Couverture de RFS_621

Article de revue

Un salariat sans droit ?

Les usages du droit dans la domesticité à temps plein

Pages 105 à 131

Notes

  • [1]
    Les prénoms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des personnes rencontrées.
  • [2]
    La majorité des domestiques désigne ainsi celles chez qui elles travaillent. Les patronnes emploient également davantage ce terme que celui d’« employeuses ».
  • [3]
    Le terme « domestique » est surtout utilisé par les patronnes. Les domestiques se désignent soit par ce terme, soit par celui de « personnel de maison », et plus rarement par celui d’« employées ». Le choix de mobiliser les termes patronnes et domestiques est ici pleinement assumé afin de refléter le sens de la domination structurelle et symbolique, objective et subjective, des rapports de travail domestique. Il ne dénote aucun jugement de valeur à l’égard des personnes concernées.
  • [4]
    Lorsqu’ils évoquent un ensemble de femmes et d’hommes, les termes utilisés sont écrits au féminin. Même si la forme de domesticité étudiée se caractérise par la présence d’hommes domestiques, et que j’ai rencontré des patrons hommes, les domestiques femmes et les patronnes restent majoritaires dans mon échantillon. Aussi le féminin générique est utilisé comme alternative à d’autres formes d’écriture inclusive afin d’alléger la lecture de l’article.
  • [5]
    Récit reconstitué à partir de mes notes de terrain, janvier 2017, chez le patron de Gustave. 18 % des domestiques de mon échantillon ont été rencontrées au domicile de leurs patronnes, qui n’étaient pas toujours au courant de notre rencontre. Du fait du degré de confiance acquise auprès d’elles, et que les domestiques habitent aussi ce domicile ou très près, ces dernières étaient autorisées à recevoir de la visite de personnes « de confiance », selon certaines conditions (autorisation de leurs supérieures, rencontre dans une pièce spécifique, promesse orale de ma part de ne pas divulguer certaines informations et observations). Ces domestiques m’ont aussi invitée à les rencontrer dans ces domiciles afin de rester sur leur lieu de travail, ce qui était aussi plus simple que de me rencontrer ailleurs.
  • [6]
    L’objectivation statistique de l’ampleur de cette domesticité ne peut être qu’imparfaite au vu des données nationales dont on dispose : les résultats des enquêtes « Emploi et Patrimoine » ou encore les données produites sur le secteur des « services à la personne » ne comportent pas d’informations suffisantes qui permettent de saisir combien de grandes fortunes – entendues ici comme multimillionnaires, voire milliardaires − emploient du personnel de maison à temps plein à leur service. Tout au plus, la domesticité à temps plein concerne quelques dizaines de milliers de grandes fortunes.
  • [7]
    Ce terme, utilisé sur le terrain, est pris comme terme générique pour désigner le domicile des grandes fortunes rencontrées – il peut être un appartement, un hôtel particulier, une villa, un château, un domaine.
  • [8]
    Une partie de ces grandes fortunes (41 % de l’échantillon) appartient à l’aristocratie française qui demeure très riche, ayant hérité de sa richesse depuis plusieurs générations (voir Pinçon et Pinçon-Charlot, 1996) ; l’autre partie (69 % de l’échantillon) sont des nouvelles fortunes très internationalisées (voir Cousin et al., 2018), dont l’accès à la richesse remonte à leurs parents ou qui sont les premières de leur lignée familiale à être millionnaires.
  • [9]
    Ces matériaux constituent une sélection parmi d’autres qui composent une recherche doctorale portant sur le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes. Multi-site (France, Pays-Bas, Afrique du Sud et Chine), elle regroupe également des observations participantes dans des agences de placement et des écoles de formation de personnel de maison « haut de gamme », un recueil d’archives de deux mouvements chrétiens où s’expriment les pratiques des patronnes de domestiques bourgeoises dans les années 1950, ou encore d’archives numériques de réseaux sociaux privés de domestiques. Voir A. Delpierre (2020).
  • [10]
    Certaines phrases sont traduites de l’espagnol.
  • [11]
    Je mets ce terme entre guillemets pour souligner la construction sociale de laquelle il émane et le caractère imparfait de son usage, faute d’exprimer autrement la distinction entre « Occident » et le reste du monde que font les patronnes dans leur discours.
  • [12]
    Ces cinq domestiques sont respectivement : majordome-chauffeur, cuisinière et domestique polyvalente (Paris), et gardien-chauffeur et gardienne-domestique polyvalente (Landes). Cette patronne et ce patron ont tous les deux grandi dans des familles qui avaient une domesticité multiple depuis plusieurs générations.
  • [13]
    Avec celles de nationalité étrangère, les lois évoquées sont tantôt françaises, tantôt celles du pays dans lequel les domestiques travaillent.
  • [14]
    Elles représentent près de 49 % de l’échantillon des 86 domestiques rencontrées (effectif excluant les domestiques rencontrées dans le cadre de formations au service « haut de gamme »).
  • [15]
    Elle concerne 23 % de l’échantillon.
  • [16]
    Depuis, elle a en revanche été plus systématiquement déclarée.
  • [17]
    Par certains aspects, cette dynamique d’aspiration au droit, puis de désillusion, rappelle celle des jeunes issus de l’immigration et de leurs familles face à l’école (voir, entre autres, Brinbaum et Kieffer, 2007).
  • [18]
    Synthèse de l’étude sur le statut du particulier-employeur, fepem et Crédoc, 2008 : http://www.fepem.fr/wp-content/uploads/2016/08/Synthèse-Etude-du-CREDOC.pdf.
  • [19]
    Néanmoins, 74 % se classent dans les professions intermédiaires et les classes supérieures, et 84 % utilisent des services sans être reconnus « dépendants ». La synthèse établit une typologie des particuliers-employeurs dans laquelle peuvent se retrouver les patronnes de mon échantillon, en particulier, dans deux catégories : celle des « séniors non dépendants » (plus de 60 ans, 47 % des interrogés), dont 95 % sont usagers de services de ménage, et dont 37 % ont une expérience longue (plus de dix ans) des services à domicile ; et celle des « jeunes avec enfants » (moins de 60 ans, 38 % des interrogés), dont 85 % sont des usagers de services de ménage. Rien ne dit, en revanche, à combien d’heures de service ils recourent, ni combien ils ont de domestiques.
  • [20]
    En France, le rapprochement avec la domesticité du métier de secrétaire explique en partie les ambiguïtés de sa catégorisation statistique dans les nomenclatures, et son stigmate (Liaroutzos, 1998 ; Amossé, 2004). Sur les porosités entre le métier de secrétaire et la domesticité, voir aussi Christelle Avril (2019).
  • [21]
    Pour faciliter la lecture, les chiffres énoncés ci-après ont été arrondis à partir de ceux qui figurent sur les contrats de travail, lus en mars 2013.
  • [22]
    Même si, avec un contrat de travail écrit, une domestique peut aussi potentiellement partir quand elle le souhaite. Chez les domestiques rencontrées, la présence d’un contrat de travail écrit renforce pourtant leur réticence à partir.
  • [23]
    À partir de l’analyse des champs intellectuel et artistique mus par l’intérêt au désintéressement et la dénégation de l’économie au profit de l’accumulation de capital symbolique, P. Bourdieu définit l’illusio comme « le fait d’être pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » (1988, p. 11). Elle est plus précisément « une propension à agir qui nait de la rencontre entre un champ et un système de dispositions ajustées à ce champ » (Bourdieu et Wacquant, 1992, p. 94).
  • [24]
    Voir A. Delpierre (2019).

1Lorsque je lui demande s’il peut me montrer son contrat de travail, Gustave [1], majordome français âgé de 31 ans pour un riche pdg parisien, ouvre un petit coffre dont il garde précieusement la clef sur lui. Nous discutons chez son patron [2], dans le salon de l’un de ses appartements, situé dans le viiie arrondissement, pendant que s’affairent quatre autres domestiques [3] au ménage, au repassage et à la cuisine. Ce soir, son patron rentre d’un voyage d’affaires de trois jours à New York et tout doit être prêt. Pendant son absence, Gustave a surveillé l’appartement et s’est assuré de son entretien par ses subalternes. Nous parlons depuis plusieurs dizaines de minutes de leurs conditions de travail. J’apprends par exemple que les cinq domestiques, dont Gustave, dorment dans des studios à l’étage et sont déclarées [4] pour quarante heures par semaine : mais, dans les faits, selon Gustave, elles travaillent au moins le double. J’apprends également que plus de la moitié de leur paie leur est versée en liquide, dans une enveloppe, avec parfois « des petites surprises » me dit Gustave, c’est-à-dire, des primes. En regardant le contrat de travail qu’il me tend, je ne peux m’empêcher de m’exclamer : « C’est tout ? » puis « Tu es manager de magasin ? ». Gustave rit devant mon air surpris, et m’explique qu’il s’agit d’une « stratégie fiscale » de son patron : lui et ses quatre subalternes sont déclarées partiellement comme salariées de l’une des boutiques de cosmétiques que détient son patron. Sur le contrat, il n’est fait mention que du nombre d’heures hebdomadaires de travail, et d’une fonction fictive. Selon Gustave, aucun risque de se « faire pendre par le fisc » comme il le dit, avant d’ajouter : « Voilà, il y a des choses très légales et d’autres un peu moins, le tout c’est de s’arranger quoi. » [5].

2Lors de cet entretien, comme pendant beaucoup d’autres, j’ai pensé que le patron de Gustave ne pouvait pas non plus « se faire prendre » par l’Inspection du travail, qui ne se rend jamais au domicile des personnes qui emploient du personnel à leur service. C’est là l’une des caractéristiques de la domesticité : bien que Gustave travaille dans un pays où il existe un droit du travail, ainsi que des conventions collectives réservées au secteur des « services à la personne », le droit, dans le lieu où il travaille, n’est que partiellement présent. Le domicile est un lieu de travail spécifique à double titre : il échappe au contrôle institutionnel et juridique, et il est marqué par une grande proximité émotionnelle et physique entre les patronnes et les domestiques, qui contribue à flouter la dimension salariale de leurs relations. Les travaux féministes matérialistes ont d’ailleurs montré, à partir du cas spécifique des femmes migrantes pauvres, que la maison en tant que lieu de travail est particulièrement propice à l’exploitation de celles qui y accomplissent les tâches domestiques : le travail y est « ni tout à fait gratuit, ni pleinement salarié et prolétaire » (Falquet, 2009, p. 180), et ces femmes ont des conditions d’emploi et de travail qui oscillent entre esclavage, « sexage » et salariat (Delphy, 1997 ; Galerand, 2015 ; Galerand et al., 2015). Les travaux historiques ont quant à eux montré, pour le cas européen, la « longue marche » des domestiques pour l’obtention d’une reconnaissance et de droits (Martin-Huan, 1997). Pendant longtemps, alors que se déploient des mouvements ouvriers dans certains pays européens, les domestiques en sont exclues, et ne sont que tardivement considérées comme des travailleuses (Guiral et Thuillier, 1978 ; Fraisse, [1979] 2009 ; Schwartz, 2019). Enfin, à l’échelle internationale, il a fallu attendre 2011 pour que l’Organisation internationale du travail adopte la Convention no 189, qui fixe un certain nombre de règles à suivre par les pays ratificateurs (Schwenken, 2011, 2012). Le lieu où elle s’exerce, les relations « affectées » qui la caractérisent, la difficulté à être considéré comme un travail par les organisations syndicales et internationales sont des éléments qui montrent que l’encadrement institutionnel et juridique de la domesticité ne va pas de soi et demeure fragile.

3Cependant, cela ne signifie pas que le droit ne pénètre jamais les maisons où travaillent les domestiques. La diversité des formes et des contextes contemporains de domesticité, que renseigne un vaste panel d’études de cas (Avril et Cartier, 2019), rend superficielle une homogénéisation de la place qu’y a le droit : le cas de Gustave et de ses subalternes révèle, plus qu’une absence de droit, un certain nombre d’arrangements. Ce cas est représentatif de la place du droit dans la domesticité à temps plein des grandes fortunes. Elle est une forme de domesticité marginale en France [6] (puisque le travail à temps partiel chez des ménages aux ressources économiques variées y prédomine), où se déploient des situations de coprésence continue entre deux parties issues de milieux sociaux très éloignés. J’ai rencontré des femmes et des hommes multimillionnaires et multipropriétaires, majoritairement de nationalités française, américaine ou d’autres pays européens, qui emploient entre une et plusieurs dizaines de domestiques à temps plein, polyvalentes et spécialisées (cuisinier, majordome, gouvernante, nanny, chauffeur, valet et femme de chambre). Issues des classes populaires et des petites classes moyennes, ces domestiques sont de nationalités variées, et travaillent au quotidien chez une seule et même famille. Dans cette forme de domesticité, la richesse des patronnes permet l’entretien d’un personnel multiple, et donc, pour la sociologue, l’exploration de négociations diverses où se jouent des rapports de force et de hiérarchie entre elles et leurs domestiques, et entre domestiques. Autrement dit, dans de nombreuses maisons [7] à domesticité multiple, les configurations du travail s’apparentent à celles d’un hôtel : les majordomes et les gouvernantes dirigent les valets et les femmes de chambre, qui eux et elles-mêmes dirigent les domestiques assignées au ménage et les lingères, et se coordonnent avec des domestiques plus spécialisées dans la cuisine, dans la garde d’enfants, dans les transports. L’organisation du travail et des relations y nécessite un minimum d’encadrement et de régulation, qui s’appuient en partie sur les lois existantes dans un contexte donné. Comment ce droit est-il élaboré dans les maisons ? De quelles manières sont fixées les conditions de travail ? Quelles références sont mobilisées pour établir les termes des relations ?

4Cet article défend que le quotidien de la domesticité à temps plein des grandes fortunes est loin d’être celui d’un salariat sans droit : il repose sur des rapports de travail qui émanent de cadres et de règles établis par les deux parties. Il fait l’hypothèse que, néanmoins, patronnes et domestiques s’arrangent de manière discrétionnaire par un usage stratégique des cadres juridiques mis à leur disposition. Il mobilise une définition polysémique du droit : le droit y est entendu dans un sens restrictif en tant que législation, et dans un sens plus large en tant que règles et normes négociées s’inspirant ou pas des lois. Autrement dit, faire le droit, dans la domesticité, recouvre des pratiques éparses, dont la mise en œuvre des droits existant dans un contexte national donné n’en constitue qu’une partie. Cette hypothèse est travaillée dans le contexte français, qui se caractérise d’ailleurs par une situation relativement ambivalente à l’égard du droit des domestiques : outre l’existence d’un droit du travail, la structuration du secteur des « services à la personne » s’est accélérée sous l’impulsion des recommandations de l’Union européenne depuis trois décennies, encourageant la création d’emplois domestiques, encadrée par des conventions collectives (Devetter et al., 2009 ; Carbonnier et Morel, 2018). Cependant, la France s’est jusqu’à présent abstenue de ratifier la Convention no 189 de l’oit. De surcroit, les mobilisations collectives de domestiques sont rares en France. Celles travaillant chez les grandes fortunes ne sont ni syndiquées, ni militantes. C’est à partir d’entretiens conduits auprès de ces domestiques (N = 113) et de patronnes très fortunées (N = 123) [8], ainsi que d’immersions dans le quotidien des grandes fortunes en tant que nanny (un an, entre Paris et Pékin) puis aide cuisinière (4 mois, Paris) [9], que l’article explore la place du droit dans les maisons à domesticité multiple des grandes fortunes.

5La démarche théorique choisie pour mener à bien cette analyse est la suivante : aussi invisibilisée que puisse parfois être sa dimension salariale, la domesticité est ici considérée comme un travail, et donc étudiée avec les outils théoriques et empiriques de la sociologie du travail (Arborio et al., 2008 ; Avril et al., 2010). Cette dernière dialogue avec la sociologie du droit, et plus particulièrement avec les Legal Consciousness Studies, qui proposent d’être attentives aux « consciences du droit » par les relations entre droit et vie quotidienne, et d’envisager le droit comme un « cadre interprétatif » construisant le sens de situations ordinaires et comme ressource fondant un pouvoir dans la vie quotidienne (Pélisse, 2005, p. 123 ; Sarat et Kearns, 1993 ; Engel, 1998 ; Ewick et Silbey, 1998 ; Nielsen, 2000). Rares sont les travaux qui relient les apports respectifs de la sociologie du travail à cette sociologie : cet article en montre le caractère heuristique, puisque cette rencontre permet de voir émerger le droit dans les rapports de domesticité, et de saisir ce qui remplace la législation lorsqu’elle n’est pas utilisée. La démarche théorique permet de discuter une thèse avancée par Adèle Blackett à propos du droit dans les domesticités. Dans ses recherches sur la régulation internationale du travail par l’oit et ses déclinaisons en politiques publiques nationales par les pays ratificateurs de la Convention no 189, elle invite à regarder dans quelles mesures les lois produites viennent contrecarrer ou, du moins, mettre en balance, la loi du lieu de travail qu’est la maison (« the law of the household workplace ») : cette loi est celle, plus ou moins implicite, définie entre patronnes et domestiques, hors des cadres législatifs existants (Blackett, 2019). La question qu’elle pose est la suivante : les lois internationales et nationales sont-elles assez puissantes pour contrebalancer le pouvoir a priori inerte de la loi de la maison ? Sa réponse est que la loi de la maison persiste, mais que les dispositifs de régulation peuvent parfois entrer en concurrence avec elle. Cet article va dans le sens de cette réponse : néanmoins, le cas de la domesticité à temps plein des grandes fortunes la nuance. A. Blackett met en effet l’accent sur le fait que la loi de la maison est avant tout définie par les patronnes. Or, dans la domesticité à temps plein des grandes fortunes, les statuts professionnels des domestiques, leurs trajectoires et leurs ressources peuvent leur permettent de négocier individuellement leurs conditions de travail. Leurs patronnes n’ont donc pas systématiquement le dernier mot, et leurs injonctions peuvent être contrecarrées par leurs domestiques. Le cas de la domesticité des grandes fortunes montre que faire le droit au travail engage des rapports de pouvoir entre dominantes et dominées, qui non seulement ne sont pas toujours en faveur des premières, mais qui ne sont pas toujours en marge des lois non plus. Dans les maisons enquêtées, le droit émane plus précisément d’une articulation entre usages stratégiques des lois, contournement des lois et références à des règles non institutionnalisées.

6La première partie de cet article déconstruit deux types de « consciences du droit » des patronnes et des domestiques. Elle analyse les discours qu’elles portent sur la législation à l’aune de deux catégories établies par Patricia Ewick et Susan Silbey, être « face au droit » et « contre le droit », et montre qu’elles méconnaissent largement les conventions collectives qui s’appliquent à la domesticité en France. Ces catégories sont toutefois affinées en séparant leurs discours, d’une part, et leurs pratiques, d’autre part. En effet, la seconde partie explore leurs pratiques quotidiennes du droit. Loin d’être toujours ajustées aux représentations définies dans la première partie, ces pratiques s’inscrivent dans la troisième catégorie de la typologie des « consciences du droit » : être « avec le droit ». Pour cela, patronnes et domestiques jouent avec le droit, en s’appuyant notamment sur un ensemble de règles et de principes informels qui concurrencent les lois. De façon transversale à ces deux parties, l’analyse des caractéristiques et des trajectoires des personnes rencontrées révèle que le caractère discrétionnaire de leurs usages du droit dépend largement de l’ancienneté de leur expérience de la domesticité. Cette expérience leur permet non seulement d’acquérir une connaissance plus générale du droit français qui compense leur ignorance des conventions collectives, mais aussi de gagner en assurance et en légitimité pour proposer ou imposer des règles qui lui échappent. En s’armant du droit, en le complétant ou en le remplaçant par ces règles, patronnes et domestiques élaborent un contrat de travail domestique, rarement écrit ni toujours explicité en amont, dont l’inconsistance des frontières est justement une condition à l’existence du rapport de travail.

Parler du droit : entre référence évidente et rejet catégorique

7Dans leurs travaux sur les « consciences du droit » et la légalité, P. Ewick et S. Silbey (1998, 2003) utilisent un dispositif d’enquête par entretiens qui leur permet de saisir, au travers des histoires racontées par les personnes enquêtées, la place qu’occupe le droit dans leur vie quotidienne. Cette démarche a été une source d’inspiration pendant l’enquête conduite auprès des patronnes et des domestiques. Lors de nos conversations, c’est à travers un ensemble de thématiques que la question du droit émergeait de part et d’autre : tantôt il fallait aborder de front la question des conditions de travail et du droit français, tantôt la focale mise sur la personnalité d’une domestique ou le comportement d’une patronne renseignait indirectement sur ses façons d’appréhender le droit. Même lorsqu’elles font référence à la législation existante, les deux populations rencontrées méconnaissent celle qui concerne spécifiquement la domesticité.

Une typologie des discours sur le droit dans les rapports de domesticité

8Dans les Legal Consciousness Studies, le droit est défini comme la législation existant dans un contexte donné, et comme ce qui définit les frontières du « juste » et du « bien ». P. Ewick et S. Silbey ont établi une typologie des « consciences du droit » des personnes qu’elles ont rencontrées. Cette typologie regroupe trois attitudes vis-à-vis du droit : être « face au droit » (« before the law »), c’est-à-dire le considérer comme un principe et en accepter les termes ; être « contre le droit » (« against the law »), c’est-à-dire l’envisager comme une contrainte et ne pas l’appliquer ; et, enfin, s’autoriser à jouer avec le droit, et donc être « avec le droit » (« with the law »). Cette typologie s’avère heuristique pour rendre compte des résultats rencontrés sur le terrain. Toutefois, alors que les « consciences du droit » formulées par les chercheuses incluent à la fois les représentations et les pratiques, les discours que les patronnes et les domestiques formulent à l’égard du droit sont parfois décalés des pratiques qu’elles mettent en œuvre. Plutôt qu’une typologie des « consciences du droit », je préfère donc ici reprendre ces catégories pour analyser séparément les discours sur le droit et les pratiques du droit. Dans le cas étudié, les catégories « face » et « contre » le droit relèvent des discours, analysés dans cette partie, tandis que celle « avec » le droit relève des pratiques, étudiées dans la partie suivante.

Être « face au droit »

9Un premier type de représentation du droit est celui d’un principe immuable et inconditionnel, dont le respect est érigé en « bonne » pratique. Cette représentation du droit comme principe est à la fois partagée par les patronnes et les domestiques. Les premières définissent les frontières de la légalité, ou encore des conditions de travail « normales » comparées à d’autres métiers et secteurs professionnels. Le droit est aussi appréhendé comme un ressenti ou un vécu du travail : le bien-être et la satisfaction au travail des domestiques signifient que le droit est respecté.

10Charles, patron français âgé de 48 ans, cadre de banque, emploie depuis vingt ans deux domestiques polyvalentes à temps plein dans l’appartement des Hauts-de-Seine qu’il habite avec sa femme, médecin généraliste française âgée de 44 ans. Au cours des vingt dernières années, le couple a eu affaire à cinq domestiques différentes. Les deux domestiques qui travaillent pour le couple au moment de l’enquête sont respectivement en poste depuis deux et six ans, et vivent dans un studio partagé à l’étage au-dessus de l’appartement. Lorsqu’il parle des conditions de travail de ses domestiques, Charles évoque les « valeurs » qu’il attribue aux lois, qui sont pour lui évidentes et nécessaires au fonctionnement de la société.

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Charles : « [L.] et [Y.] sont ici comme chez elles, je crois qu’elles connaissent tout par cœur, elles savent ce qu’elles doivent faire, ma femme et moi, ça nous convient bien.
− Combien d’heures travaillent-elles par jour… enfin, environ, selon vous ?
Charles : Oh bah, je ne saurais pas trop quoi dire, je ne sais pas si je calcule, mais c’est comme vous, et moi, disons, huit heures, voilà, une journée de travail normale, huit heures, puis elles rentrent chez elles, au-dessus et… non, pour ça, on est respectueux, vraiment, de ça. C’est normal, c’est la loi, enfin…
− La loi ?
Charles : Oui c’est important, enfin, nous on respecte la loi, avec ma femme, du moment que tout est cadré, tout va bien, hein. C’est une question de valeurs, vous voyez… Enfin, on voit qu’elles sont contentes, qu’elles vivent bien, pour nous c’est quand même important, puis moi je veux pas avoir de soucis, de litiges, si je puis dire, donc je respecte tout, pareil, elles ont des pauses, des jours de repos, tout ça, vous pouvez regarder, c’est dans la loi, et nous on l’applique, et c’est bien normal. Quand j’entends des histoires de choses, là… pas respectées, je me dis que bon, bah, y a quand même une loi, en France, bah faut l’appliquer, c’est tout, c’est comme ça. »
(Entretien avec Charles, juin 2017, chez lui, dans les Hauts-de-Seine)

12Même si se présenter comme un « bon élève » devant la loi est attendu en situation d’entretien, cela révèle que ce patron définit le droit par les heures de travail. Sans être assuré du nombre d’heures travaillées, il se réfère à une norme qui serait huit heures de travail journalières, et généralise la « normalité » des conditions de travail et de repos de ses domestiques. La preuve en serait que ses domestiques sont selon lui satisfaites. La « loi » ne réfère pas à une législation précise, mais plutôt à un droit du travail flou, qui serait universel.

13Chez les patronnes, être « face au droit » signifie aussi anticiper les conséquences de son contournement. Tout en restant imprécis, le droit est un principe en ce qu’il correspond à la fois à leurs valeurs − citoyennes, morales, humanistes, égalitaristes − et parce qu’il concourt à leurs intérêts : être « face au droit » leur évite les risques encourus face à la justice, et leur apporte des compensations économiques.

14À l’instar des patronnes, les domestiques présentent le droit comme un principe nécessaire et inconditionnel. Leur définition est plus large que celle des patronnes : le droit concerne à la fois la déclaration, les contrats et les conditions de travail. S’y ajoutent le respect et la reconnaissance de leur travail. Le droit relève de tout ce qui concourt à de « bonnes » situations de travail : les domestiques ont donc un rapport positif au droit, et le présentent aussi comme un outil fait pour les protéger.

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Mariana : « Tu sais, en Colombie, de là où je viens, t’es pas respectée quand t’es une bonne. Ici, y a des cons aussi, y en a des patrons, ils respectent pas la loi. Mais quand même, moi, mes patrons, ils sont bien là-dessus. Moi, je suis déclarée, donc je paie des impôts en France et j’ai aussi les droits sociaux. C’est important. Moi je crois que la loi elle est nécessaire. Ici, j’ai un travail où je me sens respectée, je ne travaille pas dix-huit heures dans la journée mais environ dix heures, et le dimanche je suis un peu plus payée.
− Tout ça, c’est dans ton contrat ?
Mariana : Le contrat ? (Elle sourit) Oui, c’est le contrat, on a un contrat, qu’on respecte parce qu’on tient parole, eux et moi. C’est un engagement… moral, tu comprends ? Le contrat, c’est important, c’est le respect mutuel. (Elle réfléchit) Par contre, ici, avec ces patrons, y a pas vraiment de choses… comment dire, écrites, tu vois. Alors c’est un peu le négatif, car c’est moins rassurant, quand ça reste juste dit, pas écrit. Et je crois qu’en France, si c’est pas écrit, bah c’est moins bien, tu vois. » [10]
(Entretien avec Mariana, juillet 2016, chez sa patronne, à Paris, en son absence)

16Mariana, femme colombienne âgée de 43 ans, travaille pour un couple ayant un enfant, entre Paris et Luxembourg. Dans ses propos, le droit ne réfère pas à des lois précises, mais s’incarne à la fois dans le fait d’être déclarée, d’avoir des heures de travail et un salaire décents, d’être respectée, et d’avoir un contrat écrit. L’absence de ce dernier au profit du contrat oral et moral est d’ailleurs à ses yeux un manquement au droit et, plus précisément, à la représentation qu’elle se fait du droit français, par opposition au droit de son pays d’origine. La référence à un contexte national donné pour estimer si une pratique est dans le droit est monnaie courante chez les domestiques issues de l’immigration. La France incarne le droit, ce qui en renforce leur attachement, y compris lorsqu’elles ne connaissent pas la législation. Cet ancrage national du droit comme principe est aussi valable pour les patronnes : comme l’a montré Amélie Le Renard (2017) dans le cas des expatriées françaises à Dubaï qui emploient des domestiques, les patronnes rencontrées pensent la France comme un pays égalitaire, et donc régi par un droit qu’il faut respecter. Lorsqu’elles emploient des domestiques dans d’autres pays et, surtout, dans des pays non « occidentaux » [11], elles leur opposent la France, dépeinte comme un pays où il faut respecter le droit, car il n’y a pas le choix.

17Les patronnes et les domestiques sont donc « face au droit », et cette prise de position dans les discours se réfère au contexte français. Toutefois, être « face au droit » ne veut pas dire se référer aux lois propres au travail domestique à domicile, ni même à d’autres lois. Pour les deux parties, être « face au droit » se traduit par la déclaration du travail, par des intérêts moraux, sociétaux, économiques, et par le bien-être, réel ou supposé, des domestiques.

Être « contre le droit »

18Ériger le droit comme principe n’empêche pas qu’il soit aussi perçu comme une contrainte. Ces deux représentations, loin d’être exclusives, sont même complémentaires. Du côté des patronnes, être « contre le droit » se traduit systématiquement par un rejet du contrat de travail, qui ferait obstacle aux « bonnes » relations. Ce rejet est particulièrement représentatif de l’aristocratie, et lié à une expérience longue de la domesticité. Habituées de la domesticité, les aristocrates disent se passer de contrat, et plus généralement du droit du travail. L’un de leurs principaux arguments est que la domesticité fonctionne mieux sans. Les lois iraient à l’encontre des principes de flexibilité et de dévouement sous-jacents à leur conception du travail domestique, d’autant plus si les domestiques s’en saisissent contre elles.

19Juliette, femme française âgée de 52 ans, galeriste, emploie depuis vingt-sept ans trois domestiques dans son appartement parisien, et deux domestiques dans sa résidence secondaire située dans les Landes. Elle vit avec son mari, Henri, un homme français âgé de 57 ans, chef d’entreprise. Leurs cinq domestiques travaillent à temps plein dans leurs deux propriétés [12]. Depuis qu’il a du personnel de maison, le couple a employé plus d’une quinzaine de domestiques différentes. À l’exception de deux domestiques, tout le personnel est déclaré. En revanche, le couple présente les conventions collectives réservées au travail domestique à domicile comme des dispositifs contraignants auxquels il ne s’est jamais référé.

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[Pedro est le majordome du couple]
« Et donc, les conventions collectives vous servent, ou… ?
Juliette : Ah, non. Elles sont différentes des autres ?
Henri : Non, c’est la même chose, enfin, tout ça, faut pas entrer là-dedans, sinon on ne s’en sort pas. Nous, on est réglo, on déclare, avec les tickets, comment ils appellent ça ?…
− Le cesu ?
Henri : Oui, ça doit être ça, mais enfin, ça, souvent, [Pedro] m’aide, lui, il doit mieux savoir que moi les règles, même si c’est pas lui qui décide…
Juliette : Moi, en tout cas, toutes ces choses, ça me dépasse. Pourquoi a-t-on besoin de rendre les choses compliquées ? Je suis d’accord de déclarer, c’est la loi, on est en France, puis c’est vrai que ça leur permet de cotiser pour leur retraite, puis nous, nous bénéficions des avantages liés… Mais après, faire un contrat, écrit, et s’obstiner à délimiter des heures, des… tout ça, non mais où va-t-on ? »
(Entretien avec Juliette et Henri, mars 2017, chez eux, à Paris)

21Lorsqu’elle est précisée, la législation évoquée par les personnes de nationalité française est l’ensemble des lois françaises encadrant le travail domestique et le droit du travail français [13]. La contrainte et la menace qu’associe ce couple aux conventions collectives et au contrat écrit s’accompagnent, dans la suite de l’entretien, d’une critique plus générale sur l’accès aux droits et sur l’égalité, qui n’auraient pas lieu d’être dans les rapports de domesticité. Le caractère « intéressé » que les patronnes attribuent au contrat de travail s’oppose à leurs représentations de la domesticité en tant qu’activité fondée sur le don, et non pas sur une logique comptable. Carole Pateman ([1988] 2010) a montré, à partir de l’exemple du contrat sexuel, en quoi le contrat, dont elle fait l’histoire, permet dans certaines situations de légitimer les relations de subordination. Ici, le contrat, lorsqu’il est écrit, est perçu comme une entrave à la flexibilité et aux relations intrafamiliales dont feraient partie les domestiques. La subordination est légitimée par le caractère a priori intime, personnel, émotionnel et « affecté » des rapports de domesticité, que le contrat de travail écrit pourrait dépersonnaliser et refroidir.

22Le refus du contrat écrit, et se positionner « contre le droit », se retrouve également chez les domestiques. Alors que les domestiques ayant une nationalité étrangère [14] sont systématiquement « face au droit » et se disent pour le contrat de travail écrit, celles qui ont une binationalité [15] se disent aussi « contre le droit », et ce de façon indifférenciée entre les domestiques ayant la nationalité d’un pays « occidental » et d’un pays non « occidental ». Les domestiques ayant la nationalité française se montrent en effet plus critiques de la France en général, et ont des discours de défiance face à l’État qui ne se retrouvent pas dans les propos de celles qui ont uniquement une autre nationalité. Cette critique d’une part et cette censure d’autre part, sans doute exacerbées par le fait que je sois de nationalité française, marquent ainsi un clivage vis-à-vis du contrat de travail écrit. Les domestiques de nationalité française ou ayant la binationalité rejettent ce qui serait à leurs yeux une idéalisation du contrat écrit : il n’est, au fond, pas utile, parce qu’il entrave la confiance, essentielle aux rapports de domesticité, ainsi que la flexibilité et l’entière disponibilité qui font de soi une « bonne » domestique. Surtout, ne pas avoir de contrat écrit est aussi une porte d’entrée vers la négociation : si rien n’est figé par l’autorité juridique (et judiciaire) du contrat, il est possible de modifier, au fil du temps, les règles posées. Contrairement aux domestiques de nationalité étrangère, les domestiques de nationalité française pèsent plus aisément le pour et le contre du contrat de travail écrit car elles ont connu davantage d’emplois déclarés avec un contrat de travail écrit. Elles ont constaté que le contrat écrit peut entraver leurs marges de pouvoir dans les relations. C’est ce qu’explique Helena, une femme française et polonaise âgée de 39 ans qui a travaillé à temps plein pour plusieurs familles en France comme domestique polyvalente et nanny.

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Helena : « Moi, quand je suis arrivée en France il y a vingt ans, j’ai travaillé au noir. Mais j’avais hâte d’être déclarée et, surtout, d’avoir un contrat de travail, un vrai.
− Un vrai ?
Helena : Oui, une feuille où il y a tout écrit. Mais ça, tu sais, c’était avant, je pensais qu’en France, tout était super carré, que j’allais avoir de très bonnes conditions de travail.
− Et ce n’est pas le cas ?
Helena : Pas toujours, non ! Mais, surtout, je me suis rendu compte que parfois…Et bah, je préfère quand il n’y a pas de contrat ! Quand ça reste un peu flou… ça a ses avantages. Je peux un peu… un peu plus m’imposer, surtout depuis que je suis française… plus flexible, voilà, on peut… faire des arrangements. Parfois, respecter la loi, c’est pas très avantageux, finalement. »
(Entretien avec Helena, juin 2018, au téléphone)

24Helena a obtenu la nationalité française huit ans avant notre rencontre. Si l’obtention de cette nationalité n’a pas eu d’influence sur le fait d’être employée avec ou sans contrat de travail écrit [16], elle lui a en revanche donné de l’assurance et du recul par rapport à la représentation qu’elle se faisait de la France avant son arrivée. Plus tard dans l’entretien, elle m’explique se sentir plus légitime pour critiquer le « système français », comme elle le qualifie, qui entretiendrait l’idée, selon elle fausse, que la contractualisation écrite des rapports de travail protègerait les travailleuses. Ce changement de représentation vis-à-vis du contrat écrit, et par extension du droit, est typique des domestiques qui ont acquis la nationalité française au fil de leurs expériences de travail en France. Leurs discours sont marqués par une désillusion vis-à-vis de ce qui incarne pour elles le droit au travail [17].

Des conventions collectives méconnues

25Il est frappant de constater que les positionnements des patronnes et des domestiques « face » ou « contre » le droit sont déconnectés de leur connaissance des lois françaises concernant la domesticité. Dans le discours de Charles, le droit est érigé comme principe mais il ne renvoie pas à des lois précisément explicitées. Cette absence de référence à des lois précises est caractéristique : peu de patronnes évoquent dans le détail le droit du travail ou les conventions collectives du secteur des services à la personne. En fait, elles ont une connaissance partielle des conventions : elles connaissent le Chèque emploi service universel (cesu) comme moyen administratif de déclarer et sont au fait des exonérations fiscales prévues pour l’emploi à domicile, bien plus que des conditions de travail à mettre en œuvre. Les 35 heures, le Smic, le dimanche non travaillé sont régulièrement évoqués de façon ambivalente : les patronnes les présentent comme des références, restant évasives lorsqu’il s’agit de repérer les cadres juridiques du travail de leurs domestiques.

26Réduire cette absence des lois concernant la domesticité dans leurs propos à une stratégie de présentation de soi ou d’éviction de ce que recouvre le droit au-delà de la déclaration ne serait pas tout à fait juste. En fait, les patronnes méconnaissent les conventions collectives. Les lois évoquées relèvent du droit du travail général plus que des conventions collectives. Ce constat peut être mis en parallèle avec l’enquête conduite par la fepem et le Crédoc en 2008 sur le statut de « particulier-employeur » [18]. Même si l’enquête repose sur un échantillon de cinquante « particuliers-employeurs » dont les profils ne correspondent pas exactement à ceux des patronnes rencontrées [19], elle dresse le constat suivant : « Les particuliers-employeurs ont généralement une connaissance plus poussée du cadre légal qui régit la relation entre un particulier et son employé. Toutefois, cela se limite souvent à la lecture des informations qui leur sont fournies avec les cesu. […] L’étude quantitative confirme que l’écrasante majorité des particuliers-employeurs connait les avantages fiscaux liés à l’emploi direct (83 % estiment les connaitre)… mais que la convention collective dont dépendent les salariés est largement moins connue (un tiers la connait). » (p. 5). À cette méconnaissance de la convention collective s’ajoute celle de la fepem. Le document précise que certaines patronnes se distinguent cependant par leur plus grande connaissance du cadre légal : il s’agit des plus jeunes, de celles qui emploient des gardes d’enfants, et de celles qui ont rencontré des situations conflictuelles avec leurs domestiques. Or, ces variables recoupent quelques résultats issus du terrain : les patronnes qui évoquent les conventions collectives et semblent davantage les maitriser sont jeunes, et/ou embauchent des nannies pour les enfants, et/ou exercent les professions d’avocate, magistrate, patronne d’entreprise, ou travaillent dans les ressources humaines. Mais, alors qu’on pourrait croire que les patronnes les plus âgées, et/ou qui ont une longue expérience de la domesticité connaissent les conventions, cela ne se vérifie pas, comme en témoigne Juliette.

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Juliette : « C’est vrai qu’on a l’expérience maintenant, d’avoir du personnel, on sait s’y prendre, on sait quoi négocier. On s’arrange bien entre nous, on sait ce que veut le personnel, ce sur quoi il va réclamer.
− Donc les conventions collectives, enfin celle qui concerne plus spécifiquement les particuliers-employeurs, comme on dit, vous les connaissez bien j’imagine…
Juliette : (Elle esquisse une grimace) Heu… pas vraiment, je dois vous dire que je m’en intéresse assez peu. Je ne les ai jamais lues… j’imagine que ça pose des limites en termes d’heures de travail, de congés… enfin, ça, on le fait nous-mêmes avec mon mari. Après, mon mari est chef d’entreprise, tout ce qui est… enfin le droit du travail, il connait quand même. Alors après, le droit du travail du personnel, est-ce que c’est bien différent de celui de… de ses salariés ? Je ne sais pas, je ne savais même pas que ça existait, ces conventions réservées aux employés de maison. […] Nous, on a l’habitude, je sais comment faire avec mon personnel, je n’ai pas besoin de guide, ou quoi que ce soit, je gère le personnel comme une petite entreprise ! »
(Entretien avec Juliette et Henri, mars 2017, chez eux, à Paris)

28Juliette et Henri cumulent à la fois une ancienneté importante dans la domesticité, et, pour Henri, une compétence en matière de droit du travail et une expérience du rôle de patron en tant que patron d’entreprise. Cela explique l’aisance avec laquelle Juliette affirme négocier le travail de son personnel et les relations qu’elle entretient avec lui. Dans son cas, on remarque même qu’elle s’approprie le partage de la compétence de patron de son époux : femme de chef d’entreprise, elle est la cheffe dans sa maison, qui n’a pas besoin d’apprendre ce rôle par la connaissance des lois. L’« habitude » est ici prise comme un argument légitimant le fait de ne pas s’en remettre à des textes officiels cadrant ce qu’elle et son époux savent, selon elle, déjà cadrer.

29Ce sont en fait les patronnes les plus jeunes, et/ou pour lesquelles la domesticité est une pratique récente dans leurs trajectoires, qui se réfèrent le plus aux conventions collectives. Elles sont aussi plus au fait des réformes et des actualités du secteur des services à la personne, et notamment du « plan Borloo », parfois évoqué en entretien. Cette connaissance semble moins due à leur profession et à leur capital culturel qu’à leur moindre expérience de la domesticité que d’autres. Les conventions sont alors présentées comme un outil utile pour les aider à être patronnes.

30Quant aux domestiques, elles partagent avec leurs patronnes cette méconnaissance. Lorsque je les évoque en entretien, les conventions collectives suscitent même un certain étonnement, y compris chez ceux et celles qui, par ailleurs, ont une certaine connaissance du droit du travail, comme Loïc, majordome français de 39 ans à la tête d’une équipe de onze personnes. Loïc, qui s’occupe de la rémunération de ses subalternes, connait, comme il dit, « les grands principes » du droit du travail français, ainsi qu’un ensemble de stratégies d’optimisation fiscale qu’il a appris auprès de son patron, chef d’entreprise. Mais il ne connait pas les conventions collectives du « particulier-employeur ». En entretien, cela ne l’empêche pas d’être « face au droit ».

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« Ton texte de référence, c’est la convention collective ?
Loïc : La convention collective ?
− Tu sais, du particulier-employeur…
Loïc : Ah ! Oh, j’en ai vaguement entendu parler, mais, je la connais pas vraiment en fait… c’est pour les aides à domicile plutôt, non ?
− Il y a en a une réservée aux employeurs qui ont du personnel à domicile.
Loïc : Ah, ok, oui, bah moi, je me réfère à une démarche assez classique, ils sont tous déclarés à temps plein, congés payés, voilà, enfin je sais pas trop ce qu’il y a de spécifique dans la convention dont tu parles, mais je vois pas trop ce que ça apporterait… Mais oui, c’est bien qu’il y ait des conventions. Moi je suis pour les conventions, par contre, celle dont tu parles, je la connais pas. »
(Entretien avec Loïc, juillet 2018, chez son patron, dans les Alpes-Maritimes, en son absence)

32L’ancienneté dans la domesticité, le niveau de diplôme, le passage par d’autres secteurs professionnels, ou l’expérience de postes haut placés sont autant de variables qui confèrent aux domestiques une plus grande familiarité du droit du travail et des conventions collectives qui s’appliquent pour la domesticité. Les majordomes et les gouvernantes, dont le rôle est de recruter le personnel de maison et d’accomplir les démarches administratives pour les déclarer, sont par exemple particulièrement au fait du droit du travail − parfois même bien plus que leurs patronnes. Comme l’a montré Camille Trémeau (2017) dans sa thèse sur les rapports au droit du travail de jeunes salariées du btp, de la coiffure-esthétique et de l’informatique, les caractéristiques sociales, les trajectoires professionnelles et les relations tissées avec les patronnes expliquent des connaissances inégales des lois. Ainsi, en sus des domestiques ayant des postes de direction, comme les majordomes, celles qui travaillent depuis plus d’une dizaine d’années au service de familles à domicile sont plus au fait du droit du travail que celles qui débutent : cette connaissance résulte notamment du partage d’informations avec d’autres domestiques rencontrées au cours de leur trajectoire ou encore de l’acquisition progressive de la maitrise du système administratif et juridique français.

33Cet effet de l’ancienneté de la domesticité invite à discuter un constat avancé par Laura Nielsen (2000), à partir de la typologie « before/against/with the law » : en travaillant sur les « trajectoires du droit », elle montre que des individus peuvent successivement passer d’une conscience du droit à une autre au cours de leur vie, selon les expériences vécues. Ici, domestiques et patronnes peuvent, au cours de leur expérience de la domesticité, changer de discours vis-à-vis du droit. Leurs discours peuvent aussi être convoqués simultanément, et elles peuvent être « face » et « contre » le droit, sans que ces représentations du droit soient exclusives. En outre, leurs représentations du droit ne sont pas liées aux connaissances qu’elles ont des lois françaises : Loïc se dit en faveur des conventions collectives, mais il ne connait pas celle qui s’applique à l’emploi à domicile.

34Qu’en est-il de la troisième catégorie proposée par P. Ewick et S. Silbey ? L’extrait des propos de Gustave rapporté en introduction illustre la façon dont les patronnes articulent les discours et les pratiques du droit : elles tissent les relations et les contours du travail « avec le droit ». Autrement dit, parler du droit et faire le droit, dans la domesticité, suppose de naviguer entre acceptation et refus de la législation, y adhérer dans le discours sans pour autant les utiliser dans les faits (ou l’inverse), faire appel à d’autres repères permettant d’établir des règles qui complètent ou remplacent les droits officiels.

Faire le salariat domestique « avec le droit »

35À côté de ces représentations du droit et de la méconnaissance des conventions collectives régissant les services à la personne, il y a les façons dont les patronnes et les domestiques utilisent concrètement ce droit dans la domesticité. Discours et pratiques du droit ne se recoupent pas systématiquement : alors qu’être « face au droit » jalonne les discours des patronnes, elles sont, dans les faits, « avec le droit ». Il en va de même pour les domestiques. En fait, les négociations du salariat domestique oscillent entre contournement et manipulation des lois, et règles informelles. Cette pluralité d’appuis pour faire le droit s’exprime au sein d’une même maison : les situations de domesticité multiple sont particulièrement intéressantes pour rendre compte du fait que le droit se fabrique selon les relations entre patronnes et domestiques.

Une déclaration routinière du travail sans contrat

36Déclarer les domestiques est une pratique répandue, qui matérialise le droit en tant que législation. Parce que les patronnes qui ne déclarent aucune domestique ou qui n’ont jamais déclaré leurs domestiques sont rares dans l’échantillon constitué, les situations de travail ne varient pas tant selon qu’elles déclarent ou non le travail, que selon les manières dont elles le déclarent, ce qui est déclaré, et qui est déclaré.

37Deux façons de déclarer s’observent en effet sur le terrain. La première, c’est l’usage des Chèques emploi service universel (cesu), mis en place pour faciliter les démarches administratives des services à domicile. C’est d’ailleurs leur aspect pratique qui est souligné par les patronnes qui l’utilisent ; avec le cesu, elles ont le statut, au regard de la loi, de « particuliers-employeurs ». La seconde façon de déclarer ses domestiques est par le salariat d’entreprise, à l’instar du patron de Gustave : les patrons déclarent leurs domestiques comme salariées de leur entreprise. Dans les couples hétérosexuels rencontrés, la déclaration du travail des domestiques est dévolue aux chefs de famille. Cette façon de déclarer concerne les hommes patrons chefs d’entreprises, ou occupant des professions libérales, comme les avocats et les médecins. Les domestiques sont alors déclarées comme salariées de statuts différents selon leur poste dans la maison, et le salaire associé. Certains avocats et médecins qui ont une ou plusieurs domestiques haut placées dans la hiérarchie de la domesticité et dont les tâches incluent du travail administratif et de gestion (le plus souvent les majordome, gouvernante, valet et femme de chambre) déclarent ces domestiques comme secrétaires. Les frontières entre tâches domestiques et tâches de secrétariat sont en effet parfois poreuses : le travail du personnel de maison peut inclure le travail de secrétariat et de gestion administrative de la maison et de la sphère privée, et les domestiques ne s’occupent pas seulement de la vie privée de la famille servie, mais également de la vie professionnelle. Certaines sont même effectivement amenées à travailler pour la société de leurs patrons en même temps qu’elles travaillent comme domestiques. Domesticité et secrétariat ont d’ailleurs déjà été rapprochés dans la littérature : l’enquête de Josiane Pinto et son article sur la « secrétaire et son patron » montrent bien comment les secrétaires gèrent à la fois la vie professionnelle et la vie privée de leurs patrons, font au travail des tâches domestiques, et entretiennent avec eux des relations proches de celles qui s’observent dans les domesticités (Pinto, 1990) [20]. Une troisième façon de déclarer ses domestiques est sous la forme d’une Très petite entreprise (tpe) ou d’une Petite et Moyenne entreprise (pme) qui rassemble tous les domestiques (ou presque) : cette pratique se retrouve essentiellement chez les patrons ayant une domesticité multiple très importante (plus d’une quinzaine de domestiques) et possédant des domaines agricoles. Les domestiques sont déclarées comme étant des salariées du domaine en question, en sus d’autres salariées dédiées aux exploitations agricoles.

38La façon dont sont déclarées les domestiques est liée à leur nombre, à leurs postes, et aux professions de leurs patrons. Ces derniers justifient leur choix de déclaration par sa facilité administrative, au vu de leurs activités professionnelles voire extra-professionnelles, auxquelles sont liés leurs intérêts économiques – notamment du fait du montant des charges patronales et des exonérations fiscales. Quel que soit le type de déclaration, son enjeu est celui des heures de travail déclarées. C’est sur ces heures déclarées que se polarisent les déclarations observées : les domestiques sont déclarées soit à temps plein, soit à temps partiel. La déclaration à temps partiel est la pratique la plus rencontrée dans le cas des déclarations par cesu. En fait, il s’agit d’un travail « au gris », dont le reste de la rémunération est donné en espèces à la fin du mois. Les patrons justifient le travail « au gris » par l’argument fiscal. Leurs propos et ceux des domestiques au sujet des heures déclarées et les récépissés de déclarations et de contrats observés pendant l’enquête montrent que le nombre d’heures déclarées par domestique varie entre trois heures et vingt-cinq heures par semaine, avec une moyenne de quinze heures. Les sommes versées en dehors de la procédure de déclaration sont effectivement conséquentes puisqu’elles sont, dans ces cas, au moins équivalentes aux sommes déclarées.

39Le travail peut également être déclaré comme un temps plein de 35 à 40 heures, et cette pratique s’observe lorsque les domestiques sont déclarées comme salariées d’une entreprise. Déclarer à temps plein ses domestiques suscite beaucoup de fierté chez les patrons, qui se présentent ainsi comme irréprochables au vu de la loi. L’un le qualifie de travail « au blanc », expression très significative du caractère exemplaire attribué à la déclaration à temps plein.

40Deux précisions sont à apporter au travail « au gris » et au travail « au blanc ». Dans les deux cas, le nombre d’heures déclaré est toujours inférieur aux heures effectivement faites par les domestiques. En outre, cette sous-déclaration des heures peut s’accompagner, dans les deux cas, d’une sous-déclaration de leur montant. Les domestiques déclarées en France sont massivement déclarées au Smic horaire, l’argent non déclaré qui complète leurs salaires compensant les différences. Ces dernières sont particulièrement importantes pour les domestiques les plus haut placées dans la hiérarchie et les mieux rémunérées. Plus que l’absence de déclaration, c’est la sous-déclaration, qu’elle soit du nombre d’heures et/ou de leur montant, qui est la pratique la plus fréquente.

41La déclaration du travail témoigne des manières dont les patronnes jouent « avec le droit » : ce jeu se fait majoritairement, comme on l’a vu en première partie, sans contrat. Il existe cependant quelques exceptions : les patronnes qui établissent des contrats écrits avec leurs domestiques se révèlent être « face au droit » dans leurs discours, et présentent des profils proches : elles emploient du personnel de maison depuis peu de temps ; elles n’ont pas grandi avec du personnel de maison et sont peu familières de la domesticité ; beaucoup sont des fortunes récentes, aux yeux desquelles les lois permettent de se protéger des éventuels risques encourus à faire travailler du monde chez elles (comme les vols). À côté de ces profils, deux autres facteurs de la contractualisation écrite s’ajoutent, qui ne recoupent pas toujours les précédents. Le premier, c’est le nombre de domestiques. Dans les grandes maisons qui en ont plus d’une dizaine, les domestiques sont déclarées. Le second, c’est la forme de la déclaration : les domestiques déclarées comme salariées d’une entreprise ont plus systématiquement un contrat. En effet, les statuts d’entreprise et de patronne sont plus sujets à des contrôles par l’Inspection du travail : en cas d’inspection, les domestiques ont donc un contrat de travail, même falsifié.

42Cela dit, le risque d’être contrôlé par l’Inspection du travail est à relativiser par le paradoxe de ce qui figure sur les contrats de travail. Les 96 contrats consultés, recoupés aux discours des personnes enquêtées et à ce qui a été observé en étant en immersion dans deux familles ont permis d’approcher ce qui figure dans les contrats, lorsqu’il y en a. Deux constats en ressortent. L’un est le caractère minimal du contrat. Les contrats observés et ceux décrits par les personnes enquêtées contiennent essentiellement deux informations : l’intitulé du poste de la domestique et le nombre d’heures pour lesquelles elle est déclarée. Ce caractère minimal est intrinsèquement lié au second constat : ce qui est dans le contrat ne correspond pas toujours à ce que sont ou font les domestiques − et peut même être illégal. Ainsi est-ce par exemple le cas d’un domestique déclaré comme « secrétaire médical » travaillant dix heures par semaine, deux informations indiquées dans le contrat, et qui est en réalité valet de chambre au sein d’une équipe de six domestiques, dormant au domicile de la famille qu’il sert, et travaillant tous les jours sauf le lundi. Dans cet exemple, le contrat correspond au travail et au métier déclarés, mais pas à leur réalité. Il existe des situations où des fiches de postes sont élaborées par les majordomes, et détaillent l’intitulé des postes et des tâches que doivent accomplir les domestiques sous sa direction. Néanmoins, ces fiches de poste ne font ni partie du contrat, ni de la déclaration du travail. Elles sont des fiches essentiellement pratiques, sans portée juridique.

43Finalement, le contrat de travail, dans la domesticité étudiée, demeure essentiellement un contrat oral et moral : le respect de ce contrat repose non pas sur des considérations juridiques, mais sur un engagement moral fondé sur une confiance réciproque et la loyauté des domestiques. Ce contrat non écrit présente ainsi l’avantage de permettre aux deux parties de jouer « avec le droit », et d’en faire évoluer les termes.

Le jeu pluriel du droit

44Les usages différenciés du droit par la déclaration et le contrat ne sont pas figés dans le temps, et ne sont pas homogènes dans une même maison. Au cours de leurs trajectoires, les patronnes et les domestiques peuvent successivement ou simultanément faire différents usages du droit. Un ensemble de facteurs peuvent intervenir dans le temps et changer leurs pratiques : leur expérience des rapports de domesticité, les variations des effectifs de personnel, de leurs caractéristiques et de la division du travail, un changement de situation professionnelle, l’inspiration des pratiques des autres, le pays de travail, ou encore les conflits ou les négociations qui ont lieu au domicile.

45La famille C., pour laquelle j’ai été nanny à Paris et à Pékin, est un exemple des manières de faire « avec le droit ». L’année où j’ai travaillé pour cette famille, quatre domestiques travaillent dans leur appartement parisien, et sept domestiques dans leur maison en Chine. Ces onze domestiques sont à temps plein toute l’année. En plus de ces onze domestiques, la famille emploie une ou deux nannies qui la suivent, selon les périodes de l’année, entre Paris et Pékin. À cette domesticité régulière s’ajoute du personnel ponctuel ou à temps partiel (jardinier, professeurs, cuisiniers et commis de cuisine). Concentrons-nous sur la domesticité parisienne de la famille C. : Rachid, Sofia, Michaela et Fabrice travaillent respectivement comme domestique polyvalent, domestiques polyvalentes et majordome-chauffeur. Rachid travaille depuis trois ans chez la famille, Sofia depuis deux ans, Michaela depuis cinq ans, et Fabrice depuis douze ans. Tous les quatre sont déclarés et ont un contrat de travail. Sofia et Michaela sont déclarées à temps partiel comme salariées de la multinationale pour laquelle travaille leur patron, Christian, comme directeur représentant en Chine. Sur leurs contrats, elles sont déclarées comme « secrétaires de gestion » en cdi, sous la direction de Christian, travaillant quinze heures par semaine sur cinq jours, et étant rémunérées un peu plus de 10 euro nets [21] de l’heure (plus du Smic). Ces deux femmes sont donc chacune déclarées sous cette entreprise pour un peu plus de 600 euro mensuels nets ; travaillant « au gris », leur salaire mensuel en tant que domestiques polyvalentes est quant à lui d’environ 1 350 euro nets. Elles sont nourries, logées ensemble dans une chambre, et blanchies par la famille. Rachid et Fabrice sont également déclarés comme salariés d’entreprise, mais d’une société immobilière française appartenant à leur patron. Ils sont déclarés sous un statut de cadres, en cdi, à temps plein (37 heures), avec deux jours de repos. Le salaire net déclaré de Rachid est d’un peu plus de 2 220 euro par mois (15 euro de l’heure) et celui de Fabrice d’un peu plus de 2 800 euro par mois (19 euro de l’heure). Les deux hommes travaillent eux aussi « au gris » et gagnent respectivement environ 2 610 euro et 3 530 euro nets par mois. Ils sont nourris, blanchis et logés dans des studios situés dans le même immeuble que leurs patron et patronne.

46Depuis qu’elles travaillent pour la famille C., quelques changements ont eu lieu concernant les déclarations et les contrats de ces domestiques. Sofia n’a pas été déclarée pendant les quatre premiers mois suivant son embauche, car Christian embauchait déjà, en sus de la seconde employée, une secrétaire dans son entreprise, qui a ensuite démissionné. Sofia a donc « pris sa place » en étant déclarée comme secrétaire. Fabrice a commencé à travailler pour la famille comme chauffeur indépendant. C’est au bout de trois ans de service que Christian lui a proposé de l’embaucher comme salarié de son entreprise, dont le statut est devenu, deux ans plus tard, celui de cadre. Les salaires déclarés et non déclarés des quatre domestiques ont également fluctué depuis leurs entrées respectives au service de la famille. La façon dont la famille C. déclare ses domestiques montre qu’elle fait différents usages du droit. Ses domestiques ne sont pas toutes déclarées de la même façon, et n’ont pas les mêmes conditions de travail ni les mêmes salaires. Ces usages du droit varient d’une domestique à une autre, selon les postes occupés, ou encore selon leur sexe. Toutes les domestiques travaillant essentiellement en France et étant de nationalité française sont déclarées, mais aucune ne l’est en cesu ; les femmes sont des « secrétaires », les hommes des « cadres ». La division du travail entre les domestiques est renforcée par les usages différenciés du droit que font les familles selon les domestiques. Derrière les intérêts économiques et pratiques que les patronnes avancent pour justifier leurs différents usages de la déclaration et du contrat, ce sont des distinctions symboliques et matérielles entre les statuts des différentes domestiques, leurs profils, et la place qu’elles occupent dans la maison, qui se jouent.

47Christian et Catherine sont, dans leurs discours, « face au droit », mais ce n’est pas pour cela que Christian rédige un contrat de travail et déclare le travail sans frauder. En outre, il adapte les situations juridiques de ses domestiques au cours du temps. Comme lui, beaucoup de patronnes n’obéissent pas à une seule et constante façon de cadrer le travail de leurs domestiques. D’autant plus que leurs usages du droit ne sont pas de leur seul ressort. On pourrait croire l’inverse, vu que la déclaration et le contrat sont à l’initiative des patronnes. Lorsque Christian a proposé à Sofia d’être déclarée en tant que secrétaire, celle-ci a tout d’abord refusé, estimant qu’elle avait davantage d’intérêts à ne pas être déclarée : un compromis a alors été fait entre Christian et elle, celui de ne pas être entièrement déclarée. Certaines domestiques contribuent ainsi pleinement au jeu « avec le droit », en décidant avec (ou contre) leurs patronnes des contours de leur travail et de sa déclaration. Ce qu’A. Blackett appelle la loi du lieu de travail qu’est la maison n’est donc pas, dans la domesticité à temps plein des grandes fortunes, qu’un droit élaboré par la patronne en son intérêt propre.

Les conditions de la négociation du travail des domestiques

48Les domestiques sont, dans leurs discours, « face » et « contre » le droit, et sont, en pratique, actives dans l’élaboration du droit qui régit les rapports de travail. Un ensemble d’éléments est propice pour être « avec le droit » : une expérience longue au service de familles riches, l’acquisition d’une bonne réputation, un statut élevé dans la hiérarchie, une proximité privilégiée à la famille servie, ou encore l’appartenance à des réseaux d’interconnaissance qui leur permettent de se replacer sur le marché du travail en cas de rupture du contrat écrit ou moral. Loin d’être, dans leurs pratiques, « face au droit », ni dépourvues de ressources pour le négocier, les domestiques s’arrangent avec ce dernier selon les marges de manœuvre dont elles disposent.

49L’exemple du travail au noir, qui concerne ou a concerné toutes les domestiques rencontrées au cours de leurs expériences professionnelles, est révélateur de ces arrangements, par ailleurs montrés dans le cas d’autres travailleuses précaires (Weber, 2008). Dans la domesticité, le travail au noir n’émane pas systématiquement de la volonté des patronnes qui l’imposent aux domestiques. Cela existe autant que les domestiques qui demandent à leurs patronnes de ne pas les déclarer. Dans le cas des domestiques étrangères et sans papiers, le travail au noir ne suscite pas de négociation puisqu’il est considéré comme une évidence pour les deux parties. Pour les autres domestiques, le travail au noir est préféré lorsqu’il rapporte des bénéfices économiques relativement immédiats, comme le cumul des sommes perçues avec d’éventuelles aides sociales. Les rétributions économiques du travail au noir pour les domestiques dans la domesticité et les autres secteurs professionnels sont similaires. Elles ne sont pas les seules. En travaillant au noir, les domestiques s’estiment en effet plus libres, et surtout plus libres de partir quand elles le souhaitent, sans rendre de comptes, et sans rien risquer sur le plan juridique [22].

50Pour les domestiques, l’absence de déclaration et de contrat est utilisée comme un moyen de négocier les conditions de travail, en se défendant que rien n’est écrit, et que rien ne les oblige, du point de vue de la loi, à obéir à leurs patronnes. Aussi bien du point de vue économique que du travail et des relations, les domestiques confient que l’absence de celui-ci leur confère plus de liberté : elles savent que leurs patronnes sont autant dans l’illégalité de les faire travailler qu’elles le sont en travaillant. Elles estiment ainsi qu’être dans cette situation d’illégalité leur permet d’exercer un moyen de pression sur leurs patronnes : elles peuvent potentiellement les dénoncer, et le rapport de force que cette situation est susceptible de créer en leur faveur est d’ailleurs parfois craint par les patronnes.

51De leur côté, les patronnes ne perçoivent pas leurs domestiques comme démunies face au droit ou dans l’incapacité de négocier leurs conditions de travail. Ce n’est pas tant la crainte de ces négociations que celle d’être effectivement dénoncées par des domestiques qui les anime. Octave, patron britannique âgé de 54 ans, banquier, explique la « frayeur » qu’il a eue suite au départ de son ancienne domestique polyvalente, qui fut conflictuel. Avec son épouse, femme française âgée de 53 ans, éditrice, ils ont employé successivement, pendant vingt-six ans, six domestiques polyvalentes uniques. Le départ de leur dernière domestique a eu lieu deux semaines avant l’entretien, et le patron confie qu’il espère qu’elle ne lui portera pas préjudice.

52

[Dounia est l’employée]
Octave : « Elle logeait dans la chambre du fond, on la nourrissait, elle avait vraiment ce qu’elle voulait, objectivement, elle était bien.
− Elle était déclarée ?
Octave : Heu…oui, enfin, non, non, on lui donnait, comme ça, à la fin du mois, vous savez, ça se fait beaucoup, et puis en fait, hein, c’est pas moi qui n’ai pas voulu, car à la limite moi j’aurais pu avoir les exonérations, mais c’est elle, elle était étrangère, elle avait tous ses papiers, hein, mais elle voulait pas, donc bon, on s’est entendus là-dessus, du coup je la payais un peu moins que si je l’avais déclarée, et elle disait que c’était bien comme ça… et ça, c’était au début, par contre.
− Et après ?
Octave : [Il hésite] […] En gros, elle voulait une augmentation. Sans doute qu’elle avait parlé avec des p’tites employées du coin, qui lui ont monté la tête. [En anglais] Je ne sais pas ! [Il repasse en français] Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle nous a demandé 1 200 euro au lieu de 1 000 euro, c’était énorme, je lui ai dit mais vous ne vous rendez pas compte ? […] Alors, on lui a proposé de lui donner 1 150 euro, mais à condition de la déclarer. Et bah non, elle nous a dit qu’elle ne voulait pas être déclarée, alors, qu’est-ce qu’on pouvait bien faire, dites-moi ? Moi je lui ai dit, bon, alors on fait 1 050, car déjà, ça fait…quatre fois… enfin ça fait 200 euro de plus par mois, je lui ai dit, c’est énorme, même moi je n’ai pas de telles augmentations en un coup ! Et puis, quand je lui ai dit ça, elle a pris le prétexte qu’on était riches et radins, vous savez c’est typique ça, et elle est partie ! Quel culot. Sauf que, la veille de son départ, elle nous a dit : “Je vais vous dénoncer à la police !” »
(Entretien avec Octave, octobre 2017, chez lui, à Paris)

53L’ancienne domestique de ce patron a selon lui trop négocié son salaire, si bien qu’il a souhaité la déclarer et a essuyé son refus. Les négociations n’ont pas abouti à un accord commun, et, de la même façon que les relations intimes entre domestiques et patronnes affectent les premières et inhibent parfois leur départ, elles inhibent, chez les patronnes, leur renvoi. Dans ce couple, c’est Octave qui prend les décisions concernant les modalités d’emploi et de renvoi des domestiques. Contre l’avis de sa femme, il souhaite garder Dounia car il l’apprécie et il est satisfait de son travail, mais c’est finalement elle qui part, et ses menaces de porter plainte n’ont pas été sans effets sur lui. Un an après notre entretien, Octave n’a toujours pas été dénoncé à la justice. Cela ne lui est jamais arrivé en plus de vingt-six ans d’embauche de domestiques, dont la majorité n’était pas déclarée. Déjà deux semaines après les menaces, il ne s’estimait plus autant en danger. Les patronnes se méfient des menaces de leurs domestiques et des risques pris à embaucher au noir : pourtant, elles savent en même temps que ces risques sont limités. Leur méfiance repose davantage sur des éventualités et sur le fait que le « risque zéro » n’existe pas, plutôt que sur des effets réels. Plus que la dénonciation à la justice, c’est la peur d’être volées par ses domestiques au noir qui alimente leurs imaginaires. Mais les moyens de pression mis sur les domestiques au noir pour inhiber leur recours à la justice sont faibles : ils se résument à des menaces orales ou à des sommes d’argent, mais qui, comme pour ce patron, peuvent être ignorées et rejetées par les domestiques. En réalité, les patronnes savent que les chances d’être dénoncées pour cause de recourir au noir à la domesticité sont très faibles.

54Comme les domestiques, les patronnes trouvent des avantages au travail au noir : elles aussi ont un sentiment de plus grande liberté quant aux conditions de travail et aux relations de domesticité fixées. Là encore, les familles qui emploient au noir sont en grande majorité issues de l’aristocratie, qui conçoivent le droit comme une contrainte, et qui ont une longue expérience de la domesticité. Être dans l’illégalité est pour ces familles propice à la flexibilité du travail que requiert le dévouement des domestiques. Néanmoins, les cas convoqués ci-dessus montrent qu’employer au noir leur confère une position ambivalente dans les rapports de force entretenus avec leurs domestiques. Les patronnes n’ont pas la garantie qu’elles seront en leur faveur, et les moyens qu’elles ont pour retenir les domestiques qui envisagent de partir faute d’accords communs sont limités.

55

*
* *

56La domesticité, un salariat sans droit ? Les discours et les pratiques des domestiques et des patronnes rencontrées montrent que c’est loin d’être le cas. Au contraire, le droit est omniprésent dans la construction quotidienne de leurs rapports de travail : seulement, il ne s’y exprime pas qu’en tant que législation. Le droit du travail et les textes de loi encadrant lesdits « services à la personne » en France ne sont que partiellement et ponctuellement convoqués par les deux parties. En revanche, pour façonner et négocier les contours du travail et de leurs relations, les patronnes et les domestiques font non seulement appel à d’autres lois (fiscales, notamment), ainsi qu’à une pluralité de règles, de principes et de repères leur permettant d’évaluer les situations et de trouver des arrangements communs, avec ou contre le droit. L’usage stratégique des lois et leur combinaison avec d’autres règles sont favorisés par le caractère essentiellement discrétionnaire des rapports de travail : la domesticité à temps plein des grandes fortunes est très rarement médiée par des institutions tierces telles que des agences de placement, qui seraient susceptibles d’intervenir dans la fabrique du droit. Surtout, ce qui ressort de l’enquête est que jouer avec le droit est fortement lié à l’expérience de la domesticité, et pas seulement à la compétence juridique. Du coté des patronnes, l’habitude d’embaucher du personnel de maison les autorise à établir leurs propres cadres en convoquant partiellement les lois. D’ailleurs, lorsqu’elles se présentent au-dessus des lois et des contraintes qu’elles leur infligent, les patronnes rappellent les façons dont la bourgeoisie française étudiée par Kevin Geay (2019) parle de ses rapports à la politique : elle entretient, selon le sociologue, un rapport détaché à la politique, et fait preuve d’un « omnivorisme politique », c’est-à-dire qu’elle se permet d’être ou de ne pas être politisée, de voter ou de ne pas voter, de s’informer sur l’actualité politique ou d’y être indifférente. La représentation des lois comme contraintes dans la domesticité est très proche du rapport à la politique qu’a constaté K. Geay. Jouer avec le droit et se le représenter tantôt comme un principe, tantôt comme une contrainte s’inscrit plus généralement dans les rapports au droit qu’ont les classes supérieures et les professionnels du droit (Bourdieu, 1986, 1990 ; Lascoumes et Nagels, 2014) : même si elles ne sont pas des dominantes « à la barre » (Spire, 2017), puisqu’elles recourent peu à la justice pour régler les conflits dans les relations de domesticité, les patronnes s’autorisent à présenter le droit comme un principe auquel elles peuvent se soustraire. Certes, comme le montre cette littérature, les patronnes peuvent jouer avec le droit car elles ont une connaissance minimale du droit français, ou s’entourent de personnes compétentes. Mais cet article montre qu’au-delà de la compétence juridique, c’est la familiarité de la domesticité qui leur confère une assurance dans la gestion des relations avec leurs domestiques. En apprenant à être patronnes, les personnes rencontrées s’imprègnent d’une illusio (Bourdieu, 1988) [23] de la domesticité qui repose sur la flexibilité du travail, le don de soi des domestiques, et donc sur l’idée que la domesticité n’est de toute façon pas un travail qui peut être régulé et encadré comme un autre. Cela les autorise à critiquer les lois, ou à ne pas bien les maitriser, et à convoquer d’autres repères. Du coté des domestiques, l’ancienneté dans le travail domestique leur fait gagner en compétence juridique, et leur permet de mieux connaitre leurs droits. Mais, surtout, comme les patronnes, elles apprennent l’illusio de la domesticité, et comprennent que tout ne peut être cadré par les lois. C’est justement parce que les règles ne sont pas écrites, reposent parfois sur des implicites, et peuvent à tout moment être changées, que l’extrême personnalisation du service est possible et que leur fonction existe. Aussi, au fil de leurs expériences de travail, les domestiques acquièrent une aisance relationnelle qui autorise les négociations, même chez celles qui n’atteignent pas les plus hauts postes. Les moins dotées en ressources pour rebondir en cas de perte d’emploi prennent plus de risques à négocier ; mais, parfois, quitter son emploi est salvateur, et l’absence de déclaration ou de contrat de travail facilite ce départ [24]. En fait, les domestiques rencontrées ne sont pas, en pratique, face au droit, et ne subissent pas systématiquement les cadres posés par leurs patronnes : elles s’en saisissent, de sorte à tirer au mieux profit de ce qui apparait en première instance comme une entrave à leurs droits – en témoigne le travail au noir.

57Dans la forme de domesticité étudiée, les agences de placement, les syndicats, le tribunal ont une place marginale dans les rapports de travail, qui restent massivement directs et bilatéraux. Le caractère discrétionnaire de ces rapports en est une condition : les conventions collectives, le contrat écrit, le droit du travail sont autant d’entraves à la flexibilité du travail qu’à l’euphémisation de la dimension salariale des relations, en ce qu’ils réaffirment les intérêts avant tout économiques qui lient les patronnes et les domestiques. S’arranger avec le droit, c’est au fond légitimer le fait que la domesticité ne soit pas un « travail comme les autres » et nécessite des aménagements qui la font sortir d’un salariat standard. Or, l’imaginaire d’une activité qui, à défaut d’être un travail intéressé, repose avant tout sur des relations interpersonnelles de confiance qui ne peuvent être rationnalisées et rigidifiées par des lois, n’est pas propre à la forme de domesticité étudiée. En fait, la comparaison des études de cas empiriques montre que les adaptations et les usages partiels, dans les maisons, des cadres légaux existant dans un contexte donné sont omniprésents. C’est par exemple ce que montre Ania Tizziani (2011) à propos de l’emploi domestique à Buenos Aires : malgré une formalisation accrue du travail domestique depuis ces dernières décennies par le gouvernement argentin, les expériences de travail des domestiques qu’elle rencontre sont parsemées d’ajustements au droit, voire de son contournement. À travers le monde, les initiatives internationales et nationales pour réguler les domesticités se multiplient. Cependant, les enquêtes de terrain montrent que les manières dont se construit le salariat domestique en pratique semblent encore bien éloignées des textes qui le codifient et le formalisent. Son caractère discrétionnaire apparait être une condition de son existence et des intérêts réciproques qu’y trouvent avant tout les patronnes, mais aussi, pour des raisons différentes, les domestiques. Alors, on peut dire, malgré les marges d’action dont disposent potentiellement les domestiques, que les grandes gagnantes du jeu avec le droit sont bien souvent les patronnes, puisqu’elles n’ont à rien à gagner à ce que le droit du travail s’impose sans marges de manœuvre dans leurs maisons. Mais les situations rapportées dans cet article montrent que les aboutissements de ce jeu sont plus complexes, et que les domestiques, lorsqu’elles en ont les ressources, s’en mêlent. La domesticité cristallise l’ironie, plus générale, du jeu autour du droit dans les rapports de travail : il est d’autant plus pratiqué et légitimé que les dominées parviennent à y trouver un intérêt pour faire rempart ou rendre plus acceptable l’exploitation multiforme au travail.

58Penser que les contrats de travail écrits protègeraient les domestiques est illusoire. Sans contrôle extérieur, les abus ou l’exploitation des domestiques peuvent aussi être écrits. Dès lors que la rigidification des contours du travail par un contrat écrit demeure à la discrétion des deux parties, rien ne peut garantir que ces contours respectent le droit du travail, voire, pour les pires situations, les droits humains.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : Travail domestique, Grandes fortunes, Rapports de travail

Mise en ligne 03/09/2021

https://doi.org/10.3917/rfs.621.0105

Notes

  • [1]
    Les prénoms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des personnes rencontrées.
  • [2]
    La majorité des domestiques désigne ainsi celles chez qui elles travaillent. Les patronnes emploient également davantage ce terme que celui d’« employeuses ».
  • [3]
    Le terme « domestique » est surtout utilisé par les patronnes. Les domestiques se désignent soit par ce terme, soit par celui de « personnel de maison », et plus rarement par celui d’« employées ». Le choix de mobiliser les termes patronnes et domestiques est ici pleinement assumé afin de refléter le sens de la domination structurelle et symbolique, objective et subjective, des rapports de travail domestique. Il ne dénote aucun jugement de valeur à l’égard des personnes concernées.
  • [4]
    Lorsqu’ils évoquent un ensemble de femmes et d’hommes, les termes utilisés sont écrits au féminin. Même si la forme de domesticité étudiée se caractérise par la présence d’hommes domestiques, et que j’ai rencontré des patrons hommes, les domestiques femmes et les patronnes restent majoritaires dans mon échantillon. Aussi le féminin générique est utilisé comme alternative à d’autres formes d’écriture inclusive afin d’alléger la lecture de l’article.
  • [5]
    Récit reconstitué à partir de mes notes de terrain, janvier 2017, chez le patron de Gustave. 18 % des domestiques de mon échantillon ont été rencontrées au domicile de leurs patronnes, qui n’étaient pas toujours au courant de notre rencontre. Du fait du degré de confiance acquise auprès d’elles, et que les domestiques habitent aussi ce domicile ou très près, ces dernières étaient autorisées à recevoir de la visite de personnes « de confiance », selon certaines conditions (autorisation de leurs supérieures, rencontre dans une pièce spécifique, promesse orale de ma part de ne pas divulguer certaines informations et observations). Ces domestiques m’ont aussi invitée à les rencontrer dans ces domiciles afin de rester sur leur lieu de travail, ce qui était aussi plus simple que de me rencontrer ailleurs.
  • [6]
    L’objectivation statistique de l’ampleur de cette domesticité ne peut être qu’imparfaite au vu des données nationales dont on dispose : les résultats des enquêtes « Emploi et Patrimoine » ou encore les données produites sur le secteur des « services à la personne » ne comportent pas d’informations suffisantes qui permettent de saisir combien de grandes fortunes – entendues ici comme multimillionnaires, voire milliardaires − emploient du personnel de maison à temps plein à leur service. Tout au plus, la domesticité à temps plein concerne quelques dizaines de milliers de grandes fortunes.
  • [7]
    Ce terme, utilisé sur le terrain, est pris comme terme générique pour désigner le domicile des grandes fortunes rencontrées – il peut être un appartement, un hôtel particulier, une villa, un château, un domaine.
  • [8]
    Une partie de ces grandes fortunes (41 % de l’échantillon) appartient à l’aristocratie française qui demeure très riche, ayant hérité de sa richesse depuis plusieurs générations (voir Pinçon et Pinçon-Charlot, 1996) ; l’autre partie (69 % de l’échantillon) sont des nouvelles fortunes très internationalisées (voir Cousin et al., 2018), dont l’accès à la richesse remonte à leurs parents ou qui sont les premières de leur lignée familiale à être millionnaires.
  • [9]
    Ces matériaux constituent une sélection parmi d’autres qui composent une recherche doctorale portant sur le travail domestique à temps plein chez les grandes fortunes. Multi-site (France, Pays-Bas, Afrique du Sud et Chine), elle regroupe également des observations participantes dans des agences de placement et des écoles de formation de personnel de maison « haut de gamme », un recueil d’archives de deux mouvements chrétiens où s’expriment les pratiques des patronnes de domestiques bourgeoises dans les années 1950, ou encore d’archives numériques de réseaux sociaux privés de domestiques. Voir A. Delpierre (2020).
  • [10]
    Certaines phrases sont traduites de l’espagnol.
  • [11]
    Je mets ce terme entre guillemets pour souligner la construction sociale de laquelle il émane et le caractère imparfait de son usage, faute d’exprimer autrement la distinction entre « Occident » et le reste du monde que font les patronnes dans leur discours.
  • [12]
    Ces cinq domestiques sont respectivement : majordome-chauffeur, cuisinière et domestique polyvalente (Paris), et gardien-chauffeur et gardienne-domestique polyvalente (Landes). Cette patronne et ce patron ont tous les deux grandi dans des familles qui avaient une domesticité multiple depuis plusieurs générations.
  • [13]
    Avec celles de nationalité étrangère, les lois évoquées sont tantôt françaises, tantôt celles du pays dans lequel les domestiques travaillent.
  • [14]
    Elles représentent près de 49 % de l’échantillon des 86 domestiques rencontrées (effectif excluant les domestiques rencontrées dans le cadre de formations au service « haut de gamme »).
  • [15]
    Elle concerne 23 % de l’échantillon.
  • [16]
    Depuis, elle a en revanche été plus systématiquement déclarée.
  • [17]
    Par certains aspects, cette dynamique d’aspiration au droit, puis de désillusion, rappelle celle des jeunes issus de l’immigration et de leurs familles face à l’école (voir, entre autres, Brinbaum et Kieffer, 2007).
  • [18]
    Synthèse de l’étude sur le statut du particulier-employeur, fepem et Crédoc, 2008 : http://www.fepem.fr/wp-content/uploads/2016/08/Synthèse-Etude-du-CREDOC.pdf.
  • [19]
    Néanmoins, 74 % se classent dans les professions intermédiaires et les classes supérieures, et 84 % utilisent des services sans être reconnus « dépendants ». La synthèse établit une typologie des particuliers-employeurs dans laquelle peuvent se retrouver les patronnes de mon échantillon, en particulier, dans deux catégories : celle des « séniors non dépendants » (plus de 60 ans, 47 % des interrogés), dont 95 % sont usagers de services de ménage, et dont 37 % ont une expérience longue (plus de dix ans) des services à domicile ; et celle des « jeunes avec enfants » (moins de 60 ans, 38 % des interrogés), dont 85 % sont des usagers de services de ménage. Rien ne dit, en revanche, à combien d’heures de service ils recourent, ni combien ils ont de domestiques.
  • [20]
    En France, le rapprochement avec la domesticité du métier de secrétaire explique en partie les ambiguïtés de sa catégorisation statistique dans les nomenclatures, et son stigmate (Liaroutzos, 1998 ; Amossé, 2004). Sur les porosités entre le métier de secrétaire et la domesticité, voir aussi Christelle Avril (2019).
  • [21]
    Pour faciliter la lecture, les chiffres énoncés ci-après ont été arrondis à partir de ceux qui figurent sur les contrats de travail, lus en mars 2013.
  • [22]
    Même si, avec un contrat de travail écrit, une domestique peut aussi potentiellement partir quand elle le souhaite. Chez les domestiques rencontrées, la présence d’un contrat de travail écrit renforce pourtant leur réticence à partir.
  • [23]
    À partir de l’analyse des champs intellectuel et artistique mus par l’intérêt au désintéressement et la dénégation de l’économie au profit de l’accumulation de capital symbolique, P. Bourdieu définit l’illusio comme « le fait d’être pris au jeu, pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer » (1988, p. 11). Elle est plus précisément « une propension à agir qui nait de la rencontre entre un champ et un système de dispositions ajustées à ce champ » (Bourdieu et Wacquant, 1992, p. 94).
  • [24]
    Voir A. Delpierre (2019).
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