Notes
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[*]
Philippe Mossé, économiste, directeur de recherches au CNRS, LEST Aix-en-Provence et chargé de mission à la MiRe-Drees.
Catherine Paradeise, sociologue, directrice adjointe de l’ENS Cachan, présidente du comité scientifique de l’appel d’offres « restructurations hospitalières ». -
[1]
Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité et ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.
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[2]
Les rapports de recherche peuvent être obtenus sur simple demande auprès de MiRe documentation : 11, place des Cinq Martyrs du Lycée Buffon 75696 Paris Cedex 14 ; tél. : 01 40 56 82 34 ; fax : 01 40 56 82 20 ; e-mail : philippe.bertin@sante.gouv.fr.
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[3]
Par commodité, les références aux recherches du programme sont présentées sous le nom de l’équipe signataire de la convention avec la MiRe (cf. encadré).
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[4]
Ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.
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[5]
Le plan « Hôpital 2007 » vise à combler ce manque dans le domaine de l’investissement. Ce n’est pas un hasard si, présentant ce plan en novembre 2002, le ministre de la Santé, J.-F. Mattéi insistait sur la nécessité de passer de « la régulation administrée à l’autonomie » afin que les changements soient lancés par les hôpitaux et accompagnés par l’État et les régions.
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[6]
En 1999, la DHOS éditait un premier « Atlas des recompositions hospitalières » basé sur les informations fournies par les ARH et concernant les opérations en projet ou en cours à l’époque. Une deuxième version a été éditée en 2002. La troisième sera actualisée de façon continue et accessible sur le site internet du ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.
1Le but de cet article est d’esquisser un bilan du programme en reliant ses attendus à ses résultats et, au-delà, en essayant d’en tirer quelques éléments permettant de mieux comprendre quelques-unes des évolutions en cours dans le secteur hospitalier. Dans un premier temps les objectifs du programme, tels qu’ils avaient été énoncés dans l’appel d’offres seront rappelés. Quelques réflexions inspirées par les recherches seront ensuite présentées et ordonnées selon deux directions. Il apparaît en effet que, malgré leur diversité thématique et de terrains, les recherches du programme semblent converger sur deux constats. Le premier concerne les changements profonds que connaissent les frontières internes et externes de l’ensemble des établissements de santé ; le second concerne les « conceptions » de la politique hospitalière, ses justifications et ses conséquences.
Contexte et attendus du programme
2Lorsqu’à la fin de l’année 1999, la Mission recherche (MiRe) de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) [1], a lancé un programme de recherches sur les « restructurations hospitalières » il semblait ne faire aucun doute que la politique mise en place avec la réforme hospitalière de 1991 puis par les ordonnances de juillet 1996, modifiait et, plus encore, allait modifier sensiblement la donne en matière de rationalisation.
3Il paraissait, par ailleurs, probable que les outils (microéconomiques et macroéconomiques) de la rationalisation allaient peu à peu construire une sorte de guide partagé pour des actions concertées. De fait, la problématique du programme reposait, d’une part, sur le fait que l’absence de référentiel, de sens ou de ligne directrice était constatée par l’ensemble des protagonistes et que, d’autre part, les échecs des réformes précédentes pouvaient être attribués à ce manque (Muller et Jobert, 1987 ; Faure et al., 1995). Dans une perspective qui, en forçant le trait, pourrait être qualifiée de positiviste, l’objectif du programme était donc de mobiliser des équipes de recherches pour tenter d’expliquer les raisons de ce manque et d’analyser les conditions de l’émergence d’une « politique hospitalière ».
4Au service de cet objectif, et comme le précisaient les titres des chapitres du texte de l’appel d’offres, il s’agissait de promouvoir quatre axes de recherches complémentaires. D’abord en mettant « de l’ordre dans la diversité » des situations, voire des acceptions du terme même de restructurations. Ensuite, en s’assurant que la prolifération des « outils de pilotage » allait de pair avec une vision intégrée des changements. Puis, en reconstruisant des processus de décision rendus plus complexes par l’apparition d’acteurs toujours plus nombreux. Enfin, en considérant sous quelles conditions et avec quelles conséquences « l’emploi hospitalier était un enjeu à venir ».
5Chacun de ces axes reposait sur une hypothèse, plus ou moins explicite, quant aux évolutions alors prévisibles du système hospitalier.
6• Le premier reposait sur l’idée selon laquelle l’extrême diversité des situations locales en matière d’opérations de restructurations pouvait correspondre à la mise en œuvre de logiques ou de rationalités identifiables. Ici, l’objectif du programme était d’appeler des recherches qui mettraient au jour, identifieraient et spécifieraient les différents « registres de justifications » (Boltanski et Thévenot, 1987). Si cette expression n’était pas explicitement employée, il s’agissait bien de montrer comment des compromis pouvaient être construits dans le cours de l’action par des protagonistes portés par des rationalités différentes.
7• Le deuxième, en reprenant la notion de « pilotage » posait l’hypothèse selon laquelle la visibilité et la cohérence des systèmes d’information, de contrôle et de gestion pouvaient être questionnées. L’objectif du programme était d’observer l’usage que les différents acteurs pouvaient faire de ces nouveaux outils (tels le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) ou l’Accréditation) au moment où la réforme poussait au développement de formes « institutionnalisées » de négociations (Duran et Thœnig, 1996). De plus, ces formes prenant place simultanément dans les hôpitaux (conseils de services ou projet d’établissement) et à leurs périphéries (Schéma régional d’organisation sanitaire (SROS) ou Conférences de santé), la question de leur cohérence et de leur articulation méritait d’être posée.
8• Le troisième axe visait à analyser l’impact des restructurations sur les pratiques et, notamment, sur les apprentissages. L’hypothèse était que, dans le cours des négociations autour des restructurations, de nouveaux acteurs pouvaient émerger et, avec eux, de nouvelles sources de légitimité. Il était donc logique de penser que, parallèlement, les acteurs établis verraient leurs positions peu à peu modifiées. Dès lors il convenait de favoriser des recherches qui se seraient intéressées à la manière (plurielle) dont, par exemple, les agences régionales de l’hospitalisation (ARH) et leur direction pouvaient composer avec les acteurs traditionnellement légitimes (du côté de l’administration et des établissements de santé) pour élaborer des compromis « efficaces ».
9• Enfin, le quatrième axe, prenant au sérieux le terme de restructurations, reposait sur l’hypothèse selon laquelle l’emploi et, plus encore, le travail, jusque-là épargnés par la dynamique de la rationalisation gestionnaire, allaient tôt ou tard se retrouver à son épicentre. En phase avec une redéfinition, depuis longtemps à l’œuvre, des frontières des hôpitaux, l’accent mis sur le travail hospitalier avait aussi pour objectif de combler une lacune en matière de recherche. Étaient, en effet, attendues des recherches qui auraient établi un pont entre des analyses en terme d’économie industrielle et des analyses en terme de sociologie des professions.
10Afin de préciser, au plan empirique et problématique, les acteurs, les enjeux et les logiques des restructurations, une étude avait été entreprise dans le courant de l’année 1999 (Mossé, Gervasoni, Kerleau, 1999). Elle montrait, d’une part, l’existence de compromis dans la mise en place des restructurations (Mossé, 2001) et, d’autre part, la présence de logiques économiques, sociales ou professionnelles qui pouvaient se combiner et se décliner sur des modes nationalement différenciés (Kerleau, 2001).
11Dans le cas français, la diversité des situations semblait liée à la polysémie du terme même de « restructuration ». Dans les propos des acteurs hospitaliers celui-ci désignait, en effet, aussi bien des formes dures, mais rarement effectives, de réorganisations (fusions, fermetures, réductions de ressources ou de personnels) que des formes douces, plus souvent concrétisées, qui ne mettent pas en cause l’existence des structures proprement dites. Cette polysémie était elle-même analysée comme fonctionnelle car favorisant le malentendu sur lequel reposent parfois les bons consensus.
12Après quelques années de mise en œuvre de la politique de restructurations et grâce au recul apporté par les recherches du programme, il est possible de préciser le propos et, sans doute, nécessaire de le nuancer.
Toutefois, comme le lecteur trouvera dans ce dossier plusieurs articles issus de ces recherches, il ne s’agit pas ici de reprendre ces travaux dans leur logique propre mais de les confronter, d’une part, les uns aux autres et, d’autre part, aux objectifs initiaux du programme. Cet exercice est d’autant plus utile que, comme il était indiqué dans un bilan d’étape (MiRe, 2001), la plupart des cinq recherches retenues (cf. encadré) se sont présentées comme transversales par rapport aux quatre axes de l’appel d’offres. De plus, la plupart d’entre elles ont été réalisées par des équipes spécialistes du domaine et souvent majoritairement composées d’économistes ou de chercheurs en gestion. Il va sans dire que cette configuration n’était nullement inscrite dans le processus de sélection adopté par le comité scientifique. Au contraire, les nombreux appels à des équipes néophytes et la composition même du comité scientifique auraient pu laisser prévoir une plus grande variété des approches et des équipes finalement retenues. Toutefois, si on fait l’hypothèse que cette configuration ne doit rien au hasard, elle est un des premiers enseignements du programme : le coût d’entrée dans le champ des recherches sur l’hôpital (sans doute en sciences sociales de la santé en général) est tel que les incitations mises en place par la MiRe ne suffisent sans doute pas à éveiller des vocations susceptibles de retenir l’attention d’un jury pourtant ouvert.
En contrepartie, il résulte de cette proximité relative des disciplines, des problématiques et des approches, que les apports des différentes recherches s’avèrent à la fois cohérents et complémentaires.
Encadré : Les cinq recherches [2] conduites dans le cadre du programme de la MiRe
• « Les restructurations des cliniques privées », responsable scientifique : Jean-Pierre Claveranne (Graphos).
• « Gestionnaires et professionnels de santé à l’épreuve des restructurations hospitalières », responsables scientifiques : Michel Cremadez et Jean-Paul Dumont (HEC).
• « Les syndicats face aux restructurations hospitalières », responsable scientifique : Catherine Vincent (Ires).
• « Outils de pilotage et d’évaluation d’un réseau de télémédecine », responsable scientifique : Jean-Claude Moisdon (Armines).
L’hôpital, une organisation éclatée
13Les changements observés et analysés dans les recherches du programme dépassent largement ce qu’il était convenu d’appeler « l’ouverture de l’hôpital ». Ils concernent, d’une part, les pratiques en réseaux, désormais classiques mais, d’autre part, et en lien avec les processus de restructurations, les frontières internes ; enfin, dans ce mouvement il appert que la place des usagers reste à définir.
14Certes, aujourd’hui comme hier (Contandriopoulos et Souteyrand, 1996), les pratiques professionnelles et le jeu avec les contraintes conduisent les acteurs de l’hôpital à un constant renouvellement de leurs relations avec l’environnement de l’organisation.
15Sur ce plan, l’exemple de la télémédecine montre que la qualité de ces relations ne peut pas se décréter. Au-delà des difficultés techniques et administratives rencontrées lors de sa mise en place, il s’avère que, faute d’incitations adaptées, les médecins situés à la périphérie utilisent peu les opportunités offertes par le réseau (Armines [3]).
16Mais d’autres exemples montrent que, contrairement à l’idéologie parfois véhiculée par ses membres, la coopération au sein d’un réseau n’est pas plus « naturelle » que celle qui est censée exister sur un marché. Les incitations, d’une part, les conventions, d’autre part, les contraintes, enfin, constituent un ensemble de conditions à la fois produites et productrices de l’efficacité. Sans elles, le repli sur les pratiques routinières devient rationnel.
17Mais, plus encore, dans ce mouvement, et plusieurs recherches le montrent, les frontières internes se modifient et, avec elles, les rapports entre travail et organisation. Plusieurs des chercheurs ont retrouvé, sous des formes différentes mais toujours prégnantes, ce que L. Lamothe nomme « Communautés de pratiques négociées » et le fait que ces pratiques au quotidien, ignorent les frontières internes et externes (Cregas).
18Ainsi, la construction en « lego » notée à propos des cliniques et de l’entrelacs de contrats ou sociétés qui s’y développent (Graphos), se retrouve aussi, sous d’autres formes il est vrai, dans les hôpitaux publics. De plus, tous les types de partenariats impliquant des acteurs publics et privés sont encouragés, telles les conventions de partages d’activités, de plateaux techniques ou encore, les cliniques ouvertes.
19Ces montages sont d’autant plus prisés qu’ils semblent, a priori, efficients. Leur succès vient aussi du fait qu’ils ne remettent pas fondamentalement en question les structures des différents partenaires et que, ce faisant, ils sont réversibles. Il s’agit bien ici de changements perçus comme « une reproduction non à l’identique » (Friedberg, 1993).
20Cette « complexité » juridique et organisationnelle pose un problème de gouvernance qui n’est sans doute pas nouveau. Mais l’entité juridique, qui sert de base à l’observation, au contrôle et, in fine, à l’allocation des ressources (Bousquet et al., 2001) s’avère être un niveau de plus en plus inopérant lorsqu’il s’agit d’aborder les tenants et aboutissants de la création d’activités nouvelles, de la performance ou de la profitabilité.
21De plus ce « lego » n’est pas statique. En effet, la justification économique de cette inventivité juridique n’est pas, systématiquement, la recherche individuelle ou collective de profit ou de rémunération maximale. Elle est d’abord de permettre toujours plus de flexibilité, d’adaptabilité et d’autonomie. Dans le privé, cette dynamique semble donner la main aux groupes de médecins plus ou moins bien organisés localement. Dans le public, des arrangements moins formalisés, mais tout aussi efficaces, se mettent en place.
22En effet, les restructurations révèlent les logiques tacites qui présidaient à l’organisation du travail. Après le choc (relatif) que constitue la décision de restructurer (fermeture de services, redéploiement, etc.), les arrangements et bricolages reprennent le dessus. Ainsi ont pu être notées des décisions plus ou moins contrôlées d’externalisation et/ou de recours plus ou moins maîtrisés à des contractuels. Toutes pratiques que le passage aux 35 heures rend, par ailleurs, légitimes puisque quasi arithmétiquement nécessaires.
23Cette configuration rend difficile toute évaluation en terme d’organisation interne et, en conséquence, une éventuelle correction de la trajectoire. Mais, surtout, dans cette dynamique, s’estompe la référence à l’établissement en tant que lieu pertinent du déploiement, de l’investissement et de l’exercice professionnels.
24Dès lors, il n’est pas étonnant que les recherches convergent pour noter que l’emploi hospitalier ne constitue pas un enjeu explicitement central. Plus exactement, si les discours et les représentations prennent en compte le souci d’améliorer la productivité à l’occasion d’une opération de restructuration, peu d’exemples sont donnés où cette préoccupation se traduit, dans les faits.
25Si dans le monde industriel, la question de l’emploi en lien avec les restructurations se pose d’abord sous un angle quantitatif, dans le monde hospitalier, ce sont les dimensions qualitatives de ce lien qui dominent. Dans certaines circonstances, particulièrement emblématiques (telles des fermetures ou des fusions d’établissements), il peut se faire que cette question se pose en termes psychologiques ou de rapports de force. Aux différents sens du terme, les restructurations peuvent alors être des « épreuves » (HEC ; Ires ; Monjardet, 2001).
26De fait, la prégnance des logiques professionnelles ou corporatistes est notée sous différentes formes selon le thème ou l’approche choisie par les chercheurs. Qu’il s’agisse des compromis plus ou moins stabilisés entre managers et médecins ou des relations médicales entre le centre et la périphérie, plusieurs recherches ont montré que les redéfinitions des frontières professionnelles et des domaines d’intervention (technique ou gestionnaire) structuraient et les débats et les pratiques.
27Paradoxalement, la place « minorée » (Ires) qui est faite aux organisations syndicales dans le processus de décision illustre ce phénomène.
28D’abord, cet effacement s’explique par le récent accroissement du nombre d’acteurs susceptibles d’intervenir sur le travail, sa définition et son contenu, à commencer par les agents eux-mêmes. En effet, les différents vecteurs de la participation directe (hier les cercles de qualité, aujourd’hui le conseil de service ou les démarches qualité) ont pour conséquence, sinon pour objet, de marginaliser les organisations syndicales.
29Mais, de façon plus structurelle, ce retrait correspond aussi à une stratégie syndicale traditionnelle qui consiste à ne pas s’investir dans la définition de l’organisation du travail ni, a fortiori, à se prononcer sur la pertinence des réorganisations. Certes, sur ce point, la recherche de l’Ires montre que les syndicats français n’ont pas tous la même position et que le poids des politiques confédérales n’est pas négligeable. Mais, globalement, à l’hôpital comme ailleurs, les syndicats se donnent comme objectif d’éviter, autant que faire se peut, les conséquences négatives des recompositions, notamment en terme de conditions de travail. Cet objectif est d’autant plus important pour les personnels que la charge de travail s’est accrue, notamment, sous le double effet de la spécialisation et de la diminution de la durée moyenne de séjour. Mais le sentiment d’appartenance à une organisation vouée à l’intérêt général construit les conditions pour que des arrangements localisés soient mis en place (concernant les horaires, le chevauchement des tâches, etc.) en dehors de toute intervention syndicale explicite.
30Il est vrai que, notamment en cas de fusion, quelques ajustements quantitatifs peuvent faire l’objet de négociations, mais ils sont rarement portés au rang de casus belli entre directions et syndicats.
Quant à la place de l’usager, il était noté dans le texte initial de l’appel d’offres : « l’ampleur du défi que constitue l’exigence de mettre l’usager au centre n’a d’égale que la profondeur du consensus qui la porte » (MiRe, 1999). Aujourd’hui, il semble que si le défi est toujours là, le consensus se fissure. Le temps des slogans passé, la réalité impose de revenir à une conception plus classique de la relation offre-demande de soins. Celle-ci place au centre non pas le patient mais l’irréductible asymétrie d’information. Mais, plus fondamentalement peut-être, l’emboîtement des relations d’agence, des contrats clients-fournisseurs, de partenariats public-privé, conduit à une constante redéfinition de l’usager.
Sur ce plan, les recherches n’apportent pas de réponse univoque. Tout au plus suggèrent-elles que les professionnels de l’hôpital, jouant sur différents registres, peuvent invoquer l’une ou l’autre des différentes facettes de l’usager (citoyen, patient, client) en fonction de l’objectif à atteindre ou de l’argument à défendre. Certes, la tendance semble favoriser l’avènement d’un usager-client. La concurrence dite par « comparaison », le développement des enquêtes de satisfaction ou la publication de palmarès dans la grande presse, en sont les symptômes visibles. Cependant, même dans cette hypothèse, les conséquences concrètes sont incertaines. En effet, le glissement de la notion de patient à celle de client (Cresson et Schweyer, 2001 ; Cochoy, 2002) ne consacrerait pas la victoire de la logique marchande puisqu’il s’opérerait dans un contexte où, dans bien des cas, le client effectif n’est pas le bénéficiaire final.
En revanche, l’exemple québécois suggère que l’usager-citoyen peut jouer un rôle s’il est impliqué à chaque étape de la décision institutionnalisée et formalisée. Cette condition, si elle n’est pas suffisante, est nécessaire pour que les acteurs traditionnels, devenus « partenaires », ne cantonnent pas l’usager à un statut de simple consommateur convoqué pour donner son avis, en amont, sur ses besoins, en aval, sur la « qualité des soins perçue ».
Les conceptions de la politique hospitalière
31Concernant l’hypothèse d’un changement de régime de l’action publique d’une pratique descendante vers une pratique ascendante, les recherches ont apporté des éclairages contrastés. Elles ont cependant en commun de souligner l’existence d’une interaction croissante entre les différents niveaux de l’action publique qui limite la mise en œuvre de la rationalisation. Elles montrent aussi que persiste une multiplicité de finalités non ordonnées.
Quand l’hôpital saisit la rationalisation
32Un des paragraphes du texte de l’appel d’offres s’intitulait « l’hôpital saisi par la rationalisation ». Il signifiait que le contexte des changements en cours était caractérisé par l’intrusion massive de logiques rationalisatrices et gestionnaires dans des organisations plus ou moins préparées à les recevoir. Aujourd’hui semble être venu le temps des arrangements et des accommodations. Plus précisément, les recherches montrent que l’hôpital et ses acteurs ne résistent pas au changement, ils se saisissent de la dynamique de rationalisation, s’en trouvent modifiés mais également confortés dans certains de leurs traits structurels : l’hôpital saisit la rationalisation.
33C’est que le changement est à la fois permanent et polymorphe (technologique, organisationnel, réglementaire, etc.). Il est de plus indissociablement endogène et exogène. Cette configuration interdit d’attribuer un effet à une cause, a fortiori à une politique.
34Classiquement, les travaux menés dans une perspective évaluative se situent par rapport à la question de la performance, de l’efficacité ou de l’équité (externe ou interne) des réformes en cours. C’est, par exemple, le cas lorsqu’il s’agit de mettre en évidence les impacts de la politique de péréquation (qui préside à l’allocation des ressources entre les régions) ou d’évaluer les conséquences de la contractualisation entre les ARH et les établissements. Sans doute conduite par l’approche monographique ou sectorielle, qui tend à homogénéiser le cadre pour mieux insister sur les spécificités de l’objet étudié, la perspective évaluative laisse de côté la question de la réalité de la réforme.
35Or, et sur bien des points, la politique hospitalière en est au stade expérimental.
36Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler certaines données concernant la contractualisation, la démarche d’accréditation ou les recompositions. Sur tous ces points les observations réalisées ou colligées par la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins [4] (DHOS), montrent, d’une part que la mise en place de la réforme de 1996 n’est que partielle et, d’autre part, une extrême diversité des situations.
37Ainsi, bien que tous les établissements se soient engagés, avec l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES), dans la démarche d’accréditation, seule une minorité d’entre eux l’a achevée (environ 10 % fin 2002). De même, si tous les établissements privés commerciaux ont signé avec leur ARH un contrat d’objectif et de moyens, c’est loin d’être le cas pour les établissements publics. Enfin, les projets d’établissements sont inégalement élaborés. Faute de disposer de toutes les informations nécessaires, les ARH en sont réduites à allouer les ressources sur un mode historique qui n’est que marginalement modulé par l’activité contractuelle [5].
38De ce point de vue, les relâchements que l’État central opère de loin en loin sur des contraintes que, par ailleurs, il demande aux directeurs d’ARH de resserrer, ne peuvent que brouiller les anticipations. Certes, l’échelon régional est conçu comme le lieu commode, car reconnu, de délégation du risque politique (Cregas). D’ailleurs, dans les trois régions étudiées par M. Kerleau et al., si les « styles » des directeurs des ARH sont différents, ils sont pour partie dépendants des caractéristiques structurelles des régions dans lesquelles ils exercent (Kerleau, Minvielle et al., 2001).
39Mais, pour l’État central, la tentation, sera grande, aujourd’hui comme hier, pour l’hôpital comme dans d’autres secteurs, de démontrer que sa capacité d’action est intacte. « Ces interventions ne sauraient surprendre, car, en France, ont longtemps cohabité une logique de planification négociée et une logique du “coup d’État” » (Padioleau, 1994).
40Dans ce contexte, et pour ce qui concerne les restructurations, la coopération entre les établissements publics et privés est rendue difficile par le fait que la plupart des personnes en charge de la régulation « multiniveaux » appartiennent, peu ou prou, au monde de l’administration. Il en résulte que, en cas de fusion ou de rapprochement entre une clinique et un hôpital, le directeur de l’hôpital peut se trouver en porte à faux. Non seulement parce que la clinique passe du statut de concurrent à celui de partenaire, mais aussi parce que, chemin faisant, le contenu concret de la notion de service public est remis en jeu.
Sur ce dernier point, qui touche à la finalité des restructurations, les recherches du programme sont révélatrices.
Une politique à justifier
41Dans l’ensemble des recherches, les motifs des restructurations et leurs explicitations par leurs promoteurs sont présentés à la fois comme pluriels et comme peu compatibles.
42Il est ainsi de la logique économique (recherche d’économie d’échelle, de rentabilité, référence aux points ISA, etc.) et de la logique des besoins (soins de proximité, continuité des prises en charge, etc.).
43Si les économies d’échelle sont parfois annoncées comme l’horizon des restructurations, elles sont rarement évaluées. Plus encore les acteurs, guidés par leur expérience ou leur intuition, ne sont, généralement, pas convaincus de la réalité des gains en la matière. La place des outils comptables destinés à comparer les performances est, à cet égard, paradoxale. Certes, les regards semblent tourner vers la valeur du point ISA (indice synthétique d’activité), mais celui-ci étant centré sur l’établissement, n’est pas toujours adapté à l’évaluation de recompositions qui engagent de multiples acteurs, plusieurs établissements ou plusieurs intervenants.
44Exemple significatif, la télémédecine est censée favoriser à la fois, une amélioration de la qualité, une réduction des dépenses et un meilleur aménagement du territoire. Mais, d’une part, aucun de ces gains n’est avéré et, d’autre part, le fait que les interlocuteurs administratifs (ministériels, par exemple) en charge de ces enjeux sont différents, ne facilitent pas la coopération quotidienne. De sorte que si au plan rhétorique, la multiplicité des objectifs relayée par la multiplicité des intervenants légitimes, semble être une force, il n’en est pas de même au plan de l’action et de la mise en œuvre.
45Les organisations syndicales adoptent, elles aussi, le raisonnement consistant à opposer la logique économique à celle des besoins. Certes, c’est pour mieux condamner la première au profit de la seconde ; mais l’idée selon laquelle, localement et faute de politique nationale clairement affichée, toute recomposition doit localement composer, s’en trouve renforcée. Au passage, si la notion d’intérêt général est évoquée c’est pour en dénoncer le caractère peu opérationnel. Dans cette conception de l’action syndicale, la défense du statut est le moyen, la finalité étant le maintien et la défense du service public (Mossé et al., 1999). Dès lors la rationalisation gestionnaire n’est pas rejetée pour elle-même, mais parce que (idéologiquement, techniquement et théoriquement) elle pourrait faire le lit de la logique marchande.
46Par ailleurs, tous les observateurs et tous les acteurs hospitaliers ont intégré le fait que le temps des restructurations et de chaque restructuration devait être considéré comme long. Se pose donc la question de la compatibilité de ce temps long avec des temporalités diverses parmi lesquelles, le court terme (des budgets, des échéances politiques, etc.) s’impose.
47Pour justifier que les décisions sont souvent prises dans l’urgence, la rareté de la ressource médicale et paramédicale est couramment invoquée. Les observations réalisées dans les établissements comme la littérature professionnelle récente, indiquent en effet, que les dispositifs organisationnels sont souvent adoptés dans le but de pallier, le plus rapidement possible, la pénurie d’infirmières ou de tels ou tels spécialistes. C’est que cet argument introduit, au cœur des mobiles, une contrainte à la fois quantitative et exogène, c’est-à-dire, à ce double titre, indiscutable.
Conclusion
48Le terme de recomposition est explicitement préféré à celui de restructuration par les chercheurs de l’Ires et, implicitement, dans la plupart des rapports des cinq recherches du programme. C’est, d’ailleurs, le terme de recomposition et non de restructuration qui est utilisé par la DHOS pour présenter son Atlas [6]. Ce passage traduit la volonté de refroidir le « chaudron brûlant » des fusions (HEC). Il correspond aussi à une réalité statistique.
49Maintien du nombre d’établissements, léger accroissement de l’emploi, augmentation continue, sinon régulière, des moyens, etc. : quel que soit le critère « industriel » utilisé, il apparaît que le système hospitalier public français ne se restructure pas. Dans le secteur privé il en va sans doute autrement, mais là aussi, les logiques à l’œuvre restent plurielles.
50La comparaison avec d’autres pays développés montre que cette situation est particulière à la France. En effet, de plus en plus nombreux sont les pays qui, suivant certaines préconisations d’experts de l’OCDE, organisent, par exemple, la fermeture d’établissements dont la capacité est inférieure à un seuil donné.
51En France où une telle politique volontariste n’a pas été envisagée, sinon pour les maternités, le poids de la procédure et l’importance de la qualité de la négociation locale s’accroissent. Mais ces négociations sont d’autant plus déstabilisantes qu’elles contraignent à l’explicitation des motifs là où l’histoire avait fini par légitimer des pratiques dont l’efficience n’était pas discutée.
52Le passage de la notion de restructuration à celle de recomposition, est donc, d’abord, la traduction, à chaque fois particulière d’un cas général : la transition d’une conception dans laquelle l’hôpital était perçu comme une bureaucratie professionnelle vers une conception, non stabilisée, dans laquelle l’hôpital est vu comme une organisation éclatée, confrontée à la fois à l’industrialisation croissante et au consumérisme naissant.
53Il en résulte que, faute de communication, de capitalisation des expériences ou d’évaluation, le lieu de l’élaboration du sens local et national des restructurations, est, au mieux, dilué, et, le plus souvent, non identifié. Dès lors, peu de protagonistes semblent aujourd’hui convaincus que la situation actuelle se caractérise d’abord par une domination progressive de la logique gestionnaire sur la logique médicale.
Bibliographie
Bibliographie
- BOLTANSKI L. et THÉVENOT L., Les économies de la grandeur, Cahiers du CEE, 1987, 361 p.
- BOUSQUET F. et al., « Les restructurations à travers les systèmes d’information », Revue française des Affaires sociales, 2001, 55, (2) : 27-44.
- COCHOY F., « Une petite histoire du client, ou la progressive normalisation du marché et de l’organisation », Sociologie du Travail, 2002, 44, (3) : 357-390.
- COMBIER E. et al., Les disparités interrégionales de l’offre de soins sont-elles légitimes ?, 2001, rapport, convention ENSP/MiRe, Cregas, décembre.
- CONTANDRIOPOULOS A.P. et SOUTEYRAND Y., co., L’hôpital stratège, 1996, John Libbey et MiRe, éd.
- CRESSON G. et SCHWEYER F.-X., dir., Les usagers du système de soins, 2001, ENSP, 352 p.
- DURAN P. et THOENIG J.-C., « L’État et la gestion publique territoriale », Revue française de Sciences Politiques, 1996, 64 (4) : 580-623.
- FAURE et al., éds., La construction du sens dans les politiques publiques, débats autour de la notion de référentiel, 1995, L’Harmattan.
- FRIEDBERG E., Le pouvoir et la règle, 1993, Seuil.
- KERLEAU M., « Les processus de restructuration de systèmes hospitaliers : tendances générales et variations nationales (États-Unis, Royaume-Uni, Québec) », Revue française des Affaires sociales, 2001, 55, (2) : 59-78.
- KERLEAU M., MINVIELLE E. et al., Réduction du nombre de lits d’hospitalisation et recomposition de l’offre locale de soins, 2001, rapport « Santé Société », Cregas, octobre.
- MiRe, « Appel d’offres du programme restructurations hospitalières », Cahiers de Recherche de la MiRe, 1999, (7) : 54-59.
- MiRe, « Restructurations hospitalières, le programme. Perspectives à mi-parcours », Cahiers de Recherche de la MiRe, 2001, (12) : 13-16.
- MONJARDET A., « Fermeture et transferts de trois hôpitaux parisiens. L’ethnologue accompagnateur social », Ethnologie Française, 2001, 31 (1) : 103-116.
- MOSSÉ P., GERVASONI N. et KERLEAU M., Les restructurations hospitalières, acteurs, enjeux et stratégies, 1999, rapport pour la MiRe, septembre.
- MOSSÉ P., « Les restructurations hospitalières : modèle ou succédané de politique hospitalière ? », Revue française des Affaires sociales, 2001, 55, (2) : 11-26.
- MULLER P. et JOBERT B., L’État en action, 1987, PUF.
- PADIOLEAU J.-G., « Pour qui sonne le glas », préface, in Bèzes P., L’action publique volontariste, 1994, L’Harmattan.
Notes
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[*]
Philippe Mossé, économiste, directeur de recherches au CNRS, LEST Aix-en-Provence et chargé de mission à la MiRe-Drees.
Catherine Paradeise, sociologue, directrice adjointe de l’ENS Cachan, présidente du comité scientifique de l’appel d’offres « restructurations hospitalières ». -
[1]
Ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité et ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.
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[2]
Les rapports de recherche peuvent être obtenus sur simple demande auprès de MiRe documentation : 11, place des Cinq Martyrs du Lycée Buffon 75696 Paris Cedex 14 ; tél. : 01 40 56 82 34 ; fax : 01 40 56 82 20 ; e-mail : philippe.bertin@sante.gouv.fr.
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[3]
Par commodité, les références aux recherches du programme sont présentées sous le nom de l’équipe signataire de la convention avec la MiRe (cf. encadré).
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[4]
Ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.
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[5]
Le plan « Hôpital 2007 » vise à combler ce manque dans le domaine de l’investissement. Ce n’est pas un hasard si, présentant ce plan en novembre 2002, le ministre de la Santé, J.-F. Mattéi insistait sur la nécessité de passer de « la régulation administrée à l’autonomie » afin que les changements soient lancés par les hôpitaux et accompagnés par l’État et les régions.
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[6]
En 1999, la DHOS éditait un premier « Atlas des recompositions hospitalières » basé sur les informations fournies par les ARH et concernant les opérations en projet ou en cours à l’époque. Une deuxième version a été éditée en 2002. La troisième sera actualisée de façon continue et accessible sur le site internet du ministère de la Santé, de la Famille et des Personnes handicapées.