Couverture de RFAS_082

Article de revue

Construire la visibilité des cancers professionnels

Une enquête permanente en Seine-Saint-Denis

Pages 237 à 254

Notes

  • [1]
    Sociologue, directrice de recherche à l’Inserm et membre du laboratoire IRIS, dirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (GISCOP 93) à l’université Paris 13.
  • [2]
    Comités d’hygiène, de sécurité, et des conditions de travail.
  • [3]
    L’amiante fournit un bon exemple de la persistance des expositions professionnelles aux cancérogènes. Il y a environ 75 kg d’amiante par habitant en France dont une grande partie dans les bâtiments. Toute opération de rénovation commence par de la démolition. Dans de très nombreux cas l’amiante est présent dans les faux plafonds, les gaines techniques, les calorifugeages de tuyau, etc.
  • [4]
    Si la maladie et le travail de la personne figurent dans un tableau de maladies professionnelles, la reconnaissance est acquise sans avoir besoin de faire la preuve de la relation de causalité entre le travail et la maladie. C’est ce qu’on appelle la présomption d’imputabilité.
  • [5]
    La plupart des tableaux de maladies professionnelles concernant les cancers exigent dix ans d’exposition, alors même qu’il est scientifiquement admis qu’il n’y a pas de durée minimale d’exposition en dessous de laquelle un cancérogène est sans effet.

1L’évolution épidémiologique du cancer est très préoccupante. D’après les dernières estimations du Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), l’Union européenne comptait 2,3 millions de nouveaux cas et plus d’un million de décès survenus en 2006. En France, l’incidence estimée des nouveaux cas est passée de 170 000 en 1980 à 280 000 en 2000 (Remontet et al., 2003). Depuis 2003, la prévention des cancers professionnels est considérée comme une priorité par la Direction générale du travail et par la Caisse nationale d’assurance maladie. Les stratégies à construire supposent de croiser des connaissances scientifiques fondamentales relevant des sciences de la vie et de l’épidémiologie concernant les risques et leurs effets, avec les apports des sciences humaines et sociales, sur les conditions et l’organisation du travail dans lesquelles s’inscrivent les risques de cancer. Or depuis plus de vingt ans, les rapports administratifs et parlementaires mettent en cause les « dysfonctionnements » du système de prévention et de réparation des risques professionnels et les carences du système d’information sur les atteintes à la santé liées au travail, en particulier les cancers.

2Cet article a pour objectif d’interroger dans une première partie les processus de construction de l’invisibilité sociale des cancers d’origine professionnelle, puis de présenter la démarche engagée en Seine-Saint-Denis depuis 2001 tendant à fonder la production de connaissances sur les cancers d’origine professionnelle sur la reconstitution des parcours professionnels de patients atteints de cancer.

De la connaissance officielle à l’invisibilité socialement construite

3Le mouvement social contre l’amiante des années quatre-vingt-dix a contribué à mettre en évidence à quel point, pendant des décennies, les cancers associés à une exposition professionnelle ou environnementale à l’amiante avaient été sous-estimés. Leur mise en évidence à partir de 1997 ne peut faire oublier les décennies pendant lesquelles ces cancers ont été ignorés et les raisons de ce déni (Thébaud-Mony, 2007). Mais l’amiante ne doit pas à son tour faire écran aux autres risques de cancer professionnel. C’est pour-quoi il importe de questionner les données officielles sur le cancer et leur interprétation et de montrer sur quelles connaissances repose la visibilité/ invisibilité des cancers professionnels.

Le cancer: une maladie inégalitaire

4L’une des caractéristiques principales du cancer est d’être une maladie inégalitaire. Selon la revue bibliographique sur les inégalités sociales face au cancer réalisée par le CIRC dans tous les pays disposant de données statistiques de mortalité par catégories socioprofessionnelles, la mortalité par cancer, en particulier la mortalité précoce (avant 65 ans) est plus élevée chez les ouvriers que chez les cadres et professions intellectuelles (Kogevinas et al., 1997). Dans le même ouvrage, les auteurs estiment qu’un tiers de l’excès de cancers observé dans les catégories sociales défavorisées comparées aux groupes sociaux les plus favorisés serait lié à l’exposition professionnelle à des cancérogènes industriels. Cette proportion pourrait atteindre la moitié pour les cancers du poumon et de la vessie. En France, les travaux de l’Insee sur la mortalité différentielle permettaient, dès les années 1980, de fonder des hypothèses sur l’influence du « métier » dans les inégalités de mortalité masculine (Teiger et al., 1981; Volkoff et al., 1984). Au début des années 1990, il était possible grâce aux données de l’Insee d’établir que le taux annuel moyen de mortalité par cancer chez les hommes de 45 à 54 ans est quatre fois plus élevé chez les ouvriers non qualifiés que chez les cadres et professions intellectuelles (Desplanques, 1993). Enfin depuis 1975 et jusqu’à aujourd’hui, la France est en tête des pays européens en matière d’inégalité de mortalité masculine par cancer avant 65 ans (BEH, 2003).

5Les disparités sociales sont mises en évidence géographiquement. La Seine-Saint-Denis connaît des taux particulièrement élevés de cancer par rapport aux moyennes nationales. Selon l’Atlas de la mortalité par cancer en Île-de-France (Pepin, 2007), pour la période 1990- 1999, le taux standardisé de mortalité masculine par cancer du poumon est de 53,2 pour 100 000 habitants au niveau national. Il est de 65,3 en Seine-Saint-Denis. Il en est de même pour les cancers de la vessie, dont le taux standardisé de mortalité est plus élevé en Seine-Saint-Denis (10,3) qu’en moyenne nationale (8,2). Dans une commune emblématique de l’exposition professionnelle et environnementale à l’amiante en Seine-Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois, la Cellule inter-régionale d’épidémiologie d’Île-de-France a mis en évidence l’impact de cette exposition chez les travailleurs et les riverains de l’ancienne usine de broyage d’amiante implantée en plein cœur de cette commune (Counil et al., 2007). L’étude qualitative menée sur la base d’informations recueillies par un collectif d’associations a permis aux auteurs de lever une part de l’invisibilité des cancers dus à l’amiante chez ces travailleurs, tout en suggérant dans leurs recommandations l’intérêt d’un signalement des cas à venir pour permettre « une compréhension approfondie, à l’échelle locale, des liens complexes qui relient actuellement les problématiques de santé professionnelle, santé environnementale, et sites et sols pollués » (p. 253).

Le modèle de référence de la causalité du cancer

6Les disparités sociales et géographiques observées en France en matière de mortalité par cancer sont pourtant, par hypothèse, essentiellement rapportées aux habitudes individuelles, en particulier le tabagisme (Kunst, 2000), même si le gradient des disparités de consommation entre groupes sociaux est sans commune mesure avec l’inégalité observée concernant les cancers. En effet, chez les hommes, l’écart entre cadres et ouvriers concernant la proportion de fumeurs est de l’ordre de 20 %, quand l’excès de risque de mortalité précoce par cancer chez les ouvriers par rapport aux cadres est de l’ordre de 200 % (Brixi et al., 2000).

7Par ailleurs, sans pouvoir nous étendre sur un sujet qui fait aujourd’hui débat dans la communauté scientifique, le développement de travaux concernant la susceptibilité génétique aux risques cancérogènes tend à renforcer une interprétation des inégalités face au cancer comme étant liées à l’existence de « travailleurs à risque », qualifiés ainsi en fonction de leurs caractéristiques génétiques individuelles, plutôt qu’à celle de « travaux à risque » (Thébaud-Mony, 2004).

8Le rapport des académies de science et de médecine sur les causes du cancer en France (IARC, 2007) fait mention d’une autre catégorie de facteurs individuels. Il s’agit d’une « estimation des cancers non survenus par le fait d’éviter l’obésité ou d’avoir une activité physique ». De quelle activité physique s’agit-il? Le rapport ne le dit pas. Il ne dit rien non plus sur les inégalités sociales face au cancer et sur le fait qu’en termes d’activité physique, les ouvriers – qui paient le plus lourd tribut au cancer – sont aussi ceux qui supportent l’essentiel des travaux supposant une activité manuelle, donc physique, souvent très importante.

Le cancer: une histoire

9Ce modèle dominant d’interprétation de la causalité du cancer par les seuls comportements individuels ne tient pas compte des connaissances acquises dans les travaux scientifiques portant sur le processus cancérogène. En effet, le cancer ne répond pas au modèle biologique classique « une cause = un effet ». Le cancer est un processus long qui dure souvent plusieurs décennies de la vie d’un individu. Ce processus se fait en plusieurs étapes et se développe en interaction entre les expositions simultanées et successives de l’individu à des cancérogènes (dans son milieu de travail et de vie), et leur inscription dans le développement biologique et vital d’un individu. On le sait, face à l’atteinte cellulaire par un cancérogène, l’organisme réagit par des stratégies de réparation qui peuvent être globales, laissant la possibilité à une « réparation » effective sans séquelles, ou au contraire partielles, permettant alors la survivance de cellules cancéreuses qui puiseront dans l’interaction constante entre l’individu et son « environnement » (personnel et professionnel) les conditions de développement de tumeurs cancéreuses. Les travaux sur les effets de synergie d’expositions cumulées à l’amiante et au tabac ont montré que le risque de survenue du cancer est démultiplié quand l’individu subit plusieurs expositions.
Enfin, il faut insister sur le fait qu’il n’y a pas de « signature » du cancer permettant de « choisir », pour un individu atteint de cancer, entre différentes causes. L’histoire de l’exposition à des cancérogènes d’un patient atteint de cancer peut être reconstituée, mais elle ne permet pas d’identifier la « cause » de ce cancer, le plus probable étant que chacun des différents cancérogènes auxquels ce patient a été exposé a pu jouer un rôle dans le processus ayant engendré et permis le développement de ce cancer.

« Cancer professionnel »: une triple invisibilité

10L’invisibilité des cancers liés au travail puise à trois sources: l’ignorance toxique, l’invisibilité physique et l’invisibilité sociale.

11L’ignorance toxique tient tout d’abord à la très grande méconnaissance de la toxicité des substances chimiques présentes dans l’activité de travail. La production mondiale de substances chimiques est passée d’un million de tonnes en 1930 à 400 millions aujourd’hui. Mais, selon l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA), seulement 7 % des substances introduites dans la production industrielle ont fait l’objet d’une recherche de toxicité dont les données sont disponibles. À ces substances, il faut ajouter les pollutions issues du processus de production lui-même, sous forme de poussières, de fumées, de gaz, de rayonnements, dont la toxicité est loin d’avoir été systématiquement étudiée.

12Or selon les principes d’inscription d’un cancérogène dans la liste officielle d’agents cancérogènes établie par le CIRC, une substance sera considérée cancérogène en fonction d’études expérimentales (in vivo, in vitro) et d’études épidémiologiques qui font consensus dans le cadre de groupes de travail réunis par le Centre. Ce consensus repose sur un concept clé celui d’une « évidence suffisante de la cancérogénicité chez les humains » (WHO-IARC, 2006). Cette « évidence » dépend de la réalisation d’études aux résultats convergents. Or la toxicologie industrielle est une discipline quasi inexistante dans de très nombreux pays dont la France, ce qui limite grandement la possibilité de mobiliser les études de toxicité indispensables. Quant à l’épidémiologie, elle connaît d’importantes limites, notamment au regard de la précarisation du travail. Ceci peut être illustré par l’enquête internationale sur les cancers dus à l’exposition aux rayonnements ionisants chez les travailleurs de l’industrie nucléaire (Cardis, 2005), enquête qui, pour des rai-sons méthodologiques, a exclu les travailleurs sous-traitants et intérimaires qui pourtant subissent plus de 80 % de l’exposition aux rayonnements ionisants reçue sur les sites nucléaires. Cette mise à l’écart de la population la plus exposée – mais précaire – met en évidence l’angle mort de la démarche épidémiologique dès lors que la population recensée ne prend pas en compte la réalité de l’inégale répartition des risques.

13« L’évidence suffisante » est donc directement liée au capital d’études expérimentales et épidémiologiques disponibles, avec leurs limites, ce qui ne recouvre, au plan international, qu’une très faible partie de l’infinie diversité des substances et des situations de travail comportant des expositions aux cancérogènes. L’inscription récente de nouveaux cancérogènes – travail posté, activité des peintres, activité des pompiers – dans la liste des cancérogènes établie par le CIRC est intéressante pour illustrer les aléas de la construction d’une telle « évidence suffisante » (Straif et al., 2007). Le « travail posté » a été inscrit dans la catégorie 2A du CIRC (l’agent est probablement cancérogène pour les humains), parce que des études expérimentales montraient l’influence de la perturbation du cycle circadien sur la cancérogénèse chez le rat mais qu’en épidémiologie les seules études recensées ne concernaient que les infirmières et le personnel navigant des compagnies aériennes. L’insuffisance numérique d’études épidémiologiques a conduit à ne pas inscrire le travail posté dans le groupe 1 du CIRC. En revanche, les activités de peinture ont été inscrites au groupe 1 (les substances ou situations considérées sont cancérogènes pour les humains), dans la mesure où il existe « une évidence suffisante que l’exposition professionnelle des peintres cause des cancers du poumon et de la vessie ». Enfin, bien que les pompiers soient reconnus exposés à de nombreux produits de combustion incluant des cancérogènes (benzène, benzo-a-pyrene, etc.), dans le cadre d’expositions intenses mais intermittentes, le nombre limité d’études épidémiologiques concernant cette population a conduit le groupe de travail du CIRC à inscrire l’activité des pompiers dans le groupe 2B du CIRC (substances ou situations possiblement cancérogènes pour les humains).

14La question posée par ces choix est celle de savoir combien d’études épidémiologiques sont nécessaires pour établir une « évidence suffisante » de la cancérogénécité d’une substance ou d’une situation d’exposition et sur quels critères? Une seconde question émerge concernant les raisons du choix qui ont fait retenir l’épidémiologie comme discipline de référence de la construction de cette évidence de cancérogénicité, alors que les travaux expérimentaux permettent la mise en évidence anticipée de la cancérogénécité d’une substance sur la cellule ou sur l’animal, en sachant que dans la plupart des cas la cancérogénicité chez l’animal peut être extrapolée chez les humains. Ce choix conduit au maintien de situations dangereuses sans prise en compte des risques cancérogènes connus ou suspectés, et de leurs effets de synergie. Le raisonnement selon lequel l’exposition étant intermittente, celle-ci aurait des effets différents de ceux identifiés sur d’autres groupes de population ne tient pas compte du fait qu’il n’y a pas de seuil d’exposition au-dessous duquel il n’y aurait pas de risque. Il faut également souligner que les expositions sous la forme de « pics d’exposition », comme c’est le cas pour les pompiers, sont tout aussi redoutables, voire plus, qu’une exposition continue à bas bruit. Ainsi l’ignorance toxique est-elle renforcée par les règles restrictives de l’inscription des cancérogènes dans la liste du CIRC.
L’invisibilité physique des cancérogènes réside dans le fait qu’ils échappent en tant que risque mortel à la perception immédiate des travailleurs: les poussières, les fumées, les gaz, les radiations n’ont souvent aucun effet perceptible si ce n’est sous forme d’irritation, de gênes et autres symptômes considérés comme bénins. La mesure du danger échappe aux personnes exposées puisqu’elle dépend d’outils techniques généralement détenus par des organismes spécialisés. Quant aux conséquences, elles ne seront perceptibles que des années ou des décennies plus tard. Cette invisibilité physique est renforcée par l’accès souvent difficile à l’information sur les cancérogènes présents dans le travail, en particulier lorsqu’il s’agit non pas de produits étiquetés mais des cancérogènes directement issus du processus de production, comme dans le cas des fumées de combustion ou des fibres d’amiante ou de silice respirées à l’occasion des chantiers de démolition notamment dans le secteur du BTP.
• Enfin l’invisibilité sociale est celle qui résulte de la non-application de règles en vigueur concernant l’obligation faite aux employeurs de déclarer les produits et procédés conduisant à maladie professionnelle (Code de la Sécurité sociale, article L. 461-4 ) ou d’établir une attestation d’exposition dans tous les cas où un salarié a été exposé à des produits cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction (décret CMR n° 2001-97 du 1er février 2001). Elle résulte aussi du caractère restrictif de la réparation des cancers professionnels en France. Le graphique présente l’évolution du nombre de cancers professionnels reconnus entre 1985 et 2004. Il témoigne de l’impact du mouvement social de l’amiante qui a permis la reconnaissance d’un plus grand nombre de cancers depuis la fin des années 1990. En contraste avec cette évolution de la reconnaissance des cancers liés à l’amiante portant ces derniers à près de 1 800 cas en 2004, ce graphique montre aussi que la reconnaissance cumulée des cancers associés à d’autres substances cancérogènes figurant pour la plupart dans un tableau de maladie professionnelle stagne au-dessous de 200 cas reconnus par an.

Graphique

Évolution du nombre de cancers professionnels reconnus par le régime général entre 1985 et 2004

Graphique

Évolution du nombre de cancers professionnels reconnus par le régime général entre 1985 et 2004

Source : Statistiques trimestrielles des accidents du travail, CNAMTS.

Une recherche pour l’action: enquête sur les parcours professionnels et les histoires d’exposition professionnelle aux cancérogènes de patients atteints de cancer

15Avant de présenter l’enquête et ses résultats, cette seconde partie montre tout d’abord comment s’est constitué le réseau d’acteurs et d’institutions qui a permis la mise en place de ce programme de recherche. Celui-ci a pour objectif une production de connaissances permettant de rompre l’invisibilité des cancers professionnels et d’apporter – en vue d’une amélioration de leur prévention et de leur réparation – les résultats d’une approche pluridisciplinaire. Dans une perspective de santé publique, la maladie – ici le cancer – apparaît comme un « événement sentinelle » qui permet d’associer connaissance rétrospective (sur l’exposition professionnelle aux cancérogènes) et connaissance prospective (sur la reconnaissance en tant que maladie professionnelle), en partant du patient et de son expérience.

Historique

16À la fin des années 1980, une recherche pluridisciplinaire menée dans le cadre d’une convention entre une équipe Inserm et le ministère du Travail avait pour objectif l’étude des processus de déclaration et reconnaissance en maladie professionnelle (Thébaud-Mony, 1991). À travers une série de monographies, cette recherche montrait – pour les cancers plus encore que pour toute autre maladie professionnelle – que les dysfonctionnements du système de réparation des maladies professionnelles font obstacle non seulement à la reconnaissance, mais à la connaissance et à la prévention des atteintes liées au travail. Le choix de la monographie comme outil d’étude indiquait l’importance du contexte local, tant du point de vue de l’organisation sociale du travail et de la production que pour l’observation des pratiques et logiques institutionnelles dans la mise en œuvre de dispositifs réglementaires. La recherche a permis la mise en évidence de logiques propres à chaque contexte local, tout en en dégageant des résultats de portée généralisable.

17L’une des monographies du programme de recherche précédemment cité portait sur la sous-déclaration des cancers professionnels et les obstacles à la connaissance des expositions professionnelles aux cancérogènes en Seine-Saint-Denis, recherche menée avec le soutien et la participation des services d’études du conseil général de la Seine-Saint-Denis. Cette démarche a été à l’origine de la création d’un groupe de travail du conseil départemental d’hygiène (CDH) sur les cancers professionnels réunissant les chercheurs concernés, l’université Paris 13 et les institutions de santé publique et de santé au travail du département de la Seine-Saint-Denis et de la région Île-de-France. En 1998, après la réalisation d’une étude de faisabilité, le CDH a approuvé la création d’un dispositif de recherche en santé publique sur les cancers liés au travail, dans le cadre de l’université Paris 13, prenant appui sur une collaboration entre chercheurs et professionnels de la santé publique et de la santé au travail (Groupement d’intérêt scientifique de surveillance des cancers d’origine professionnelle – GISCOP 93).
Ainsi a été élaboré un programme de recherches prospectives sur la connaissance des expositions professionnelles aux cancérogènes de patients atteints de cancer, sur la différenciation des processus de reconnaissance en maladie professionnelle et sur les règles et pratiques de la prévention des cancers liés au travail. Ce programme prend appui sur des outils méthodologiques originaux faisant appel à différentes disciplines dans le champ de la santé et du travail. Il s’agit de:

18

  • une enquête permanente auprès de patients de trois hôpitaux de la Seine-Saint-Denis, le CHU Avicenne, hôpital de référence pour l’oncologie et l’hématologie, l’hôpital Robert Ballanger à Aulnay-sous-Bois, l’hôpital intercommunal de Montfermeil;
  • une méthode d’identification des expositions professionnelles aux cancérogènes qui combine la reconstitution des parcours professionnels de patients atteints de cancer au plus près de l’expérience de l’activité de travail de ces derniers et un dispositif d’expertise de ces parcours;
  • une enquête prospective de suivi de la déclaration et de la reconnaissance des cas indemnisables, dans le cadre d’une collaboration avec la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de la Seine-Saint-Denis, permettant l’analyse des pratiques médicales et administratives de la déclaration et de la reconnaissance des cancers professionnels en référence aux règles du système de réparation des maladies professionnelles;
  • une démarche de sociologie compréhensive visant l’identification des obstacles à la mise en œuvre des dispositifs réglementaires concernant la prévention des cancers professionnels, au plus près des pratiques des acteurs de prévention.
Chacune des démarches, succinctement présentées ci-dessus, a supposé la construction d’un réseau d’acteurs de la recherche et la vérification de la rigueur des méthodes mises en œuvre. L’une et l’autre sont le fruit d’une élaboration progressive, à travers l’histoire de collaborations engagées de longue date, à travers la discussion des méthodes de recherche au fil de leur mise en œuvre, à travers l’analyse des difficultés rencontrées.

19Loin de limiter la portée des résultats du programme de recherche ainsi construit, cet enracinement départemental en garantit la rigueur à plusieurs niveaux. En effet, la population d’étude, résidente dans le département, soignée dans trois hôpitaux de celui-ci, permet d’établir des éléments de comparaison par rapport à la population générale du département. L’étude des conditions institutionnelles de la réparation et de la prévention des cancers professionnels est conduite en référence au réseau départemental et régional des institutions d’assurance maladie, de médecine du travail et d’inspection du travail intervenant dans ce champ. Enfin, les coopérations acquises avec ces différentes institutions permettent d’assurer l’étude prospective des dispositifs en vigueur ainsi que leur évolution et un suivi des évolutions institutionnelles.
La problématique, les méthodes de recherche et les résultats ont une portée généralisable, en ce sens que les connaissances produites renvoient – bien au-delà des spécificités locales – aux logiques structurelles d’organisation du travail et de l’emploi et aux caractéristiques des dispositifs réglementaires et institutionnels de reconnaissance et de prévention des cancers professionnels à l’échelle nationale. L’observation qualitative dans ce contexte précis et connu ouvre également à l’étude des processus de différenciation et d’inégalités sociales de santé.

Enquête et méthodes

20D’importantes difficultés méthodologiques devaient être surmontées pour développer une enquête sur la connaissance et la reconnaissance des cancers professionnels. Tout d’abord, cette enquête devait prendre en compte la dimension temporelle du cancer et des parcours professionnels, sachant que chez nombre d’ouvriers, en particulier, ce parcours a pu démarrer dès l’âge de 14 ans. C’est notamment le cas d’apprentis qui ont débuté leur vie active dans des garages, la menuiserie, la construction ou la mécanique. Sachant l’absence de toute mémoire constituée des expositions aux cancérogènes, il fallait pouvoir accéder via la mémoire vivante à ce qu’elle pouvait délivrer comme information concernant l’activité de travail et les expositions aux cancérogènes. Par ailleurs, dans les services concernés, les médecins établissaient rarement des certificats médicaux initiaux (CMI) de maladie professionnelle pour leurs patients atteints de cancer.

21Très rapidement, s’est imposée la nécessité de ne demander à chacun que ce que son expérience lui permet d’accomplir. Les médecins identifient les cas de cancer et attestent d’un diagnostic mais ils n’ont ni le temps ni les outils pour faire la reconstitution des parcours professionnels de patients qu’ils ont à prendre en charge au plan diagnostic et thérapeutique (Brisacier, 2008). Les patients peuvent parler de leur expérience de travail mais ne connaissent pas les produits toxiques auxquels ils ont pu être exposés. Les sociologues et psychologues de l’équipe peuvent, au cours de l’entretien avec le malade, assurer avec celui-ci une reconstitution fine de son itinéraire professionnel, de ses emplois et postes de travail, de l’activité déployée par cette personne et ceux qui l’entouraient, être à l’écoute active de tous les détails qui peuvent mettre sur la piste d’une exposition aux cancérogènes, mais leur expérience ne leur permet pas d’identifier et caractériser l’exposition aux cancérogènes des patients interviewés. Un seul expert peut reconnaître dans un parcours une ou des expositions à des cancérogènes mais son expérience ne peut englober toutes les situations possibles d’exposition dans l’activité de travail et sa grande variabilité.

22C’est ainsi qu’a été prise la décision de s’appuyer non pas sur un seul expert, mais sur un réseau d’experts. En effet, il fallait « croiser » les savoirs scientifiques sur les cancérogènes, les savoirs pratiques sur la présence de ces substances dans les processus de production, sur l’activité de travail et sur la connaissance locale du travail dans le bassin d’emploi de la Seine-Saint-Denis et de l’Île-de-France où s’est déroulée la vie professionnelle de nombreux patients participant à l’enquête du GISCOP.

23Un groupe d’experts a ainsi été constitué. Il comporte des toxicologues qui apportent une connaissance scientifique sur les substances cancérogènes industrielles, des ingénieurs de prévention (INRS, CRAM) qui ont une expérience de l’utilisation des produits cancérogènes et de son évolution dans les procédés et ambiances de travail, des médecins du travail qui allient la surveillance individuelle des travailleurs et une certaine connaissance des postes de travail en Seine-Saint-Denis, enfin des secrétaires de CHSCT[2] qui ont l’expérience du travail lui-même et sont porteurs d’une expérience originale à la croisée des savoirs d’expérience de ceux qui travaillent et des savoirs techniques et scientifiques selon lesquels ces savoirs d’expérience sont réinterprétés. Une liste de cancérogènes pour lesquels le lien avec le travail a déjà été établi a été discutée et arrêtée par le groupe d’experts en référence aux listes du CIRC et de l’Union européenne. Cette liste comporte 54 substances et procédés cancérogènes avérés.
Depuis mars 2002, une enquête permanente est menée dans trois hôpitaux de la Seine-Saint-Denis (CHU Avicenne, hôpital de Montfermeil, hôpital Robert Ballanger à Aulnay-sous-Bois). Elle concerne les nouveaux patients atteints de cancer résidant en Seine-Saint-Denis, pour des localisations ou des pathologies susceptibles d’être en rapport avec une ou des expositions professionnelles (cancers respiratoires, urinaires, hématologiques). Pour chacun de ces patients, une reconstitution approfondie de son parcours professionnel est faite au cours d’un entretien, soit à domicile soit à l’hôpital. Chacun des parcours est ensuite expertisé et donne lieu, dans le cadre d’une discussion collective des experts, à la mise en débat des caractéristiques des expositions, puis de la décision à prendre concernant la possibilité d’une déclaration en maladie professionnelle. Lorsque celle-ci est considérée comme possible par les experts, l’équipe de recherche renvoie au médecin qui a signalé le patient, les éléments permettant d’établir un certificat initial de maladie professionnelle.

Parcours professionnels et histoires d’exposition

24Entre mars 2002 et août 2007, 944 patients ont été signalés à l’équipe de recherche et 684 parcours professionnels ont pu être reconstitués. Dans la population d’étude, 82 % sont des hommes et 18 % des femmes. L’âge moyen est de 62,4 ans et 46 % des patients ont moins de 60 ans. Un tiers d’entre ces derniers occupait un emploi lors de l’apparition du cancer. Parmi les postes de travail recensés, 65 % relèvent de la catégorie des ouvriers (qualifiés ou non qualifiés).

25Retracer des parcours professionnels s’inscrivant en moyenne dans les trente à soixante dernières années, c’est observer comment ces parcours se sont déployés dans des périodes successives marquées par des transformations profondes: celles de l’organisation de la production industrielle – et dans celle-ci les formes d’utilisation des produits cancérogènes –, celles du contenu même du travail, des outils et de leurs usages, celles des rapports sociaux de travail, celles des politiques publiques qui encadrent l’emploi et la santé au travail. Depuis la fin des années 1970 en particulier, la précarisation sociale issue de stratégies combinées de recours à la flexibilité, au travail temporaire et à la sous-traitance a profondément bouleversé les formes de division sociale du travail et des risques (Appay et al., 1997; Coutrot, 1999; Thébaud-Mony, 2007).

26L’analyse des parcours professionnels des patients interviewés a permis d’établir une typologie de ces parcours en quatre types (Thébaud-Mony et al., 2003):

  • Pour un tiers des patients interviewés au cours des deux premières années d’enquête les parcours présentent:
    • (1) une continuité de l’activité de travail pour des personnes ayant travaillé presque exclusivement dans la même entreprise;
    • (2) ou pour des personnes ayant changé d’entreprises.
  • Pour tous les autres, les parcours professionnels témoignent de discontinuités dans l’emploi et l’activité:
    • (3) moins d’un quart de ces derniers s’inscrit dans un processus de mobilité ascendante;
    • (4) les trois quarts restants ont vécu des parcours discontinus sans gain de qualification, mais aussi parfois entrecoupés de périodes de chômage et de réinsertion dans des emplois moins qualifiés que les précédents.
Une autre caractéristique de ces parcours est, pour la majeure partie des patients, leur inscription dans les fonctions annexes à la production – maintenance, nettoyage, entretien, démolition –, fonctions qui ne sont nullement obsolètes aujourd’hui et qui évoluent relativement peu techniquement, rendant hautement probable la persistance, dans ces activités, d’exposition à des substances cancérogènes [3].

27La différenciation des parcours professionnels ainsi que la diversité des « métiers », des activités, des lieux de travail conditionnent également une diversification des histoires d’exposition aux cancérogènes professionnels figurant dans la liste établie par les experts du GISCOP.

28Ces histoires d’exposition aux cancérogènes témoignent tout d’abord de la poly-exposition à des cancérogènes professionnels, sachant que globalement 84 % des patients des trois hôpitaux faisant l’objet de l’enquête, ont subi des expositions aux cancérogènes et 55 % des patients ont été exposés à au moins trois de ces substances et procédés cancérogènes. Pour 90 % des patients, l’exposition est forte ou moyenne avec une durée moyenne de trente ans. Les récits des patients témoignent de l’absence totale de protection collective ou individuelle. Les secteurs d’activité les plus représentés sont ceux de la construction, suivis de ceux du travail des métaux et de la réparation automobile, sachant que presque tous les secteurs d’activité sont concernés. Le tableau 1 présente pour chacun de ces secteurs d’activité le taux d’emplois exposés recensés dans l’enquête. Enfin, si l’amiante demeure fortement présent notamment dans la construction et le travail des métaux, de nombreux autres cancérogènes sont également identifiés dans les parcours professionnels des patients, notamment les hydrocarbures polycycliques aromatiques, la silice, les fumées de soudage, les solvants, le plomb, les chromates, les fumées d’essence et diesel, le benzène, les rayonnements ionisants, etc.

Tableau 1

Taux d’emplois (1) exposés dans les dix secteurs d’activité les plus représentés

Tableau 1
Secteurs d’activité économique Nombre emplois exposés Taux emplois exposés (%) Construction 693 87 Fabrication d’autres matériels de transport 84 84 Métallurgie et travail des métaux 266 79 Commerce, réparation, industrie automobile 166 78 Édition, imprimerie, reproduction 78 74 Fabrication de produits minéraux non métalliques 17 74 Services personnels 18 69 Fabrication de meubles 35 63 Éducation 56 44 Services fournis aux entreprises 52 42 (1) Chaque période passée dans une entreprise correspond à un « emploi ». Au cours d’un même emploi, un salarié peut avoir occupé plusieurs postes de travail.

Taux d’emplois (1) exposés dans les dix secteurs d’activité les plus représentés

La reconnaissance des cancers professionnels

29Le cadre de référence de la reconnaissance en maladie professionnelle en France (Code de la Sécurité sociale, art. L. 461-1 et -2) spécifie que les maladies inscrites dans la liste des « tableaux de maladies professionnelles » bénéficient de la présomption d’imputabilité [4]. Dans le cas des cancers, vingt substances cancérogènes seulement sont retenues. Aucun tableau ne prend en compte la poly-exposition à différents cancérogènes. Depuis 1993, un système complémentaire permet la reconnaissance de maladies professionnelles ne figurant pas dans les tableaux, dès lors que le médecin a pu établir « le lien direct et essentiel » entre le travail et la pathologie. Enfin, depuis 2002, les victimes de cancer lié à l’amiante ont droit à une indemnisation complémentaire à celle obtenue en maladie professionnelle, dans le cadre du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante (FIVA) créé en 2000 par la loi de financement de la Sécurité sociale.

30Le suivi du processus de déclaration et reconnaissance en maladie professionnelle des patients de l’étude, a permis de mettre en évidence l’écart entre le modèle de référence implicite des règles et pratiques de la réparation et la réalité du travail et des expositions aux cancérogènes professionnels vécue par les patients. Tout d’abord, les caractéristiques des expositions présentées par les patients ont conduit les experts du GISCOP à développer une stratégie d’adaptation aux critères de la reconnaissance et de l’indemnisation, concernant la décision ou non de faire entrer un patient dans la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle. Ainsi, 311 sur 572 (soit 54 %) des patients considérés comme exposés à des cancérogènes professionnels dans le cadre de leur activité de travail n’ont cependant pas été jugés par les mêmes experts susceptibles d’engager une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle: ni en référence aux tableaux de maladies professionnelles, ni dans le cadre du système complémentaire de reconnaissance (Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles – CRRMP). Lorsque l’on observe les postes de travail occupés par ces patients exposés, on relève, pour les femmes, la présence fréquente d’emplois de service ayant une composante d’activités de nettoyage (femme de ménage, dame de service en école maternelle, aide-soignante). Les expositions professionnelles aux cancérogènes identifiées par les experts pour ces activités sont notamment le formol et les solvants chlorés. Ces produits ne figurent pas dans la réglementation concernant la reconnaissance en maladie professionnelle. Une déclaration de maladie professionnelle n’aurait aucune chance d’aboutir. Chez les hommes, on relève la fréquence des « métiers » tels que manœuvres, manutentionnaires, chauffeurs-livreurs et conducteurs d’engins. Les expositions aux produits organiques sont les plus fréquemment identifiées par les experts pour ces postes de travail, en particulier les hydrocarbures polycycliques aromatiques, le benzène, les gaz diesel et l’essence. Seuls figurent dans les tableaux de maladies professionnelles le benzène et les hydrocarbures polycycliques aromatiques, respectivement pour une autre pathologie cancéreuse (la leucémie) ou pour une liste très limitative de travaux. Là encore, une déclaration ne pourrait aboutir, dans la mesure où les liens entre ces expositions et des excès de cancer ne sont pas établis.

31Par ailleurs, les normes de référence des tableaux de maladies professionnelles sont la permanence et la durée dans l’emploi et l’exposition [5]. Or, les parcours professionnels des patients exposés jugés « hors critères » de la reconnaissance par les experts du GISCOP sont caractérisés par l’intermittence de l’emploi et de l’exposition. Il s’agit, en particulier pour les patients les plus jeunes, de conditions habituelles de travail souvent associées à de l’emploi en intérim ou dans le cadre d’opérations de sous-traitance. Ces formes d’emploi – dites « atypiques » au début des années 1980 puis « nouvelles » au début des années 1990 – tendent désormais à se généraliser dans le cadre de la flexibilité structurelle du marché de l’emploi. Cette évolution met en question la conception même du système de reconnaissance, puisqu’elle exclut la possibilité d’une déclaration, pour une proportion importante de patients atteints de cancer et ayant été exposés à des cancérogènes professionnels mais ne répondant pas aux critères d’emploi et d’exposition.
En outre, les experts du GISCOP ont été amenés à tenir compte de l’inégalité inscrite dans la loi concernant les montants d’indemnisation puisque les victimes de maladies professionnelles liées à l’amiante reçoivent une indemnisation complémentaire par le FIVA qui peut décupler les montants obtenus. La fréquence d’exposition à l’amiante des patients de l’étude a ainsi conduit à ce que 90 % des cas soient instruits en référence aux tableaux de maladies professionnelles liées à l’amiante. De ce fait, disparaissent de la visibilité des « cancers professionnels », non seulement les patients n’entrant pas dans le cadre des tableaux liés à l’amiante mais aussi le phénomène massif de la poly-exposition en relation avec la précarisation des parcours professionnels.
L’enquête met en évidence un écart important entre cas déclarables – pour lesquels les médecins ont établi un certificat médical de maladie professionnelle – et ceux qui ont donné lieu à une déclaration de maladie professionnelle de la part des patients (53 %) (cf. tableau 2). Cet écart est révélateur d’obstacles et d’inégalités moins immédiats à comprendre, en particulier, le décalage entre la gravité de ce qui se joue – la souffrance, la mort – et le fait de demander une « réparation » monétaire; les inégalités de capital culturel qui rendent plus ou moins inaccessibles à des ouvriers malades les institutions médicales et médico-sociales, mais aussi les organisations syndicales et associatives susceptibles d’apporter un soutien pour engager une procédure souvent qualifiée de « parcours du combattant ».

Tableau 2

Résultats concernant la reconnaissance en maladie professionnelle pour les patients faisant l’objet de l’enquête en Seine-Saint-Denis

Tableau 2
Patients ayant eu une reconstitution du parcours professionnel 684 Pourcentage de patients exposés aux cancérogènes 84 % (n = 572) Pourcentage de certificats médicaux initiaux de maladie professionnelle chez les patients exposés 54 % (n = 311) Pourcentage de déclarations de maladie professionnelle par les patients ayant reçu un CMI 53 % (n = 166) Pourcentage de reconnaissances en tant que maladie professionnelle parmi les patients ayant déclaré leur cancer en MP 67 % (n =112) Refus n = 26 En attente n = 28

Résultats concernant la reconnaissance en maladie professionnelle pour les patients faisant l’objet de l’enquête en Seine-Saint-Denis

32Enfin, la reconnaissance est acquise pour 67 % des patients ayant fait leur déclaration. L’enquête joue un rôle significatif dans la reconnaissance en maladie professionnelle des victimes de cancer en Seine-Saint-Denis. En effet, pour l’année 2005, sur les 58 cas reconnus pour l’ensemble du département, 33 cas étaient des patients de l’enquête du GISCOP. Cependant, il faut considérer que ces reconnaissances concernent à 90 % des cas de malades ayant été exposés à l’amiante (accompagnés d’autres cancérogènes ainsi rendus invisibles dans les statistiques officielles). Par ailleurs le contentieux s’alourdit pour les cas relevant du système complémentaire de reconnaissance (CRRMP).

Conclusion

33« Cancers professionnels: une plaie sociale trop souvent ignorée » (Mangeot, 2007). C’est ainsi que la brochure éditée par l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation et la santé et sécurité (ETUI-REHS) qualifie la situation actuelle en matière de connaissance et de prévention des cancers professionnels.

34Les résultats de l’enquête engagée en Seine-Saint-Denis témoignent d’une influence réciproque des aléas de la connaissance scientifique sur les cancérogènes (et leurs effets en population), de la méconnaissance des lieux et conditions d’exposition professionnelle et des règles particulièrement restrictives de la reconnaissance en maladie professionnelle des cancers, qui renforce ainsi l’invisibilité socialement construite des cancers professionnels.

35Dans ce département, les réseaux qui se sont constitués au fil de vingt ans d’échanges et de collaboration entre des institutions de santé publique et de santé au travail, l’université, le cancéropole, les organismes d’assurance maladie, les mutuelles, les instances politiques départementales et régionales, ainsi que des syndicats de travailleurs salariés et des militants associatifs, ont contribué à une mobilisation contre les cancers professionnels. En effet, les résultats de l’enquête, dans le contexte départemental et régional, sont mobilisables pour améliorer la reconnaissance en maladie professionnelle des patients atteints de cancer et mettre en œuvre des stratégies de prévention.

36Pour briser l’invisibilité des cancers professionnels et lutter contre des catastrophes sanitaires que préfigure celle de l’amiante, une suggestion peut être fondée sur des expériences étrangères et sur les premiers résultats du GISCOP 93, celle de créer des registres de cancer dans chaque département, registre comportant nécessairement la reconstitution du parcours professionnel de chaque patient. Cette mémoire du travail est indispensable à la production de connaissances à l’échelle locale pour permettre le développement de stratégies de prévention primaire, les seules susceptibles de faire régresser l’épidémie de cancer et les inégalités sociales face au cancer.

Bibliographie

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Notes

  • [1]
    Sociologue, directrice de recherche à l’Inserm et membre du laboratoire IRIS, dirige le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (GISCOP 93) à l’université Paris 13.
  • [2]
    Comités d’hygiène, de sécurité, et des conditions de travail.
  • [3]
    L’amiante fournit un bon exemple de la persistance des expositions professionnelles aux cancérogènes. Il y a environ 75 kg d’amiante par habitant en France dont une grande partie dans les bâtiments. Toute opération de rénovation commence par de la démolition. Dans de très nombreux cas l’amiante est présent dans les faux plafonds, les gaines techniques, les calorifugeages de tuyau, etc.
  • [4]
    Si la maladie et le travail de la personne figurent dans un tableau de maladies professionnelles, la reconnaissance est acquise sans avoir besoin de faire la preuve de la relation de causalité entre le travail et la maladie. C’est ce qu’on appelle la présomption d’imputabilité.
  • [5]
    La plupart des tableaux de maladies professionnelles concernant les cancers exigent dix ans d’exposition, alors même qu’il est scientifiquement admis qu’il n’y a pas de durée minimale d’exposition en dessous de laquelle un cancérogène est sans effet.
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