Steiner (Philippe), Vatin (François) (dir.), Traité de sociologie économique. Paris, Presses universitaires de France (Quadrige), 2013, 814 p., 27 € [2e éd.].
1 La deuxième édition du Traité de sociologie économique, sous la direction de P. Steiner et F. Vatin, est parue il y a exactement deux ans. Sa dimension et son envergure n’en sont que plus éclatantes, avec ce recul temporel, d’autant plus que ces deux dernières années ont connu des évènements riches de sens pour un économiste hétérodoxe à qui on fait l’honneur de demander un compte rendu.
2 Commençons par le commencement, qui est tout sauf contingent. Le Traité est d’abord un magnifique instrument de travail, qui n’est pas prêt de se démoder, et ceci vaut autant pour les chercheurs que pour les étudiants. La qualité de lecture est exceptionnelle, en ce que cet ouvrage hautement collectif (22 auteurs) a réussi à éviter les deux écueils : celui du manuel scolaire qui contient tout (mais vous tombe des mains), et celui des actes de colloque aussi savants qu’hétéroclites, où une lecture partielle est une condition de survie. Ici on veut tout lire, de la première à la dernière ligne. La relative homogénéité de style malgré le nombre et la variété des auteurs est étonnante, et ne peut qu’intriguer le lecteur. Mon sentiment est que, au-delà du travail éditorial exemplaire de P. Steiner et F. Vatin, certaines contraintes structurelles ont du exercer leur effet positif. À mes risques et périls, je voudrais essayer de les identifier ou de les reconstituer.
3 La principale est que les auteurs ont simultanément disposé de beaucoup d’espace (entre 30 et 40 pages chacun) et d’une liberté qui n’était régulée que par une exigence de clarté absolue (plus précisément : une absence de tout prérequis disciplinaire – ce qui est logique vu la diversité des publics visés : économistes, sociologues, gestionnaires, philosophes politiques ou « sociaux », historiens des faits et des idées). La combinaison de ces deux éléments a débouché sur ce chef-d’œuvre de lisibilité.
4 Restons encore un instant sur ce registre que l’on dit « formel ». D’autres contraintes, plus indirectes, ont pu jouer. Le plan du Traité est judicieux : après une double mise en perspective analytique et historique de P. Steiner et F. Vatin, la démarche d’exposition tourne le dos à la figure académique du jardin à la française, et opte pour une vraie logique de recherche séquentielle, du plus abstrait au plus proche de la vie ordinaire, ce qui ne contribue pas pour rien à faire de cet ouvrage collectif... l’ouvrage d’un collectif : 1) Le fait économique comme fait social (5 chapitres de R. Boyer, A. Caillé, F. Eymard-Duvernay, L. Karpik, A. Orléan) ; 2) Les représentations économiques (5 chapitres de F. Lebaron, F. Muniesa et M. Callon, P. Demeulenaere, E. Chiapello et P. Gilbert, F. Weber) ; 3) La construction sociale des marchés (3 chapitres de J.-L. Laville, P. Flichy, P. Steiner) ; 4) La concurrence comme relation sociale (3 chapitres de E. Lazega, P.-P. Zalio, O. Godechot) et 5) L’économie comme pratique ordinaire (3 chapitres de J. Blanc, A. Bidet et F. Vatin, S. Dubuisson-Quellier).
5 Enfin, les deux éditeurs ont subtilement veillé au respect des grands équilibres : sources classiques et références contemporaines ; littératures et méthodologies anglo-saxonnes, franco-françaises et d’Europe continentale. Est-ce pour cette raison, malgré ses prises de position novatrices, critiques, parfois polémiques, que cet ouvrage reste étonnamment paisible, symbole d’un champ disciplinaire, désormais sûr de lui ? C’est cela qu’il convient maintenant d’examiner de plus près, avant de se projeter vers l’avenir.
6 Autant qu’un instrument de travail, le Traité est la chronique d’un bouleversement intellectuel majeur, la fin de la coexistence pacifique entre les deux principales disciplines de la science sociale : l’économie et la sociologie (« principales », parce qu’elles seules, me semble-t-il, se sont attribué dès l’origine la mission de tenir un discours global sur le monde présent). Le moment décisif se situe dans la décennie des années 1970, lorsque l’économie que Keynes avait qualifiée d’« orthodoxe » connaît une révolution scientifique d’autant plus profonde qu’elle est d’abord passée inaperçue, y compris aux yeux des économistes. En deux mots, on est passé d’une théorie de l’équilibre général dans un système de marchés interdépendants à une théorie du choix rationnel universel : tout ce qui était admis et respecté comme exogène (donc relevant des autres sciences sociales) par l’économie orthodoxe est devenu un terrain d’exploitation possible et même alléchant pour le modèle de l’homo oeconomicus, mû par la recherche de son intérêt personnel à maximiser. Cela inclut potentiellement tout l’institutionnel, le juridique, le culturel, le politique, le social, le familial, le sexuel, l’artistique, le religieux, le criminel, etc. À vrai dire, plus rien de ce qui est humain (voire même de ce qui est vivant) ne saurait échapper au modèle économique.
7 Avant le tournant des années 1970, les rares intersections entre économie et sociologie relevaient encore du Yalta interdisciplinaire de l’après-guerre : Harrison White démontrait les premiers théorèmes mathématiques de la théorie des réseaux, et son élève Mark Granovetter rédigeait une belle thèse sur la recherche d’emploi – mais ni ceux-ci ni celle-là ne se constituaient alors en remise en cause frontale des frontières disciplinaires. De même, un peu plus tôt, en France, le programme fondateur de la Revue économique faisait preuve d’une belle naïveté en imaginant une coopération entre l’économie et le tandem histoire-sociologie. La mutation de cette revue en relais du mainstream s’est effectuée irrésistiblement, au même pas, voire plus vite, que la Revue d’économie politique.
8 Le Traité est une opportunité inespérée de comprendre où passe (et d’où vient) l’actuelle ligne de front entre économie et sociologie, après trente ou quarante ans d’impérialisme conquérant de la théorie du choix rationnel – dont le meilleur représentant de commerce fut sans nul doute Gary Becker, qui aura réussi à convertir certains de ses plus éminents collègues sociologues à Chicago (voir Foundations of Social Theory de James Coleman). La lecture du Traité suggère l’hypothèse que la Nouvelle sociologie économique (NSE) est l’une des composantes les plus prometteuses de la réaction des sciences sociales à l’avancée générale de la nouvelle économie mainstream (que j’ai appelée « théorie standard étendue » dans le numéro spécial de la Revue économique sur l’Économie des conventions, en mars 1989), ou, pour employer un vocabulaire moins spécialisé, de la philosophie politique néolibérale. Cette réaction est à placer sous l’angle du réalisme scientifique, mais avec une distinction très importante entre deux interprétations, l’une qui rejoint naturellement dans leur positionnement critique les nouveaux courants institutionnalistes (théorie de la régulation, économie des conventions, Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, auxquel[le]s on peut ajouter l’économie des associations), l’autre qui oblige à repenser la posture critique dans le contexte du constructivisme néolibéral.
9 De fait, le renouveau de la pensée institutionnaliste en économie est l’autre composante de la réaction, en forme de contre-attaque, et il est remarquable que l’appui de la sociologie (au sens large) ait été sollicité dans chacun de ces courants, avec des nuances significatives : plus anthropologiques avec le MAUSS, plus wébériennes (ou durkheimiennes !) avec les conventionnalistes, plus bourdieusiennes avec les régulationnistes. Ce renouveau fait l’objet de plusieurs chapitres (2, 3, 4, 6 et 12). Le nouveau chapitre 9, de P. Demeulenaere, corrige un oubli de la première édition et offre une critique interne et externe, bienvenue, de l’approche des coûts de transaction.
10 La sociologie économique stricto sensu, c’est-à-dire partant de la sociologie plutôt que de l’économie, concerne la plupart des 14 autres chapitres (avec un statut à part, cependant, pour le chapitre 10 consacré à la gestion). Le point commun, qui saute aux yeux, est l’adoption d’une épistémologie « réaliste », qui tranche sur l’« instrumentalisme » revendiqué de l’économie dominante, adossé au point de départ quasi axiomatique de la théorie du choix rationnel. À certains égards, on peut dire que la NSE a parfaitement exploité l’appel d’air artificiellement créé par le traitement abstrait des questions les plus concrètes de la vie économique et sociale offerts par l’économie des contrats, des incitations, du capital humain, etc. Elle l’a même mieux exploité que les nouveaux courants institutionnalistes qui, visiblement, ne suffisent pas à compenser la frustration ressentie par l’honnête homme devant les schémas descriptifs des modèles économiques, si éloignés des perceptions ordinaires.
11 Le chapitre 8, de M. Callon et F. Muniesa (avec des excroissances dans les chapitres 4, 5, 7, 10, 11 et 17), sur la performativité des sciences économiques implique une nette prise de distance avec les remarques précédentes et nous force à regarder en face la discontinuité épistémologique entre libéralisme et néolibéralisme : ce dernier (en dépit de la référence rituelle à Hayek) est un constructivisme. Il reviendrait aux pouvoirs publics d’instaurer la concurrence comme mode général de coordination, et la rationalité économique comme modèle authentiquement normatif de comportement individuel. Dès lors, la théorie économique dominante, dans la mesure où elle imprègne les représentations des agents privés et inspire les politiques publiques, tend à construire l’économie réelle, délégitimant en grande partie la critique classique au nom du réalisme. La NSE entre ici dans une démarche différente, épistémologiquement plus raffinée mais en danger d’ambiguïté, par ralliement contraint au statu quo – sauf à réélaborer très fortement la fonction critique, en dotant 1) l’homo oeconomicus d’une capacité de jugement normatif, et 2) le chercheur d’une théorie de la différence entre « bonnes » et « mauvaises » conventions (à l’instar de Keynes, dans la Théorie générale).
12 On voit l’ampleur et même la gravité des questions amenées par la lecture du Traité. Le lecteur ne saurait donc s’offusquer que celui-ci puisse ultimement apparaître, aux yeux de l’économiste hétérodoxe, comme un programme de réorganisation des sciences sociales face au défi du néolibéralisme.
13 À première vue, le Traité plaide (non pas explicitement mais par sa composition) pour une nouvelle alliance entre l’économie politique institutionnaliste et ce que j’ai appelé ci-dessus, faute de mieux, la sociologie économique stricto sensu. Au niveau de l’enseignement, cela plaide pour des bifilières et pour des M2 jumelant ces deux types de paradigme, à l’image de l’expérience tentée en commun par Paris Ouest et l’EHESS. Au niveau du recrutement des enseignants du supérieur, la NSE ainsi comprise rejoint le projet de nouvelle section du CNU, « Économie et société », à laquelle il n’est pas surprenant que s’opposent les représentants de l’économie orthodoxe : le mainstream a tout à perdre à la résurgence d’une économie-science-sociale-parmi-les-autres, à côté d’uneéconomie-branche-des-mathématiques-appliquées.
14 À y regarder de plus près, cependant, la nouvelle alliance à édifier est peut-être plus riche et plus complexe. Une des grandes réussites de la NSE vient de la concentration de ses travaux sur le(s) marché(s) (y compris les marchés financiers), où elle se permet d’affronter l’orthodoxie économique sur ce qu’elle pensait être sa chasse gardée, depuis l’origine. En même temps, la concentration sur le marché est aussi un piège, car il n’est plus certain que là soit la faille principale dans la « citadelle de l’orthodoxie » (pour reprendre des images utilisées par Keynes). Il est grand temps pour moi de signaler l’importance du chapitre 10, d’È. Chiapello et P. Gilbert, qui introduit, dans le dialogue entre économie et sociologie, une tierce discipline : la gestion – une gestion capable de réflexivité grâce à ses liens enfin assumés (donc décomplexés) avec l’économie et la sociologie, ses disciplines-mères. En complétant ce chapitre par ses ramifications dans les chapitres 9, 13, 15, 16 et 19 surgit l’organisation, que les disciplines économiques et sociologiques ont structurellement tant de difficulté à penser : l’entreprise. Telle est la conjecture qui s’impose in fine à l’esprit du lecteur du Traité, au bout du voyage auquel il est convié par ses 22 auteurs : la nouvelle alliance que dessine la NSE pour faire pièce à la vision du monde néolibérale bouleversera l’économie, la sociologie – et la gestion. Ne serait-ce que pour cette raison : avec l’homo oeconomicus, on peut penser tout ce qu’on veut, excepté une entreprise.
15 Olivier Favereau
16 Université Paris Ouest-Nanterre La Défense
Abbott (Andrew), Digital Paper : A Manual for Research and Writing with Library and Internet Materials. Chicago (IL), The University of Chicago Press, 2014, 272 p, $ 20.
17 Dans l’offre de manuels de sciences sociales, le dernier ouvrage d’A. Abbott, Digital Paper, se démarque par son originalité et sa grande utilité. À l’ère du tout-internet, des « humanités digitales » et du big data, les chercheurs en herbe tout comme les enseignants-chercheurs confirmés trouveront profit à l’utiliser. Les premiers trouveront des repères pour apprendre à se mouvoir dans les méandres de la connaissance (imprimée et numérisée), tandis que les seconds apprécieront les recettes et les préceptes convertibles pour les cours de méthodologie de l’enquête ainsi que pour leurs propres recherches. A. Abbott prolonge et complète un précédent manuel, Methods of Discovery : Heuristics for the Social Sciences (2004), dans lequel il énumérait une série de techniques afin de générer du neuf. Mais, dans Digital Paper, le travail projeté est encore plus finalisé : il s’agit cette fois de réaliser un projet de recherche sur la base de documents déjà existants (qu’ils soient conservés dans les bibliothèques ou dans les bases en ligne), dans les normes de la bonne science sociale, tout en donnant les moyens d’aller au-delà, d’innover, bref de créer. A. Abbott est certes idéalement positionné pour approfondir le sujet. Outre ses importantes contributions dans de nombreux domaines des sciences sociales, il enseigne à l’université de Chicago depuis près de vingt-cinq ans, il assure la responsabilité d’editor de l’American Journal of Sociology depuis 2000 et, dans ses recherches, il s’est intéressé à l’administration du savoir par l’intermédiaire des bibliothèques et de la documentation scientifique. Des brouillons de thèse, des esquisses d’articles et des manuscrits soumis pour publication, il en a vus des centaines, et c’est fort de cette expérience d’insider qu’il livre ses impressions.
18 A. Abbott procède sans détour. Bien que le ton soit « excentrique » (cranky), sa prose ne s’embarrasse pas d’ornements superfétatoires. Il écrit pour être entendu et faire la différence, point. L’ouvrage progresse étape par étape, de façon cumulative et efficace, chaque partie abordant un aspect particulier de la genèse d’un projet. Ainsi progressera-t-on des fondamentaux à la phase préliminaire, des différentes opérations de la phase intermédiaire jusqu’à la phase terminale, de finalisation du projet. Si le plan de Digital Paper est linéaire, le sociologue attire néanmoins l’attention sur le fait, observable par tout le monde, leitmotiv de l’ouvrage, que la recherche ne dépend pas d’un sentier donné au départ. C’est à la recherche inchoative, erratique et chaotique qu’il essaie de familiariser ; non pas parce que cela flatte une quelconque esthétique de la recherche ou de la vie sociale en général, mais parce que c’est la façon la plus réaliste de rendre compte du processus de recherche : ses va-et-vient, ses bifurcations chargées de serendipity, ses fronts parallèles ou renversés. Cette conception est d’ailleurs cohérente avec le genre d’ontologie sociale qu’A. Abbott a développé dans l’important recueil Times Matters (2001) : le projet de recherche, c’est une entité dont la « choséité » ou la concrétion ne sont pas données par avance, ce n’est pas une chose à découvrir, mais bien plutôt un flux faisant se croiser de multiples paquets d’activité (recherche de sources, compulsion des documents, tri, archivage, phases rédactionnelles, etc.), qu’il s’agit donc ici de décrire in statu nascendi.
19 Pour faire émerger un véritable projet de recherche, A. Abbott en revient aux « fondamentaux » (chap. 1). Comment le savoir est-il mis en ordre ? Les index aident à faire le tri et à s’orienter, mais encore faut-il en connaître les modes de construction. A. Abbott insiste sur la nécessité de maîtriser par soi-même la philosophie implicite des index et du lexique qui les constituent. Ni les algorithmes robotisés de Google ni les bases de données déjà classées comme JSTOR ne peuvent totalement remplacer la sagacité du chercheur décidant par lui-même quels mots-clés sont les plus pertinents pour son index et ses recherches. C’est une séquence de l’analyse, pas une tâche secondaire. Quelle que soit la phase de travail, le thème de l’artisanat est mis en valeur dans Digital Paper. Bâtir une bibliographie, par exemple, demande de la « débrouille », une « brachiation » entre les sources et l’index, et une connaissance tacite que l’expérience bonifiera. A. Abbott ne cache rien de sa préférence pour les maisons d’édition académiques les plus prestigieuses, dont son éditeur, The University of Chicago Press, et égratigne au passage quelques maisons, coupables qu’elles sont de publier trop de « produits » de piètre qualité. Le chercheur pourra trouver du plaisir dans ce travail de sélection de titres dans l’océan (profond) des bibliographies possibles, notamment parce qu’il le fait par lui-même. Mieux vaut en effet jouer avec des outils dimensionnés par et pour un enquêteur en position de contrôler ses outils et sa matière première. Combien, par comparaison, la situation du chercheur est inconfortable qui amasse quantités de références via des plateformes impersonnelles puis les stocke dans des bases gérées à l’aide de logiciels, références dont il ne saura plus quoi faire... Ce serait bien dommage parce que « Vous pouvez perdre tout votre temps à chercher l’article parfait et insurpassable, mais un tel article n’existe pas. En fait, l’article parfait et insurpassable est celui que vous écrirez. » (p. 92) Outre le professionnalisme, Digital Paper fait bien d’enseigner également la confiance en soi.
20 A. Abbott définit des to-do lists. Tout est très réglé et discipliné, à tel point qu’il n’est pas évident d’en faire le compte rendu sans oublier telles ou telles pièces. La phase préliminaire (chap. 4), en première approche, inclut la conception initiale de la recherche, l’identification d’une énigme qui intrigue (« Comment se fait-il ou s’est-il fait que blablabla », p. 64), des briques élémentaires de la situation (qui, quoi, quand, où et pourquoi), d’une question de recherche assez ouverte et précise pour avancer a minima. L’efficacité et l’ingéniosité requises dans ces tâches le sont encore dans la gestion des archives et des dossiers. Les fiches et les notes sont classées de telle sorte qu’elles laissent apparaître un ordre efficace du savoir. Les disques durs et les serveurs de partage en ligne peuvent servir à l’occasion, mais A. Abbott leur préfère les documents imprimés. Ils pèsent de tout leur poids, ils rendent visible la masse des documents, et invitent donc à la parcimonie quand les clouds archivent à l’infini. Mais ce n’est pas tout. Cette documentation, il va falloir l’exploiter. Le chapitre 6 met en avant des stratégies, alternant le balayage rapide des documents, la lecture en diagonale ou lue exhaustivement. Toutes ces stratégies sont coûteuses et demandent de l’attention. Il faut apprendre à trouver des pépites et, en oblique, savoir ne pas voir ce qui mérite de n’être pas repéré. Le chapitre 7 approfondit la phase de lecture et identifie différents modes, chacun produisant certains résultats ; la lecture « méditative », par exemple, qui place le lecteur dans une position réflexive. C’est l’acte même de lire qu’A. Abbott s’efforce de rendre énigmatique, pour mieux en comprendre les fondements : « Vous devez réfléchir sur les finalités mêmes que vous assignez à la lecture. Êtes-vous vraiment prêt à être surpris ? Êtes-vous seulement en train de chercher l’illustration la plus parfaite de quelque chose dont vous aviez déjà décidé qu’il était vrai ? Pourquoi en fait lisez-vous ? » (p. 148) Pour l’homo academicus habitué à naturaliser ces opérations vitales, il y a de quoi méditer. De la même façon que la gestion des dossiers (chap. 8) et l’analyse des matériaux qu’ils contiennent (chap. 9) demandent autant de discipline que d’inventivité.
21 La phase d’écriture est stratégique et, par certains aspects, décevante. Elle est stratégique parce que c’est un moment de décision et de restriction des possibles en termes de raisonnement et de découverte. Elle est décevante aussi, car une trame se déploie peu à peu, qui en fin de compte « linéarise un processus de recherche qui a été jusqu’ici joyeusement et anarchiquement non linéaire » (p. 201). De la même façon que le chercheur n’en aura pas fini de classer les dossiers liés au projet de recherche en cours, le travail d’écriture doit s’amorcer tôt, pendant la phase intermédiaire. Les formats de restitution sont contraignants pour les « flux d’écriture » (longueur, ordre, exigences éditoriales, anticipation d’un horizon d’attente lectorial), qu’il s’agisse d’un article, d’un chapitre, d’une thèse ou d’un livre. A. Abbott continue d’égrainer des conseils et des choses à faire, et n’oublie pas un instant que l’enjeu essentiel est de résoudre la question de recherche. Il alerte notamment sur les risques de la pente narrative. Pris dans le feu du récit, le chercheur-scripteur a vite fait de se laisser embarquer, et de passer l’analyse à la trappe. Le chapitre 11 parachève le protocole par la mise en série de recommandations en matière de style, qui sont l’exact prolongement de ce qu’A. Abbott suggérait dans les chapitres précédents : s’adressant à des anglophones, il met l’emphase sur l’usage d’un anglais clair et concis, évitant les phrases à rallonge, le jargon et la syntaxe alambiquée. L’élégance, qui ajoute comme un supplément d’âme, viendra avec l’expérience. Elle est à rechercher mais pas indispensable pour faire science. Après tout, le social scientist n’a pas pour ambition de faire œuvre de littérature.
22 Au final, le traitement qu’A. Abbott réserve à ces problèmes tout sauf techniques est old school, sans céder à une quelconque nostalgie, celle du bon vieux temps où l’on passait des heures à flâner entre les rayonnages des bibliothèques, cherchant la perle rare dans la masse de documents disponibles. À distance des manuels futuristes de la science sociale digitalisée, Digital Paper propose de faire feu de tout bois et de rappeler les chercheurs à l’ordre de ce qui doit les travailler : produire de la connaissance, quelque chose qui mérite d’être lu. Il convient de le faire de façon créative, dans l’indifférence des schémas bêtement linéaires, en décélérant tant que faire se peut, dans l’intérêt d’une science de qualité, robuste et originale. A. Abbott valorise le travail bien fait qui n’est plus à faire, le projet rondement mené qui en appelle d’autres, et ainsi de suite. Il le fait à sa façon, qui ne se veut pas exemplaire, quand bien même il évoque en permanence sa propre expérience. Il le fait avec décontraction, pince-sans-rire par moments, grinçant aussi, pour mieux souligner le défi dantesque qui attend quiconque entend s’engager sur les sentiers de la connaissance. Et c’est pourquoi, enfin, Digital Paper mérite d’être lu.
23 Arnaud Saint-Martin
24 Laboratoire Printemps CNRS – Université de Versailles
25 Saint-Quentin-en-Yvelines
Peneff (Jean), Howard S. Becker. Sociologue et musicien dans l’école de Chicago. Paris, L’Harmattan (Logiques sociales), 2014, 148 p., 16 €.
26 Howard S. Becker est sans doute le sociologue vivant le plus lu dans le monde. Mais il est l’auteur d’une œuvre éclatée, multithématique, difficile à classer. Comment comprendre et mettre à profit un auteur qui a peu théorisé, a eu peu de disciples directs, qui vit entre deux continents et se montre toujours prêt à bousculer les certitudes sociologiques ? J. Peneff, l’un de ses proches amis français, propose une manière de le faire.
27 Comment comprendre un auteur difficilement classable ? L’ouvrage que J. Peneff consacre à H. S. Becker n’est ni une biographie, ni un essai érudit, ni un manuel destiné à résumer les idées du sociologue célèbre à l’intention du public étudiant. Sur la base d’une relation amicale établie depuis les années 1980, J. Peneff propose une réflexion sur la façon dont on peut se servir de H. S. Becker quand on est un sociologue français. L’idée de départ, qu’il ne cherche pas à dissimuler, est que H. S. Becker est un sociologue hors pair, souvent mal lu et mal utilisé en France. La raison principale est que l’on veut faire énoncer à H. S. Becker des idées sociologiques clairement établies et faciles à classer. On en fera par exemple un sociologue de l’étiquetage ou de la coopération artistique. Or, l’idée de J. Peneff est qu’il faut chercher à saisir la démarche sociologique profonde de l’Américain, au croisement de sa biographie, de ses goûts personnels et de son héritage intellectuel.
28 J. Peneff ne cherche donc pas vraiment à dégager l’idée de chacun de ses textes ni à montrer ses limites : il veut inciter le lecteur à le lire de façon approfondie, à prendre conscience de l’étendue de son originalité et à réfléchir à la façon de s’en inspirer. Cet ouvrage s’adresse donc de préférence à ceux qui, comme l’auteur, admirent et connaissent l’œuvre de l’Américain, et qui voudraient engager une discussion sur sa portée. Le chemin qu’emprunte J. Peneff est original puisque son idée est qu’il faut connaître l’homme et chercher les continuités et les idées méthodologiques maîtresses sur la discipline, pas toujours clairement exposées et éparpillées dans une multitude de textes. Pour ce faire, il n’hésite pas à rappeler des souvenirs personnels, à établir des comparaisons avec d’autres chercheurs, ou à montrer les applications possibles pour des recherches françaises.
29 À quoi sert Becker ? La réponse à cette question, posée en début de livre, est entièrement personnelle. J. Peneff la résume par la formule : il sert à nous libérer. Libération vis-à-vis de nos idées préconçues, de nos blocages intellectuels, de notre conception rigide ou élitiste de la sociologie. Pour arriver à cette conclusion, il prend au sérieux l’idée qu’H. S. Becker est autant artiste (musicien puis photographe) que sociologue, et il aborde essentiellement l’œuvre par la fin, c’est-à-dire par le livre que l’Américain a consacré à la façon de parler de la société (Comment parler de la société. Artistes, écrivains, chercheurs et représentations sociales, Paris, La Découverte, 2009). La force d’H. S. Becker serait donc d’avoir compris que la sociologie est une sorte d’artisanat qui constitue un moyen de comprendre la société parmi d’autres et qu’il faut pratiquer sérieusement mais pas trop. Si l’on cultive la sociologie de cette manière, on fera en parallèle d’autres choses, on s’inspirera des idées de non-sociologues (par exemple des travailleurs ou des artistes), on se laissera guider par son originalité personnelle.
30 C’est à partir de cette position que J. Peneff relit le parcours d’H. S. Becker : enfant libre et curieux à Chicago, pianiste professionnel en même temps qu’étudiant surdoué, en contact avec les bas-fonds comme avec les grands philosophes pragmatistes et les élèves de Robert E. Park à Chicago. D’où une carrière de touche-à-tout qui a débuté par une douzaine d’années de recherches sur contrat. Né au bon moment, H.S. Becker aurait mis à profit la liberté et la créativité que pouvaient donner à la fois l’époque (les années 1950-1970) et le système américain d’enseignement et de recherche. Mais, surtout, il n’a jamais cessé d’être un pianiste et d’envisager la sociologie comme une activité collective et divertissante, où l’improvisation a sa part. Sa sociologie en est le reflet : étudier ce que l’on aime, prendre son temps, fréquenter les gens par plaisir autant que par curiosité.
31 Les lignes directrices de l’œuvre. Il y aurait pourtant chez H. S. Becker un attachement viscéral à la sociologie : il n’est qu’un faux dilettante ; il refuse de faire de la sociologie un militantisme politique déguisé ou un moyen d’accéder aux cercles lettrés. Mais cette passion pour la discipline prend des chemins personnels que J. Peneff propose de mettre au jour en lisant attentivement les textes et les interviews. Il fait le choix de ne pas aborder les travaux d’H. S. Becker selon une ligne chronologique. Il fait également le difficile pari de repérer certaines idées directrices de l’œuvre. La première, et la plus importante, est que, fidèle à ses maîtres, H. S. Becker explore des mondes sociaux en cherchant comment des gens produisent des choses ensemble. Il situe donc son analyse au niveau des groupes visibles et observables et non de l’individu ou de la classe sociale. Se fondant sur ce qu’il peut constater par lui-même, il s’intéresse à la façon dont ces groupes s’organisent sur la base de conventions souples. Il prête attention à ce qui est provisoire, contextuel et au hasard, sans exagérer le poids des déterminismes sociaux. Il faut ainsi, selon lui, regarder les processus et leur déroulement au fil des interactions. On ne peut prévoir le cours des choses, tout est fluide et propice aux bifurcations. De cette manière, on peut comprendre les institutions, l’art, le travail. J. Peneff se propose d’ailleurs de montrer l’utilité des idées d’H. S. Becker pour les sujets qui l’intéressent lui-même plus particulièrement, la médecine et l’école notamment.
32 J. Peneff relève ensuite à quel point cette sociologie, en partie apprise d’Everett C. Hughes, s’oppose aussi bien au fonctionnalisme des années 1950 qu’à certains courants de la sociologie française. Il suggère qu’elle n’est dépolitisée qu’en apparence car, bien que négligeant le concept de classe, elle a fortement contribué à désacraliser les grandes institutions et les figures sociales établies dans les années 1950 (les « professions » par exemple). Mais elle ne peut se réduire à cela. Par ailleurs, il est clair qu’H. S. Becker n’a pas cherché à fonder une théorie ni même à développer l’interactionnisme symbolique. Il ne croit pas aux étiquettes et enseigne aux étudiants à réfléchir par eux-mêmes, hors des cadres théoriques préétablis.
33 Une pratique du métier de sociologue. Ce qui intéresse J. Peneff est en fait plus sûrement l’exemple donné par H.S. Becker dans l’exercice de la profession. Il rappelle ce qu’il a appris de lui quand il suivait ses enseignements à Northwestern University. H. S. Becker donnait ses cours dans une petite salle meublée de vieux fauteuils, sans programme précis et à partir de thèmes divers, puisés au jour le jour dans l’actualité. Il n’enseignait pas de théories, mais poussait ses étudiants à observer et à se servir de leur vécu. Pas de dogmatisme méthodologique non plus : de l’observation participante, certes, mais aussi la lecture de romans, l’utilisation de photos, des lectures et des discussions variées. Les analyses émergent ensuite au fil de longues discussions et de relectures. L’écriture est limpide mais longuement travaillée. La sociologie est un travail collectif sans règle précise, sorte d’artisanat minutieux que l’on fait avec passion et patience, et qui doit chercher la créativité. Donc un minimum de débats épistémologiques : aller droit au réel en inventant son itinéraire. Les conséquences en termes de carrière sont nombreuses : refus des tâches administratives et de la bureaucratie universitaire, engagement politique modeste et sans contamination sur les travaux, carriérisme modéré, refus du mandarinat, attachement fondamental à la recherche.
34 Cette interprétation coïncide avec ce que J. Peneff voudrait voir appliquer à la sociologie française. Parler d’H. S. Becker est aussi pour lui un moyen détourné pour relever les rigidités du système français et les limitations de la pratique de la sociologie dans notre pays. On peut être d’accord avec lui ou non. Ce livre semble surtout être une incitation à lire H. S. Becker sans se limiter aux ouvrages les plus connus en France et à l’interroger de façon à stimuler sa propre originalité. Plus généralement, le message est qu’il faut lire les sociologues américains les plus originaux en évitant les catégories convenues de l’histoire des idées et en cherchant, dans la méthode et la pratique des auteurs, des stimulants à nos propres recherches.
35 C’est, au total, si l’on accepte ces postulats que le livre se montre très utile. Si l’on y cherche un résumé des idées ou une analyse en termes de courants et d’influence, on sera déçu, de même si l’on attend une discussion réelle des limites de l’œuvre. J. Peneff a fait le choix de traiter H. S. Becker comme un exemple à discuter et méditer. Les analyses des sociologues français sur ce dernier se sont multipliées, mais n’en sont encore probablement qu’à leur début. Voici une voie originale, sorte d’interprétation impliquée visant à considérer H. S. Becker comme un auteur vivant et pas encore un classique à catégoriser ou archiver.
36 Christophe Brochier
37 Université Paris 8
Gambetta (Diego), La pègre déchiffrée. Signes et stratégies de la communication criminelle. Préface de Paul Seabright, traduit de l’anglais par Patrick Hersant. Genève, Éditions Markus Haller, 2014, 423 p., 27 €.
38 Être criminel de profession, ce n’est pas facile tous les jours. Comment les malfaiteurs font-ils pour identifier les policiers infiltrés et éviter de s’associer à eux ? Et comment font-ils pour recruter des acolytes fiables, des truands qui ne risquent pas de les truander ? Dans un milieu dont les membres risquent sans cesse d’être trahis mais ne peuvent pas recourir à la force publique, difficile de savoir à qui faire confiance. Un malfaiteur peut bien entendu se forger une réputation de brute impitoyable, afin de dissuader ses acolytes de le trahir. Mais, outre que cela risque d’attirer l’attention de la police, cela peut aussi dissuader des partenaires potentiels de collaborer. Enfin, comment un malfaiteur peut-il se faire comprendre d’autres malfaiteurs ou de certaines victimes, sans toutefois se faire comprendre de la police ou sans que cette dernière puisse lui reprocher une infraction grave ?
39 Pour répondre à ces questions, D. Gambetta, professeur de sociologie à l’European University Institute de Florence et à l’université d’Oxford, et spécialiste de la mafia sicilienne, propose divers mécanismes dont il teste la validité empirique à partir de riches données ethnographiques, mais aussi de quelques données statistiques qui portent sur divers univers criminels : les mafias sicilienne, russe et japonaise ; les gangs des prisons anglo-saxonnes ; et des réseaux pédophiles et des groupes terroristes internationaux. Précisément, D. Gambetta propose une extension originale, en sociologie de la déviance, d’une théorie développée dans les années 1970 en économie et en biologie : la théorie du signal. Un signal peut être une caractéristique physique, un comportement ou un objet utilisé par un émetteur en vue de communiquer à un récepteur une information concernant une de ses caractéristiques inobservables. Par exemple, pour prouver la fiabilité de ses produits, une entreprise peut leur associer une garantie : si l’objet est défectueux, l’acheteur sera remboursé. Or, pour être crédible, un signal doit à la fois pouvoir être émis à moindre coût par les véritables porteurs de la caractéristique signalée et être trop coûteux à émettre pour les imposteurs. Comme seule une entreprise dont les produits sont effectivement fiables peut se permettre de rembourser ses produits défectueux, la garantie constitue un signal crédible de qualité. L’intérêt et l’originalité de La pègre déchiffrée consistent à révéler l’importance majeure qu’ont les signaux et notamment les signaux de fiabilité dans les milieux criminels, permettant ainsi d’expliquer divers comportements énigmatiques.
40 Dans une première partie, D. Gambetta analyse des situations dans lesquelles des criminels ont intérêt à émettre des « signaux coûteux », c’est-à-dire les signaux qui transmettent des informations crédibles du fait que des imposteurs n’auraient pas intérêt à les émettre. Tout d’abord, un malfaiteur doit prouver à des associés potentiels qu’il est bien un malfaiteur, et non un policier infiltré. Quels signaux peut-il émettre ? Une stratégie courante consiste à se rendre dans des bars où se retrouvent surtout des malfaiteurs ; mais ces bars sont aussi fréquentés par des indicateurs de la police. Un malfaiteur peut se faire recommander par un criminel patenté ; mais ce dernier doit lui aussi s’assurer que le candidat est digne de confiance. Un signal fiable consiste, pour un malfaiteur, à prouver qu’il a fait un (long) séjour en prison ; c’est là non seulement un gage de fiabilité, mais aussi un gage de capacité à résister à un milieu impitoyable. Ainsi, D. Gambetta suggère que la prison pourrait être « l’école du crime », non seulement parce que, durant le séjour en prison, elle favorise les rencontres entre malfaiteurs et permet à chacun d’entre eux d’apprendre de ces rencontres, mais aussi parce que, une fois sortis de prison, elle permet aux anciens détenus d’offrir aux autres criminels une garantie qu’ils sont effectivement des malfaiteurs. Un autre signal, peut-être plus fiable encore, consiste pour un criminel à commettre un crime probatoire. C’est ainsi que s’expliquent certains rites d’initiation violents dans divers gangs ou groupes mafieux.
41 Ensuite, un malfaiteur connu comme tel doit prouver à ses acolytes qu’il sera fiable, c’est-à-dire qu’il effectuera honnêtement le travail pour lequel il est rémunéré, et qu’il ne révélera pas les informations compromettantes dont il dispose à leur sujet. Quels signaux peut-il émettre pour inspirer confiance ? Il peut donner des gages d’honnêteté : donner son adresse ainsi que celle de sa femme et de ses enfants lui permet de garantir qu’il ne cherchera pas à fuir ses responsabilités, et s’engager à long terme dans le groupe criminel – par exemple, se faire tatouer sur tout le corps et le visage les insignes d’un gang, de façon à s’empêcher de retourner à la vie civile – garantit qu’il n’aura aucun intérêt à nuire à ce groupe. De façon plus inattendue, pour inspirer confiance, un malfaiteur peut exhiber son incompétence dans toute activité autre que la sienne : passer pour benêt peut apaiser les craintes des acolytes d’être floués, et sembler incapable de gérer une entreprise peut apaiser les craintes d’un entrepreneur racketté par la mafia que cette dernière le spolie de son bien. Un malfaiteur peut aussi délibérément livrer des informations compromettantes sur lui-même : quelle meilleure preuve qu’il ne compte pas utiliser les informations compromettantes dont il dispose sur ses acolytes ? Pour garantir qu’il ne révélera pas l’identité des auteurs d’une infraction, un individu peut par exemple participer à cette infraction.
42 Enfin, un détenu qui risque d’être harcelé ou violenté doit prouver à ses codétenus qu’il résiste à la douleur, si bien qu’il est inutile de le menacer physiquement pour en tirer quelque avantage. Il peut bien entendu combattre et se forger, lors d’un combat violent mené en public, une réputation de dur à cuire. D. Gambetta propose ici une analyse fine et très novatrice du combat en prison, conçu comme un dispositif destiné, pour les détenus, à communiquer une information privée sur leur capacité de résistance à la douleur. Ainsi, exhiber ses cicatrices permet de signaler que l’on a participé (et survécu) à de nombreux combats. Mais pour ne pas être agressé, un détenu – surtout s’il est physiquement faible – peut aussi faire un usage stratégique de l’automutilation volontaire, réalisée ou dévoilée en public. En effet, l’automutilation volontaire signale, aux yeux des codétenus, sinon le déséquilibre mental, du moins l’absence de peur et la dangerosité : un individu capable de se mutiler atrocement les bras ou d’ingérer des ressorts de matelas doit être insensible aux attaques contre lui, et capable du pire sur autrui. À partir de cette modélisation, D. Gambetta teste plusieurs prédictions sur données empiriques. Cela dit, comme il le reconnaît volontiers, un test plus complet et robuste reste à mener.
43 Dans une seconde partie, peut-être moins dense que la première, D. Gambetta analyse diverses situations dans lesquelles des criminels ont intérêt à émettre des « signaux conventionnels », c’est-à-dire des signaux qui transmettent des informations en l’absence de tout lien – autre qu’arbitraire – entre le signal et ce qu’il signifie. Il arrive qu’un malfaiteur doive communiquer des informations à d’autres malfaiteurs mais à eux seuls. Pour ce faire, le malfaiteur doit utiliser des conventions par lesquelles, de façon arbitraire, dire ou faire X signifie Y, mais ne signifie Y que pour les initiés. Quand la convention est établie en privé (signal conventionnel), elle permet aux initiés de communiquer sans être compris des non-initiés ; il s’agit là des noms de code, messages codés et autres gestes secrets utilisés par les criminels mais aussi, typiquement, par la communauté homosexuelle, du temps où elle était criminalisée (un « code bandana » permettait aux homosexuels, selon la couleur et la position du bandana qu’ils portaient, de révéler leur disponibilité pour telle ou telle pratique sexuelle).
44 Un malfaiteur doit aussi souvent communiquer des informations à un individu sans prendre trop de risques vis-à-vis de la police. Quand la convention sur laquelle se fonde le signal émerge spontanément (signal iconique), elle permet aux individus de communiquer sans accord préalable ; un mafieux peut ainsi utiliser tel signal de menace dont il est de notoriété commune qu’il est employé dans le film Le parrain, lui permettant de se faire très bien comprendre sans toutefois prendre de risques juridiques. Enfin, un mafieux qui souhaite apporter sa « protection » à un entrepreneur – c’est-à-dire, un mafieux qui pratique l’extorsion par l’intimidation – doit prouver qu’il est bien un mafieux, plutôt qu’un imposteur. Pour ce faire, la mafia a établi en son sein un code de conduite qui rend difficile et dangereux, pour un non-mafieux, de se faire passer pour un mafieux. Un mafieux doit être sicilien, il ne doit jamais prononcer en public le mot mafia, et il doit pouvoir faire valoir des contacts au sein du groupe. C’est ainsi que la mafia parvient à protéger sa « marque commerciale » et sa réputation de violence et de fiabilité.
45 À la croisée entre signaux coûteux et conventionnels se situent divers comportements, que La pègre déchiffrée permet de mieux comprendre. On sait par exemple que les yakuzas coupables d’une faute se coupent le petit doigt. Mais pourquoi les yakuzas fautifs s’infligent-ils une douleur aiguë plutôt qu’une douleur modérée ou aucune douleur, et ce en se coupant le petit doigt plutôt qu’un autre doigt ou l’oreille ? Selon l’analyse proposée par D. Gambetta, le fait de s’infliger une douleur aiguë constitue un signal – coûteux – de courage nécessaire pour réintégrer le groupe après la commission d’une erreur. Et le fait de se couper le petit doigt constitue un signal – conventionnel, c’est-à-dire arbitraire mais connu de tous – d’appartenance à la pègre japonaise, qui, en rendant le retour à la vie civile plus difficile, permet de rassurer le groupe quant au risque de défection des membres auxquels il a des reproches à faire.
46 Les sociologues de la déviance tireront de ce livre une mine de prédictions intéressantes et parfois contre-intuitives, qu’il est possible – et qu’il serait désirable – de tester empiriquement sur les matériaux les plus variés : les petits délinquants, les gangsters chevronnés, les délinquants en col blanc, les trafiquants internationaux, etc. Et, plus généralement, on peut recommander La pègre déchiffrée aux sociologues intéressés par la théorie du signal et l’explication rationnelle des pratiques sociales et des croyances. C’est sur ce point, sans doute, que l’ouvrage de D. Gambetta apporte sa contribution la plus forte. De nombreux comportements d’origine apparemment non intentionnelle, ou absurdes, peuvent avec profit s’analyser comme résultants de motifs rationnels tels que l’intérêt à ne communiquer certaines informations qu’à certains individus, l’intérêt à prouver qu’on ne ment pas, l’intérêt à évaluer la fiabilité d’autrui ou ses intentions, etc. Nous avons mentionné ci-dessus l’automutilation volontaire en prison, mais les exemples sont fort nombreux, surtout si l’on admet que les criminels ne sont pas les seuls, loin de là, à user de signaux pour communiquer. Si les criminels doivent envoyer des signaux crédibles de fiabilité, les individus envoient délibérément des signaux d’appartenance, de statut, d’intention, d’innocence, etc. – sans qu’on sache toujours très bien expliquer les raisons du choix du signal. Enfin, les chercheurs auront le plaisir de lire un savoureux passage (p. 79-85) sur le système corrompu d’attribution des postes universitaires en Italie.
47 Jean-François Mignot
48 Groupe d’étude des méthodes de l’analyse sociologique de la Sorbonne (GEMASS) CNRS – Université Paris-Sorbonne
Bronner (Gérald), La planète des hommes. Réenchanter le risque. Paris, Presses universitaires de France (Hors collection), 2014, 156 p., 13 €.
49 G. Bronner commence par s’en prendre à une idéologie populaire selon laquelle l’homme est en train de détruire la nature. Puis il montre, au-delà des apocalypses écologiques annoncées, l’importance des thématiques eschatologiques dans des productions culturelles variées, qu’il s’agisse de romans, de films, de bandes dessinées ou de graffitis, ainsi que dans la manière de lire des faits divers ou des événements tragiques. Ces histoires prennent des formes diverses, qu’elles soient fondées sur des scénarios nucléaires, extraterrestres, écologiques, bibliques, qu’il s’agisse d’histoires de démons, de zombies, ou de fantômes. Cette esthétique de la peur et de la violence, dont on imagine qu’elle ne joue pas qu’un rôle cathartique, G. Bronner la trouve dans des cultures qui font une grande place à la « fin des temps », en particulier dans des religions centrées sur l’apocalypse, cultures dont il montre qu’elles ne sont pas uniquement occidentales. Il met en évidence l’importance de cette thématique de fin du monde dans l’adhésion des individus à la culture ou à l’idéologie ainsi véhiculées, le rôle de la peur, de la culpabilité, de la punition – et on pourrait ajouter celui de la réduction de la dissonance.
50 Si ce thème nous fascine tant, c’est parce qu’il nous concerne directement, et qu’en arrière-plan se pose la question du rôle joué par Dieu dans notre infortune. C’est là que G. Bronner introduit la théorie du complot, qui, en quelque sorte, remplacerait les explications défaillantes des grands systèmes religieux, proposant une réponse facile à la question des malheurs du monde. L’idée de base – on a envie de dire la doctrine – est que « rien n’arrive par hasard », et qu’il y a des gens qui ont sciemment tramé tout ce qui nous fait injure. Ce ne sont pas ici les exemples farfelus qui manquent, et G. Bronner en mentionne quelques-uns ; je n’ai retenu que celui d’un premier ministre australien accusé d’être un extra-terrestre reptilien, et qui a dû se fendre d’un démenti. Mais il n’y a pas que du burlesque dans ces « théories », il y a surtout qu’une apparente « explication » est donnée là où il n’y en avait pas, par manque d’information ou de connaissances. Le complot comble un vide cognitif. Du point de vue épistémologique, les partisans des théories du complot ignorent tout des effets émergents, comme ils semblent ignorer qu’il existe des lois probabilistes. Au fond, ce sont des causalistes qui ne sont pas très rigoureux quant à la recherche des causes.
51 Poursuivant son enquête sur les raisons invoquées des malheurs du monde, G. Bronner s’en prend à l’anthropophobie, en particulier à une sorte d’exaltation du monde animal qui conduit à mépriser l’espèce humaine. Encore faut-il préciser qu’il ne vise pas les habituels défenseurs des droits des animaux, il s’en prend à des individus plutôt extrémistes, particulièrement à ceux qui prônent un radicalisme antispéciste (selon lesquels il ne devrait pas y avoir de discrimination envers les animaux). G. Bronner remet les choses en place en adoptant la position générique suivante : l’homme a un cerveau très supérieur à celui des autres animaux, ce cerveau est notre bien le plus précieux, et sa préservation – donc celle de notre espèce – est notre tâche la plus importante.
52 Il s’attaque ensuite à la thèse selon laquelle l’épuisement de ressources finies réduit nos chances de survie, thèse qu’il fait remonter à Hans Jonas. Cet auteur insiste sur un principe de responsabilité selon lequel il faut renoncer à toute technologie qui comporterait des risques apocalyptiques, l’idée étant qu’aucun bénéfice ne peut compenser le coût infini occasionné par la disparition de l’humanité. G. Bronner montre que l’apparente évidence de ce principe se heurte à la pratique de l’anticipation des risques, aux limites de nos connaissances, en particulier au fait que des actions anodines peuvent conduire à des macro-événements inattendus dans des systèmes complexes (on se souvient de la métaphore de l’« effet papillon » d’Edward Lorenz). Bref, les idées d’H. Jonas ont eu pour conséquence une « heuristique de la peur », dont G. Bronner nous donne pour exemple, entre autres, la question de la vaccination. Il y a en effet, et pas seulement en France, une méfiance croissante envers les vaccins accompagnée de rumeurs (le vaccin contre la rougeole engendre l’autisme), et sans doute aussi par le souhait d’une meilleure information. Mais là où le raisonnement devient circulaire, c’est quand les descendants d’H. Jonas – G. Bronner s’en prend surtout à James Lovelock – invoquent la difficulté de prédire la dynamique des systèmes complexes pour ne rien faire, de peur de déranger l’ordre des choses. G. Bronner détracte ceux qui pensent que l’action de l’homme sur l’environnement naturel devrait être condamnée par la méconnaissance même des conséquences exactes de cette action. Il n’est pas pour autant question pour lui de nier l’effet destructeur des sociétés humaines sur leur environnement, en particulier sur les ressources naturelles, mais il lui semble raisonnable de proposer que cette question soit traitée de manière pragmatique et sereine. Au fond, G. Bronner s’élève d’abord contre les scénarios apocalyptiques non plausibles, qu’il considère comme des « intimidations ».
53 La question se pose de savoir d’où viennent les idées apocalyptiques. L’auteur qui, dans un précédent livre (La démocratie des crédules, Paris, Presses universitaires de France, 2013), s’est intéressé à la non-rationalité individuelle insiste sur le rôle de l’égocentrisme en tant qu’obstacle à la connaissance, sur la difficulté à dépasser les données des sens, sur les obstacles cognitifs à la rationalité, dans un esprit qui rappelle les idées de Jean Piaget (J. Piaget insistait sur les difficultés de la décentration et montrait, par exemple, comment l’élaboration de la compréhension de l’autre interagit avec celle de la compréhension de soi). Ce que G. Bronner ajoute par rapport à son livre précédent est en quelque sorte la dimension idéologique de la déraison (complotisme, millénarisme, antispécisme, etc.), ainsi qu’une certaine attention au pessimisme qui marque ces conceptions. Plutôt que de se demander qui propage ces idées anthropophobiques et comment elles se diffusent, il préfère les dépister, les expliciter, relever des tendances. Il ne propose pas vraiment d’explication de cet état d’esprit, si ce n’est qu’il fait allusion à A. Tocqueville, à la difficulté de vivre dans une société inégale qui se revendique égalitariste. Il fait ici œuvre de polémiste, c’est-à-dire qu’il développe une argumentation (au sens de Chaïm Perelman) au cours de laquelle il cherche à mettre en évidence la tendance à oublier, occulter, ou dévaloriser les aspects artificiels de la culture humaine – c’est-à-dire l’essentiel de celle-ci – et à exalter la nature sans l’homme.
54 Avec ce livre, et avec le précédent, G. Bronner tend à occuper une place laissée vacante par Raymond Boudon, à savoir celle du rationalisme dans les sciences humaines. Ce qu’il y a de curieux, avec R. Boudon, c’est que cette position voisine avec une sociologie d’inspiration wébérienne, c’est-à-dire phénoménologique, alors qu’il aurait été plus cohérent avec son rationalisme qu’il eût adopté une sociologie de tendance durkheimienne voire systémiste, en tout cas une approche plus réaliste.
55 Mais restons-en au travail de G. Bronner avec lequel je n’ai aucun désaccord, étant moi-même un rationaliste sceptique (en tout cas pour ce qui est du domaine de la science). J’ajoute que G. Bronner n’est pas un ultrarationaliste, comme ces gens qui voudraient que le réel se comporte comme leurs modèles mathématiques, qui cherchent le général et ne trouvent que l’arbitraire. J’aimerais simplement poser la question du meilleur regard à poser sur le sujet qu’il traite. Quand G. Bronner relève des fautes de raisonnement, on a l’impression d’être dans le domaine de la psychologie, c’est-à-dire dans le domaine d’erreurs qu’il suffit de corriger. Après tout, les individus raisonnent toujours au mieux de leurs capacités, et s’ils prennent conscience de leurs contradictions, ils vont chercher à les dépasser. En revanche, si G. Bronner dénonce des tendances ou des modes idéologiques, mêmes fondées sur des erreurs patentes de raisonnement, nous ne sommes plus dans le domaine de simples erreurs, et une perspective sociologique ou historique est nécessaire pour en rendre compte.
56 La question que je me pose – mais qui dépasse le travail de G. Bronner et je ne suis pas sûr de la poser au bon endroit – est celle de la raison des réactions récurrentes contre la rationalité dans l’histoire, et de ses conséquences. Pascal Quignard nous rappelle que, déjà au IIe siècle après J.-C., Cornélius Fronton et ses disciples affirmaient que les philosophes grecs classiques « enfoncent des portes ouvertes », et que le meilleur moyen d’éclairer la pensée est de parler un langage riche, précis et élégant. C’est par le langage qu’on va au cœur des choses et non pas par une quelconque démarche rationnelle. On pourrait citer bien d’autres oppositions à une forme ou une autre de rationalité dans l’histoire de l’occident européenne. On peut par exemple voir les résistances à la scholastique du Moyen Âge comme des réactions contre le dogme de la rationalité aristotélicienne, on peut comprendre l’humanisme comme une réaction au classicisme de la renaissance, et le romantisme comme une réaction à la modernité économique et politique du XIXe ; et je ne parle pas du XXe siècle intellectuel français, largement post-romantique. Certes, ces mouvements sont divers et, certes, G. Bronner ne s’en prend pas au romantisme ; il reste que ce mouvement est essentiellement, pour reprendre les mots d’Isaiah Berlin, le rejet de l’idée qu’il existe une « nature [réelle] des choses », agrémentée d’une exaltation de la subjectivité et de la spontanéité, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un mouvement fondamentalement antirationnel. Encore une fois, la rationalité, comme l’antirationalité, ont pris des formes variées dans l’histoire. Ce qu’il faut noter, à la suite de P. Quignard, c’est que l’Europe semble être la victime privilégiée des réactions antirationnelles, celles-ci revenant régulièrement inonder les rivages des sociétés occidentales. (Il semble que, dans les sociétés traditionnelles, les grands mouvements de réaction ou de remise en question sociale ou culturelle sont le plus souvent des mouvements qui prônent davantage de rationalité.) La question que l’on ne peut s’empêcher de se poser est celle de savoir si les irrationalités que relève G. Bronner font partie d’un mouvement de réaction contre une expression de la rationalité (on pense à la mondialisation), ou si, simplement, la niaiserie est plus visible maintenant pour des raisons qui tiendraient essentiellement aux mécanismes de sa diffusion. Si nous acceptons la première hypothèse (celle d’une réaction collective comme l’occident en a connues beaucoup dans son histoire), se pose la question historique générale de savoir si ces mouvements de réaction, avec leur cortège d’irrationalités, ont apporté aux sociétés occidentales autre chose que des régressions technoscientifiques ou économiques.
57 Ces questions ne constituent en rien une réserve au travail de G. Bronner, elles ne font qu’en refléter la fécondité. Sa grande qualité, c’est qu’il parvient à combiner profondeur de l’analyse et virtuosité de conteur, ménageant ses effets, maîtrisant les digressions, manifestant un talent certain à illustrer son propos par des exemples qui sont autant d’histoires. On ne peut manquer de relever cette aisance d’écriture, alors que tant de sociologues s’enferment dans une manière de s’exprimer – disons – typiquement sociologique, ni d’apprécier sa clarté théorique, là où d’éminents spécialistes ont parfois tendance à se noyer dans leurs propres hypothèses.
58 Pierre Moessinger
59 Université de Genève
Ogorzelec-Guinchard (Laëtitia), Le miracle et l’enquête. Les guérisons inexpliquées à l’épreuve de la médecine. Préface de Robert Damien. Paris, Presses universitaires de France (Partage du savoir), 2014, 274 p., 21 €.
60 Voici un ouvrage au sujet passionnant mais peu étudié par les sociologues, notamment faute d’accès aux sources. Son auteure, qui a reçu pour cette « enquête » le prix Le Monde de la recherche universitaire, a eu accès à l’ensemble des documents archivés au Bureau médical des sanctuaires Notre-Dame de Lourdes concernant les 67 guérisons reconnues par l’Église catholique comme miraculeuses entre 1862 et 2010.
61 Alors que les philosophes débattent depuis des siècles de l’existence ou non de miracles, habituellement définis comme événements contraires aux lois de la nature ou interrompant leur action le temps d’une intervention divine, la sociologue dit s’intéresser ici non pas au miracle lui-même mais plutôt aux procédures de reconnaissance qui mènent finalement à la qualification de « miracle » par les autorités religieuses compétentes (p. 13). L’approche commande le plan de l’ouvrage, qui est divisé en trois parties : 1) Encadrer, 2) Contrôler et 3) S’accorder.
62 Dans le premier chapitre, l’auteure explique que ce qui a rendu possible le contrôle médical des allégations de guérisons miraculeuses à Lourdes est d’abord le souci de contrôle social des foules (p. 17). Les événements entourant l’annonce de l’apparition de la Vierge à Lourdes en 1858 deviennent en effet aussitôt une affaire d’État. Le gouvernement, tout comme l’Église catholique, ne pouvaient que craindre les désordres engendrés par les foules qui convergeaient vers ce nouveau lieu de culte pour « écouter et admirer » la petite Bernadette Soubirous « qui se dit en relations extatiques avec la Vierge », comme l’écrit le ministre des Cultes au préfet des Hautes-Pyrénées en mars 1858 (p. 30). Le chapitre 2 décrit les réactions de l’Église et du gouvernement, qui espèrent tous deux que « l’agitation cessera avec la cause qui l’a produite », selon l’expression du préfet s’adressant au ministre de l’Intérieur. Craignant l’escroquerie, on enquête sur la famille de Bernadette, mais rien ne suggère la fraude. Les autorités mobilisent alors la science médicale et trois médecins examinent la « jeune visionnaire », sans trouver à redire sur sa santé physique ou mentale (p. 52). Le chapitre 3 porte sur un autre élément d’encadrement, à savoir l’enquête épiscopale. Curieusement, l’Église n’appréciait pas vraiment la multiplication des miracles, sachant très bien que cela ne faisait que la discréditer auprès des protestants et des élites catholiques soucieuses de rationalité. La Congrégation des rites était chargée depuis 1588 des enquêtes sur les miracles mais, depuis le milieu du XVIIIe siècle, l’Église, selon le souhait de Benoît XIV, ne devait pas admettre de guérison miraculeuse avant d’avoir établi le fait « scientifiquement ». Après avoir étudié 29 cas de guérisons, la commission conclut que seuls 12 présentent un « caractère surnaturel » (p. 63). Cependant, après ré-analyse par un médecin choisi par l’évêque de Tarbes, le nombre de cas est ramené à sept. Comme le note l’auteure, ce premier dispositif de contrôle, en quelque sorte imposé par le « rationalisme conquérant » de l’époque (p. 64), ne sépare pas encore de façon étanche le rôle des médecins et celui des ecclésiastiques ; ces derniers raisonnent parfois sur le terrain médical et les premiers se permettent d’affirmer le caractère « surnaturel » d’une guérison au lieu de simplement constater qu’elle est « inexplicable » par la médecine actuelle (p. 69). Cette première enquête se termine par l’annonce officielle, en février 1862, que ces guérisons, que la science ne peut pas expliquer, « sont donc l’œuvre de Dieu » (p. 81). Les attroupements spontanés et incontrôlés qui inquiétaient tant les autorités peuvent dès lors être transformés en pèlerinages de fidèles civilisés (p. 82).
63 La multiplication des pèlerinages risquant d’entrainer une croissance du nombre de guérisons spontanées, la deuxième partie de l’ouvrage décrit les institutions de contrôle mises en place afin d’assurer un suivi rigoureux de ces cas : l’enregistrement des déclarations de guérison devient systématique en 1866 (p. 93) et le contrôle médical devient officiel en 1883. Cette formalisation des procédures est une réponse aux critiques rationalistes et positivistes pour qui tout miracle est impossible. En s’entourant des médecins (probablement catholiques mais l’auteure ne le dit jamais), l’Église veut montrer que la science peut servir à démontrer l’existence de miracles et contrer ainsi ceux qui les expliquent « scientifiquement » par l’hystérie comme le fait, par exemple, le psychiatre Jean-Martin Charcot en 1894. Pour ce faire, les responsables du Bureau médical mettent au point des questionnaires qui se complexifient au fil des décennies, tout comme l’équipement utilisé pour effectuer des radiographies et autres tests médicaux (p. 115-126).
64 La troisième partie, qui porte sur les 67 miracles reconnus par l’Église, devrait être la plus originale, étant donnée la richesse des dossiers obtenus. Quelques statistiques descriptives nous apprennent que la majorité des guérisons « miraculeuses » concerne des femmes (54 sur 67) et des Français (55) et que « l’origine sociale des miraculés est modeste ». Premières données à caractère proprement sociologique après 130 pages de descriptions historiques parsemées de références au philosophe John Dewey, qui lui fournit le lexique pour reformuler les énoncés des acteurs, les sociologues seront peut-être surpris d’apprendre que l’auteure doute « de l’utilité heuristique de telles informations » statistiques. Les raisons invoquées sont d’ailleurs curieuses. D’abord, ces 67 cas ne seraient pas représentatifs de l’ensemble des milliers de guérisons enregistrées mais non retenues, ni de toutes celles qui n’ont fait l’objet d’aucune démarche de déclaration auprès des instances médicales de Lourdes. Ensuite, et « plus ennuyeux », ces statistiques ne nous apprendraient rien « sur la manière dont sont produits les miracles à Lourdes » (p. 133, italiques dans le texte). Il est pourtant évident qu’il ne s’agit pas ici d’un échantillon mais d’une population : celle des 67 miracles reconnus. Ils pourraient ensuite être comparés à la population des cas enregistrés et il serait tout à fait éclairant d’en connaître les caractéristiques de base : âge, origine sociale, genre, etc. Et il n’est pas certain que ces données n’éclaireraient pas la manière dont se « produisent » les miracles, ou, pour être plus précis, la manière dont ces guérisons viennent à être reconnues comme miraculeuses. Malgré cette absence délibérée de données sociologiques précises, l’auteure affirme plus loin que les « caractéristiques sociales des requérants » sont « extrêmement diversifiées » (p. 149), ce que l’on ne peut que croire sur parole. On ignore aussi les fréquences des types de maladies guéries de manière inexplicable. On apprend seulement que l’on retrouve plusieurs cas de tuberculose et de sclérose en plaques parmi les miraculés (p. 149). Or, la nature de la maladie est certainement pertinente pour comprendre la manière dont se « produisent » les miracles...
65 Preuve que les chiffres sont souvent utiles, la simple distribution chronologique des « miracles » est éclairante : alors que sept guérisons ont été proclamées « miraculeuses » en 1862 (sur une centaine de cas), on observe ensuite un long silence de cinquante ans, malgré 4 445 déclarations au registre de Lourdes. Il faut attendre l’intervention de Pie X et un pèlerinage de médecins catholiques à Rome pour voir une seconde vague confirmant 33 guérisons miraculeuses entre 1907 et 1913, soit moins de 1 % des cas enregistrés (p. 142). Les prochaines se font attendre jusqu’à la fin de le Seconde Guerre mondiale, 25 guérisons étant proclamées miraculeuses entre 1946 et 1989. Enfin, seulement deux autres seront confirmées, entre 1999 et 2010, sur un total d’environ 1 500 cas signalés pendant cette période, ce qui représente une baisse très notable. Signe du malaise engendré par la notion de « miracle » dans un monde dominé par la science, l’annonce de ces deux derniers cas évite l’usage du mot « miracle », remplacé par « événement de grâce », « don » et « signe » de Dieu (p. 143).
66 Les deux derniers chapitres sont consacrés à l’analyse détaillée, incluant de longs extraits des rapports médicaux, de deux dossiers particuliers, séparés de quarante ans (1948 et 1988), choisis comme exemple, de « deux états de fonctionnement de la procédure de reconnaissance des miracles de Lourdes » (p. 150). Mais ici encore les acteurs en présence n’ont ni trajectoire ni religion, et l’on ignore tout des médecins qui font partie des comités d’experts. On imagine qu’ils sont croyants et probablement catholiques, mais l’auteure ne prend pas la peine de tenir compte de cette variable. La seule mention explicite d’un « non-croyant » est le fait d’un rapport du Bureau médical qui se sert justement de cela pour donner de la crédibilité à un diagnostic qui lui est favorable (p. 170). C’est donc ici une catégorie d’acteur et non une catégorie d’analyse.
67 En conclusion, l’auteure s’interroge brièvement sur les raisons qui font que Lourdes est devenue célèbre et non pas Nouilhan, située à une trentaine de kilomètres de là, où trois fillettes avaient pourtant aperçu la Vierge dès 1848, suivies par 11 autres personnes jusqu’en juin 1849. Une trentaine de guérisons « miraculeuses » y sont même recensées (p. 219). Ce serait surtout grâce à la presse que Lourdes a pu ainsi passer de la scène locale à la scène nationale (p. 222). Quant à expliquer la raréfaction des miracles reconnus, l’auteure avance deux raisons. Tout d’abord, les critères canoniques se sont resserrés et rendent plus difficile la reconnaissance du caractère miraculeux d’une guérison (p. 228). Ensuite, la notion même de guérison a évolué et les maladies aussi. Bien représentée parmi les guérisons, la sclérose en plaques connaît des périodes de rémission, ce qui rend le caractère « miraculeux » d’une « guérison » difficile à établir. De plus, comme la plupart des malades sont médicamentés, il est difficile d’exclure absolument l’effet des traitements. En somme, « les médecins du sanctuaire ne peuvent plus garantir les certitudes que l’Église attend d’eux » (p. 229). Pour contourner ce problème, les membres du Bureau médical de Lourdes s’orientent vers la reconnaissance de « guérisons intérieures », de « libération » et de « réconfort » (p. 231). Tout porte ainsi à croire que le déclin drastique des reconnaissances de guérisons miraculeuses est paradoxalement l’effet conjoint d’une science plus consciente de son ignorance et d’une Église qui, pour ne pas prêter le flanc à la critique, durcit ses critères au-delà de ce que la science peut affirmer avec certitude. Pour les médecins croyants, il s’agit là d’une impasse qui laisse « au bord de la route de nombreux cas de guérison très convaincants » (p. 230). Mais Lourdes étant aussi une attraction touristique, il faut s’assurer que les pèlerins y viennent encore malgré la rareté des « miracles ». Leur « demande de guérison » (p. 232) doit alors être comblée en mettant l’accent sur les aspects « psychiques », « intérieurs » ou « exceptionnels », ou encore « remarquables » de la « guérison », termes assez flous pour éviter un affrontement avec le « rationalisme ambiant ».
68 En refermant le livre, on peut regretter que l’auteure n’ait pas trouvé de méthode pour analyser systématiquement l’ensemble des cas auxquels elle a eu accès et n’en ait présenté que deux, demeurant relativement collée aux documents. Il faut aussi souligner la confusion conceptuelle qui, derrière l’approche soi-disant « pragmatique », caractérise les quelques éléments plus analytiques du texte. L’auteure passe en effet constamment de l’épistémologie à l’ontologie, comme si les deux étaient synonymes. Elle dit vouloir étudier « la manière dont sont reconnus les miracles », et quelques lignes plus loin cela devient « la production sociale des miracles » (p. 7). Elle affirme aussi que les dossiers permettent d’accéder au « miracle en train de se faire » (p. 9). Mais plus loin on apprend que son objet n’est pas le miracle lui-même mais bien la « procédure de reconnaissance » (p. 13) et « la place de l’expertise médicale dans la production des miracles de Lourdes » (p. 129). Or, cette confusion entre la nature des êtres (ontologie) et la manière de les connaître (épistémologie) n’est pas sans conséquences sérieuses. En effet, si l’on considère la « guérison » comme un phénomène empirique observable et objectivable par les acteurs à un moment donné, il est évident que la documentation étudiée (les multiples rapports des experts) ne porte nullement sur le moment de « production » du phénomène mais seulement sur ce qui se passe dans les années suivantes et concerne donc uniquement la reconnaissance sociale d’un phénomène toujours survenu plusieurs années auparavant. À moins bien sûr que, considérant cette identification entre ontologie et épistémologie (domaines orthogonaux qui peuvent se composer de manières différentes) comme une thèse forte, l’auteure en assume vraiment la conséquence radicale : la rétroaction temporelle, ou causalité inversée, qui fait en sorte que la « guérison » ontologique ne se serait pas vraiment produite au lieu et au moment indiqués dans les documents mais seulement au moment où elle a été déclarée miraculeuse quelques années plus tard. Autre question redoutable soulevée par la confusion de catégories philosophiques pourtant bien définies : si la « production » d’un phénomène (ontologie) n’est que la procédure de sa « reconnaissance » (épistémologie), on peut se demander quel statut donner à une supernova qui n’est pourtant observée que des millions d’années après l’explosion de l’étoile... On aura compris qu’à vouloir produire une thèse philosophique « originale », on en oublie parfois de faire de la sociologie. Et on peut aussi se demander par quelle opération du Saint-Esprit cet ouvrage a pu mériter un tel prix...
69 Yves Gingras
70 Université du Québec à Montréal
Lukes (Steven), Le relativisme moral. Traduit de l’anglais par Alice el-Wakil. Genève, Éditions Markus Haller, 2015, 287 p., 16 €.
71 Spécialiste d’Émile Durkheim et de théorie sociale et politique, auteur d’ouvrages importants sur le pouvoir ou le multiculturalisme, S. Lukes s’est toujours intéressé aux questions morales. Son ouvrage sur le relativisme moral, paru en 2008, dont les éditions Markus Haller viennent de publier une traduction française, apporte aujourd’hui une contribution notable à la sociologie morale et à l’approche comparative des systèmes normatifs dans des cultures différentes. Il se présente comme une tentative de résolution d’un dilemme entre, d’un côté, l’évidence que certains comportements sont universellement bons et d’autres universellement mauvais, et, de l’autre, une « question qui nous taraude », celle du caractère abusif du jugement et de la condamnation des cultures des autres à partir de nos propres standards. Cette dernière position est au fondement du relativisme moral, défini comme « l’idée que l’autorité des normes morales est relative au temps et au lieu ». Le relativisme moral peut être rejeté au nom d’un absolutisme moral sans nuances, ou alors faire l’objet d’une adhésion également sans nuances, ou encore être considéré comme une question non pertinente. S. Lukes rejette ces trois possibilités pour présenter son propre projet, qui est de prendre le conflit au sérieux pour essayer d’y trouver des solutions, en l’occurrence celle qui consisterait à réconcilier objectivité morale et pluralisme moral, qui est tout l’enjeu de ce livre.
72 Le premier moment de l’argument consiste à distinguer le relativisme moral du relativisme cognitif. Procédant à une généalogie rapide du thème de la « construction sociale de la réalité », de Nietzsche à Ian Hacking en passant par la sociologie de la connaissance, la philosophie du langage ordinaire, le pragmatisme américain, l’anarchisme épistémologique et le programme fort en sociologie de la science, S. Lukes insiste sur la résistance « expérientielle » que nous avons à l’encontre du relativisme cognitif, qui échoue à porter atteinte à la confiance pratique que nous avons dans la science, ne serait-ce que pour prendre l’avion ou utiliser un ordinateur. Mais c’est pour mieux souligner la difficulté d’une réfutation du relativisme moral, liée au fait qu’il n’existe pas en morale d’institutions permettant d’entretenir l’espoir d’une convergence des points de vue contraires, comme c’est le cas dans les sciences. Pour faire face à la difficulté, S. Lukes avance une distinction entre l’approche descriptive de la morale, qui plaide en faveur du pluralisme moral, et la perspective pratique, qui plaide plutôt en faveur de la croyance à une morale unique. Il s’agirait alors de montrer que la diversité des morales observées dans des cultures différentes n’implique pas nécessairement la conclusion de Ruth Benedict selon laquelle « la morale... est un terme commode pour désigner les pratiques socialement approuvées ». Cette façon de dessiner deux portes d’entrée à la morale, l’une par l’observation des systèmes normatifs, et l’autre par nos propres convictions morales, constitue l’apport remarquable du livre, et en même temps son principal problème, car il est difficile de faire abstraction de nos convictions morales pour observer et comparer les systèmes normatifs.
73 Se plaçant sous l’autorité de Montaigne, et de l’idée selon laquelle la raison pourrait échapper à la coutume, le second chapitre propose une sorte de bilan critique, très bien documenté, du relativisme culturel en anthropologie, confronté aux approches expérimentales de la psychologie morale. Le détour par l’anthropologie culturelle de Franz Boas, Marshall Sahlins, Ruth Benedict... fait surtout ressortir une posture majeure de ces auteurs qui, au-delà d’une simple tolérance des systèmes normatifs que l’on désapprouve, visait à combattre l’ethnocentrisme sur fond de décolonisation et de lutte politique contre l’impérialisme des valeurs occidentales. S. Lukes rappelle néanmoins au passage la tentative avortée d’inclure dans la Déclaration universelle des droits de l’homme un « droit des hommes à vivre selon leurs propres traditions », et montre aussi comment l’arrivée des nazis au pouvoir a commencé à poser des limites à l’anthropologisation de n’importe quelle forme de vie sociale et politique. Il propose ensuite une présentation, plus rationaliste que naturaliste, de la psychologie morale, de Lawrence Kohlberg à Carol Gilligan et Eliott Turiel jusqu’aux recherches actuelles sur la neuro-imagerie de l’éthique, en passant par ce qu’on appelle ironiquement la « trolleylogie », à partir de l’exemple d’un tramway lancé à toute allure qu’on peut dévier sur une autre voie, c’est-à-dire l’étude expérimentale des dilemmes moraux. Ces dilemmes seraient la preuve que, au-delà des différences culturelles soulignées par l’approche descriptive, les sujets humains sont capables de faire usage de leur faculté de raisonner pour essayer « d’arriver à la bonne réponse » du point de vue de leur perspective pratique.
74 C’est à ce point du livre que l’auteur choisit de s’attaquer à la distinction majeure entre les normes morales et celles qui ne le sont pas. Sa définition du domaine moral, « promouvoir le bien et éviter le mal, encourager la vertu et décourager le vice, éviter qu’autrui soit blessé et veiller à son bien-être », est sans doute ambigüe et discutable (comment pourrait-il en être autrement ?), mais elle paraît suffisante pour exclure du domaine proprement moral une série de normes qui, dans la suite du livre, vont constituer la majeure partie de la discussion, comme par exemple l’excision des jeunes filles, l’enfermement des vieux dans des igloos pour y mourir, la crémation des veuves, les mariages forcés, les crimes d’honneur, etc. De façon pertinente, S. Lukes distingue deux difficultés : la connaissance du point de vue des agents (ce que pense par exemple une veuve au moment de se jeter dans le brasier), et l’identification de la conduite (par exemple un prêt à intérêt versus une pratique d’usure). Les actions humaines se présentent toujours, en effet, « sous une description », et le débat qu’elles suscitent à propos de leurs « justifications » ou des « projections » dont elles sont l’objet passe d’abord par cette description. Pour illustrer ces difficultés, S. Lukes prend des exemples nombreux et passionnants : envoyer un enfant chercher sa nourriture parmi des chiens voraces est-il un mauvais traitement ou une épreuve éducative ? Accepter, le moment venu, de se faire enterrer vivant lorsqu’on a été un « Maître de la lance » respecté est-il un acte de dévouement au groupe ou une forme d’aliénation ?... Ces exemples semblent parfois ébranler son anti-relativisme moral, comme lorsqu’il écrit que « la distinction entre ce qui est moral et ce qui est conventionnel est complexe, contingente et évolutive » ou lorsqu’il envisage certaines formes de cruauté, comme l’élimination des vieillards et des nouveaux-nés chez les Inuits. Il conclut néanmoins sans ambiguïté que les comportements de survie ne relèvent pas de la morale, réintroduisant ainsi la perspective pratique du chercheur attaché à une certaine conception morale dans l’approche descriptive. Et, pour éviter le glissement du relativisme culturel au relativisme moral, il avance même un critère pour exclure certaines normes de la morale, qui serait d’incorporer dans les descriptions suffisamment d’informations contextuelles pour saisir l’impact des relations d’oppression, y compris lorsque les victimes semblent consentantes.
75 Sur la base de ces prémisses, l’examen, au chapitre suivant, des rapports des cultures et des valeurs peut sembler déconcertant car il plaide, d’un côté, à partir notamment de Berlin et Weber, pour le caractère « subjectif » et culturellement situé des valeurs, et donc pour un certain polythéisme des valeurs, tout en considérant, de l’autre, que les valeurs « épaisses » des individus, celles auxquelles ils adhèrent pratiquement dans leur existence courante, ne sont pas forcément celles qui commandent les normes culturelles auxquelles ils se soumettent : par exemple, dans le cas de la Hollande, il soutient qu’il n’y a pas forcément d’opposition de valeur entre les immigrés musulmans et les « Occidentaux ». Cela semble supposer, au-delà de ce que S. Lukes appelle des valeurs incommensurables ou « sacrées » dont l’acceptation profonde apparente le pluralisme des valeurs à un relativisme moral, un fond de valeurs objectives et universelles qui pourrait rapprocher les propensions morales de tous les êtres humains, quelle que soit leur culture, mais dont il va falloir encore démontrer l’existence. C’est la tâche que s’assigne la fin de l’ouvrage, à partir de travaux philosophiques récents inspirés de Kant, avec l’éthique de la discussion de Jürgen Habermas et Karl-Otto Apel ou la théorie de Scanlon suivant laquelle nous nous devons des justifications qui ne peuvent pas être rationnellement rejetées (ce qui permet de justifier la condamnation universelle de l’arbitraire), ou alors inspirés d’Aristote, avec la théorie des capabilités d’Amartya Sen et Martha Nussbaum, qui devrait susciter un consensus transculturel sur les conditions permettant de sauvegarder la dignité et « les facultés d’action et d’expression humaines ». S. Lukes est bien conscient que ces arguments philosophiques ne permettent pas de conclure, comme le fait M. Nussbaum, sur « ce qui est digne d’être vécu dans la vie humaine », mais ils permettent au moins de répondre à l’objection d’un biais individualiste libéral dans la recherche d’une morale objective.
76 Au final, l’ouvrage de S. Lukes constitue, malgré sa taille assez modeste, un bilan relativement complet et extrêmement précieux sur les discussions actuelles concernant les bases objectives du jugement et des émotions morales. On peut néanmoins exprimer des doutes, comme je l’ai fait plus haut, sur la pertinence, et même sur la possibilité de séparer en morale la perspective pratique de l’approche descriptive puisqu’il n’existe pas de critère purement observationnel de ce qui est moral ou de ce qui ne l’est pas. D’autant que si l’on intègre la perspective pratique dans l’approche descriptive, ce qui semble inévitable, le comparatisme culturel révèle les écarts des systèmes normatifs des différentes sociétés, mais ne plaide en rien pour le relativisme moral. Par ailleurs, si l’on pense, comme l’auteur lui-même, que les membres de cultures éloignées les unes des autres partagent certaines valeurs ou ont un même fond de conception morale, il ne devrait plus être question, comme le voudrait S. Lukes, de concilier pluralisme et universalisme moral, mais plutôt d’expliquer comment l’environnement et les conditions de vie des groupes sociaux peuvent déterminer des systèmes normatifs qui, tout en étant vécus comme obligatoires et valides par les sujets, peuvent n’avoir que des rapports très lointains avec ce qu’on appelle l’éthique : l’excision des jeunes filles ou l’élimination des individus surnuméraires en étant quelques exemples. Certaines difficultés du livre, en particulier le risque d’un glissement du pluralisme au relativisme moral, seraient moindres si S. Lukes avait plus nettement reconnu que la morale n’est pas impliquée dans tous les comportements humains, et n’a du reste pas forcément à l’être, ce qui suffirait à éviter l’inférence du comparatisme (ou du relativisme) culturel au relativisme moral. Sa tâche aurait également été facilitée si, au lieu de reprendre l’opposition discutable de certains philosophes entre une « éthique » supposée universelle et des morales qui seraient « particulières », il avait insisté davantage sur l’existence de divergences profondes en éthique, comme par exemple celle de John Rawls et des kantiens qui jugent l’utilitarisme immoral. Car ces divergences ne sont pas du tout un argument en faveur du relativisme moral, mais plutôt un argument en faveur de l’absence de procédure reconnue pour déterminer ce qui est moral ou pas.
77 Patrick Pharo
78 Centre de recherche sens, éthique et société (CERSES) CNRS – Université Paris Descartes
Heredia (Mariana), À quoi sert un économiste. Enquête sur les nouvelles technologies de gouvernement. Paris, La Découverte (Les empêcheurs de penser en rond), 2014, 248 p., 18 €.
79 Comment comprendre la santé florissante des économistes ? Ils sont incontournables : ils sont dans les médias, dans les comités de consultation des gouvernements, à la tête des institutions parmi les plus puissantes de la planète ; on les sollicite sur des sujets de plus en plus nombreux. Face à cette santé arrogante, on serait tenté d’invoquer l’abus d’autorité scientifique. Mais tel n’est pas le propos de l’auteure, qui affronte une question plus cruciale. Que signifie au juste ce crédit qu’on accorde aux économistes ? De quelles transformations augure-t-il ? Celles-ci n’annoncent-elles pas de nouvelles formes de contrôle reposant sur nos subjectivités, plus insidieuses que les précédentes ? Comme le sous-titre de l’ouvrage l’indique clairement, l’auteure entend rapprocher le succès des économistes de l’avènement d’un nouvel ordre politique. L’argument est déployé en deux temps. Après avoir distingué trois interprétations du succès des économistes, elle analyse comment ce succès se conjugue à la diffusion mondiale d’une nouvelle forme de domination technopolitique, le néolibéralisme.
80 Trois explications divergentes sont couramment avancées pour expliquer le succès des économistes. La première thèse, volontiers défendue par les économistes eux-mêmes, met en avant le phénomène de la professionnalisation, consécutif au long processus d’institutionnalisation de l’économie. Celle-ci devient une discipline autonome au tournant du XIXe siècle. Puis, les tenants de l’économie entrent dans une phase de consolidation, de la fin de la Grande Guerre au milieu des années 1970. Leurs fonctions étatiques s’élargissent, tandis que des organisations internationales se développent. Les années 1980 et 1990 confirment l’essor de la profession du fait d’une emprise de plus en plus grande sur les milieux académiques et technopolitiques. « Les économistes ne sont pas seulement au cœur des États, ils fascinent toutes les organisations de nos sociétés. » (p. 27). La discipline parvient de plus à se rapprocher du modèle de scientificité des sciences dures, par un processus d’abstraction et d’unification théoriques. Par ailleurs, face à des problèmes de plus en plus complexes, la société a besoin de spécialistes compétents. Or, à l’instar de médecins, les économistes disposent du savoir spécialisé requis pour analyser les problèmes du monde contemporain et leur trouver des remèdes.
81 La deuxième thèse, critique, s’attaque à un groupe précis, les économistes néolibéraux, assimilés à des prêcheurs, avec l’exemple paradigmatique des Chicago boys. À travers l’idéologie néolibérale, les économistes défendent les intérêts des classes dominantes. Ils assurent une mission : légitimer la domination. Ils peuvent d’ailleurs se prévaloir du soutien des pouvoirs dominants : les États-Unis, le grand patronat, les banques commerciales, les organismes financiers internationaux. Cette mission d’évangélisation est particulièrement visible dans le rôle de premier plan qu’ils jouent dans les think tanks, qui se développent à travers le monde depuis les années 1970. Ce moment est aussi celui de la transnationalisation des réseaux d’experts. « Si les réformes libérales ont tendance à être indifférentes aux spécificités nationales, aux filiations idéologiques des dirigeants politiques et à l’engagement des acteurs locaux, c’est parce que ces politiques s’élaborent et se coordonnent désormais dans des réseaux transnationaux et les experts en économie jouent, dans chaque pays, le rôle de médiateurs. » (p. 46).
82 Dépassant l’opposition entre les deux précédentes, la troisième thèse préfigure l’argument central de l’auteure : elle associe les économistes à des experts, des technocrates, qui brouillent la frontière entre science et politique. En appui aux décideurs, ils interviennent dans le domaine public en concevant des dispositifs institutionnels et en imposant des conventions. Cette action alimente un paradoxe : « plus l’économie s’affirme comme un royaume universel et autorégulé, plus elle requiert l’intervention des spécialistes ! » (p. 78). Avec l’expansion de l’économie marchande, leur champ d’expertise ne cesse de s’étendre. Intervenant dans des domaines très variés (l’architecture macroéconomique des marchés financiers, la construction des marchandises et des clients, la démocratisation du calcul et du choix), les économistes contribuent à faire advenir un nouvel ordre politique, car derrière la technique se nichent des technologies de gouvernement.
83 La deuxième partie du livre tente d’expliquer (chap. 4) l’avènement de ce nouveau régime, avant de le décrire (chap. 5). Depuis les années 1970, la responsabilité de ce changement serait principalement imputable aux crises économiques. Face à elles, la montée des économistes aurait elle-même connu une sorte de dérèglement. Initialement, les interprétations et les solutions qu’ils apportent mènent le plus souvent à des réformes limitées. Ils n’en viendront paradoxalement aux thérapies de choc qu’après l’échec de leurs préconisations de départ. Peu à peu, les mécanismes se font plus obscurs et le recours aux experts plus nécessaire. Un cercle vicieux s’enclenche. « Si l’inflation et l’endettement sont les grands alliés des économistes, ils sont aussi le résultat de leurs interventions. » (p. 138). Parallèlement, un clivage se creuse entre les hommes politiques, jugés incompétents, et les experts. Ces derniers bénéficient en outre de l’aura de réseaux internationaux, en particulier dans les pays du Sud prompts au « dénigrement national ». À ce sujet, l’auteure s’inscrit en faux contre l’idée reçue selon laquelle, dans le monde, les réformes néolibérales auraient consisté dans la réplication d’un modèle occidental. Bien souvent, au contraire, ce sont les expériences extrêmes tentées en Amérique latine ou en Europe de l’Est qui ont été reprises en Europe de l’Ouest ou aux États-Unis.
84 Le chapitre 5 veut faire entendre que ni le néolibéralisme, ni l’intervention des économistes ne se limitent au domaine économique. Les politiques néolibérales ont de profondes répercussions sur le « régime de représentation ». Pour sa démonstration, l’auteure invoque de nouveau les circonstances des quarante dernières années, avec le recul du rôle des États et la globalisation des marchés : l’érosion des collectifs d’identification fondés sur la famille ou l’entreprise ; la désocialisation de la cité ; la fragilisation des identités nationales au moment où les entreprises nationales d’après-guerre retournent au privé. « Alors que l’universalité du droit ancré dans la cité nationale se fragilise et régresse, l’intégration segmentée par la consommation et les nouvelles technologies s’étend et se renforce. » (p. 182). C’est dans ce contexte que le pouvoir passe aux experts et aux think tanks, ces organisations au croisement de la science, de la technique et du politique. Celles-ci jouent un rôle toujours plus grand dans l’élaboration de politiques publiques, sans détenir de mandat électif. La multiplication des comités indépendants reconfigure l’autorité politique et met en évidence la dilution des responsabilités. Ces processus s’accompagnent de la diffusion de la raison technoéconomique et de la montée de dispositifs qui ne visent plus tant le contrôle externe des individus que l’orientation de leur subjectivité. Simultanément, l’essor des marchés financiers mondialisés entérine la dissociation de la communauté politique et de l’espace économique, laissant les citoyens et les États impuissants face aux mouvements de capitaux. Ainsi, sous l’influence des réformes néolibérales, le nouveau régime de représentation consacre le décalage entre internationalisation de l’économie et ancrage territorial de la démocratie.
85 Ce livre témoigne d’une grande ambition. Ses arguments se veulent d’une portée mondiale, à partir d’exemples issus d’aires géographiques multiples. Toutes les aires ne sont pas, il est vrai, couvertes avec la même précision : les exemples relatifs aux pays d’Amérique latine sont privilégiés (quelques années plus tôt, M. Heredia avait soutenu une thèse sur les économistes et le politique en Argentine). Surtout, son but est de dévoiler la dimension politique des transformations économiques des dernières décennies, invitant du même coup les sciences sociales à se réapproprier des questions trop souvent laissées aux économistes.
86 De prime abord, le fait de s’intéresser à la profession des économistes est une entreprise bienvenue. La suprématie du discours économique nous questionne assurément, comme nous interroge la puissance d’institutions telles que les grandes banques centrales, le FMI ou la Banque mondiale, dans lesquelles les économistes occupent de fortes positions. De même, vouloir rapprocher le rôle des économistes des nouvelles technologies de gouvernement est a priori séduisant. Au final, on est pourtant tenté de penser que l’auteure manque sa cible. En effet, si l’objectif – éclairer les nouvelles technologies de gouvernement – est extrêmement ambitieux, l’objet – les économistes néolibéraux – est à la fois étroit et flou.
87 Premièrement, l’objet est étroit par rapport aux mécanismes visés. Pourquoi cibler spécifiquement les économistes ? Il est vrai que l’auteure leur dénie la responsabilité des phénomènes qu’elle éclaire. Mais toute la première partie du livre leur est pourtant consacrée. Or, à y bien voir, les processus décrits dépassent leur cas particulier. Ils concernent plus largement la dynamique des professions : ils valent pour tous les professionnels qui, sous couvert de vouloir améliorer notre bien-être, créent des besoins et les prennent en charge, nous rendant du même coup dépendants de leurs services. Du fait de sa dynamique propre, le développement des professions engendre en quelque sorte un raffinement du contrôle social. De ce point de vue, cet ouvrage pourrait être le premier d’une longue série : à quoi sert un médecin, à quoi sert un avocat ? À quoi servent le journaliste, l’éducateur, l’ingénieur ?
88 Ensuite, l’objet est relativement flou. On a compris que le livre ne porte pas tant sur les économistes en général que sur les « économistes néolibéraux ». Mais qu’est-ce qu’un économiste néolibéral ? Soulignons d’abord que très peu d’économistes se reconnaitraient dans cette dénomination. S’agit-il alors des économistes orthodoxes ? Pas vraiment, car l’argument ne tiendrait pas : c’est bien sur le néolibéralisme que repose toute l’argumentation. Là réside la principale ambiguïté du propos. D’un côté, l’auteure se démarque explicitement de la thèse critique, qualifiée de conspirationniste, qui voit dans les activistes du néolibéralisme les défenseurs des intérêts des groupes dominants. De l’autre, elle reprend la vision foucaldienne d’un néolibéralisme agissant comme technologie de gouvernement, tout en conférant aux « économistes néolibéraux » un rôle de premier plan dans les mutations politiques actuelles. La ligne suivie est ténue : personne n’est responsable des nouveaux mécanismes de domination, mais les « économistes néolibéraux » jouent quand même un rôle central dans cette machinerie. Au passage, l’auteure fait disparaître une foule d’acteurs, comme les managers et les financiers, évaporés dans l’abstraction des mécanismes, à moins que, dans son esprit, ils ne soient représentés sous la bannière des « économistes néolibéraux ».
89 L’ouvrage n’en garde pas moins un atout important : il traite des réformes néolibérales survenues dans des aires géographiques très variées, rappelant que l’expérience de la Grèce n’est que le nouvel acte d’un drame global, qui s’était déjà déroulé dans les pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est. Très justement, l’auteure exhorte en outre toutes les sciences sociales et les humanités, à l’instar des économistes, à une plus grande réflexivité quant à la dimension politique de leur pratique scientifique.
90 Catherine Comet
91 Clersé – Université de Lille 1
Prearo (Massimo), Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France. Lyon, Presses universitaires de Lyon (SXS Sexualités), 2014, 333 p., 20 €.
92 L’ouvrage de M. Prearo, issu d’une thèse soutenue en 2011, s’inscrit résolument dans une optique foucaldienne d’analyse des discours, et plus particulièrement de trois catégories d’entendement, « mouvement », « identité » et « communauté », utilisées dans les textes produits par des groupes homosexuels pour décrire leur action depuis environ un siècle.
93 La perspective est archéologique : l’auteur propose un détour par l’histoire pour saisir l’action collective homosexuelle comme « objet construit ». Et comme il le signale à plusieurs reprises, il ne s’agit pas ici d’étudier les revendications liées à cette action collective, ni même les répertoires des actions collectives (pétitions, manifestations, etc.), mais la forme sémantique que prennent parfois ces revendications. Dans l’optique retenue, les discours sont objets de contestations : ils sont toujours instables, faits d’échanges entre arguments et contre-arguments, de déplacements, d’importations. L’auteur précise ce projet d’étude des discours, multiples et discontinus, dans le premier chapitre, assez bref. Premièrement, M. Prearo insiste sur une périodisation par « moments » et par « crises ». Les « moments » sont des périodes courtes (de quelques années) de relative stabilisation des arguments. Les « crises » sont aussi des périodes courtes d’épuisements sémantiques. Le passé historique récent est donc étudié à partir de ses discontinuités discursives. M. Prearo aborde ensuite le débat historiographique, maintenant classique, portant sur les interrelations entre discours savants sur l’homosexualité au cours du XIXe siècle et discours subculturels (ceux qui furent produits par les personnes qualifiées comme « homosexuels »). Le terme « homosexualité », avant d’être un terme indigène, est en effet un terme savant inventé au milieu du XIXe siècle. Pour M. Prearo, « entre les discours savants et les discours subculturels, il existe un foyer militant qui, par sa position centrale et intermédiaire, réalise la mise en relation entre les individus et les groupes ». Le discours militant – intermédiaire entre groupe et individu, entre discours savant et discours vernaculaire – est « un outil politique » (il faut ici comprendre le terme « politique » comme la mise en forme sémantique d’une action collective).
94 Le deuxième chapitre, long, retrace l’émergence de ce que l’on pourrait appeler les « conditions de pensabilité » d’une action collective homosexuelle, à partir de l’étude des discours savants et des premiers discours militants, à l’orée du XXe siècle. L’histoire est maintenant bien connue (ne citons que les travaux de Florence Tamagne ou Sylvie Chaperon). M. Prearo s’intéresse aux hybridations discursives entre droit, sexologie, psychanalyse et médecine, qui constituent l’homosexuel comme personne spécifique. Ces travaux, principalement de langue allemande, se consacrent à la fois aux causes de l’homosexualité, qu’elles soient physiologiques ou psychologiques, et déploient aussi une relative bienveillance, dans un contexte de criminalisation des relations sexuelles entre personnes du même sexe.
95 Avec Magnus Hirschfeld (1868-1935), sexologue militant, se met en place une action de longue durée, entre 1890 et 1930 : la question homosexuelle n’est plus une question seulement scientifique, elle devient aussi une question sociale et une question collective. Production et mise en circulation d’un savoir homosexuel forment les conditions de pensabilité d’une action collective. La destruction par les Nazis du centre d’information d’Hirschfeld marque le point final de cette période : la Seconde Guerre mondiale est passée sous silence.
96 Le troisième chapitre porte sur les années 1954-1974 : au début de la période se met en place une association « homophile », Arcadie, dotée d’une revue et d’un lieu de réunion. L’association a été bien étudiée par l’historien Julian Jackson et M. Prearo ne revient pas en détail sur ce point. Il cherche, dans ce chapitre, à « fournir une analyse des conditions historiques et politiques qui ont contribué à l’émergence et à l’installation en France d’un réseau d’organisations homosexuelles ». Car Arcadie finit par essaimer et les associations homosexuelles se multiplient. Le point central du chapitre est de revenir sur l’opposition souvent faite entre Arcadie, association plutôt réformiste, et les mouvements homosexuels révolutionnaires du début des années 1970, principalement le Front homosexuel d’action révolutionnaire (ou FHAR).
97 Pour M. Prearo, et l’argument est fort bien mené, Arcadie et le FHAR ont en commun une conception existentielle de l’homosexualité. Au sein d’Arcadie, sous l’influence de la philosophie existentialiste, est produit un discours faisant de la sexualité un « acte de signification individuel » (p. 91) et non plus un objet d’étude scientifique. La « révolution homophile » arcadienne, c’est l’émergence d’un savoir homosexuel autonome attaché non plus aux causes de l’homosexualité mais à la dimension existentielle de l’homosexualité. Cette conception existentielle colore le début d’action collective naissant dans les années 1960 suite à une vague répressive. Arcadie, c’est une « organisation homosexuelle qui ne se pense pas en termes de mouvement social, mais davantage comme un mouvement existentiel » (p. 105). Le FHAR (qui naît au début des années 1970) et Arcadie partagent « une même approche existentielle de l’homosexualité, existentialiste pour Arcadie, politique pour FHAR » : les textes produits autour du FHAR, inspirés par une critique de la philosophie sartrienne, font de l’homosexualité non plus un moyen de se connaître, mais un instrument de libération : « l’identité » (un terme qui commence à être utilisé) est à créer.
98 Le quatrième chapitre, « Naissance d’un mouvement homosexuel », se centre sur la période 1975-1980, après l’éparpillement du FHAR. Des « groupes de libération homosexuels » se créent, qui développent un discours identitaire : « homosexuel, c’est ce que je suis », écrivent les acteurs de l’époque. L’identité, catégorie du discours militant, est le résultat d’un travail de mobilisation politique, c’est « une option stratégique prise dans un contexte spécifique, par des groupes et des collectifs ». M. Prearo insiste sur ce point : « Les mouvements, les identités et les communautés ne sont pas des essences sociales, mais plutôt des formes d’actions collectives mouvantes et changeantes choisies dans des contextes donnés, dans des moments spécifiques, à partir d’une lecture contextuelle et d’une stratégie politique. » (p. 151). Mais les acteurs savent-ils ce qu’ils font ? Est-il possible de parler de « décision collective » comme le fait l’auteur quand l’on ne dispose que des traces postérieures à une éventuelle « prise de décision », à savoir des textes publiés dans des revues associatives ? Si l’on observe bien une certaine coagulation des discours autour de thèmes identitaires, ce n’est que la perspective archéologique qui permet de déceler, a posteriori, cette coagulation.
99 Acceptons, toutefois, comme axiome, l’idée que des groupes – et non pas seulement des individus – puissent être dotés d’une intentionnalité, puissent « viser la convergence militante », comme l’écrit l’auteur (p. 155), puissent avoir des « préoccupations ». L’ouvrage présente alors une période de très riche organisation, entre 1974 et 1979. La fin des espoirs révolutionnaires s’accompagne d’une vision de la société comme assemblage instable d’actions individuelles et non plus comme une instance unifiée sur laquelle une action globale est possible. Dans ce cadre, le mouvement homosexuel se perçoit comme « mouvement » : la « préoccupation majeure des groupes homosexuels », écrit l’auteur (p. 171), est la fondation d’un mouvement homosexuel.
100 M. Prearo insiste sur les usages du terme homophobie, importé au milieu des années 1970. Ce terme est le vecteur par lequel s’opère une « territorialisation » de l’homosexualité, qu’il faut comprendre comme la différentiation d’espaces homosexuels et d’espaces interdits. Utiliser « homophobie », c’est inscrire dans le présent une division de l’espace social, entre espaces homosexuels et espaces interdits (homophobes). Cette compréhension des usages du terme « homophobie » illustre bien l’un des points théoriques centraux de l’ouvrage, suivant lequel « les revendications homosexuelles ne sont pas le point d’ancrage autour duquel toutes les dynamiques militantes s’organisent [...] car en réalité il serait abusif de croire que les mouvements homosexuels se réduisent à n’être que des mouvements de défense des droits des homosexuels » (p. 185, voir aussi p. 209, p. 275). M. Prearo ne décrit donc pas en détail comment ces mouvements déploient les luttes contre l’homophobie, mais plutôt ce que les usages du terme « homophobie » produisent sur les descriptions du monde.
101 Le cinquième chapitre doit se comprendre comme une longue transition, qui porte sur les années 1979-1981, et insiste sur deux points. Le premier est la « rupture du militantisme homosexuel avec les cadres politiques du militantisme traditionnel ». Le second, l’émergence du terme « gay » qui tend à remplacer, ou à déplacer, les termes « homophile » et « homosexuel » : le mouvement est reconfiguré autour d’une sémantique identitaire. « Le mouvement homosexuel se trouve fondé lorsque les groupes homosexuels, gais comme lesbiens, définissent le mouvement comme cette institution politique qui remplit deux fonctions fondamentales, l’affirmation d’une continuité historique de l’action homosexuelle [avec des manifestations, des célébrations...] et la territorialisation de l’homosexualité dans des espaces d’action et d’affirmation identitaire autonomes. » (p. 204).
102 Les sixième et septième chapitres fonctionnent en tandem et portent sur les périodes 1981-1987 et 1987-milieu des années 2000. Le début du sixième revient, après plusieurs autres travaux (comme ceux de Christophe Broqua ou Patrice Pinell), sur l’idée d’une démobilisation homosexuelle après les victoires électorales de la Gauche en 1981. Pour M. Prearo, « en conférant une légitimité aux demandes exprimées et une efficacité à l’action militante cette reconnaissance politique attribue de fait une unité politique [au mouvement] » (p. 221), unité politique qui rend possible un phénomène de division et d’essaimage communautaire. Le mouvement homosexuel, qui se perçoit maintenant comme une « mouvance », est polymorphe et réticulaire et fondé sur « l’accueil » (de celui ou celle qui cherche des renseignements, de l’aide, etc.) et non plus sur le militantisme révolutionnaire. Des fédérations d’associations sont créées, une poignée de « lieux associatifs gays et lesbiens » reçoivent quelques subventions au début des années 1980.
103 La conception de l’action politique retenue par M. Prearo apparaît ici plus précisément : en s’intéressant principalement aux textes publiés sur des tracts ou des revues associatives, des lettres d’informations ou des magazines gays et lesbiens, il laisse de côté ce qui, du discours, ne passe pas au texte publié. L’explosion des loisirs commerciaux gays et lesbiens et des formes non identitaires, qui ont pu laisser des traces comptables, policières, judiciaires... n’apparaissent pas comme des formes politiques. L’on a affaire, donc, in fine, à une forme « légitimiste » de description du politique, comme action collective organisée.
104 Le dernier chapitre porte sur le moment « interassociatif » du militantisme homosexuel en France, à savoir la mise en place d’associations-parapluies, composées de représentants d’associations LGBT. Ce moment intervient avec l’épidémie de VIH/ Sida : « Dans un contexte de crise politique, la gestion de la maladie conduit à la mise en place d’une configuration militante nouvelle. »
105 Au final, l’ouvrage ressemble à une étude empirique de théorie politique. Son ambition est ici : l’auteur n’étudie pas la production de théorie « par le haut » (les théoriciens professionnels de l’identité, de la communauté ou des mouvements sont très peu cités), mais « par le bas », à travers les productions écrites d’auteurs de troisième ordre, militants homosexuels quasi anonymes et souvent oubliés, identifiés parfois par un nom, rarement par leurs caractéristiques sociales. L’analyse sociologique classique des producteurs de discours (qui mentionnerait l’âge, le sexe, la profession, l’origine sociale, les études suivies, voire le statut matrimonial...) est absente, au profit de la mise en relation d’une multiplicité de traces discursives. À n’en pas douter, M. Prearo fut confronté à une pléthore de textes et d’archives, aux conséquences de l’« explosion discursive » décrite par Michel Foucault dans La volonté de savoir, qui rendait hélas difficile la combinaison de l’analyse des discours et de celle des caractéristiques sociales des producteurs.
106 Baptiste Coulmont
107 Cresppa-CSU Université Paris 8
Gaussot (Ludovic), Pensée sociologique et position sociale. L’effet du genre et des rapports sociaux de sexe. Rennes, Presses universitaires de Rennes (Didact sociologie), 2014, 199 p., 16 €.
108 Dans cet ouvrage au titre explicite, L. Gaussot reprend la question épistémologique classique au cœur de la sociologie de la connaissance – celle des conditions de l’objectivité en sciences sociales –, en la mettant à l’épreuve, ce qui est tout à fait original, du sexe du ou de la sociologue. L’interrogation qui sert de fil rouge est de savoir « comment la position au sein du système hiérarchique du sexe/genre peut avoir une incidence sur l’interprétation y compris sociologique de ce système » (p. 11). Cette exploration se fonde sur une analyse fouillée des productions des sociologues féministes ainsi que sur une relecture approfondie de l’œuvre de Karl Mannheim sur l’enracinement social de l’observateur et sur le rôle de l’utopie dans la production de la connaissance.
109 Une première veine d’analyse consiste à dégager les liens entre production des sociologues sur les rapports sociaux de sexe et engagement féministe : dès lors que les sociologues femmes prennent conscience de la domination masculine, une conceptualisation spécifique apparait, en rupture avec l’approche naturaliste du sexe. Elle se traduit par de nouveaux concepts tels que « sexage ». Ainsi l’auteur nous rappelle-t-il (p. 27) que Colette Guillaumin a pu parler d’« effets théoriques de la colère des opprimées » : ce qui apparaissait de l’ordre du domaine privé est à la fois politisé et théorisé. Faut-il considérer que cette posture engagée ébranle, voire annule, la légitimité scientifique de ces analyses ? L. Gaussot convoque à ce sujet des sociologues tels que Jean-Michel Berthelot, Raymond Boudon et Pierre Bourdieu : aucun d’entre eux n’ignore les « intérêts de connaissance » qui sous-tendent n’importe quelle production sociologique, même si toute une rhétorique de la scientificité postule la nécessité de la fameuse rupture épistémologique. Chacun reconnaît la puissance des effets de position, mais tend cependant à ne lui imputer que des biais cognitifs : l’auteur montre que des sociologues aussi différents que R. Boudon et P. Bourdieu se rejoignent sur ce point, « attachés malgré eux à la théorie classique de la connaissance comme miroir non déformé du réel » (p. 59).
110 Ce n’est pas la conception de K. Mannheim, dont toute l’œuvre souligne l’influence profonde de la situation sociale sur la pensée et la connaissance. Selon lui, les conflits et les projets de transformation sociale sont des moteurs particulièrement puissants de la pensée. D’où le rôle cognitif et heuristique propre des utopies, qui aident à dépasser les bornes cognitives dressées par l’ordre existant, et qui plus est à percevoir la dimension idéologique des discours s’efforçant de le défendre. L’utopie permet alors une rupture, un point de vue distancié, qu’il s’avère donc possible de conjuguer avec un point de vue engagé.
111 Le point de vue des sociologues féministes peut alors être reconsidéré. Au-delà de certaines divergences, il y a bien, au cœur de la pensée féministe, l’utopie d’une société où « la distinction entre les sexes n’aurait plus de pertinence sociale » (p. 76), comme le note l’auteur en reprenant les analyses de Christine Delphy : non seulement, elle n’engendrerait plus hiérarchie ou oppression, mais il ne fonderait plus de catégorisation particulière. Penser le « non-genre » est a priori plus facile quand on se trouve soi-même dans une position « décentrée ». Et c’est en cela que les promoteurs d’une utopie ont véritablement un atout, dont des sociologues comme Norbert Elias ont souligné la grande valeur heuristique, quand on parvient à équilibrer engagement et distanciation. L. Gaussot note que cette « vertu heuristique de la non-conformité » (p. 83) est couramment reconnue dans la sociologie (ou la psychologie sociale) contemporaine pour ce qui est de la prise en compte des points de vue des minoritaires, des déviants ou des groupes contestataires – exception étant faite du genre. Et c’est précisément en cela que, dès les années 1970, C. Delphy, C. Guillaumin et Nicole-Claude Mathieu ont défendu l’idée selon laquelle leur position dans les rapports de sexe leur permettait de les objectiver, pour démontrer en particulier combien le privé est politique... La clairvoyance issue de cette « excentration » avait pourtant des limites, qui demeurent : aussi longtemps que le point de vue reste « situé », il risque en effet de laisser dans l’ombre les zones dont il est éloigné (notamment la position dans les rapports de race ou de classe).
112 In fine, la difficulté se confirme : l’idée que la prise en compte des différents ancrages est un gage de connaissance objective peut en effet ramener à l’affirmation selon laquelle seule une connaissance abstraite de tout ancrage spécifique serait aboutie. Pour l’auteur, P. Bourdieu en fait foi : tout en observant que le champ scientifique était un produit de l’histoire, il soulignait que sa caractéristique était bien de produire des situations qui seraient au moins partiellement dégagées de leurs conditions historiques de production – des vérités, en quelque sorte transhistoriques. Puisant chez des auteurs comme Max Weber ou J.-M. Berthelot, L. Gaussot souligne alors la nécessité de distinguer les jugements de valeur (inévitables dans la démarche de recherche) des règles d’argumentation, indépendantes quant à elles de tout positionnement et mises en œuvre pour produire de la connaissance, sous l’œil vigilant de la communauté scientifique. Ainsi les chercheurs (euses) peuvent-ils (elles) édifier des connaissances, même s’ils (elles) sont doté(e) s d’un « levier normatif » (p. 117) : leur position décalée (K. Mannheim parlait d’« intellectuels sans attaches ») leur permet à la fois de percevoir les réalités du monde et de réaliser une synthèse des points de vue. L’auteur donne l’exemple d’une recherche menée par une élève de K. Mannheim, Viola Klein, publiée en 1946 et portant sur l’évolution, depuis Aristote, des conceptions de la féminité dans la littérature scientifique (de la psychologie à l’histoire) : adoptant le point de vue de sociologie de la connaissance, cette recherche montre combien celles-ci sont de fait en relation avec les cadres sociaux et idéologiques de l’heure. La connaissance est donc bien située, encastrée dans le social.
113 Un argumentaire se fait jour, dégagé de l’opposition entre les points de vue respectifs des dominants et des dominés (même si cela reste objet de débats entre chercheuses féministes, à l’instar de Sandra Harding) : au niveau individuel, les chercheurs ne sont pas des « sujets à conscience identique, mais des sujets à conscience située » (p. 107). L’ancrage social de l’observateur n’est plus seulement une source d’erreur cognitive, au contraire : il facilite la perception et la connaissance du social, dès lors que sont respectées les contraintes d’argumentation et de validation propres au champ scientifique.
114 Pour illustrer ces considérations épistémologiques, L. Gaussot consacre une partie distincte du livre à l’analyse de controverses scientifiques qui ont marqué le champ des études de genre. Il fait un sort particulier à celle qui a opposé, dans les années 1980, Maurice Godelier et N.-C. Mathieu sur la question des rapports entre violence et consentement, et sur la reproduction des rapports de domination. Auteur, entre 1976 et 1984, de plusieurs publications sur la domination masculine, M. Godelier s’était particulièrement focalisé sur les relations entre l’« idéel » et le « matériel », inhérentes à tout rapport social : plus spécifiquement, il faisait valoir qu’un rapport de domination durable reposait nécessairement sur des représentations partagées, voire sur le « consentement » des dominés (ici des dominées). Sans lever le flou sémantique attaché à ce concept, M. Godelier expliquait cet état de consentement par la croyance d’un échange de services entre dominants et dominées. Or, en 1985, N.-C. Mathieu allait lui rétorquer que cette thèse était aveugle à la dissymétrie fondamentale inhérente au rapport de domination : du fait même de leur situation, les opprimés (ées) ne peuvent en aucun cas partager les représentations des dominants (imaginer des échanges, des réciprocités, avec eux), ni même avoir une claire représentation de leur situation de domination, celle-ci limitant leurs possibilités de pensée et d’action. En valorisant le versant idéel de la domination, M. Godelier commettait, aux yeux de N.-C. Mathieu, une double erreur : il fallait non seulement considérer que les dominées n’avaient pas accès à ces représentations légitimantes des dominants, mais aussi qu’il leur serait insupportable de se reconnaître comme dominées, a fortiori d’y consentir ! Aux yeux de L. Gaussot, la valeur d’exemple de cette controverse est donc que « Godelier étudiait la domination du point de vue dominant, tandis que Mathieu étudiait l’oppression du point de vue dominé » (p. 132). Il souligne néanmoins que la question de la contribution que les dominés apportent au maintien de la domination reste ouverte, de même que celle des processus qui vont rendre possible tout changement dans ce rapport social.
115 L’auteur poursuit avec des analyses moins développées de deux autres controverses. La première oppose Judith Butler et Michel Foucault. J. Butler analyse la question du genre en termes de pouvoir et d’assujettissement ; elle la considère instrumentalisée par tout un discours. Aux yeux des féministes, au contraire (selon J. Butler, mais aussi Monique Wittig), M. Foucault exprime un point de vue de dominant (à tout le moins un point de vue androcentré) : il néglige en effet les rapports de pouvoir entre hommes et femmes, l’organisation sociale de la sexualité reproductive et la contrainte à l’hétérosexualité. En un mot, alors que M. Foucault met en avant la domestication sexuelle en général, les féministes mettent en avant la domination des femmes. La seconde controverse, entre féministes cette fois, prolonge ces interrogations en se focalisant sur leurs incidences politiques : vers quel monde souhaite-t-on aller ? Au-delà de la visée d’égalité entre les sexes et de l’abolition de la hiérarchie qui font consensus, s’agit-il de permettre l’expression de toutes les identités sexuelles jusqu’alors brimées, ou d’annuler toutes les références identitaires au système de sexe ou de genre ? En France, certaines féministes comme C. Delphy ou M. Wittig défendent l’utopie d’une société sans genre ni sexe, avec « seulement » des individus singuliers. Aux États-Unis, J. Butler met plutôt en avant la multiplication et la prolifération des genres ainsi que le rejet de toute identité sexuelle normative, jugeant bien trop utopiques le rejet du binarisme hommes/femmes et l’abolition de toute catégorisation.
116 L’ouvrage a l’immense mérite de présenter de manière claire et extrêmement documentée des débats relativement peu connus au-delà des spécialistes du genre, s’agissant notamment des contributions des auteurs féministes à l’épistémologie de la connaissance. Mais il se pourrait néanmoins que ce livre passionnant laisse le lecteur ou la lectrice quelque peu perplexe... En effet, il semble bien difficile de démêler l’influence (ou la portée) cognitive d’une position dominée (assortie, selon N.-C. Mathieu, d’une conscience limitée), de celle d’une position marginale ou contestatrice, vectrice, quant à elle, d’une clairvoyance particulière – sachant que, dans ce cas, les femmes sociologues seraient moins dominées que les autres... Difficile aussi d’évaluer la portée heuristique d’un point de vue engagé, dans un domaine où la quasi-totalité des analyses (ce livre constituant une exception notable !) sont le fait de sociologues femmes militantes et alors que presque tous les sociologues, hommes ou femmes, y sont du même « bord »... Peut-être l’auteur aurait-il conforté ce questionnement sur les conditions sociales de l’objectivité sociologique en s’aventurant sur des champs où les analyses sont le fait de chercheurs ayant des positions ou des perspectives opposées (notamment en termes d’orientation militante). Toujours est-il que, sur ces questions classiques qui restent ouvertes et parfaitement d’actualité, l’ouvrage de L. Gaussot apporte une contribution originale et précieuse.
117 Marie Duru-Bellat
118 OSC – Sciences Po-CNRS
119 IREDU – Université de Bourgogne
Macé (Éric), L’après-patriarcat. Paris, Le Seuil (La couleur des idées), 2015, 172 p., 18 €.
120 Dans cet ouvrage, le sociologue É. Macé, plutôt connu jusqu’alors pour ses travaux sur les médias et les discriminations, part de l’énigme qui entoure le principe d’égalité entre hommes et femmes dans les pays occidentaux : d’un côté, ce principe définit non seulement une égalité en droit mais aussi une égalité par le droit ; d’un autre côté, les inégalités demeurent dans les faits, fabriquées continûment par une variété de pratiques sociales. L’auteur entend rendre cette énigme compréhensible, en dépassant l’invocation trop facile par les résistances ou les ruses d’une hypothétique nature ou de la domination masculine. Sa thèse est que ce hiatus est « l’expression d’un moment historique provisoire » (p. 10), qu’il désigne par le terme après-patriarcat, résultant des transformations mêmes du patriarcat. Le patriarcat est quant à lui défini comme « une forme particulière d’arrangement de genre », par lequel « chaque type de société associe culturellement la question de la différence de sexe avec celle de la sexualité et des identités masculines et féminines », articulant cette association « avec l’organisation sociale du travail, de la famille, du politique, etc. » (p. 11). Comme c’est à présent classique chez les spécialistes du genre, celui-ci est considéré comme un rapport social, un rapport de pouvoir, historiquement défini et appelé à évoluer, et qui relève donc d’une analyse sociologique.
121 De manière tout aussi classique, É. Macé rappelle que ce n’est pas le sexe qui crée le genre, mais le rapport de genre lui-même qui vient doter d’une signification les caractéristiques « naturelles », avec pour finalité une « mise en asymétrie » (p. 21) à visée légitimatrice. C’est donc « la différenciation comme idéologie qui est la cause structurelle de la persistance des inégalités » (p. 23). Ceci évoque évidemment les thèses de sociologues comme Christine Delphy, bien que l’auteur s’en démarque par ailleurs en adoptant la perspective d’une sociologie de l’action faisant place aux subjectivités individuelles et au sentiment de domination des acteurs, seule perspective à même de faire entrevoir des capacités de transformation et d’émancipation.
122 La modernité occidentale a doté les acteurs d’un « point d’appui égalitariste » (p. 41) pour qu’émerge la contestation de l’ordre patriarcal traditionnel, et pour que les rapports inégalitaires soient perçus comme posant un problème politique. L’auteur s’écarte à ce sujet des thèses de Pierre Bourdieu : la domination est loin d’être aussi radicale que la critique n’y puisse rien changer, la modernité introduit des contradictions dont les acteurs peuvent jouer pour en modifier les formes. Le patriarcat ne s’efface pas pour autant, mais il doit se justifier rationnellement ; il s’enquiert de « bonnes raisons » scientifiques (provenant de la biologie, de l’anthropologie, de la psychologie).
123 Par-delà cette argumentation, le caractère « contingent et contradictoire des rapports de genre » (p. 38) mine le patriarcat moderne. Ce dernier est ébranlé par une contradiction interne d’ordre à la fois politique, scientifique et social. Contradiction politique, car dès lors que tous les êtres humains sont supposés égaux, la légitimité traditionnelle de la hiérarchie hommes/ femmes n’est plus assurée en droit. Contradiction scientifique aussi, puisque, en vertu du modèle constructiviste, le genre est dissocié du sexe, faisant des identités de genre une convention sociale nécessitant coopération et consentement constants. Quant à la contradiction sociale, elle s’applique notamment à la division du travail entre hommes et femmes, dès lors que la famille a perdu sa nécessité économique et que l’individualisme disqualifie toute différenciation rigide des rôles. Ainsi ébranlé, le patriarcat n’est plus, et c’est d’un après-patriarcat qu’il faut parler : « le post-patriarcat égalitariste est la conséquence des contradictions du patriarcat » (p. 75).
124 Mais, selon l’auteur, l’après-patriarcat est loin de rompre totalement avec l’asymétrie du masculin et du féminin dans le système social. Il subsiste en effet un « différentialisme culturel qui non seulement institue les identités de genre mais en fabrique les effets inégalitaires » (p. 76). Telle est la source de la tension entre un principe (l’égalité en droit, doublée de politiques d’égalité par le droit) et un état persistant d’inégalités dans les pratiques culturelles et les modes d’organisation sociale, souvent utiles, précise l’auteur, « pour la plupart des hommes, et des employeurs » (p. 79), mais aussi « bien commode pour vivre sa vie » (p. 83). Ces représentations et stéréotypes cultivent un différentialisme qui ne se pense pas comme inégalitaire. Véhiculées par une multitude de canaux (la publicité, les séries télévisées et même l’école), ils tendent à naturaliser l’asymétrie entre masculin et féminin (entre fort et faible, entre rationalité et émotivité). Selon É. Macé, c’est cette différenciation de tous les instants qui conduit à la perpétuation des inégalités sociales de genre – objectives et subjectives – tant elle modèle l’estime de soi et le rapport au monde. Quand les garçons sont encouragés à un « égocentrisme légitime » (p. 89), les filles sont formées à un « altruisme obligatoire » (p. 90). Dans le même temps, ce différentialisme culturel stigmatise, voire exclut, ceux qui n’y adhèrent pas.
125 Le sens de la causalité entre ces représentations et les inégalités reste néanmoins assez flou. Ainsi É. Macé écrit-il (p. 93) : « Les attentes et les aspirations stéréotypées trouvent à se réaliser dans une organisation sociale de la famille et du travail qui demeure elle-même encore très largement héritière du patriarcat. » Le lecteur peut donc avoir le sentiment que les représentations sont premières dans la reproduction du phénomène. Mais plus loin, l’auteur parle d’une « alchimie complexe » entre stéréotypes, pratiques discriminatoires, modes d’organisation du travail, effets de certaines politiques publiques. Dans les deux cas, on s’écarte de ce que soutiennent les psychologues sociaux spécialistes des discriminations (notamment Fabio Lorenzi-Cioldi, Les représentations des groupes dominants et dominés, Grenoble, PUG, 2002) : ceux-ci affirment en effet que ce sont les inégalités qui sont premières et que les stéréotypes et les représentations sont mobilisés précisément pour leur fournir sans cesse les justifications nécessaires. On peut même montrer (à la façon de Serge Guimond et al., « Culture, Gender and the Self: Variations and Impact of Social Comparison Processes », Journal of Personality and Social Psychology, 2007, 92, 6, p. 1118-1134) que les stéréotypes de genre sont plus vivaces dans les sociétés où l’inégalité hommes/femmes est plus faible, précisément parce que les hommes et les femmes deviennent alors par trop commensurables, par trop semblables. Au total, É. Macé semble, sur ce point, prendre son parti d’une certaine indétermination de la chaîne causale : il rejoint en effet les arguments qui précèdent lorsqu’il pointe le rôle stratégique des représentations pour « maintenir le principe cognitif d’une différence entre les hommes et les femmes » (p. 97), alors-même que l’égalité, appréhendée comme vecteur d’identité, menace évidemment les notions mêmes de féminin et de masculin. On retrouvera cette indétermination en fin d’ouvrage, par exemple quand l’auteur écrit : « On observe ainsi au sein des arrangements de genre post-patriarcaux une dé-traditionalisation inachevée de représentations culturelles et de l’organisation sociale issue du patriarcat. Cela a pour conséquence une fabrique persistante d’inégalités sociales de genre entre les hommes et les femmes, ainsi que la persistance des discriminations légales et culturelles envers les outsiders du genre. » (p. 127).
126 Il reste que, au niveau individuel, réaliser l’égalité suppose tout un travail, du fait des résistances que lui opposent la structure familiale ou le fonctionnement du marché du travail. L’effort de singularisation se heurte en effet aux « assignations de genre » : ou bien les femmes paient le prix de se conduire comme des hommes, ou bien elles sont conformes ; faut-il pour autant aller jusqu’à dire (comme le fait l’auteur) qu’elles souhaitent défendre à la fois « leur féminité devenue constitutive de leur identité sociale et subjective, et leur autonomie individuelle, pareilles en cela aux hommes » (p. 108) ? De même est-on surpris de lire que l’« égalité dans la différence » est « désirée voire défendue par la plupart » (p. 91) : É. Macé néglige ici la critique féministe constante et abondante dont cette formule a fait l’objet depuis longtemps (voir, par exemple, Emmanuèle de Lesseps, « Le fait féminin : et moi ? » Questions féministes, 1979, 5, p. 3-28) et qui a resurgi récemment dans les débats sur la parité. Pour autant, il est certain que ce principe d’égalité dans la différence constitue « la principale valeur légitime de genre » (p. 100) : tout en légitimant une certaine forme de division du travail, il canalise les réalisations individuelles et contrarie alors l’idéal d’autonomie propre à la modernité.
127 Ces tensions affleurent à la conscience des personnes. Dans certains cas, elles peuvent se traduire par un véritable stress, ou encore par de la violence. Il reste qu’il est possible de « résister au genre » (résister par exemple à l’appel de la fécondité ou à des choix de métiers stéréotypés), en dépit des obstacles qu’y opposent les institutions existantes. Sur un registre plus radical, on peut endosser le rôle d’un « outsider de genre », comme le font par exemple les personnes transsexuelles. De multiples perspectives politiques existent également, évoquées en fin d’ouvrage : défendre une « égalité dans la différence » (dont on a vu la nature conservatrice) ; à l’opposé, « dégenrer » toute la vie sociale et notamment la prise en charge des autres (comme le prône Nancy Fraser, citée p. 131), en faisant alors « des modèles de vie actuels des femmes la norme pour tout le monde »; ou encore, prôner un « élargissement quasi illimité du répertoire de genre, relativisant ainsi, voire minorant, les identifications de genre actuellement hégémoniques de la masculinité et de la féminité » (p. 157).
128 En toute fin d’ouvrage, É. Macé souligne que ce mode de fonctionnement de l’après-patriarcat n’est pas universel, et termine par l’évocation des autres arrangements de genre existants, toujours composites et sources de tensions et de désajustements : dans un même pays coexistent des situations post-patriarcales et des situations encore clairement patriarcales. On ne peut que suivre É. Macé quand il prône une sociologie comparative des arrangements de genre qui, adossée à la matrice anthropologie que fut le patriarcat, en montrerait sans nul doute le caractère composite et conflictuel. L’auteur esquisse un vrai programme de recherche, original et déjà bien engagé, puisqu’il va jusqu’à proposer une typologie de ces arrangements (sans qu’on perçoive bien, à ce stade, les fondements empiriques de cette réflexion). En tout cas, l’ouvrage affiche à cet égard une belle ambition heuristique : celle d’historiciser les arrangements de genre et de dépasser ainsi ce que peut avoir de figé et de déterministe la notion de domination masculine. L’enjeu est de passer d’une définition objective de la domination (« qui s’imposerait en dépit de la conscience ou de la volonté de tous » (p. 100), à « une définition subjective (comme un « problème » pour les individus et pour les collectifs » (p. 156). Il reste qu’invoquer (à bon droit) les logiques d’action n’enlève pas tout intérêt à la notion de domination et n’autorise pas à poser que l’égalité garantie dans les textes serait dès à présent devenue réalité. Toujours est-il que l’essai d’É. Macé renouvelle avec vigueur ce débat.
129 Marie Duru-Bellat
130 OSC – Sciences Po-CNRS
131 IREDU – Université de Bourgogne
Hajjat (Abdellali), Mohammed (Marwan), Islamophobie, comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman ». Paris, La Découverte (Cahiers libres), 2013, 302 p., 21 €.
132 Contrairement au monde académique anglophone où les travaux pluridisciplinaires se sont multipliés sur le concept d’islamophobie, en France cette question n’a pas fait l’objet d’études et de recherches de la part des sociologues et des historiens. Le livre d’A. Hajjat et M. Mohammed vient combler cette lacune des sciences sociales françaises, plus centrées sur les pratiques religieuses et l’intégration des descendants de migrants dans la société française.
133 En mobilisant différentes théories et en s’appuyant sur un important matériau empirique composé essentiellement de statistiques et de données disponibles (provenant du collectif contre l’islamophobie en France [CCIF], des ministères de l’Intérieur, de la Justice, de l’enquête TéO de l’INED, d’enquêtes d’opinions, etc.), les auteurs proposent quelques pistes de réflexion pour appréhender l’islamophobie comme un « fait social total », impliquant à la fois la société et ses institutions politiques, administratives, juridiques, économiques, médiatiques et intellectuelles. Ils voudraient par là limiter les risques d’instrumentalisation de la notion d’islamophobie, qui fait face à une véritable campagne de disqualification dans l’espace public, ne laissant guère de place à des débats constructifs. Tout l’enjeu consiste donc, pour les auteurs, à proposer une définition opératoire de l’islamophobie qui corresponde « au processus social complexe de racialisation/altérisation appuyée sur le signe de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane » (p. 20). Au-delà de la construction, par les élites françaises, du « problème musulman », cette définition a l’avantage d’articuler les notions d’idéologies, de préjugés et d’illégitimité. L’ouvrage est bien documenté et structuré autour de cinq parties qui lui donnent une architecture solide et équilibrée.
134 La première porte sur les réalités de l’islamophobie qui constitue pour les individus qui la subissent une véritable épreuve sociale qui « se nourrit des différents ressorts de l’altérisation et de l’infériorisation d’autrui » (p. 25). En se fondant sur l’expérience vécue par les musulmans et sur les données statistiques fournies essentiellement par le CCIF, A. Hajjat et M. Mohammed font état des actes islamophobes qui se multiplient et sont dirigés aussi bien contre les individus (insultes, agressions verbales, crachats, humiliations, etc.) que contre les institutions musulmanes (incendies, profanations, dégradations, etc.). En l’absence d’instruments de mesure de l’islamophobie, il est difficile, selon les auteurs, d’évaluer avec précision la manière dont les actes islamophobes affectent la santé physique et mentale des individus de confession musulmane. L’essentiel des données statistiques relatives au rejet de l’islam et des musulmans provient des enquêtes nationales et internationales sur les opinions et le rapport aux valeurs : des données inspirées de la psychologie sociale et dont les auteurs déplorent le manque de rigueur quant à « la distinction et la déconstruction des catégories rattachées aux origines, à la nationalité et à la religion » (p. 40). D’autres critiques (formulées par des chercheurs et des associations militantes) pointent l’extrême dépendance des enquêtes d’opinion, telle celle de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), aux intérêts politiques des commanditaires. Quoi qu’il en soit, l’islamophobie expose les personnes de confession musulmane au rejet social et aux discriminations multiples (dans l’accès à l’emploi, au logement, à la santé, aux loisirs, etc.) et participe ainsi de la construction de « la condition musulmane ».
135 La deuxième partie est consacrée à un détour historique sur le concept d’islamophobie, de ses usages et des débats théoriques que suscite sa définition. Contrairement à certaines idées reçues faisant référence au débat sur le port du voile, le concept d’islamophobie a été utilisé pour la première fois au début du XXe siècle par des administrateurs ethnologues spécialisés dans l’étude de l’islam ouest-africain. L’islamophobie est définie par Alain Quellien (dans une thèse de droit soutenue en 1910) comme « un préjugé contre l’islam » ; « l’islamophobie – il y a toujours eu, et il y a encore, un préjugé contre l’islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne » (p. 74). Jusqu’à la fin des années 1970, les usages de ce concept étaient réservés au monde académique et intellectuel dans leur critique de l’orientalisme. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que le concept désignera non plus les musulmans colonisés mais les travailleurs immigrés et leurs descendants sur le territoire européen. Critiqué et contesté par les chercheurs, le terme islamophobie finit par s’imposer dans le vocabulaire des sciences sociales. Il est appréhendé tantôt comme un phénomène essentiellement idéologique, tantôt comme un processus « d’altérisation/ racialisation » des musulmans, ou encore comme un phénomène historique et global qui renvoie à la domination et à l’infériorisation de l’islam.
136 La troisième partie émet l’hypothèse que l’islamophobie est la conséquence de la construction, depuis les années 1980, d’un « problème musulman » en France, fabriqué essentiellement par les élites administratives, politiques, médiatiques et scientifiques. A. Hajjat et M. Mohammed tentent de comprendre pourquoi et comment le « problème musulman » fait à ce point consensus. Dans les années 1970, le débat portait essentiellement sur la maîtrise des flux migratoires et la promulgation des premières circulaires (Marcellin-Fontanet en 1972) qui durcissaient les conditions d’obtention de la carte de séjour par les travailleurs étrangers. La première politisation de l’islam remonte, selon les auteurs, au contexte des grèves ouvrières contre les licenciements dans l’industrie automobile (Citroën-Aulnay et Talbot-Poissy en 1982). C’est aussi à ce moment-là que des revendications d’ordre religieux (lieu de prière), soutenues par des syndicats, mais fortement critiquées par le patronat et les médias, ont fait leur apparition. Le débat se focalise du coup sur l’instrumentalisation des travailleurs immigrés par des mouvements intégristes, aggravé à la fin des années 1980 par « l’affaire du voile » de Creil et celle des « versets sataniques » de Salman Rushdie. Ainsi s’opère le glissement, à la fois sémantique et idéologique, de la question immigrée à la question musulmane. Les descendants d’immigrés, épargnés jusque-là, vont connaitre à leur tour la stigmatisation et la suspicion, notamment lors de la réforme du code de la nationalité (Loi Pasqua de 1993), qui remet en cause le principe juridique du droit du sol et soumet l’obtention de la nationalité française, pour un mineur né en France de parents étrangers, à une déclaration préalable faite entre 16 et 21 ans. L’obtention de la nationalité à la majorité n’est donc plus automatique. Au début des années 2000, la laïcité est redéfinie par certaines institutions, tel le Haut conseil à l’intégration, comme « l’opposition entre sphère privée/sphère publique » et correspond à « une reconfiguration entre le public et le privé par le refus de l’expression des signes religieux “ostensibles” dans l’espace public et par l’intrusion dans l’intimité privée pour mesurer le respect des valeurs républicaines » (p. 145).
137 La quatrième partie s’attarde sur la formation de « l’archive antimusulmane » dans la construction sociohistorique de l’islam comme figure dangereuse pour la pensée théologique et politique occidentale. Les préjugés et les représentations négatives de l’islam et des musulmans vont se renforcer quasiment jusqu’à la période de la Réforme et des Lumières. La montée en force de l’empire ottoman entre la fin du XIVe siècle et le début du XIXe siècle va modifier le regard des occidentaux sur le monde musulman au point où Martin Luther, dans sa lutte contre l’orthodoxie catholique, ira jusqu’à emprunter l’idée de « moralité » turque pour combattre « l’immoralité » catholique. Selon les auteurs, cette essentialisation de l’altérité musulmane va de pair avec la genèse d’une nouvelle discipline, l’orientalisme, dont la production de connaissances sur les sociétés orientales légitimera les conquêtes coloniales de l’occident. Après la Seconde Guerre mondiale et la période de décolonisation qui a suivi, les discours médiatiques sur l’islam et les musulmans « privilégient des représentations néo-orientalistes, caricaturales et stéréotypées » (p. 172). Les auteurs proposent une comparaison entre antisémitisme et islamophobie, tout en reconnaissant la difficulté de l’exercice : au-delà de leur différence, antisémitisme et islamophobie « sont construits de la même façon dans la mesure où il s’agit de deux discours essentialistes sur le judaïsme (et les Juifs) et sur l’islam (et les Musulmans) construits à partir d’une image menaçante » (p. 180).
138 Enfin, la dernière partie met en évidence les enjeux des mobilisations contre l’islamophobie. Depuis bien longtemps, la religion musulmane est frappée d’illégitimité et pèse sur elle une lourde suspicion d’intégrisme et d’extrémisme. Comme le notent à juste titre les auteurs (p. 204), cette logique de suspicion sert avant tout à disqualifier et à délégitimer toute forme de lutte contre l’islamophobie. Car reconnaitre le bien-fondé de ce combat « reviendrait à reconnaitre la légitimité de l’islam pratiqué », jugé infréquentable. Le traitement réservé à certains mouvements de lutte contre l’islamophobie est révélateur de ce climat où le soupçon d’intégrisme constitue une « arme redoutable » pour disqualifier et jeter l’opprobre sur les mouvements qui luttent contre l’islamophobie. De nouveaux clivages sont apparus dans le mouvement antiraciste, produisant des divisions internes sur divers sujets (le conflit israélo-palestinien, la lutte contre l’islamophobie, etc.) entre, d’un côté, la LDH et le MRAP et, de l’autre, SOS Racisme et la LICRA. Les divisions touchent également le mouvement féministe, fragmenté en trois tendances : l’une recentrée sur la question de la laïcité républicaine, l’autre sur l’héritage du féminisme historique et une dernière tendance qui essaie d’articuler passé colonial, racisme et islamophobie. Depuis 2003, une nouvelle vague de militants issus des minorités fait son apparition (la coordination contre le racisme et l’islamophobie, les indivisibles, les indigènes de la République, etc.). De nationalité française, souvent diplômés et ayant une expérience associative ou politique, ces militants tentent de « décommunautariser » les luttes liées aux musulmans et de renouveler ainsi les modes d’action et d’engagement.
139 L’ouvrage d’A. Hajjat et M. Mohammed remplit ainsi son ambition en présentant un bilan critique des recherches menées sur la question de l’islamophobie, si peu étudiée en France, et en analysant de manière rigoureuse et dans une perspective historique les discours et les débats autour du concept d’islamophobie. On peut toutefois regretter que leur étude sociologique ait fait peu de place à la parole des acteurs (militants associatifs, Imams, responsables politiques, jeunes, etc.), qui brillent par leur absence. Les diverses sources statistiques mobilisées sont certes intéressantes, mais il manque cette dimension qualitative pour mieux saisir comment l’islamophobie est appréhendée, perçue et vécue par les différents acteurs. Cela n’enlève toutefois rien à l’intérêt de ce livre, qui s’adresse aussi bien au monde académique qu’aux acteurs du monde politique, médiatique et associatif.
140 Mohamed Madoui
141 CNAM – LISE-CNRS