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Article de revue

Comment la parentalité vint à l'État. Retour sur l'expérience des Réseaux d'écoute, d'appui et d'accompagnement des parents

Pages 155 à 172

Notes

  • [*]
    Benoit Bastard : sociologue, directeur de recherche au CNRS – Centre de sociologie des organisations.
  • [**]
    Laura Cardia-Vonèche : sociologue – Institut de médecine sociale et préventive, université de Genève, et Centre de sociologie des organisations.
  • [1]
    Le travail d’enquête a été effectué avec la collaboration de Fabienne Barthélémy et Sébastien Doutreligne ainsi qu’avec la participation de plusieurs étudiants du DEA de sociologie de l’action organisée de Sciences-Po, Edwige Delecluse, Isabelle Leroy, Nicolas Monnet-Manlhiot et Jean Puypalat.
  • [2]
    Décret n° 98-648, portant création de la délégation interministérielle à la famille et du comité interministériel de la famille.
  • [3]
    Circulaire DIF/DAS/DIV/DPM n° 99/153, du 9 mars 1999 relative aux Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents.
  • [4]
    La création des réseaux a été accompagnée par une « Cellule nationale d’appui technique » placée auprès de la DIF. Celle-ci était localisée au Cedias – Musée social à Paris, et s’est attachée à répertorier les actions et à fournir des repères aux initiateurs de projets. Ses membres sont intervenus dans les départements pour répondre aux demandes de soutien émanant des réseaux. La cellule animait le site internet des REAAP (http://www.familles.org). L’un des membres de la cellule a repris l’expérience des REAAP : Bruno Ribes, L’accompagnement des parents, Paris, Dunod, 2003.
  • [5]
    Sur cette notion, voir : De Munck, 1998.
  • [6]
    Voir par exemple : Délégation interministérielle à la famille, Écouter, accompagner les parents, Dossier du forum des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents, 38 p. dact. et annexes. Voir aussi la note adressé aux préfets, le 13 juillet 1999, par le délégué interministériel à la Famille et le directeur de l’Action sociale au ministère de l’Emploi et de la Solidarité « Beaucoup d’entre vous se mobilisent. Vous avez commencé à instruire les projets. Dans la plupart des départements, à votre initiative, une ou plusieurs réunions ont eu lieu pour mettre en place le comité d’animation prévu par la circulaire… »
  • [7]
    Circulaire DIF/DGAS/DESCO/DIV/DPM n° 2004/351 du 13 juillet 2004 relative aux réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents, REAAP.
  • [8]
    Ce montant devait être réparti entre les départements, au prorata du nombre d’enfants mineurs. Il a ensuite été augmenté, sans que l’ordre de grandeur s’en trouve modifié.

1Dans sa postface à La police des familles, Gilles Deleuze caractérise la manière originale avec laquelle Jacques Donzelot écrit l’histoire de l’intervention de l’État dans la famille: à petits traits successifs, juxtaposés, entre croisés, comme une gravure (Donzelot, 1977). Nous aimerions ici brosser un angle de ce tableau, qui s’est dégagé récemment, l’invention de la notion moderne de parentalité et les rapports complexes qu’elle a générés entre le monde associatif, les professionnels de la famille et les institutions. Pour replacer le mouvement récent du « soutien à la parentalité » dans les changements des politiques sociales appliquées à la famille, on peut décrire et questionner la part qu’y a prise l’État en créant les « REAAP », les Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents. C’est en effet à tra vers la création de cette instance d’un nouveau genre, intervenue en 1999 dans chaque département, que le gouvernement a cherché à reconnaître, à encourager et à financer la mise en synergie de l’ensemble des initiatives tant associatives que publiques qui s’adressent aux parents et visent à appuyer les relations enfants-parents.

2La mise en place des REAAP s’inscrit dans le changement de grande ampleur, qui a accompagné la diffusion et le succès de la notion de parentalité. Depuis vingt ans, l’émergence de cette catégorie nouvelle s’est faite à travers un vaste mouvement de réflexion, de sensibilisation et d’action touchant aux relations enfants-parents. Qu’est-ce que ce mouvement doit à l’État ? On hésite entre la représentation d’un État « accompagnateur » – qui comprend l’intérêt des changements en cours et vient à l’appui des actions engagées dans le champ professionnel et dans la société civile – et celle d’un État opportuniste, qui « surfe » sur la vague de la parentalité tout en limitant sa participation. Une dernière représentation serait celle d’un État qui, surpris par les innovations proposées, cherche à se prémunir contre les dérives possibles en introduisant des garde-fous, au risque de paraître aller à l’encontre de l’esprit même des actions engagées.

3Pour mener à bien cette analyse nous nous appuierons sur l’étude que nous avons réalisée sur la mise en place des REAAP dans trois départements (cf. encadré 1). Avant de présenter brièvement la création de ces réseaux, on rappellera les changements qui ont conduit à l’affirmation de la notion de parentalité. À partir de là, il sera possible de discuter les différentes interprétations qu’on peut proposer au sujet du rôle de l’État dans la mise en place de ces réseaux.

Encadré 1 : Une enquête qualitative sur la mise en place des REAAP dans trois départements

L’enquête sur laquelle s’appuie cet article a été réalisée dans le cadre de la réponse à l’appel d’offre à recherches de la Mission Recherche de la DREES « Enjeux locaux, acteurs et destinataires de l’action sanitaire et sociale ». Elle a porté sur trois départements. Le travail de terrain a été réalisé en 2001 dans deux sites et en 2002 sur le troisième.
Le dispositif d’enquête s’inspire de la méthodologie qualitative usuellement développée dans les travaux du Centre de sociologie des organisations, reposant principalement sur des entretiens avec les acteurs concernés.
Une première série d’entretiens a été réalisée auprès des personnes qui ont participé à l’élaboration du projet des REAAP et à sa mise en œuvre, ainsi qu’avec les membres de la Cellule nationale d’appui technique. Cette phase préliminaire a permis de mieux comprendre la dynamique des réseaux et de choisir les sites étudiés.
Dans les trois départements, notre enquête a comporté des entretiens avec les membres des directions départementales de l’action sociale et des caisses d’allocations familiales, les responsables et les professionnels appartenant aux services et aux associations offrant du soutien aux parents, et enfin avec des parents actifs dans ces associations [1]. Au total, 150 entretiens ont ainsi été recueillis.
L’exploitation des données a consisté dans une analyse de contenu des entretiens, visant à saisir tant l’action des institutions engagées dans la construction des REAAP que les stratégies des « porteurs de projet ». Le rapport d’enquête propose une description monographique de la création des réseaux dans les trois circonscriptions et amorce une réflexion plus générale sur leur fonctionnement (Bastard, Cardia-Vonèche, 2002).

La parentalité, naissance d’un paradigme

4Réfléchir sur le rôle de l’État dans le soutien à la parentalité impose de faire un bref retour en arrière sur l’émergence de cette notion moderne. La parentalité est une invention récente, des années quatre-vingt-dix. Pour autant, le soutien des relations familiales n’est pas une chose nouvelle et les institutions publiques n’ont pas cessé de s’y investir depuis plusieurs siècles, bien avant que la notion n’existe. Sans qu’il soit question de rappeler ici cette histoire, on peut chercher à caractériser la manière dont l’État est intervenu, notamment auprès des parents rencontrant des difficultés dans l’éducation de leurs enfants. Ces relations famille-État ont de multiples facettes : d’un côté, le cercle vertueux de la confiance dans la famille et de la coopération avec les institutions, de l’autre, le cercle vicieux de la méfiance à l’égard des parents et du contrôle de la famille (Lefaucheur, 1993).

5Dans le cercle vertueux, s’est développée progressivement depuis le début du XXe siècle une vision « moderne », la reconnaissance du rôle spécifique des parents et, à mesure que s’est mise en place et renforcée la prise en charge des enfants hors de la famille, une vision qui prône la coopération entre la famille et les instances collectives de prise en charge des enfants – écoles, modes de garde de différents types ou services médico-sociaux.

6C’est ainsi qu’on a assisté à la constitution, dans la société civile, de structures de plus en plus nombreuses réunissant familles et parents confrontés à des situations spécifiques et/ou à des difficultés qui les ont conduits à se constituer en groupe pour rechercher des solutions : familles rurales, associations de parents d’enfants handicapés, associations de parents d’élèves et, plus récemment, groupements de parents en vue de la production de services en commun, les crèches par exemple.

7L’État a pris acte de ces évolutions et a été amené à reconnaître et à encourager les mouvements qui tendaient à l’organisation des familles et à la représentation des parents. On pense ici aussi bien aux organisations familiales, dont l’Union nationale des associations familiales (UNAF), par exemple, qu’aux associations de parents d’élèves qui sont convoquées, depuis plusieurs décennies, pour participer à la gestion des institutions scolaires.

8Dans ce mouvement, s’est forgée l’idée que l’éducation ne va pas de soi et qu’elle doit constituer aujourd’hui une coproduction des institutions et des familles. On reconnaît que le rôle de parents nécessite des savoirs et des compétences. C’est un « métier » dans une société qui valorise les savoirs psychologiques et la pédagogie. C’est d’ailleurs dans le prolongement des conseils de parents d’élèves qu’est née « l’École des parents ».

9Au-delà de cette reconnaissance du rôle respectif des parents et des institutions comme acteurs associés, se dégage progressivement la notion de parentalité. Elle émerge à partir des années soixante-dix, à travers des notions qui lui sont connexes : la monoparentalité ou le congé parental, notamment. Elle intervient donc, en premier lieu, comme le reflet d’une préoccupation sociale, le repérage des difficultés des familles à un seul parent. Elle se présente aussi comme l’expression d’une volonté d’effacer les différences de sexe, en soutenant le point de vue que les hommes et les femmes sont dans des positions identiques, ont les mêmes droits et les mêmes responsabilités : c’est le cas du congé parental. On pourra évidemment discuter ce dernier aspect. En masquant les différences entre hommes et femmes pour un « bon motif » – valoriser et encourager la participation des hommes dans la prise en charge des enfants – la notion de parentalité ne risque-t-elle pas de faire oublier le rôle prépondérant qui reste celui des femmes auprès des enfants (Bastard, Cardia-Vonèche, 1995) ?

10Quoi qu’il en soit, la notion de parentalité prend ensuite une autre signification encore, dans les années 1985-1990. Ces années sont en effet marquées par l’apparition d’un ensemble d’initiatives, issues de la société civile et du secteur social, qui toutes mettent l’accent sur la question des relations enfants-parents, dans le souci de renouveler et de préserver l’institution familiale. Parmi ces multiples initiatives, on citera la Maison verte de Françoise Dolto, qui veut lutter contre l’isolement des mères, faciliter la socialisation des enfants en bas âge et prévenir les dysfonctionnements des relations enfants-parents (Neyrand, 1995). Pêle-mêle, on peut évoquer ensuite toutes sortes de lieux d’accueil enfants-parents parmi lesquels les « Espaces-Rencontre », qui travaillent au maintien des liens enfants parents dans les situations de rupture conflictuelle (Bastard et alii., 1994) ou encore les relais enfants-parents, qui visent à préserver les relations entre les enfants et leur parent emprisonné (Fondation pour l’enfance, 2003). Dans toutes ces expériences, aujourd’hui reconnues, se retrouve une même conception du rôle du parent qui dépasse la vision antérieure de la parentalité comme métier et met l’accent sur l’intérêt qu’a l’enfant de pouvoir bénéficier du soutien et de la présence de chacun de ses parents (Bastard, Cardia-Vonèche, Eme, Neyrand, 1996).

11Une idée s’impose : l’enfant est une personne et il a des droits, notamment celui d’avoir accès à ses deux parents, que ceux-ci soient ensemble ou séparés et que leur soit ou non reconnues des « compétences » en tant que parents. Les parents restent parents quoi qu’ils fassent et, si la rencontre avec son parent semble présenter un risque pour l’enfant, le travail des intervenants sociaux n’est pas d’empêcher cette rencontre, mais bien de la permettre dans un cadre et avec un accompagnement approprié.

12Cette conception de la parentalité se trouve particulièrement affirmée dans les situations de divorce, dont le nombre n’a fait que s’accroître depuis les années soixante-dix. Ces situations rendent de plus en plus apparent et de plus en plus intolérable, le risque d’une coupure des relations père-enfant comme une conséquence de la rupture conjugale. Ce risque a été souligné par les démographes (Villeneuve-Gokalp, 1999). Les souffrances qui en résultent du point de vue des hommes, et parfois les drames, ont été soulignés par les mouvements de pères. Leurs revendications ont été reconnues par les professionnels et relayées par les médias et les politiques, ce qui a également contribué au changement de la vision de la parentalité.

13De manière plus générale, le renversement de perspective duquel émerge la notion moderne de parentalité trouve ses justifications dans la diffusion des savoirs psychologiques et psychanalytiques. La nécessité pour le développement de l’enfant du maintien de contacts avec son parent, fus-sent-ils épisodiques et encadrés, est étayée par l’idée que la rupture de telles relations contient un risque potentiel grave, celui qui est illustré par l’exemple d’adultes souffrants, parce que coupés de leurs origines (Dia logue, 1996). La prévention de telles situations passe par la création d’une obligation de relations entre chaque parent et chaque enfant, dans l’intérêt de ce dernier. La notion même de famille s’en trouve transformée : alors que le couple a fait la preuve de son instabilité, ce qui importe avant tout n’est-ce pas de développer des relations entre enfants et parents qui mettent les enfants à l’abri des avatars de la vie conjugale de leurs parents ? En découle l’évolution actuelle de la notion de famille : une famille moins centrée sur le couple que sur les relations enfants-parents. Et par conséquent, une famille dans laquelle la question de l’attachement entre enfant et parent devient une question centrale, ainsi que la question de savoir selon quelles modalités gérer ces relations.
C’est à travers ce mouvement complexe – dans lequel se combinent notamment l’évolution des savoirs psychologiques et la recomposition des rap ports sociaux entre les hommes, les femmes et les enfants – que se trouve repensée la notion de famille et, avec elle, celle de parentalité.
L’État a pris acte de cette évolution, notamment à travers la transformation des dispositions légales qui touchent aux relations enfants-parents. Celles ci n’ont pas cessé de s’adapter depuis la grande réforme de l’autorité parentale de 1970. La montée en puissance de l’autorité parentale conjointe, à travers des dispositions prises en 1987 et 1993, traduit le souci d’égalisation des positions des pères et des mères. Enfin et surtout, la réforme de l’autorité parentale de 2002, aboutissement du processus de réforme du droit de la famille (Théry, 1998 ; Meulders-Klein, Théry, 1993), a fait de la coparentalité le modèle canonique de la prise en charge des enfants, un modèle qui oblige les parents à s’entendre, quelle que soit leur situation, et à maintenir des relations avec leur progéniture.
Reste alors à évoquer la manière dont l’État a perçu cette vision nouvelle de la parentalité et la manière dont il s’est engagé pour soutenir les structures qui aident les parents au moment où celles-ci étaient à la recherche de légitimité et de ressources.

L’expérience des REAAP

14Les Réseaux d’écoute d’appui et d’accompagnement des parents sont nés du souci du gouvernement, de donner une visibilité au mouvement de soutien à la parentalité. Les REAAP ont été créés, à l’initiative de la Délégation interministérielle à la famille (DIF), une structure alors naissante [2], par la circulaire du 9 mars 1999 [3]. Leur création a reposé sur la constitution d’un comité national et l’élaboration d’une Charte des initiatives pour l’écoute, l’appui et l’accompagnement des parents[4]. Au plan local, la mise en place du REAAP a été confiée aux directions départementales de l’action sanitaire et sociale (DDASS), dotées en l’occurrence d’une grande liberté d’action quant à son organisation. La circulaire prévoyait, en substance, la création d’un comité départemental, la nomination d’un « pilote » et la séparation de la procédure de financement des projets et de l’animation. La mise en place des REAAP visait ainsi à susciter, à l’initiative des DDASS, de nouvelles relations et de nouveaux partenariats entre les acteurs qui contribuent peu ou prou aux politiques familiales : conseils généraux, caisses d’allocations familiales, protection judiciaire de la jeunesse, Éducation nationale ainsi que l’ensemble des structures du champ social et familial et les parents. L’originalité de la perspective proposée tenait au fait que l’organisation du dispositif n’était qu’à peine esquissée, la charge restant aux nouveaux comités de la définir et de prévoir leur fonctionnement, d’une manière adaptée aux réalités locales. On discerne ici, à l’instar des évolutions en cours dans d’autres secteurs de l’action publique, l’émergence de la tendance à la procéduralisation des politiques [5]. Il incombait en effet aux acteurs sollicités de décider qui appeler pour participer à l’opération et de convenir, entre eux, des modalités de travail dont ils souhaitaient se doter. Cette caractéristique novatrice du projet des REAAP donne tout son intérêt à l’étude de cette initiative (Ribes, 2003). La circulaire de la DIF a suscité une certaine mobilisation dans les départements et un grand nombre de structures ont été soutenues [6]. Toutefois ce succès d’ensemble recouvre une très grande diversité des réalisations. C’est pourquoi nous avons conduit une recherche prenant en considération la création du REAAP dans des contextes différenciés. Trois départements ont été retenus. Les REAAP y ont donné lieu à des dynamiques relationnelles contrastées. L’étude a porté tant sur la mise en place des comités locaux que sur la participation des « porteurs de projets ». Les investigations faites mettent en évidence les différences importantes qui marquent la création des REAAP et les configurations des relations entre institutions.

Encadré 2 : Le financement des REAAP

Dans l’organisation des REAAP les activités d’animation des réseaux sont séparées des décisions concernant le financement des actions en faveur de la parentalité. Les crédits destinés aux REAAP ont été constants depuis leur création : 9,6 millions d’euros (63 millions de francs) en 1999 et 9,5 millions d’euros pour 2004. Ces crédits sont intégrés dans un chapitre budgétaire consacré aux « actions en faveur de la famille », qui inclut par ailleurs les financements destinés au conseil conjugal et à la médiation familiale. Dans le rapport récent consacré aux REAAP, l’IGAS souligne que certaines craintes existent que le budget de ceux-ci ne se trouve « grignoté » par des activités mieux délimitées que ne le sont les interventions touchant à la parentalité (IGAS, 2004, p. 25). En 2001, par exemple, il a été décidé que la moitié des crédits devaient être réservés à des actions prenant place dans le cadre sco laire. En 2003, ont été créés des « modules de soutien à la responsabilité parentale » visant à lutter contre l’absentéisme scolaire, dont le financement a été imputé aux REAAP. Enfin, la dernière en date des circulaires relatives au REAAP prévoit la création de nouvelles structures, encore expérimenta les, les « Points info famille », qui pourront aussi peser sur les ressources disponibles pour les actions existantes [7].
Heureusement, d’autres institutions, les conseils généraux et les caisses d’allocations familiales (CAF) notamment, sont associées aux comités locaux de financement et apportent leur contribution aux actions répertoriées et soutenues dans le cadre des REAAP. Pour autant, il reste difficile de mesurer l’impact réel de la création des réseaux sur l’amélioration des ressources dont disposent les multiples interventions ayant le soutien à la parentalité pour objectif.
Dès lors que la pertinence et l’importance de l’action des REAAP sont aujourd’hui bien reconnues, on pourrait vouloir rationaliser et stabiliser leur financement et mieux évaluer leur efficacité. Mais comment faire pour qu’une telle démarche ne se fasse pas au prix du renoncement à la diversité locale qui fait l’originalité de ces réseaux ?

Une innovation qui dérange

15Dans le département A, la DDASS choisit d’associer, sans délai, un grand nombre d’institutions concernées par la parentalité. Le comité de pilotage réunit la caisse d’allocations familiales, le conseil général, différents servi ces de l’État, ainsi que les associations représentatives. La DDASS assure le pilotage du dispositif, dont le fonctionnement demeure cependant assez flou. Les représentants des différentes institutions changent souvent, la continuité est difficile à assurer. Alors que la DDASS sollicite la participation de ses partenaires au financement des actions, le conseil général se montre désireux de contribuer au REAAP. Quant à la CAF, elle ne souhaite pas participer à un « pot commun » pour soutenir des programmes que l’État voudrait encourager.
La motivation qui permettrait de lancer l’animation du réseau fait défaut. Des solutions sont retenues – engager un recensement de l’existant, créer des comités ad hoc pour l’animation et l’observation des pratiques –, qui ne semblent pas de nature à dépasser ce blocage. C’est seulement à travers l’appel à une association spécialisée, Profession Banlieue, que l’animation se trouve enfin dotée d’un contenu : l’association organise notamment une soirée à laquelle sont conviées les institutions, les associations et les parents. D’autres actions sont envisagées, mais la place de l’animateur est constamment en question. Comment mieux articuler le pilotage du réseau et l’animation ? Le fonctionnement du comité de pilotage reste en effet problématique : le conseil général et la CAF y participent, mais sans paraître convaincus de l’intérêt de faire vivre le réseau. Tout se passe comme si l’obligation de faire ensemble sur une thématique que couvre déjà chacun des organismes concernés venait déranger des règles et habitudes de travail bien établies, qui se prêtent mal à l’innovation et dans lesquelles les parents n’ont guère de place en tant qu’acteurs autonomes.

Le huis clos des institutions et l’esquisse d’une organisation locale

16Dans le département B, les relations existant entre la DDASS, les CAF et le conseil général ne facilitent pas la collaboration entre eux. La DDASS, qui pilote seule le REAAP, préfère restreindre le nombre des instances appelées à travailler à sa construction, de sorte que le dialogue s’établit pratique ment à huis clos entre les trois partenaires.

17Une deuxième étape de la vie du REAAP s’est ouverte avec la nomination d’un coordinateur des réseaux. Proposé par l’Union départementale des associations familiales (UDAF), ce coordinateur est pris en charge, soutenu et contrôlé par le comité réunissant les institutions partenaires. C’est à lui que revient la tâche d’assurer le lien entre le comité de suivi, jusqu’alors resté isolé, et les porteurs de projets. Trois comités locaux sont créés qui correspondent aux principales zones urbaines du département. Ces comités s’organisent d’une manière qui leur est propre. L’organisation reste toute fois pyramidale, les comités locaux étant coiffés par le comité de suivi et le coordinateur étant sous le contrôle étroit des institutions mandataires.

Le REAAP dans l’esprit du projet de la DIF

18Dans le troisième département (C) la réunion initiale du réseau a associé, comme dans le département A, de nombreux organismes : pouvoirs publics, municipalités et associations. Le comité de pilotage réunit les principaux responsables des trois institutions qui pilotent en commun le réseau – DDASS, CAF et conseil général. Chacune des trois institutions apporte le même montant au fonctionnement du réseau. Les décisions sont prises en commun. Le comité d’animation, réunissant une trentaine d’organismes, a eu un régime d’activité soutenu pour assurer la mise en place du réseau, le faire connaître et répondre aux demandes émanant des porteurs de projets et des parents.
La mobilisation en faveur du REAAP est constamment réalimentée. Le comité d’animation travaille sur des projets successifs : création d’une lettre d’information, fiche d’évaluation pour recenser l’existant et le faire valoir, organisation d’une journée départementale. Un lieu ressource voit le jour, qui concrétise l’entente entre les institutions du département. Le souci de la territorialisation de l’action pousse à créer des comités locaux pour répondre, au plus près, aux demandes des parents

Réorientation et confirmation des REAAP

19Pour clore cette histoire très schématique de la mise en place des REAAP, on indiquera encore que les réseaux ont ensuite connu une réorientation puis une confirmation. La réorientation est venue de la ministre déléguée à la Famille, Ségolène Royal. Dès lors que la tutelle de la DIF a été assurée par ce ministère, les REAAP se sont trouvés mis en question. Il a été notamment décidé que les réseaux devraient inclure en priorité des actions ayant l’école pour cadre, la moitié des crédits alloués devant leur revenir – une mesure qui n’a pas été facilement mise en œuvre. Dans le même temps, la cellule d’appui technique qui suivait le développement des réseaux n’a pas été reconduite. Quant à la confirmation, elle a été obtenue après le change ment de majorité du printemps 2002, alors que les acteurs des réseaux s’interrogeaient sur la pérennité du dispositif dans lequel ils s’étaient engagés. À leur soulagement, les crédits correspondants ont été renouvelés. Aujourd’hui les REAAP perdurent donc, avec sans doute une moindre visibilité qu’à l’époque de leur lancement, et avec, comme on vient de le suggérer, un effet de mobilisation très variable suivant les départements.

Quelle stratégie de l’État dans le soutien à la parentalité ?

20À partir des trois expériences relatées, quelle analyse peut-on proposer de l’intervention de l’État dans le mouvement de soutien à la parentalité ? Quelles stratégies ont été suivies par les institutions ? Et quel rôle leur a été concédé et reconnu par les acteurs concernés, qu’il s’agisse des multiples instances mobilisées, des professionnels et des parents ? On s’est proposé de dégager trois lignes d’interprétation de l’action de l’État. On peut en effet la voir, soit comme une vision d’entraîneur, soit comme une stratégie opportuniste, soit encore sous l’angle de la bureaucratie.

La valorisation d’un champ en émergence

21Le projet des REAAP s’inscrit dans une perspective de rénovation des modalités de l’action publique. On peut se référer ici aux travaux récents sur la modernisation de l’État (Grémion, Fraisse, 1996). De nouvelles conceptions se sont diffusées dans le secteur public, à partir de la critique de la bureaucratie et la dénonciation de la distance qui séparait naguère l’administration des citoyens. L’idée s’est fait jour, et s’est trouvée concrétisée dans de multiples expériences, d’un État plus « modeste », de services moins distants et capables de faire la place aux intérêts et aux initiatives venant du « terrain », des agents des services, voire des usagers. Dans cette même perspective, se trouve souvent promue l’idée de « faire ensemble », en poussant à la coopération ou au « partenariat » les institutions qui interviennent dans un même champ de pratique. On en trouve une parfaite illustration dans l’expérience des REAAP, qu’il s’agisse de la manière dont a été pensé le dispositif ou des modalités selon lesquelles il a été mis en œuvre dans certains départements, comme dans le département C. C’est d’ailleurs ce qui ressort très clairement du rapport récent que l’IGAS a publié au sujet des REAAP (IGAS, 2004).

22Au sommet de l’État, tout se passe comme si les responsables de la DIF avaient perçu la nature du mouvement en cours dans le champ de l’intervention familiale et comme s’ils avaient voulu penser un dispositif capable de récupérer les énergies à l’œuvre et de les fédérer. On sait que le premier délégué interministériel à la famille, Pierre-Louis Rémy, était en contact étroit avec les mouvements familiaux et qu’il était au fait des expériences et des tentatives existantes. Le comité qui s’est réuni pour préparer la circulaire et la Charte représentait également la diversité des partenaires en présence. Le projet, tel qu’il se concrétise dans la Charte et la circulaire, traduit cette connaissance du terrain. Il montre que ses rédacteurs savaient de quoi la base est faite : un mouvement porté par des acteurs, dont certains appartiennent aux professions reconnues du champ médico-psychologique, tandis que d’autres sont des profanes, mais un mouvement dont l’action se situe à la marge des institutions quand elle ne se définit pas contre celles-ci. Les médiateurs familiaux ou les intervenants des lieux d’accueil enfants parents sont psychologues, éducateurs, assistantes sociales et certains ont leur emploi principal dans les institutions du social. En s’engageant dans le soutien à la parentalité, ils cherchent à renouveler les cadres traditionnels de leur action. Créer un lieu d’accueil, ouvrir un « groupe de parole » pour les parents, c’est une manière d’offrir un espace différent, dans lequel les intervenants se placent en retrait tandis que les usagers sont incités à se prendre en charge eux-mêmes. Dans cette perspective, on ne peut pas faire « à la place des parents », il n’existe pas un seul modèle des relations familiales, ni une seule manière d’exercer le rôle de parent, et les nouveaux dispositifs se doivent de mettre les parents en responsabilité. Or, cette idéologie est reprise, voire magnifiée, dans la circulaire de la DIF : il s’agit de faire avec les services existants et, pour ceux-ci, de faire avec les parents. L’originalité du projet vient de cette délégation « en cascade ». On retrouve la représentation d’un cercle vertueux : reconnaître les initiatives permettra aux acteurs impliqués, professionnels ou non, d’intervenir eux-mêmes avec une légitimité accrue, de sorte que les parents touchés par les actions se sentiront mieux reconnus dans leur rôle. L’ensemble du dispositif est animé par un souffle démocratique, une idée de liberté et de responsabilité. On a confiance dans le fait que l’autonomie laissée aux instances locales leur permettra de trouver les solutions correspondant au plus près à l’état de leurs relations et aux besoins des familles. De même, on préfère ne pas délimiter les actions à soutenir et les manières de travailler avec les parents pour respecter la diversité des expériences et celle des situations familiales.

23L’exemple du département C, comme celui d’autres départements, suggère que cette manière « ouverte » de concevoir l’action de l’État n’était pas entièrement utopique. Les observations faites dans ce département démontrent que le projet était viable pour autant qu’il s’inscrive dans un contexte favorable, celui dans lequel des relations de confiance préexistaient entre les acteurs concernés. Dans ce département, la parentalité était déjà un objet d’investissement fort de la part des institutions sollicitées. L’implantation du REAAP a suscité une vague d’intérêt supplémentaire. En s’appuyant sur la circulaire, les institutions ont pu réunir les acteurs et renforcer leur intervention. Les différents participants ont continué leur activité en faveur des parents, en se sentant mieux reconnus et mieux appuyés du fait qu’ils se trouvaient inclus dans un dispositif ayant une assise large. Des structures ont pu coopérer d’une manière nouvelle : par exemple certaines associations départementales, comme l’École des parents ou un collectif réunissant des associations de médiation, ont pu offrir leurs services à des structures locales, MJC ou centres sociaux, pour l’organisation de conférences destinées aux parents. Par ailleurs, des parents associés d’une manière informelle ont pu recevoir du soutien et voir leur action commune valorisée. Les résultats obtenus dans ce département traduisent l’équilibre qui a été trouvé et maintenu entre les institutions et les associations participantes. Les décisions sont restées entre les mains des « tutelles » associées, mais elles ont été prises en maintenant constamment actif le collectif réunissant l’ensemble des structures adhérant au REAAP.
Si l’on ne peut que s’enthousiasmer, comme dans ce département, de la dimension d’animation et de reconnaissance qui résulte de l’action de l’État dans son rôle d’entraîneur, il faut aussi mentionner les réserves qui lui sont adressées. En effet, ne peut-on pas s’inquiéter, comme le font certains professionnels, de la dynamique engagée lorsque celle-ci conduit à survaloriser certaines pratiques sans offrir des garanties suffisantes quant à la qualité de la prestation proposée ? On pense ici plus spécialement au développement des « groupes de parole », dont on n’a pas fait état jusqu’ici. Ces groupes de parole ou « groupes de parents », constituent l’une des formes d’action qui ont été fortement valorisées dans l’expérience des REAAP. Il s’agit, en pratique, de réunir des parents, autant que possible à leur demande, pour leur proposer un lieu d’expression de leur vécu et de leurs difficultés de parents. Les groupes de parole sont généralement animés par un ou deux professionnels expérimentés et répondent à une déontologie précise – notamment en ce qui concerne la confidentialité des propos qui y sont échangés (Dialogue, 2001 ; Masclet, Rozier, 2000). Les groupes de parents, dont certains préexistaient à la création des REAAP, étaient expressément nommés dans la circulaire de la DIF et leur développement y était encouragé. Ils constituent une solution apparemment aisée à mettre en œuvre, peu coûteuse et proche des parents intéressés qui sont en quelque sorte invités, dans un tel cadre, à se « rendre le service à eux-mêmes ». Le risque existe cependant, souligné par certains acteurs, qu’à promouvoir un tel dispositif, on en ait suscité la création, dans toute la France, d’une manière qui va bien au-delà de la demande des parents et des compétences des intervenants. Pour profiter de « l’effet d’aubaine », certaines structures se sont en effet dotées de tels groupes et les ont offerts aux parents, quitte à s’éloigner de l’objet principal de leur action et de leur savoir-faire de base. Si on ne connaît pas d’évaluations précises à propos d’une telle dérive, on peut trouver ici l’illustration d’un effet non voulu de l’entraînement de l’État.

Un retour de l’État aux affaires familiales au moindre coût ?

24Une autre lecture de la mise en place des REAAP est possible, pas nécessairement exclusive de la précédente, qui met l’accent sur l’opportunisme des services dans leur intervention sur la question de la parentalité.

25Pour évoquer cette dimension de l’action publique, il faut rappeler que l’État central avait quitté le secteur de la famille, en 1972, avec les lois de décentralisation. Depuis lors, ce sont les départements qui se trouvent en charge de l’essentiel des questions familiales et qui exercent la tutelle sur nombre de structures intervenant dans le champ social. La création d’une délégation interministérielle à la famille et la définition d’une politique visant à mettre en réseau les initiatives locales, constituaient à cet égard un « retour de l’État » dans ce domaine. Ce retour n’est d’ailleurs pas sans poser problème aux DDASS qui ne disposaient plus, en 1999, ni des personnels, ni des dossiers garantissant une connaissance des structures existantes. La nouvelle directive les a contraintes à rechercher des alliances qui n’ont été faciles ni à solliciter ni à gérer. Surtout, ce retour de l’État dans le champ familial n’est pas sans faire question dans son principe. L’État veut-il reprendre pied dans un domaine dont on sait qu’il constitue l’un des volets les plus importants de -l’action des départements ? Cherche-il ainsi à capitaliser, en les « labellisant » à son profit, les acquis de multiples expériences, jusqu’alors éparses, mais dont on peut pressentir qu’elles vont dans une même direction et proposent une même vision « moderne » de la parentalité ?

26Un trait supplémentaire de l’opportunisme dont fait preuve l’État pour lancer cette nouvelle politique de la parentalité réside dans les moyens limités qu’il y consacre. En 1999, ce sont 63 millions de francs qui sont alloués aux REAAP, ce qui, à l’échelle du pays tout entier, représente une somme assez dérisoire [8]. Le projet inclut, certes, une participation, à égale hauteur des autres « poids lourds » de l’action sociale que sont les conseils généraux et les CAF, mais cette participation, souhaitée au niveau national, ne s’est pas nécessairement concrétisée au plan local. On peut en effet se demander si les institutions sollicitées ont partout accru les subventions allouées aux projets aidés ou si elles ont seulement inclus dans leur contribution aux nouveaux réseaux des sommes qu’elles destinaient, année après année, aux interventions sociales relevant du champ familial. Les différentes instances départementales ont certes participé au lancement du REAAP, mais une évaluation précise de l’effet d’entraînement sur le plan financier reste à faire.

27Pour les services et les associations qui ont été répertoriés au titre du REAAP et soutenus par ces subventions, les montants dont ils ont pu bénéficier sont restés, sauf exception, bien limités. Il est rare de dépasser 100 000 francs de l’époque par an. Et ces crédits ont également été marqués du sceau du provisoire, puisqu’il s’agissait normalement de subventions de démarrage, pour lesquelles le « relais » devrait être ensuite pris par une autre institution.

28Si l’État investit ainsi à faible coût le champ de la parentalité, c’est, rappelons-le, avec des justifications très précises. Il ne s’agit pas d’ajouter une nouvelle source de subventions à celles qui existent déjà en faveur des dispositifs professionnels de soutien au couple et à la famille. Pas question, en principe du moins, de doter à nouveau des consultations ou des services déjà financés par ailleurs. On refusera aussi d’allouer une subvention pour du conseil conjugal, de la thérapie de famille ou de la médiation familiale. Les subventions des REAAP devaient servir à soutenir, pendant un temps limité, des initiatives locales, venant des parents eux-mêmes, et pour les quelles l’apport de professionnels n’est que subsidiaire.

29Cette perspective particulière développée dans les REAAP traduit une certaine méfiance vis-à-vis des professionnels de l’enfance et de la famille. Cette méfiance – dont le sens sera analysé plus loin – a sans doute eu pour effet de rendre délicate la mise en œuvre même du projet dans l’esprit recherché. En effet, les initiatives de parents, visées par le projet, ne sont pas si nombreuses à émerger dans la spontanéité et à se faire connaître des institutions et elles ne sont pas si faciles à susciter de la part des acteurs impliqués dans le soutien à la famille. Au cours de notre enquête, en recherchant les structures ayant une action auprès de parents, nous avons rencontré à plusieurs reprises des associations ayant le profil précis visé par la DIF, mais qui ignoraient tout de la création des REAAP.

30Les associations et les services qui ont été répertoriés et aidés ont d’abord été ceux qui, se trouvant proches des centres de décision, ont eu connaissance assez tôt du lancement des réseaux et ont pu y participer activement, ou du moins présenter des projets correspondant aux orientations définies par la DIF. En fait, parmi les premiers bénéficiaires des subsides alloués à ce titre figurent des structures bien connues des conseils généraux et des CAF, que ces institutions ont pu introduire dans les réseaux dès lors qu’elles étaient sollicitées par les DDASS pour participer à l’animation et à la prise de décision sur la dotation de l’État. Des organisations importantes, structurées, connues, déjà rompues à l’exercice que constitue la demande de subvention ont eu plus de chance de figurer parmi les promoteurs et les bénéficiaires du REAAP. Cela ne signifie pas que ces services n’ont pas été, à la faveur de leur intégration dans le réseau, poussés à innover et à développer des actions plus proches des destinataires que sont les parents. On pense par exemple à une association soutenue par le conseil général dans l’un des départements urbains étudiés : offrant du soutien aux travailleurs sociaux en butte à des difficultés dans leur travail avec les familles, cette association a mis en place, sous l’étiquette et avec le soutien du REAAP, une permanence à l’intention des parents en difficulté dans un collège.

31Au fond, l’opportunisme de l’État dans son retour aux affaires familiales peut se retrouver « en cascade » aux différents niveaux du système, les structures ayant voulu profiter de l’effet d’aubaine évoqué plus haut.

32Si une telle vision utilitariste a bien eu pour effet de valoriser la parentalité, sa limite tient au fait qu’elle a pu aussi se retourner contre les REAAP. Cela a été le cas au moment où ceux-ci se sont trouvés mis en cause, peu avant les élections d’avril 2002, au motif que des actions de parents ou de professionnels isolés restaient peu visibles et que l’investissement réalisé dans les réseaux donnait peu d’occasions de communiquer à leur sujet au sommet de l’État. De fait, les associations et les structures encouragées étant très disparates, animées souvent par des bénévoles ou par des professionnels à temps très partiel, il était difficile d’en retirer une image générale, « médiatique », à l’exception des grands colloques réunissant plusieurs centaines de personnes lors du lancement ou de l’anniversaire des REAAP.
Les REAAP ont certes passé le cap du changement de majorité et se sont vus reconduits, ce qui a rassuré les acteurs locaux qui s’y étaient engagés, mais leur développement suscite des questions quant au type d’investissement que l’État a cherché à avoir dans le secteur familial, en encourageant ce type d’initiatives.
N’y a-t-il pas, dans la méfiance vis-à-vis des professionnels de l’action sociale et le projet d’encourager des actions peu professionnalisées, voire des « initiatives de parents », une stratégie, plus ou moins explicite, qui dépasse le souci, légitime, de se valoriser en s’associant au développement d’une thématique nouvelle ? Comment analyser cette préférence pour de nouveaux dispositifs issus de la sphère privée et associative, justifiée par une rhétorique de l’innovation et de la proximité avec les parents ? Ne peut-on pas y voir l’expression d’un mouvement plus profond dans un temps où les professions du social voient leurs fonctions questionnées et redéfinies – dans un sens qui, très schématiquement, les éloigne du terrain et leur donne un rôle de coordination et de décision ? Ne peut-on pas voir dans le projet des REAAP la valorisation d’expériences qui, combinant professionnalisme et bénévolat ou faisant appel à des acteurs déjà employés par ailleurs, laissent penser que l’intervention sociale en direction des familles peut se réaliser d’une manière plus « légère » et surtout moins coûteuse que celle qui a cours traditionnellement dans le secteur institutionnel ? On peut donner l’exemple des relais enfants-parents, qui prennent en charge une dimension particulière du rôle des institutions pénitentiaires, une dimension que celles-ci ont du mal à accomplir : la relation des détenus avec leur famille. Accepter et soutenir l’initiative associative, c’est prendre acte du fait que l’intérêt des enfants des détenus, comme celui des détenus eux-mêmes, est de conserver des contacts entre eux. Pour autant, c’est aussi considérer que cette sorte de médiation – qui présente de grandes difficultés et certains risques pour les enfants – peut-être valablement confiée au secteur associatif, dans des conditions qui combinent l’action de professionnels et de bénévoles, d’une manière beaucoup moins coûteuse que ne le serait une véritable prise en charge dans le cadre institutionnel. On peut voir un intérêt à cette délégation : les associations, les détenus et leurs enfants, bénéficient grâce à elle d’une liberté qui les rend indépendants des intérêts de l’administration pénitentiaire. Mais on peut y trouver aussi la tentation, à termes, d’une réduction drastique des sommes allouées par l’État à ce type d’activité qu’il « soutient », mais de façon très subsidiaire, et le risque, sur le même modèle, d’une déprofessionnalisation et d’un renvoi au secteur caritatif de pans entiers de l’intervention sociale. Dans ce sens, l’opportunisme dont fait preuve l’État en développant une instance comme les REAAP, nécessite d’être suivi de près.

Le repli sur les stratégies de contrôle

33Un dernier aspect de la mise en place des réseaux mérite enfin d’être mentionné : le repli sur des stratégies qu’on peut qualifier de bureaucratiques. Des directions déconcentrées de l’action sociale ou encore des responsables au niveau des départements ont participé à cette mise en place d’une façon qui témoigne de leur conception du rôle de l’État. Nonobstant l’esprit dans lequel les directives étaient proposées, on peut lire dans leur action la méfiance à l’égard de l’innovation et le souci de ne rien « lâcher » tant dans l’élaboration des règles que dans la mise en œuvre du contrôle sur le domaine concerné, celui de l’intervention sociale en direction des familles. C’est ainsi que l’appel au partenariat s’est transformé en un « entre soi » des institutions et que le souci de rechercher et de valoriser des expériences originales, proches des parents, s’est transformé en un retour sur des solutions connues et validées. Cette approche particulière du projet des REAAP a donné lieu à des avatars divers, par exemple le développement d’inventaires et de taxinomies formelles des interventions destinées aux parents et la recherche de critères permettant de les évaluer et de les financer. On ne peut certainement pas ignorer l’intérêt qu’il y a, aujourd’hui, à développer des procédures permettant d’analyser et de certifier la qualité d’une intervention ou d’un programme. Il n’en reste pas moins que le développement excessif de telles procédures a pu passer, dans certains cas, auprès des « porteurs de projets » que sont les associations invitées à participer au REAAP, comme l’expression d’une incompréhension totale à l’égard de la spécificité de leur action et comme le moyen d’éluder des questions plus importantes, s’agissant de la mobilisation des acteurs en faveur de la parentalité.

Conclusion

34La part qu’a prise l’État dans le développement des actions relatives à la parentalité n’a pas une signification univoque. On peut retirer plusieurs impressions de cette analyse. L’expérience se trouve affectée d’accents différents suivant les contextes locaux et les niveaux d’intervention. Dans certains départements, les services de l’État se sont engagés dans le mouvement des REAAP, avec un « bel opportunisme », d’une manière qui a permis de suivre, voire de renforcer les actions associatives, en respectant l’existant, en se rapprochant des parents et en évitant l’écueil de la bureaucratie. À l’inverse, le rôle d’entraîneur apparaît absent dans d’autres circonscriptions où l’expérience met davantage en exergue le repli bureaucratique des institutions locales face à ce qu’elles considèrent comme une avancée hasardeuse quant à la manière de conduire les politiques publiques. La création du REAAP a alors suscité une opposition plus ou moins active, apparaissant comme l’imposition d’un projet qui ne correspond ni aux habitudes de fonctionnement des institutions, ni à un domaine connu ou à développer en commun.

35En définitive, on peut penser que les concepteurs des REAAP, bien au fait, on l’a dit, de la réalité du terrain, n’ont pas perçu à quel point le dispositif de valorisation et d’implication « en cascade » qu’ils imaginaient pouvait fonctionner dans deux sens opposés.

36La directive initiale des REAAP comporte une dimension d’injonction paradoxale, à l’instar de celle qui s’exprime dans l’ensemble du champ de l’action sociale aujourd’hui. De même que les travailleurs sociaux exhortent constamment les parents et les familles à « être responsables », les responsables de l’État ont exhorté les acteurs à se mettre en réseau et à se mobiliser pour mobiliser les parents. Or, l’injonction « soyez responsables » produit, on le voit, des effets bien différents en fonction du contexte, qu’il s’agisse des parents ou des professionnels. Elle peut avoir un effet « dynamisant », comme par exemple chez les parents qui veulent recourir à la médiation familiale, parce qu’ils savent qu’elle peut les aider à négocier les conditions de leur séparation. Mais elle peut aussi avoir l’effet inverse chez des parents en difficulté, qui ne voient pas comment résoudre par eux mêmes les problèmes qu’ils rencontrent et qui préfèrent se voir imposer une solution, quelle qu’elle soit, par une instance extérieure.
Il en va sans doute de même parmi les professionnels et les institutions que nous avons évoquées dans cet article et qui, face à la liberté et à l’autodétermination qui leur étaient « imposées » dans le projet des REAAP, ont préféré « revenir au connu », édicter de nouvelles normes et des critères selon des modalités éprouvées. On peut sans doute regretter que les inventeurs des REAAP n’aient pas pensé que leur invention pourrait ne susciter aucune « envie » et aucun dynamisme auprès d’agences ancrées dans leurs stratégies d’institutions. On peut regretter qu’ils n’aient pas songé que la liberté et le partenariat sont des vertus qui nécessitent un apprentissage approprié. En même temps, on ne peut que se réjouir du fait que leur action ait contribué à accroître la visibilité et le soutien dont bénéficient les inter ventions portant sur les relations entre enfants et parents.

Bibliographie

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Notes

  • [*]
    Benoit Bastard : sociologue, directeur de recherche au CNRS – Centre de sociologie des organisations.
  • [**]
    Laura Cardia-Vonèche : sociologue – Institut de médecine sociale et préventive, université de Genève, et Centre de sociologie des organisations.
  • [1]
    Le travail d’enquête a été effectué avec la collaboration de Fabienne Barthélémy et Sébastien Doutreligne ainsi qu’avec la participation de plusieurs étudiants du DEA de sociologie de l’action organisée de Sciences-Po, Edwige Delecluse, Isabelle Leroy, Nicolas Monnet-Manlhiot et Jean Puypalat.
  • [2]
    Décret n° 98-648, portant création de la délégation interministérielle à la famille et du comité interministériel de la famille.
  • [3]
    Circulaire DIF/DAS/DIV/DPM n° 99/153, du 9 mars 1999 relative aux Réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents.
  • [4]
    La création des réseaux a été accompagnée par une « Cellule nationale d’appui technique » placée auprès de la DIF. Celle-ci était localisée au Cedias – Musée social à Paris, et s’est attachée à répertorier les actions et à fournir des repères aux initiateurs de projets. Ses membres sont intervenus dans les départements pour répondre aux demandes de soutien émanant des réseaux. La cellule animait le site internet des REAAP (http://www.familles.org). L’un des membres de la cellule a repris l’expérience des REAAP : Bruno Ribes, L’accompagnement des parents, Paris, Dunod, 2003.
  • [5]
    Sur cette notion, voir : De Munck, 1998.
  • [6]
    Voir par exemple : Délégation interministérielle à la famille, Écouter, accompagner les parents, Dossier du forum des réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents, 38 p. dact. et annexes. Voir aussi la note adressé aux préfets, le 13 juillet 1999, par le délégué interministériel à la Famille et le directeur de l’Action sociale au ministère de l’Emploi et de la Solidarité « Beaucoup d’entre vous se mobilisent. Vous avez commencé à instruire les projets. Dans la plupart des départements, à votre initiative, une ou plusieurs réunions ont eu lieu pour mettre en place le comité d’animation prévu par la circulaire… »
  • [7]
    Circulaire DIF/DGAS/DESCO/DIV/DPM n° 2004/351 du 13 juillet 2004 relative aux réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents, REAAP.
  • [8]
    Ce montant devait être réparti entre les départements, au prorata du nombre d’enfants mineurs. Il a ensuite été augmenté, sans que l’ordre de grandeur s’en trouve modifié.
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