11 août 2012, on peut lire : « Aujourd’hui, on est revenu à plus de mesure : le “tout-génétique” a perdu de sa superbe et on évoque de plus en plus les phénomènes épigénétiques. C’est-à-dire comment l’environnement et l’histoire individuelle influent sur l’expression des gènes, ou plus précisément sur l’ensemble des modifications transmissibles d’une génération à l’autre. »

4De fait, l’épigénétique a envahi de nombreux domaines des sciences biomédicales, comme la cancérologie ou l’immunologie. Concernant les neurosciences et la psychiatrie, le nombre d’études impliquant l’épigénétique est passé de 43 en 2001 à 575 en 2011. Le but de cette contribution n’est donc pas de présenter une synthèse de ces travaux, mais de proposer quelques éléments de réponse provisoires aux questions scientifiques, médicales et sociales qu’ils soulèvent.

Définition de l’épigénétique

5L’épigénétique est une branche de la biochimie du développement qui s’est fondée sur un constat paradoxal. Chacune de nos cellules est spécialisée dans une fonction précise, mais renferme dans son noyau, sous la forme de deux molécules d’ADN, l’ensemble de notre patrimoine génétique. Lors du développement embryonnaire, les cellules se spécialisent en produisant des protéines spécifiques. Les gènes qui codent ces protéines sont activés et tous les autres gènes sont inactivés. L’épigénétique consiste à étudier les processus moléculaires d’activation et d’inactivation de l’expression des gènes qui ne sont pas dus à un changement de la séquence d’ADN. L’épigénétique sera présentée ici de manière très simplifiée (pour plus de précisions voir Champagne, 2010 ; Meaney et Ferguson-Smith, 2010, Hochberg et al., 2011).

6Les processus épigénétiques de spécialisation cellulaire apparaissent à des moments précis du développement embryonnaire et sont très stables, puisqu’ils se transmettent d’une cellule mère à ses deux cellules filles au cours de la division cellulaire pendant toute la vie de l’organisme. Pourtant, lorsqu’un ovocyte est fécondé par un spermatozoïde, l’ovule qui en résulte est une cellule unique pluripotente qui va donner naissance à l’ensemble des cellules spécialisées. Le codage épigénétique de l’expression des gènes est donc en quasi-totalité effacé. Cette « remise à zéro » se fait en plusieurs étapes avant, pendant et juste après la fécondation.

7Le codage épigénétique de l’activité des gènes utilise plusieurs voies biochimiques très complexes. La mieux connue consiste en l’addition d’un radical méthyle à certains points clés de la molécule d’ADN sous l’effet d’enzymes spécifiques. Lorsqu’un gène est méthylé, son activité est le plus souvent inhibée. La méthylation des gènes se transmet aux cellules filles lors de la division cellulaire. Elle a été longtemps considérée comme la plus stable dans le temps des modifications épigénétiques, mais de nombreux contre-exemples ont été découverts. Un autre mécanisme plus indirect est actuellement très étudié. Les molécules d’ADN sont bobinées sur des agrégats de protéines de la famille des histones. L’addition d’un radical acétyle à un agrégat d’histones modifie, et le plus souvent facilite l’activation des gènes voisins en « ouvrant » cet agrégat. Enfin, une troisième voie de régulation de l’expression des gènes pourrait mettre en jeu certains ARN [1] non codants. En effet, sur l’ensemble de la molécule d’ADN humaine, seulement 3 % correspondent à nos 21 000 gènes codant pour des ARN qui sont ensuite traduits en protéines. Parmi les 97 % restant, on trouve des séquences d’ADN correspondant à des ARN non codants, c’est-à-dire qui ne sont pas traduits en protéines, mais qui régulent l’expression des gènes (Daxinger et Whitelaw, 2012 ; Pennisi, 2012).

8Les mécanismes biochimiques planifiant et régulant la modification épigénétique de l’expression de tel gène plutôt que tel autre lors du développement embryonnaire sont encore très mal connus. Par contre, de nouvelles techniques permettent de mesurer le niveau de méthylation de l’ADN et d’acétylation des histones simultanément en des milliers de points le long de la molécule d’ADN. On peut ainsi savoir si tel gène particulier est méthylé ou non. On identifie ainsi des « empreintes » épigénétiques. Pour prendre une analogie, on pourrait représenter la molécule d’ADN par la suite des mots d’un livre dont chaque cellule possède une copie. Au fur et à mesure du développement embryonnaire, de plus en plus de mots sont masqués, si bien qu’une cellule spécialisée ne peut « lire » que les mots non masqués, ceux-là même qui lui sont utiles pour exercer sa fonction spécialisée. Ces « masquages » représentent les « empreintes » épigénétiques attachées à chaque gène. Très logiquement, toutes ces empreintes, et en particulier les méthylations, sont presque complètement éliminées de l’ADN de l’ovule fécondé : il faut bien que le « livre » redevienne « lisible » dans son intégralité (Daxinger et Whitelaw, 2012).

9Si le codage épigénétique se doit d’être suffisamment stable pour maintenir la spécialisation des cellules, il apparaît aussi beaucoup plus sensible aux influences de l’environnement que la séquence d’ADN. En un sens, le codage épigénétique se singularise au cours de l’histoire individuelle de l’individu. Ainsi, chez des jumeaux homozygotes, qui possèdent donc les mêmes molécules d’ADN, les empreintes épigénétiques (méthylations et acétylations) sont très similaires à 3 ans mais divergent considérablement à 50 ans (Fraga et al., 2005). Cette singularité du codage épigénétique est d’autant plus complexe que celui-ci diffère suivant les tissus et peut même être spécifique à chaque cellule. En effet, de plus en plus d’observations suggèrent que les neurones utiliseraient les empreintes épigénétiques pour stabiliser leurs connexions (Day et Sweatt, 2011). Autrement dit, les processus épigénétiques participeraient au stockage de la mémoire à long terme.

L’influence des expériences précoces sur le comportement de l’adulte

Études expérimentales chez le rongeur

10Dès 1963, les études de Victor Denenberg avaient montré que le comportement de rats adultes pouvait être influencé par les expériences vécues par leur mère pendant les premiers jours après leur naissance (Denenberg et Rosenberg, 1967). Des travaux plus récents ont confirmé l’influence de la qualité des soins apportés par la mère à ses ratons sur leur comportement à l’âge adulte. Ils montrent que plusieurs paramètres neurobiologiques, dont la réponse hormonale au stress et la genèse des synapses, en sont durablement affectés (Francis et al., 1999 ; Liu et al., 2000 ; Lupien et al., 2009). Chez les ratons élevés par une mère peu soignante, la réponse hormonale au stress est exacerbée en raison d’une diminution du nombre de récepteurs aux glucocorticoïdes (les hormones du stress) présents dans certaines régions du cerveau. Ce déficit est dû à une inactivation par méthylation du gène codant pour ce récepteur (Champagne, 2010). La même chaîne causale peut aussi être activée in utero. L’application d’un stress à des femelles souris pendant le premier tiers de la gestation induit également une réponse anormale au stress chez ses petits lorsqu’ils sont adultes (Champagne, 2010).

11Les effets précoces de l’environnement s’exercent aussi bien en négatif qu’en positif : des soins maternels de meilleure qualité ou bien des stress modérés dans les premiers jours favorisent chez l’animal adulte la sociabilité et la résistance au stress (Bale et al., 2010). Un environnement enrichi à la période de la puberté peut même contrecarrer chez l’adulte les effets négatifs d’une privation sévère de soins maternels pendant les premiers jours de vie (Francis et al., 2002). De nombreuses expériences chez différentes espèces animales ont montré que les performances visuelles et le développement du cortex sont favorisés par un environnement enrichi. Les périodes plus tardives du développement sont moins sensibles que les périodes précoces vis-à-vis des bénéfices induits par un environnement enrichi, mais elles n’y sont pas insensibles (Takuma et al., 2011). De même, lorsque le développement des rongeurs est handicapé par des conditions modélisant certaines pathologies neurologiques et psychiatriques, un environnement enrichi en atténue les effets comportementaux et neurochimiques, même lorsqu’il est prodigué à l’âge adulte (Nithianantharajah et Hannan, 2006 ; Laviola et al., 2008).

Observations chez l’homme

12Il est connu depuis longtemps que les enfants orphelins, maltraités, négligés ou soumis à des abus sexuels présentent des risques plus élevés de développer des pathologies somatiques et psychiatriques à l’âge adulte. Il en est de même lorsque leur mère a subi des stress sévères pendant la grossesse. Chez ces adultes, la réponse hormonale au stress est anormale (Lupien et al., 2009). Les corrélats épigénétiques de ce dysfonctionnement hormonal commencent à être étudiés. L’examen du gène codant pour le récepteur aux glucocorticoïdes (hormones du stress) chez un groupe d’hommes décédés par suicide a montré une plus grande méthylation du promoteur [2] de ce gène induisant localement une baisse du nombre de ces récepteurs chez ceux qui avaient été sévèrement maltraités pendant leur enfance par rapport à ceux qui ne l’avaient pas été (McGowan et al., 2009). Un examen plus large du génome a mis en évidence des centaines de différences concernant la méthylation de l’ADN dans le cerveau de ces deux groupes d’adultes. Le profil de ces différences présente des ressemblances avec celles qui sont observées chez des rats qui diffèrent par la quantité des soins prodigués par leur mère (Suderman et al., 2012). Cependant, ces deux études épigénétiques n’étaient basées que sur l’examen post mortem du tissu cérébral de deux groupes de 12 hommes et le niveau de significativité statistique était plutôt faible. D’autres études sont donc nécessaires pour confirmer ce résultat.

13Pour l’instant une seule étude, à notre connaissance, a décrit les effets des difficultés vécues dans l’enfance sur la méthylation du récepteur aux hormones glucocorticoïdes chez les adultes à partir d’échantillons sanguins. Les auteurs ont observé que le taux de méthylation était en moyenne plus fort chez les adultes qui avaient perdu un de leurs parents pendant l’enfance (Tyrka et al., 2012). Cependant, la dispersion des valeurs d’un sujet à l’autre est considérable dans les deux groupes (valeurs variant entre 1 % et 22 %). Même si cette différence était confirmée par des études ultérieures, il est peu probable que, dans un avenir proche, une mesure individuelle puisse apporter des informations pertinentes.

Transmission d’une génération à l’autre

14Les pathologies mentales et les traits de caractère n’étant pas distribués totalement au hasard dans les familles, cela pose la question de leur mode de transmission transgénérationnelle. Trois voies de transmission sont possibles : la transmission héréditaire par les cellules germinales, ovocyte et spermatozoïdes, l’imprégnation in utero et la transmission par les interactions sociales.

Transmission via les cellules germinales

15Au moment de la fécondation, les empreintes épigénétiques sont pour l’essentiel effacées (Daxinger et Whitelaw, 2012). Par conséquent, la transmission épigénétique via les cellules germinales de caractéristiques physiques, comme la couleur de la fourrure, est un phénomène très rare. En réalité, une telle transmission a été démontrée uniquement chez des souris modifiées génétiquement et c’est l’empreinte épigénétique du gène artificiellement inséré dans l’ADN qui a été transmise à certains individus de la génération suivante (Daxinger et Whitelaw, 2012). Un autre exemple très souvent mis en avant pour affirmer la possibilité d’une transmission épigénétique via les gamètes est celui des effets des perturbateurs endocriniens, comme le fongicide vinclozoline. En fait, il semble que ce toxique induise non seulement des altérations épigénétiques, mais aussi des mutations de l’ADN (Daxinger et Whitelaw, 2012).

16Puisque l’environnement fourni à travers la mère pendant et après la gestation influence largement les traits comportementaux de sa descendance, il est très difficile de distinguer la part due à la transmission épigénétique du comportement via l’ovocyte de celle due aux effets environnementaux. Jusqu’à présent, seule la transmission épigénétique du comportement par les spermatozoïdes a été étudiée chez l’animal. À notre connaissance, deux études seulement, publiées par les mêmes auteurs, affirment avoir observé la transmission épigénétique d’un comportement via les spermatozoïdes. Dans les deux cas, des souris mâles ont été soumises pendant les deux premières semaines après leur naissance à des stress de séparation d’avec leur mère. À l’âge adulte, ces mâles stressés présentaient un comportement de type plus dépressif, mais moins anxieux, que les mâles du groupe témoin. Ensuite, ces mâles ont été mis en présence de femelles vierges pendant une semaine, puis enlevés de la cage avant la naissance de la génération suivante. Leurs « fils » se comportaient de manière identique aux mâles témoins, mais leurs « petits-fils » présentaient de nouveau un comportement de type plus dépressif que les témoins (Franklin et al., 2010). Dans la deuxième étude, les « fils et petits-fils » des mâles stressés présentaient des anomalies de la socialisation (Franklin et al., 2011).

17Dans ces deux études, les auteurs affirment que la transmission épigénétique du trait de caractère s’est effectuée via les spermatozoïdes, puisque les mâles stressés n’ont jamais rencontré leur progéniture. Pour s’en assurer, d’autres auteurs ont stressé des souris mâles adultes en les mettant en présence d’un congénère agressif. Ces mâles stressés ont ensuite été mis en présence de souris vierges pendant dix jours et enlevés de la cage avant la naissance de leur progéniture. Une fois adultes, les petits présentaient des comportements de type plus dépressif et anxieux que les animaux témoins, ainsi qu’une réponse hormonale exagérée au stress. Par contre, lorsque les petits étaient issus d’une fécondation in vitro utilisant le sperme des mâles stressés, les différences de comportement étaient pour l’essentiel abolies (Dietz et al., 2011). Cette étude suggère donc que les altérations comportementales et hormonales ont été transmises à la génération suivante lors de l’interaction entre le mâle et la femelle, et non pas via les spermatozoïdes. Deux études récentes montrent en effet que la qualité de l’investissement d’une femelle de rongeur vis-à-vis de ses petits dépend de la qualité du mâle qui l’a fécondée. Si les mâles ont été élevés dans un environnement enrichi, les femelles souris qu’ils ont fécondées s’occupent plus de leurs petits et ces derniers grandissent mieux (Mashoodh et al., 2012). Inversement, mises en présence d’un mâle rendu agressif suite à des stress à la puberté, les rates perdent du poids, adoptent un comportement de type dépressif et s’occupent moins bien de leurs petits (Cordero et al., 2012). Ainsi, même dans les espèces où le soin aux petits est uniquement assuré par les femelles, les traits de comportement des mâles favorables à la survie de l’espèce seraient préférentiellement transmis par les femelles. En effet, selon une revue récente sur cette question (Curley et al., 2011), celles-ci ne sont pas passives : quand elles ont le choix, elles sélectionnent les mâles les plus aptes, et quand elles ne l’ont pas, elles moduleraient leurs investissements reproductifs.

18Au total, les deux études qui affirment la possibilité d’une transmission épigénétique via les cellules germinales ne sont pas convaincantes. De plus, ce type de transmission apparaît très improbable en raison de l’effacement des empreintes épigénétiques au moment de la fécondation. Par contre, de nombreuses expériences chez le rongeur montrent que les empreintes épigénétiques associées à des traits de comportements peuvent être transmises à la génération suivante par imprégnation in utero et par les interactions précoces entre la mère et ses petits.

Transmission in utero

19Chez le rongeur comme chez l’homme, la sensibilité du fœtus à l’environnement maternel est bien démontrée. Par exemple, la malnutrition de la mère, son exposition au stress ou à des produits toxiques, son état dépressif, ont des retentissements sur la santé de ses enfants et, éventuellement, de ses petits-enfants (Champagne, 2010). Ces effets ont été corrélés, chez le rongeur et chez l’homme (Oberlander et al., 2008), à des modifications des empreintes épigénétiques (Champagne, 2010). Frances Champagne explique que la transmission aux petits-enfants peut aussi s’effectuer in utero par une altération de l’appareil reproducteur en formation chez le fœtus. Pour prouver que les effets d’une exposition de la première génération à un environnement défavorable se transmettent héréditairement, même si les générations suivantes n’y sont pas exposées, il convient donc d’en constater les effets chez les arrières petits-enfants (Curley et al., 2011).

Transmission sociale des empreintes épigénétiques

20Chez le rongeur, la transmission du comportement maternel d’une femelle à sa « fille » est purement due à l’interaction sociale. En effet, lorsque les petits nés d’une femelle prodiguant peu de soins maternels sont transférés à la naissance à une femelle plus « maternelle », les dysfonctionnements hormonaux et comportementaux étudiés par les auteurs disparaissent. La réciproque est vraie concernant l’adoption inverse des portées (Francis et al., 1999 ; Champagne, 2010). Or, cette transmission des comportements et des réponses hormonales s’accompagne d’une transmission des empreintes épigénétiques correspondantes (Weaver et al., 2004 ; Champagne, 2010). Le même phénomène de transmission transgénérationnelle d’un comportement et de l’empreinte génétique associée a été démontré chez des ratons soumis à des rates maltraitantes pendant 30 minutes, chaque jour de leur première semaine de vie (Roth et al., 2009). Dans ce cas, l’altération épigénétique concernait un gène codant pour un facteur de croissance neuronale, le BDNF (brain-derivated neurotrophic factor) qui joue un rôle important dans le développement cérébral (Roth et Sweatt, 2011). Des difficultés subies dans la période précoce sont le plus souvent corrélées à des niveaux de BDNF cérébral inférieur à la normale (Roth et Sweatt, 2011). Inversement, les souriceaux élevés en collectivité par plusieurs femelles (ce qui est le cas en situation naturelle) reçoivent plus de soins. À l’âge adulte, ils présentent un comportement plus social et un taux cérébral de BDNF supérieur à ceux des sujets élevés dans les conditions expérimentales standard (Roth et Sweatt, 2011). Là encore, les chercheurs ont pu montrer, par des procédures d’adoption croisée, que la transmission des altérations épigénétiques à la génération suivante était essentiellement due aux interactions sociales avec une faible composante d’imprégnation in utero (Roth et al., 2009 ; Roth et Sweatt, 2011). Enfin, comme on l’a vu plus haut, certains traits comportementaux du mâle rongeur peuvent aussi être transmis à ses descendants, même en l’absence de tout contact physique avec eux, lors de son interaction avec la femelle.

Applications de l’épigénétique au diagnostic et au soin en psychiatrie

21Ces dernières années, de nombreuses études ont tenté de corréler des pathologies psychiatriques avec des altérations des empreintes épigénétiques. Pour l’instant, les résultats publiés dans les études initiales n’ont pas été confirmés par les études ultérieures (Gavin et Akbarian, 2012). Cette inconstance des résultats peut être due soit à des difficultés techniques méconnues par les études initiales soit à l’hétérogénéité des patients (Gavin et Akbarian, 2012). Ainsi, plusieurs études ont regroupé des patients souffrant de schizophrénie et d’autres souffrant de trouble bipolaire sous le terme générique de troubles psychotiques. Une étude récente portant sur des paires de jumeaux monozygotes suggère pourtant des différences d’empreintes épigénétiques entre ces deux types de patients (Dempster et al., 2011). On est donc encore très loin d’un test d’aide au diagnostic basé sur l’épigénétique. De plus, rien ne prouve pour l’instant que l’altération d’une empreinte épigénétique puisse être la cause d’une pathologie mentale spécifique (Gavin et Akbarian, 2012).

22D’autres études ont montré que certains médicaments psychotropes modifient les empreintes épigénétiques, par exemple en inhibant la déméthylation de l’ADN. Cependant, rien ne prouve que leurs actions thérapeutiques utilisent ces mécanismes biochimiques (Gavin et Akbarian, 2012). La méthylation des gènes, l’acétylation des histones et toutes les autres voies encore mal connues qui contrôlent l’expression des gènes sont des mécanismes à l’œuvre dans toutes les cellules de l’organisme. Il paraît donc très problématique d’espérer qu’un inhibiteur de la déméthylation puisse avoir une action thérapeutique spécifique à un seul type cellulaire, sans effet secondaire majeur sur les autres cellules (Hyman, 2012).

23Certains auteurs n’hésitent pas à affirmer que les nouvelles technologies permettront « sans doute dans un futur proche d’identifier des mécanismes épigénétiques impliqués dans le développement des maladies psychiatriques », ce qui aboutira selon eux à la découverte de « nouvelles cibles thérapeutiques » (Bale et al., 2010). Greg Miller, éditeur de la revue Science (Miller, 2010), et Lizzie Buchen, dans la revue Nature (Buchen, 2010), mettent en garde contre cet excès d’optimisme. Premièrement, les analyses épigénétiques présentent des difficultés techniques considérables qui sont mieux perçues par les spécialistes de la génétique moléculaire que par les neurobiologistes. Il est donc probable que de nombreux résultats initiaux seront réfutés par les études ultérieures (Buchen, 2010). Deuxièmement, le chemin entre l’observation de corrélations ponctuelles et le décryptage de chaînes causales sera certainement très long en raison de la complexité des mécanismes contrôlant l’expression des gènes. Troisièmement, ce qui peut être observé chez l’animal en situation expérimentale reste difficilement transposable chez l’homme en condition naturelle. Miller termine son article en citant l’exaspération de l’une des pionnières de l’épigénétique, Darlene Francis, « à l’égard de ces gens qui, à partir de quelques observations chez l’animal, en déduisent que la méthylation [des gènes] serait maintenant la cause et la solution à tout un tas de problèmes existentiels » (Miller, 2010).

Conclusions

24Les études épigénétiques commencent à révéler les bases biologiques de ce qui était connu depuis bien longtemps par les cliniciens : les expériences précoces conditionnent la santé mentale des adultes. Après trois décennies de recherche génétique montrant que la cause principale des troubles psychiatriques n’est pas écrite dans l’ADN, ce nouvel axe de recherche de la psychiatrie biologique a le mérite de remettre sur le devant de la scène les facteurs de risque environnementaux des périodes pré- et postnatales. De ce fait, les études épidémiologiques qui ont mis en évidence les facteurs de risques sociaux et économiques retrouvent du crédit, ainsi que les actions préventives en direction des jeunes enfants et de leurs parents. Un article remarquable, paru en 2010 dans une prestigieuse revue américaine, discute le lien entre pauvreté et santé mentale à partir d’une grande diversité d’études épigénétiques, neurobiologiques, psychologiques, sociologiques et économiques. Les auteurs concluent : « Par conséquent, la priorité devrait être donnée aux politiques et programmes qui réduisent le stress parental, augmentent le bien-être émotionnel des parents et leur assurent des ressources matérielles suffisantes » (Hackman et al., 2010).

25La grande plasticité des empreintes épigénétiques et leur sensibilité aux conditions environnementales donnent aussi une assise biologique à l’idée qu’en matière de comportement, rien n’est jamais définitivement fixé (Davidson et McEwen, 2012). En particulier les expériences chez le rongeur qui mettent en évidence les effets correcteurs d’un environnement enrichi sont particulièrement suggestives. De plus, la plasticité épigénétique démontrée chez le rongeur est sans doute encore bien plus considérable chez l’être humain en raison de sa très longue période de maturation, depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte.

26Cependant, la vigilance s’impose concernant la manière dont certains scientifiques et journalistes présentent l’épigénétique. De nombreux documents médiatiques, comme l’article cité en introduction, sont peu explicites ou même faux concernant la transmission d’une génération à l’autre. On peut craindre que le grand public ne retienne surtout la composante « génétique » dans le terme « épigénétique ». Or, les connaissances actuelles montrent que ce serait un complet contresens : à l’inverse d’une présentation déterministe de la génétique, l’épigénétique nous propose une conception beaucoup plus complexe, souple et imprévisible de l’histoire individuelle.

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Date de mise en ligne : 31/07/2013

https://doi.org/10.3917/rfas.125.0021

Notes

  • [1]
    L’ADN (acide désoxyribonucléique) est une très longue molécule présente dans le noyau de chacune de nos cellules. L’information génétique portée par certains fragments d’ADN est transcrite en ARN (acide ribonucléique). Les ARN codant pour un gène particulier passent du noyau dans le cytoplasme de la cellule où ils sont traduits pour produire une protéine spécifique. De nombreux ARN sont dits non codants, car ils ne sont pas traduits en protéines.
  • [2]
    Un promoteur, ou séquence promotrice, est une région de l’ADN située à proximité d’un gène et indispensable à son expression.

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