1 Le thème de la quantification a donné lieu à de nombreuses publications en sciences sociales depuis les années 2000, dans un contexte de montée en puissance de l’usage des outils de quantification comme instrument de preuve et de légitimation de l’action, dans la sphère des institutions publiques comme dans le monde des entreprises et des organisations privées. La mise en chiffres du réel a concerné aussi le monde du travail, avec notamment la production de statistiques genrées. Toutefois, malgré les luttes menées dans ce domaine, la question de l’égalité sociale et professionnelle hommes-femmes a engendré peu de travaux.
2 L’ouvrage collectif dirigé par S. Blanchard et S. Pochic vient combler ce manque. La production de chiffres a été et demeure au cœur des mobilisations féministes et des politiques de genre. Les données chiffrées sont brandies pour soutenir les argumentations et les revendications des différents protagonistes. Aussi est-il important de disposer de travaux qui, au-delà des outils eux-mêmes, traitent des enjeux, des jeux d’acteurs et des jeux politiques sous-jacents à la production de chiffres sur l’égalité salariale et professionnelle entre hommes et femmes dans le monde du travail. Comme le soulignent les autrices en faisant référence aux travaux d’Alain Desrosières, « la quantification est une activité sociale prise dans les rapports de pouvoir ».
3 Leur livre est issu de recherches menées dans le cadre d’un projet collectif soutenu de 2014 à 2016 par le réseau Network, initiative d’excellence portée par Hautes écoles Sorbonne Arts et Métiers et HESAM Université. Les textes s’appuient sur deux grands types de sources : les résultats d’enquêtes de chercheur·es et les témoignages d’actrices et acteurs de terrain, experts dans leur domaine, une confédération syndicale ou un organisme d’étude des conditions de travail, par exemple.
4 L’introduction expose avec beaucoup de clarté et de pédagogie les enjeux scientifiques et politiques que revêt l’étude de la quantification de l’égalité au travail. Après avoir souligné l’importance essentielle des données chiffrées genrées pour faire exister cette question en problème public ainsi que les enjeux des discussions autour des chiffres, les autrices mettent en perspective leur propre questionnement en rappelant les principaux apports des nombreuses recherches francophones sur la quantification menées depuis les travaux majeurs d’A. Desrosières. Elles insistent en particulier sur toute la pertinence de cette approche pour questionner l’égalité dans la sphère professionnelle. Qu’il s’agisse de « convenir » pour quantifier, de « quantifier des qualités » ou des controverses à ce sujet, elles rappellent que la quantification d’un phénomène n’a rien de neutre mais, au contraire, est un processus éminemment politique qui résulte d’interactions entre différents types d’acteurs impliqués selon des logiques d’action plurielles.
5 L’ouvrage a plusieurs ambitions. Il s’agit, d’une part, de considérer les instruments de quantification comme révélateurs des logiques d’acteurs qui en sont à l’origine, en reconstituant le processus de leur fabrication et des choix effectués. Un autre objectif vise à adopter une perspective pluridisciplinaire pour prendre en compte le caractère multidimensionnel des phénomènes étudiés et leur transversalité à plusieurs domaines de recherche appartenant à la sociologie du travail, au droit, à la science politique, à l’économie et aux sciences de gestion. Un autre parti pris consiste à réunir des textes de chercheur·es et d’acteurs ou actrices de terrain en raison de leur expertise sur les questions étudiées. Ce choix est justifié au regard des compétences de ces dernier·es, mais aussi de l’objet même du livre. Entrer dans la boite noire des outils de quantification de l’égalité au travail nécessite une très bonne connaissance de ceux-ci, que possèdent en particulier celles et ceux qui ont été engagés dans la démarche de leur construction, ont confronté des points de vue différents, parfois divergents ou opposés, et établi des compromis. La forme consolidée d’un instrument de quantification en est le résultat. D’autre part, les actrices et acteurs de terrain sont particulièrement bien placés pour étudier sa pertinence dans des situations concrètes. Enfin, une comparaison internationale mobilise plusieurs cas choisis dans des pays européens et au Québec pour éclairer les stratégies d’égalité professionnelle conduites en France, leurs particularités et leurs enjeux. L’ouvrage est structuré en trois parties qui explorent trois moments-clés du processus de quantification d’un phénomène : la construction sociale des indicateurs ou autres données chiffrées, l’usage des chiffres dans les argumentations et controverses, les effets sur les politiques publiques et les organisations.
6 La première partie regroupe quatre textes portant sur la fabrique et la mobilisation des indicateurs de l’égalité au travail entre hommes et femmes dans les politiques publiques en France. La contribution de Vincent-Arnaud Chappe reconstitue l’histoire du « rapport de situation comparée » (RSC), outil d’objectivation et de mesure des inégalités sexuées à destination des comités d’entreprises de plus de cinquante salariés, dont la production a été rendue obligatoire par la loi Roudy en 1983, puis supprimée en 2015 suite à la loi Rebsamen. Ce texte montre en particulier comment l’usage d’un outil de mesure des inégalités sexuées construit dans un objectif d’amélioration de l’égalité professionnelle peut, à certains moments, être soutenu par un dispositif législatif et, à d’autres, fragilisé par un nouveau cadre législatif. Ce faisant, il rappelle qu’aucun instrument de quantification n’est séparable de la mobilisation des acteurs sociaux et politiques qui en sont à l’origine, et demeure fragile quand de nouveaux acteurs entrent dans le jeu. Un instrument quantifié n’est pas neutre intrinsèquement, même quand il semble stabilisé et routinisé ; il est porté par des acteurs dont les intérêts peuvent diverger.
7 La contribution de Sophie Binet sur les mobilisations collectives de 2015 pour dénoncer la loi Rebsamen complète utilement ce texte, livrant le témoignage d’une actrice centrale de la négociation collective, la dirigeante confédérale de la CGT chargée de l’égalité femmes-hommes depuis 2014. Elle souligne notamment le rôle de l’obligation de négocier, et des sanctions en cas de non-respect de celle-ci, pour stimuler les démarches de résorption des inégalités salariales hommes-femmes. La discussion technique au sujet d’un outil tel que le RSC revêt un enjeu politique particulier dans un tel contexte.
8 Florence Chappert et S. Blanchard reconstituent le processus et le rôle des différents acteurs sociaux qui ont conduit à la prise en compte des indicateurs « santé au travail » au sein de l’Anact, Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, et qui sont publiés par sexe depuis 2009. Après avoir exposé les choix effectués pour sélectionner des indicateurs considérés comme pertinents, elles montrent les effets de ceux-ci, en retour, pour enrichir les politiques de santé et de prévention. Dans son texte sur le Palmarès de la féminisation des instances dirigeantes du SBF 120, publié par la Société des bourses françaises, S. Blanchard étudie les indicateurs d’égalité et de féminisation des instances dirigeantes des grandes entreprises, outil utilisé de plus en plus fréquemment dans un objectif de comparaison et d’évaluation appliqué à l’égalité professionnelle entre hommes et femmes, dans le public comme dans le privé.
9 La deuxième partie du livre est consacrée plus particulièrement à l’étude d’expériences étrangères. Valérie Tanguay met en évidence le poids de l’ancienneté de la loi et de syndicats forts dans la mise en œuvre effective du principe d’égalité salariale au Québec et dans la lutte contre la discrimination salariale systémique. Susan Milner insiste sur le rôle du législateur et de la transparence salariale comme éléments-clés dans la lutte des syndicats contre les inégalités en Suède et au Danemark, sur la base de plusieurs outils dont l’obligation pour les employeurs de produire des rapports annuels sur la rémunération et la mise en œuvre de critères de certification. Se référant à l’exemple du Brexit en Grande-Bretagne, Hazel Conley met en lumière la fragilité du respect des obligations réglementaires en matière d’égalité professionnelle hommes-femmes quand il y a mise en place de nouvelles mesures. De leur côté, Séverine Lemière et Rachel Silvera font un retour sur les résistances patronales en France, et syndicales dans certains cas, pour décliner le principe juridique fondamental de la « valeur égale » du travail promu par l’OIT et l’Union européenne. Elles insistent particulièrement sur le fait qu’un nouvel index d’égalité salariale, égalité imposée aux entreprises depuis 2019, n’est pas du tout adapté à la prise en compte de la sous-valorisation des métiers féminins car il occulte notamment le poids, dans les bas salaires féminins, des temps partiels imposés et des contrats courts. Exploitant plusieurs études, elles montrent que la plupart des conventions et grilles de rémunération reposent sur une sous-valorisation des métiers et compétences dites « féminines ».
10 La troisième partie de l’ouvrage analyse les indicateurs de l’égalité professionnelle et leurs usages au sein des organisations elles-mêmes, entreprises, salles de marché, conseils d’administration. Comment prouver devant les juges une situation de discrimination à l’égard des femmes salariées ? interroge Michel Miné. Comment comparer des données quantitatives selon la méthode des panels pour établir la preuve ? Quantifier permet de qualifier, répond-il. Ainsi, les données chiffrées aident à dépasser une analyse focalisée sur des situations individuelles et à mettre en évidence des discriminations indirectes. Les preuves quantifiées sont plus souvent jugées objectives et légitimes par les juges.
11 Dans leur contribution, V.-A. Chappe et S. Pochic rappellent combien les chiffres et les indicateurs sont au cœur des luttes de pouvoir, combien ils peuvent être constitués en instruments de gouvernance aux mains de ceux qui dirigent autant qu’en outils de contestation et d’émancipation pour ceux qui sont dominés. Dans les deux cas, se pose la question des compétences qu’il est nécessaire de mobiliser pour produire des données chiffrées qui puissent être présentées comme instruments de preuve dans une négociation collective. « La technicisation des débats ne signifie pas obligatoirement leur dépolitisation », soulignent les chercheurs. Hédia Zannad et Annie Cornet vont dans le même sens dans leur étude sur l’élaboration des diagnostics en matière d’égalité professionnelle.
12 Enfin, l’étude d’Anne-Françoise Bender sur la mise en œuvre et les effets de la loi sur les quotas de sexe dans les conseils d’administration des entreprises privées met en évidence l’effet concret que peut avoir un indicateur sur la gouvernance et le fonctionnement de celles-ci en France et dans d’autres contextes nationaux. Le texte de Pierre Lescoat et Claire Dambin aborde le cas des systèmes de mesure et d’évaluation de la performance dans les salles de marchés financiers.
13 La diversité et la richesse des textes rassemblés dans l’ouvrage montrent toute la pertinence d’une étude de la construction et des usages des instruments de quantification de l’égalité professionnelle hommes-femmes dans le travail pour analyser l’efficacité des politiques menées dans ce domaine. Un autre apport important du livre réside dans sa manière de restituer la dimension émancipatrice du recours à l’information chiffrée dans le monde du travail.