Couverture de RFS_541

Article de revue

Les livres

Pages 181 à 201

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Chateauraynaud (Francis), Argu menter dans un champ de forces. Essai de balistique sociologique. Paris, Éditions Petra (Pragmatismes), 2011, 482 p., 32 €.

1 Avec ce nouvel essai, Francis Chateauraynaud continue son chemin vers la construction d’un cadre d’analyse des controverses entamé depuis sa thèse (La faute professionnelle, publiée aux Éditions Métailié en 1991) et poursuivi, en collaboration avec Didier Torny, dans Les sombres précurseurs, aux Éditions de l’EHESS en 1999. Ce troisième ouvrage n’est pas en rupture avec les précédents ; il ne nous conduit pas non plus à un cadre d’analyse qui se voudrait définitif. L’auteur opère plutôt des déplacements par petites touches avec les cadres théoriques antérieurs. L’essai repose, en effet, sur l’analyse longitudinale de dossiers portant sur des controverses publiques de différentes natures (les OGM, l’amiante, les nanotechnologies, la défense de la recherche publique, etc.), constitués entre 2002 et 2010 par l’auteur et l’équipe qu’il a constituée autour de lui au Groupe de sociologie pragmatique et réflexive (GSPR) de l’EHESS. Chaque « dossier » regroupe un ensemble de matériaux hétéroclites (articles de presse, comptes rendus de réunion, rapports, déclarations publiques, pages de sites ou de blogs sur internet, tracts, autres discours médiatiques, etc.). Cela permet de traiter les controverses des premiers signaux ancrés dans le local aux moments d’agitation médiatique les plus forts. Ce corpus textuel, analysé à partir du logiciel Prospero, autre marque de fabrique de l’équipe, est enrichi régulièrement, l’outillage informatique tirant désormais parti de données recueillies directement sur internet. Une controverse n’est ainsi pas délimitée par un début et une fin facilement identifiables a posteriori. Elle peut « rebondir » à tout moment et ce sont les causes de ces rebonds (et leurs effets) qu’il convient d’analyser. Argumenter dans un champ de forces se présente ainsi comme le bilan d’étape de travaux collectifs réalisés depuis dix ans.

2 L’ouvrage est composé de trois parties pouvant se lire de manière indépendante. La première présente le cœur du modèle à l’origine du titre du livre, tandis que les deux suivantes traitent de questions connexes à la sociologie des controverses. Ainsi, la deuxième partie est consacrée au « partage des faits tangibles », qui renvoie aux modalités de la preuve et aux formes d’objectivation des faits controversés (avec un chapitre sur le rôle des experts et un autre sur l’expérience du milieu). La troisième partie rassemble deux questions en apparence assez déconnectées : la première traite des visions prophétiques et prospectives, la seconde des débats à l’échelle internationale. Mais c’est bien la première partie qui constitue l’apport novateur de l’ouvrage. Composée de quatre chapitres, elle présente les éléments permettant d’aboutir à un modèle de « balistique sociologique », l’idée centrale étant de croiser une sociologie des tournures argumentatives et une analyse des trajectoires empruntées par les mobilisations collectives.

3 Le premier chapitre propose tout d’abord un tour d’horizon des débats consacrés aux formes de la mobilisation et à la critique dans l’espace public. Chateauraynaud y souligne notamment la place que peut prendre l’ironie dans la prise de distance publique. C’est aussi l’occasion pour lui de critiquer la notion de « monde commun » (à laquelle il substitue celle de « prises communes »), qui a l’inconvénient d’englober différents plans d’analyse (le monde sensible du partage des expériences, les standards de mise en équivalence, le niveau des valeurs potentiellement universalisables au cœur des disputes). Chateauraynaud dessine dans ce chapitre les trajectoires que peuvent prendre les mobilisations dans un monde en réseau et présente pour la première fois le concept « de puissance d’expression », c’est-à-dire la capacité à se faire entendre, qui est au cœur du modèle de la balistique sociologique.

4 Le deuxième chapitre est consacré aux jeux argumentaires que les acteurs doivent mettre en œuvre pour faire valoir leurs idées. Tentant de symétriser l’importance des acteurs et des arguments, l’auteur propose de raisonner en termes de « porteur » (incluant les porte-parole) et de « portée ». La démarche est de sortir du dilemme entre une approche internaliste (la prédominance mise sur les arguments en eux-mêmes) et externaliste (la prédominance mise sur les jeux d’acteurs). Les arguments sont portés par des acteurs en particulier (par exemple, les lanceurs d’alertes, mais également des collectifs regroupés autour d’une cause) et la question est de savoir quelles techniques langagières ils mettent en œuvre pour que leurs arguments portent vraiment. « On peut soutenir, écrit Chateauraynaud, que la force d’un argument tient dans sa capacité à assurer l’insertion du point de vue de l’autre dans un dispositif en produisant un double décentrement : le déplacement des représentations ou des attentes du destinataire et la séparation de l’énoncé et de l’énonciateur. » (p. 91).

5 Le troisième chapitre porte sur les arènes de la discussion dans laquelle s’échangent ces arguments. L’auteur y dessine une typologie allant de la conversation à l’épreuve de force en passant par la conférence de citoyens, la controverse, l’affaire ou le débat politique. Au final, ces configurations sont regroupées dans trois plans distincts. Le premier plan (dans lequel on trouve la conversation, la négociation ou la dispute) est ancré dans le local et mobilise des « procédés interprétatifs ordinaires ». Le plan intermédiaire (dans lequel se situe le dialogue social, les forums, les affaires, les controverses, le débat public) est celui où l’argumentation « est calée sur des dispositifs ». Les contraintes qui pèsent sur l’action sont procédurales et le principe de symétrie ne signifie plus réciprocité, mais égalité de traitement. Enfin, le troisième plan, celui où s’expriment les « puissances d’expression » des arguments, comprises comme autant de visions du monde, est celui du débat (politique ou national), de l’épreuve de force, du sondage et de la polémique. C’est au premier chef ce troisième plan qui intéresse Chateauraynaud, et qui est au cœur du modèle balistique, dont la description analytique occupe le chapitre 4. Ces trois plans, du plus singulier au plus général, permettent de décrire différentes trajectoires empruntées par les arguments, en portant une attention particulière aux points d’irréversibilité ou de bifurcation des trajectoires, à leurs points d’origine et à leurs points d’impact. La notion de balistique empruntée à la stratégie militaire n’est donc pas, dans l’esprit de son auteur, que métaphorique. Elle permet de décrire une physique élémentaire dans laquelle sont pris les jeux d’acteurs et de rendre compte dans le même temps de leurs activités langagières. Ainsi des expressions comme « se tromper de cible », « saisir la balle au bond » ou « toucher au but » permettraient-elles de caractériser l’action et son mouvement. À partir des différents corpus, Chateauraynaud propose de distinguer cinq phases caractérisant les trajectoires des causes collectives de manière à « modéliser les trajectoires sans réduire la complexité des processus et leur dépendance aux contextes » (p. 185). Un mouvement collectif peut ainsi passer par des phases plus ou moins marquées d’émergence, de controverse, de dénonciation, de mobilisation politique, de normalisation, être relancé et ainsi de suite.

6 On se situe là au cœur de la préoccupation théorique de l’auteur : construire un cadre d’analyse s’appuyant sur les apports de la sociologie latourienne et boltanskienne, ni déterministe ni immergé dans le contexte, restant en quelque sorte à égale distance entre une sociologie objectiviste, la théorie de l’acteur-réseau et l’approche interactionniste de l’action située. Si le projet est louable, il est regrettable que l’auteur ne prenne pas la peine de discuter pleinement la particularité de son approche par rapport aux auteurs qu’il convoque. Par exemple, s’il prend bien soin de prendre ses distances avec le modèle des cités de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui confondrait argumentation et justification (p. 107 sq.), étrangement, aucune référence n’est faite au livre récent que le premier (qui a été le directeur de thèse de Chateauraynaud) a consacré aux points de jonction entre une sociologie critique et une sociologie pragmatique de la critique. Pourtant, certaines réflexions de Boltanski (notamment celles portant sur le registre métapragmatique et le métalangage naturel nécessaire au moment réflexif permettant la qualification et la critique) peuvent être utilement rapprochées des passages dans lesquels Chateauraynaud traite des opérations discursives. La discussion avec son ancien mentor aurait été d’autant plus utile que Boltanski, en collaboration avec Ève Chiapello, consacre, dans Le nouvel esprit du capitalisme, de nombreuses pages à la distinction entre épreuve de grandeur et épreuve de force. Pour aller plus loin, le concept de « champs de force » dans lequel s’affrontent des « puissances d’expression », que Chateauraynaud introduit dans le chapitre 3, n’est-il pas, comme il le reconnaît lui-même (p. 157, note 42), un moyen de rendre compatible son cadre d’analyse avec celui de Pierre Bourdieu ? N’y a-t-il pas, sur ce plan-là aussi, même si les chemins empruntés sont différents, une convergence entre le projet de l’auteur et celui qui anime aujourd’hui le dernier Boltanski ? Cette discussion, par ouvrage interposé, entre Boltanski et Chateauraynaud aurait été d’autant plus intéressante que ce dernier, du fait de son objet d’étude, s’interroge comme Boltanski sur la place du sociologue dans les débats publics, lui-même pris à partie par les collectifs les plus radicaux, comme « opérateur d’acceptabilité sociale » (p. 78). En effet, pour ces collectifs, la sociologie des controverses, par les compromis qu’elle sous-tend (notamment à travers la notion de « forum hybride » proposée par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe), serait en réalité au service de la diffusion des techniques incriminées, interprétation critique dont se défend Chateauraynaud. « Le rôle d’une sociologie pragmatique », écrit-il, est « d’aider à comprendre les déplacements opérés par les acteurs et leurs arguments sans les enfermer dans un ordre politique dont les ressorts sont fixés par avance. » (p. 164).

7 Le fort contenu empirique du livre – qui met ainsi en évidence le travail colossal de constitution d’une base de données depuis dix ans – déroute parfois le lecteur, l’utilisation des données n’étant pas au service de l’analyse d’une ou de plusieurs controverses, mais servant la construction de concepts analytiques permettant de les décrire. La méthode retenue consiste à faire varier les dossiers – afin de pouvoir faire des comparaisons – et les niveaux d’analyse. Sans parfois maîtriser tous les tenants et aboutissants de chaque dossier (ni d’ailleurs la pertinence au sein du corpus des extraits donnés en lecture), le lecteur est ainsi transporté de l’affaire Sokal au dossier de l’amiante, des avions renifleurs à la mort des abeilles, des OGM au nucléaire, etc. Le choix de Francis Chatauraynaud, à la différence de ce qui avait été proposé dans l’ouvrage avec Torny, n’a pas été de séparer la partie théorique de celle concernant les dossiers consacrés aux controverses, mais de mêler constamment les deux niveaux d’analyse. Ce choix résulte certainement du mode de construction de l’ouvrage, qui regroupe des communications effectuées par l’auteur depuis 2003 ainsi que des articles publiés dans des versions préliminaires (le chapitre 6, « L’épreuve du tangible », a par exemple été publié dans Raisons pratiques en 2004, mais les premières versions du texte datent de 1996). On se perd parfois dans le trop-plein de propositions notionnelles, comme par exemple celle de « marque épistémique », préférée à celle de croyance, notion peu mobilisée dans le reste de l’ouvrage. Le lecteur préférerait que davantage de pages soient consacrées à ce qui caractérise et différencie les catégories (comme, par exemple, l’affaire, la polémique et la controverse). De même, on a du mal à conceptualiser les configurations qui émergeraient du croisement des quatorze arènes de confrontation du chapitre 3, des marqueurs argumentatifs du chapitre 2, et des cinq phases des processus conflictuels décrites dans le chapitre 4, même si l’on peut imaginer l’utilisation pouvant être faite de ces catégories par un logiciel d’analyse textuelle comme Prospero. Ces difficultés ne doivent cependant pas détourner le lecteur d’un ouvrage souvent créatif proposant des concepts novateurs qui apparaissent fort intéressants pour décrire les controverses publiques. Le modèle balistique ne clôt pas pour autant la trajectoire du sociologue-modélisateur. Si la performance est intéressante, soyons assuré qu’il y aura d’autres essais.

8 Emmanuel Kessous

9 Université de Nice-Sophia Antipolis
GREDEG – GEMASS (Paris-Sorbonne)

Heinich (Nathalie), Shapiro (Roberta) (dirs.), De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art. Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Cas de figure, 20), 2012, 336 p., 15 €.

10 L’histoire de la constitution du champ de la sociologie des arts pourrait se lire à l’instar d’une lente et difficile quête de l’autonomie scientifique face aux écoles de pensée philosophiques, esthétiques et historiques. Arracher le tableau, la sculpture, la partition de musique, le poème, la photographie à l’univers ontologique pour les inscrire au cœur d’un projet d’ordre descriptif s’est avéré être une extraordinaire démultiplication des possibilités de compréhension de l’œuvre d’art et, à travers celle-ci, du social. Comme le souligne Bruno Péquignot, « c’est du champ des pratiques artistiques que sont venues les questions qui ont provoqué la révolution intellectuelle qui a induit la nécessité historique d’une analyse sociologique du phénomène artistique » (La question des œuvres en sociologie des arts et de la culture, L’Harmattan, 2007, p. 21). Se sont ainsi développées de nombreuses thématiques de recherche, en grande partie constitutives de ce qu’Howard Becker a désigné par le concept de « monde de l’art », parmi lesquels ceux relatifs à la détermination sociale des artistes, aux modalités de production, aux temps de la réception, à la constitution des publics et des non-publics, à la mise en place des politiques culturelles, à la compréhension de la formation de la valeur artistique, à la classification des activités individuelles et collectives.

11 C’est à cette dernière problématique que Roberta Shapiro et Nathalie Heinich ont consacré leur attention, en dirigeant cet ouvrage collectif. Projet original que de vouloir s’interroger sur cette opération qu’est « le passage à l’art » – expression empruntée à Gilles Tarabout – ou autrement dit l’ensemble des modalités par lesquelles « les acteurs s’accordent pour considérer un objet ou une activité comme de l’art » (p. 21) en mobilisant la notion d’artification. Démontrer la pertinence théorique de cet étrange néologisme, son efficacité empirique, mais aussi et surtout son potentiel innovateur, tel était le défi à relever.

12 Après avoir assisté à un spectacle de danse hip-hop, en 1998, Shapiro écrit avoir été intriguée par « la transformation d’une pratique quotidienne modeste, à l’origine un jeu d’adolescents, en une activité instituée comme art et définie comme un genre nouveau [qui] passait par des changements nombreux et variés : organisationnels, sociaux, esthétiques, institutionnels et discursifs » (p. 18). Ce qu’elle nomme alors artification connaîtra une certaine fortune. La création, avec Heinich, d’un séminaire participera peu à peu à formaliser cette notion définie alors comme « le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets et des activités » (p. 20). Le lecteur attentif ne peut s’empêcher d’entendre à travers l’expression « du non-art en art » ce qui s’apparente traditionnellement à la problématique, déjà bien étudiée en sociologie, de la hiérarchisation symbolique des activités. Dans cette perspective, l’artification est-elle alors une reformulation, un enrichissement ou un dépassement de la notion de légitimation ?

13 Affirmant que l’« on ne trouve guère de travaux sur la naissance d’un genre artistique ou sur l’accession au statut d’art » (p. 22) et que ceux existant ne porteraient que sur les « opérations sémantiques » par lesquelles activités et objets évoluent sur l’axe vertical de la valeur artistique, Shapiro et Heinich affirment que la problématique de l’artification « serait une théorie de l’action qui met l’accent sur ce que les gens font » (p. 12). Distinctes donc d’une sociologie de l’évaluation fondée sur les stratégies discursives des agents du champ dont les actes de langage participeraient à construire la valeur esthétique, sociologie génétique et sociologie pragmatique, caractérisées par la prise en compte des actions individuelles, de leur structure, de leur grammaire, sont ainsi les deux principaux ensembles théoriques mobilisés pour penser le passage à l’art.

14 Une lecture attentive des articles constitutifs de la première partie, intitulée « Enquêtes », et des notes de synthèse qui composent la seconde partie, titrée « État des lieux », laisse, en effet, apparaître un ensemble de travaux empiriques à travers lesquels se dessine progressivement un paradigme de la description attaché à saisir au plus près et in situ les actions. Cette quête du détail significatif conduit, par exemple, Émilie Notteghem, dans son article « Frontières et franchissements. Les objets du culte catholique en artification », à développer un propos intéressant sur les modalités de conservation des traces matérielles de la culture chrétienne. L’une de ces modalités s’avère être la transformation de ces traces à l’origine non artistiques en éléments artistiques. Ce passage se réalise, notamment, par la procédure d’installation des objets cultuels au cœur de scènes artificatoires, à l’instar de « l’exposition publique, la maison et l’église » (p. 49). L’étude démontre scrupuleusement que ce qui devient art ne le devient que par une multitude d’actions informelles mais signifiantes par lesquelles se constitue progressivement un contexte favorisant une certaine perception – ici artistique – de l’objet de culte. Bien que Notteghem ne l’affirme pas clairement, l’absence de tout représentant institutionnel chargé de procéder à l’évaluation de la valeur esthétique des objets en voie d’accession au statut d’art prouve bien que nous avons affaire à une problématique autre que celle de la légitimation. « La reconfiguration des dispositifs et des justifications mobilisés à l’endroit de ces objets d’art catholique » (p. 51) apparaît comme une possibilité supplémentaire de provoquer le passage à l’art sans que ce dernier ne relève uniquement d’un processus axiologique engagé par les acteurs.

15 Autre exemple intéressant de labellisation « art », celui de l’art brut, qui, comme le précisent Shapiro et Véronique Moulinié, est un cas d’école pour la théorie de l’artification tant l’histoire de cette forme de création semble étroitement liée au jugement esthétique et social dont elle a fait l’objet au tournant des années 1960, tout particulièrement. Malgré les efforts du peintre Jean Dubuffet pour empêcher le marché de s’emparer de sa grande collection – il ira jusqu’à en faire don à un établissement suisse, en 1976 –, force est de constater qu’à sa mort, en 1985, un jeu de l’offre et de la demande finit par se constituer aux États-Unis avec, notamment, la mise en place de The outsider art fair, la foire annuelle d’art brut. Selon les deux auteures de l’article, « les voies de l’artification » (p. 237) de l’art brut sont principalement tracées par Roger Cardinal, qui publie à Londres, en 1972, le premier ouvrage savant sur l’art brut, Outsider art. À partir de là, une littérature critique et scientifique de l’art brut voit le jour, fortement encouragée par la naissance, en 1989, de la revue internationale Raw vision, qui, « en même temps qu’[elle] accompagne la constitution et l’épanouissement d’un marché de l’art brut, […] adopte les canons de la revue d’art de prestige : passage à la quadrichromie et au papier glacé, sophistication progressive de la mise en page, diminution du texte au bénéfice de l’image » (p. 238).

16 Les conditions ayant rendu effective la consolidation de la catégorie d’art brut au XXe siècle reposent alors sur « la transformation du regard sur la maladie mentale, le basculement des principes esthétiques et des modes de représentation et, enfin, la critique sociale et institutionnelle tant de la médecine que de l’art » (p. 238). Et à Shapiro et Moulinié de conclure : « Par la création d’institutions, de publications, et par leur travail herméneutique, ses continuateurs ont consolidé l’action de Jean Dubuffet. L’art brut est désormais reconnu par l’establishment artistique. […] Si ces créations issues de la déstructuration des univers populaires se cristallisent en un genre unifié, c’est par l’énergie de son inventeur et de ses continuateurs, qui perpétuent ainsi le mythe de l’artiste moderne. » (p. 239). Ces éléments, bien que nous aurions apprécié qu’ils fussent davantage détaillés afin que l’on comprenne plus précisément ce qui relie l’art brut à la modernité artistique, montrent malgré tout à quel point la problématique de l’artification permet, d’une part, de prendre en compte l’ensemble des transformations pratiques, sémantiques, institutionnelles, économiques ayant participé à faire des dessins de personnes atteintes de troubles mentaux des créations artistiques et, d’autre part, à expliciter le fait que « l’art brut, désormais reconnu par l’establishment artistique, demeure un genre mineur » (ibid.). Cette nuance que la théorie de la légitimation aurait difficilement pu faire apparaître – tant celle-ci se focalise sur les stratégies sociales de hiérarchisation des pratiques artistiques – laisse penser que la notion de l’artification possède cette qualité indéniable de poser de nouvelles questions. En s’attardant non plus seulement sur le processus de construction de la valeur esthétique, mais aussi sur le mécanisme d’association d’une catégorie de pratiques à une catégorie mentale, se développe progressivement un programme sociologique prometteur, en ce qu’il amoindrit l’importance des rapports de domination pour accroître celle des actions et médiations observées en situation réelle.

17 Le renouvellement des problématiques que permet la notion d’artification se donne à voir, aussi, dans le cas des objets des arts premiers. Dans son article « Les arts premiers », Heinich reconstitue le contexte d’émergence du projet du musée du Quai Branly et donc, dans le même mouvement, l’ensemble des débats et polémiques qui s’en sont suivis et ont opposé les défenseurs d’une vision anthropologique et ceux d’une vision esthétique. Heinich montre avec beaucoup de clarté comment ces débats et polémiques « sur ce que devrait être un musée consacré aux objets issus des cultures non occidentales » (p. 261) n’ont été rendus possibles que parce qu’existait, en amont, « un enjeu muséographique » lié au fait qu’une fois l’argent public entré en ligne de compte « les responsabilités dépassent les questions de goût pour atteindre des problèmes de valeurs » (p. 263). Mobiliser à cet instant de la réflexion l’outillage conceptuel de l’artification permet alors de saisir de quelles manières l’opposition anthropologue/esthète a fait l’objet d’une certaine redéfinition historique qui « va clairement dans le sens d’un transfert général de l’ethnographie vers l’art avec une décrédibilisation de la représentation ethnologique due notamment au déclin du modèle du voyage – déclin consécutif à l’expansion du tourisme et de la télévision » (p. 264). Comme le ferait une approche sociologique traditionnelle attachée à examiner comment ce qui n’est pas légitime à un instant tend inexorablement à le devenir, la problématique du passage à l’art prend en compte ce processus, mais l’enrichit en s’attachant à observer ce que Heinich nomme « les effets de l’artification » comme autant de prolongements interrogeant la formation des valeurs morale, économique, esthétique, éthique attachées aux arts premiers.

18 Comme nous avons voulu le montrer jusqu’à présent, et cela alors que la notion d’artification ne paraissait être qu’un vocable nouveau pour désigner ce qui, déjà, était ancien, cette dernière s’est révélée, au fil des contributions, porteuse de résultats convaincants, comme en témoigne la formidable et complexe diversité des situations sociales dans lesquelles intervient le phénomène du passage à l’art. En effet, dans la postface, Nathalie Heinich et Roberta Shapiro regroupent ces situations sous les catégories d’artification « entière et durable », « à demi stabilisée », « en voie d’accomplissement », « en voie d’effectuation », « impossible », qui renvoient toutes à un vaste ensemble de perspectives théoriques liées à la problématique de la catégorisation, de la reconnaissance, ainsi que de l’identification. Aussi, si artification et légitimation sont intrinsèquement liées, elles ne sauraient conceptuellement et empiriquement se confondre.

19 Kaoutar Harchi

20 CERLIS – Université Paris Descartes

Collet (Beate), Santelli (Emmanuelle), Couples d’ici, parents d’ailleurs. Parcours de descendants d’immigrés. Paris, Presses Universitaires de France (Le lien social), 2012, 308 p., 29,50 €.

21 Dans la sociologie des migrations, le mariage des descendants des immigrés fait classiquement partie des indicateurs au moyen desquels on évalue l’avancée et les modalités d’intégration dans la société globale. Les mariages mixtes sont tenus pour les signes les plus probants de l’assimilation, tandis que le maintien de l’intramariage au fil des générations pose la question de la fragmentation de la société selon des lignes ethniques. Rappelons que c’est, entre autres, le constat de la persistance des pratiques d’intramariage chez des groupes aussi anciennement implantés que les Italiens qui, dans les années 1960, a conduit Nathan Glazer et Daniel Patrick Moynihan à faire l’hypothèse de l’émergence d’ethnic groups dans la société américaine.

22 L’ouvrage de Beate Collet et Emmanuelle Santelli se situe à bien des égards dans cette problématique de l’assimilation, même si les auteures ne la revendiquent pas explicitement. On en trouve la trace dans l’accent mis sur la mesure des écarts entre immigrés et population majoritaire, ou dans le rapport intergénérationnel envisagé comme un parcours d’acculturation au cours duquel les enfants s’éloignent progressivement du modèle de leurs parents pour adopter les valeurs du groupe majoritaire (p. 170). Le résumé que le journal Le Monde (14 août 2012) a fait de leur ouvrage montre en tout cas que c’est ainsi qu’il peut être reçu : « Il faut deux générations pour que la vie de couple des fils et filles de musulmans ressemble à celle des autres Français. » Classique dans ses soubassements théoriques, l’enquête n’en repose pas moins sur des hypothèses décalées par rapport aux enquêtes menées antérieurement selon la même problématique. En situant les choix conjugaux dans un jeu complexe entre des logiques internes et l’effet des pressions externes, Collet et Santelli s’attachent en effet à « dépasser le présupposé selon lequel le choix non mixte serait le signe d’un défaut (ou d’un manque) d’intégration » (p. 3).

23 La première partie de l’ouvrage explicite les outils conceptuels et méthodologiques mis en œuvre pour étudier les formes de conjugalité des immigrés. Les auteures commencent par caractériser les comportements de la population majoritaire en mettant à profit les connaissances les plus récentes sur les comportements familiaux (grandes enquêtes sur la sexualité, études focalisées sur les relations intergénérationnelles, les expériences préconjugales, le mariage). En croisant les concepts de la sociologie de la famille et ceux propres à la sociologie des migrations, elles en viennent à proposer l’expression d’« homogamie socio-ethnique » pour analyser à la fois la spécificité des conjugalités des descendants d’immigrés et leur variabilité. La formule semble heureuse, elle permet d’une part d’intégrer la proximité culturelle à la notion d’homogamie et d’autre part d’éviter de supposer a priori que les choix conjugaux ethniquement homogames se font par respect à des règles (p. 43).

24 On est donc un peu dérouté de s’apercevoir au fil de la lecture que cette notion est subordonnée à la notion d’endogamie. Contrairement à celle d’homogamie, qui est de l’ordre du constat (l’identité des caractéristiques des conjoints considérée selon une ou plusieurs variables) établi par l’observateur, la notion d’endogamie renvoie en effet à l’univers des règles et des normes sociales (la prescription du choix du conjoint à l’intérieur du groupe) que les sociétés imposent à leurs membres. C’est bien ainsi que la comprennent les auteures. Partant du principe que « les individus se positionnent par rapport à la norme d’endogamie portée par leur groupe familial », elles construisent une typologie qui différencie les choix conjugaux comme relevant d’une endogamie héritée, renouvelée ou réfutée (p. 46).

25 Il y a là une ambiguïté que n’aide pas à lever le choix de l’expression d’« entre-soi » comme terme englobant pour désigner des formes de conjugalité dont certaines, justement, se caractérisent comme le refus de l’entre-soi (l’entre-soi dit « émancipé » correspondant à une endogamie dite « réfutée »). Il est d’autant plus difficile de comprendre ce que les auteures ont voulu exprimer par cette expression qu’elles-mêmes entretiennent la confusion lorsqu’elles reprennent (p. 125) les analyses de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot à propos des rallyes organisés par la haute bourgeoisie pour « s’assurer de l’entre-soi de leurs enfants ». Par ailleurs, il sera précisé plus loin dans l’ouvrage que dans « certains couples endogames […] la ressemblance culturelle n’apparaît pas comme un choix décisif » (p. 211). Pourquoi alors les caractériser comme « endogames » ?

26 En dépit de ces ambiguïtés, les deux parties suivantes, consacrées respectivement à la socialisation préconjugale et à la vie de couple, sont riches d’enseignement. Elles sont construites selon une architecture similaire : dans un premier chapitre, les auteures font ressortir ce qui distingue la population étudiée de la population globale en combinant une exploitation secondaire de l’enquête TeO (« Trajectoires et origines », Ined/Insee, 2008) et une enquête qualitative de grande envergure (une centaine d’entretiens conduits dans les régions parisienne et lyonnaise), puis elles fournissent dans le chapitre suivant les éléments permettant de comprendre les variations au sein de la population immigrée retenue pour l’enquête. À ce propos, il faut noter que, improprement sous-titré Parcours de descendants d’immigrés, l’ouvrage ne concerne en fait que les immigrés musulmans, c’est-à-dire ceux dont l’altérité est considérée comme problématique. On aurait aimé que les auteures justifient davantage ce choix en amont, et fournissent en aval des indications sur les variations des comportements entre les trois composantes de la population (descendants d’immigrés turcs, maghrébins et sahéliens) sur laquelle a porté l’enquête.

27 La deuxième partie (« La socialisation préconjugale ») met en relation les cadres de la socialisation et les variations de l’homogamie socio-ethnique. Elle vise à comprendre les choix conjugaux des descendants d’immigrés en les situant dans les contextes sociaux dans lesquels se trouvent les individus en amont de la rencontre. Les auteures explorent de façon minutieuse la diversité des univers auxquels les descendants d’immigrés ont accès en fonction des lieux d’habitation dans lesquels s’est déroulée leur jeunesse, des conditions socioéconomiques de la famille, de leur parcours scolaire, toutes conditions qui font qu’un type de choix peut en arriver à s’imposer comme le seul possible ou le meilleur.

28 Le type d’« entre-soi conjugal déterminé » (dit aussi « endogamie héritée ») est celui où la marge d’initiative de l’individu est la plus réduite (dont l’exemple type est le mariage arrangé). Il est typique des individus socialisés dans les « ghettos ethniques ». Dans ces lieux de relégation marqués par la précarité économique, l’échec scolaire, un réseau de relations fermé sur le quartier et la famille, une éducation centrée sur les valeurs traditionnelles, l’intramariage s’impose à la fois comme une norme héritée de la socialisation familiale et un choix par défaut, faute d’alternative. Dans le deuxième type (l’« entre-soi négocié » ou « endogamie réinterprétée »), le choix d’un conjoint de même origine est présenté comme une préférence de l’individu et non pas comme une obligation imposée par le milieu familial. De meilleures conditions socioéconomiques et résidentielles et un projet familial clairement orienté vers une installation définitive dans la société d’immigration, combinés à un souci de préserver les spécificités culturelles, orientent les conjoints vers un choix apparaissant bien dans leur cas comme un « entre-soi » qu’ils peuvent d’autant mieux savourer que leur pleine appartenance à la société majoritaire est assurée. Le troisième type (l’« entre-soi émancipé » ou « endogamie réfutée ») remet radicalement en cause la norme endogamique. Il suppose pour se réaliser un entourage social plus hétérogène, la diversification des lieux de rencontre ouvrant la possibilité de l’union mixte.

29 La troisième partie reprend la typologie en trois classes pour l’appliquer aux conceptions conjugales mises en œuvre par les couples qui se sont unis selon les modalités définies dans la partie précédente. La conception conjugale statutaire est le fait des conjoints qui conduisent leur vie conjugale au plus près du modèle des relations familiales en vigueur dans les sociétés d’origine (ou dans la représentation idéalisée qu’ils en ont) : mariage arrangé, épouse au foyer, codification rigide des rôles familiaux, dation des prénoms en puisant exclusivement dans le stock maghrébin. La conception relationnelle combine une revendication de liberté dans le choix du conjoint et une vie de couple fondée sur la communication et l’entente, avec un souci de ne pas heurter les valeurs défendues en la matière par les parents. La conception affinitaire caractérise les couples, parfois mixtes, qui se sont formés en rupture avec les valeurs des sociétés dont les parents des conjoints (ou de l’un d’eux) sont originaires. Détachés de la pratique ou de la croyance religieuse, ils alignent leurs comportements sexuels et familiaux sur ceux des membres de la société majoritaire de leur génération (relations sexuelles prémaritales, union libre). Ils ont une sociabilité privilégiant la sphère amicale ou professionnelle plutôt que familiale, mais maintiennent les liens par une participation, souvent sur le mode festif, aux rituels religieux.

30 Ce résumé succinct, qui ne reprend que les principaux résultats d’un ouvrage imposant par sa taille et l’ampleur des investigations, ne peut qu’imparfaitement rendre compte de l’analyse beaucoup plus nuancée qui se révèle dans les remarques fines émaillant le propos. Les auteures notent par exemple que les traits culturels attribués aux familles immigrées ne sont parfois que des caractéristiques, éventuellement accentuées, que l’on trouve de façon générale dans les classes populaires (comme la différence entre les filles « faciles » et les sérieuses). Ou encore (p. 289) que le choix de l’intramariage n’a pas tout à fait le même sens lorsqu’il s’impose comme une évidence ou lorsque l’exclusion du marché matrimonial pousse à le revendiquer en faisant de nécessité vertu. Au total, par l’ampleur et la diversité des démarches d’enquête, les analyses détaillées des pratiques et du sens qu’elles revêtent pour les acteurs, cet ouvrage représente une somme sur les comportements matrimoniaux dans les familles immigrées appelée à faire référence aussi bien dans le domaine des études sur les migrations que dans la sociologie de la famille.

31 Une remarque pour conclure : la typologie proposée par Beate Collet et Emmanuelle Santelli repose sur l’opposition entre valeurs patriarcales et traditions religieuses d’un côté, et individualisme et sécularité de l’autre. Quoi qu’en disent les auteures (p. 279), la forme de conjugalité « négociée » ne met pas en cause la bipolarisation tradition/modernité. Elle se présente comme un arbitrage ou un compromis entre ces deux pôles, personnifiés par la famille (certes plus ou moins acculturée) d’une part, et les membres de la société majoritaire (certes plus ou moins conformes au modèle familial des classes moyennes) d’autre part.

32 Sans être dépourvue de pertinence, une typologie construite à partir de ces prémisses a l’inconvénient de laisser de côté les nouvelles pratiques de l’endogamie qui s’inscrivent dans l’entreprise d’individualisation et de déculturation de l’islam. La thèse d’Amélie Puzenat (Conversion à l’Islam et islams de conversion : dynamiques identitaires et familiales, université Paris 7, 2010) montre des couples mixtes, souvent diplômés, qui pratiquent un islam rigoriste et construisent leur « entre-soi » conjugal entre orthopraxie et bricolage postmoderne. Ces couples ne réfutent pas plus la norme endogame qu’ils ne la reçoivent comme un héritage. Ils la radicalisent sous la forme de l’union prescrite entre des individus se reconnaissant comme dépositaires d’une même foi religieuse intransigeante. Il s’agit moins dans leur cas de « négocier » des compromis entre culture moderne majoritaire et culture familiale traditionnelle que d’affirmer un double écart entre un islam familial traditionnel dévalorisé comme impur et un modernisme occidental mécréant. Ces couples, qu’ils soient ou non mixtes, sont sans doute très peu nombreux, mais probablement les plus significatifs des changements intervenus depuis les premières études françaises sur les choix matrimoniaux des descendants des immigrés dans les années 1980. On peut donc penser que, au-delà du très grand intérêt des données présentées dans cet ouvrage et de ses résultats suggestifs, la question du sens et des changements de sens de l’endogamie en situation migratoire reste ouverte à de nouvelles investigations.

33 Jocelyne Streiff-Fénart

34 URMIS – Université de Nice-Sophia Antipolis
Université Paris 7 – IRD

Bertrand (Julien), La fabrique des footballeurs. La Dispute/SNEDIT (Corps, santé, société), Paris, 2012, 166 p., 18 €.

35 Comment devient-on footballeur professionnel, comment l’accès à l’élite sportive est-il régulé, comment les talents sont-ils produits, comment le métier se transmet-il et s’apprend-il ? Telles sont les questions centrales de cet ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2008 par Julien Bertrand. L’analyse est nourrie par une enquête intensive conduite pendant trois années dans le centre de formation d’un club professionnel français. L’auteur a pu s’insérer progressivement dans un milieu qui ne se laisse pas aisément pénétrer, effectuer de nombreux entretiens avec les jeunes joueurs et avec les membres de l’encadrement, observer de multiples séquences d’apprentissage et de sociabilité, exploiter aussi les dossiers scolaires des pensionnaires. Dans le football français contemporain, le passage par un centre de formation est une condition quasi incontournable pour devenir joueur professionnel. Dès lors, la focalisation de l’enquête sur une de ces institutions est un choix judicieux pour décrypter les mécanismes de socialisation professionnelle et observer les écrémages successifs jalonnant le chemin vers le professionnalisme. Le recrutement dans le centre peut s’effectuer dès l’âge de 12 ans, avec l’accès à un cycle dit de préformation jusque 14 ans, puis l’entrée dans la formation proprement dite, qui dure jusque 19 ans. À partir de 15 ans, les jeunes peuvent obtenir des contrats (aspirant puis stagiaire), avant l’éventuelle offre d’un contrat professionnel, qui marque véritablement leur entrée sur le marché du travail.

36 L’énigme qui sous-tend l’étude de cette « fabrique des footballeurs » réside dans un double constat initial : d’un côté devenir footballeur exige un investissement considérable, précoce et tenu dans la longue durée, de l’autre les chances d’atteindre l’objectif sont faibles, la sélection étant constante et l’incertitude permanente (après un recrutement hypersélectif, un tiers de chaque promotion est éliminé chaque année dès 12 ans, puis l’effectif des survivants âgés de 15 ans est encore amputé d’une moitié avant la fin de la formation, et seule une minorité – de l’ordre d’un tiers – de ceux qui atteignent ce stade obtiennent un contrat professionnel au club). L’auteur cherche à comprendre comment les jeunes supportent une telle situation et y font face, et quelles sont les conditions d’un succès aussi exigeant et coûteux qu’improbable.

37 L’ouvrage convie à la découverte de multiples aspects de l’expérience de la formation : pratiques sportives précoces et émergence d’une passion pour le football, entrée en centre et immersion dans un style de vie où les activités sportives occupent une place prépondérante, apprentissage d’un usage intensif de son corps au service de l’optimisation des performances, répétition des épreuves de marquage et d’évaluation de la réussite sportive, adhésion progressive à un modèle d’investissement professionnel de plus en plus exclusif, confrontation à des blessures et autres sources de doute sur les possibilités de carrière, inscription dans une logique concurrentielle de plus en plus affirmée, etc. Ces dimensions sont éclairées par le croisement d’une étude minutieuse du fonctionnement du centre de formation et d’une compréhension approfondie des investissements qu’y font les apprentis footballeurs.

38 Une telle démarche permet de dégager les traits saillants de cette formation et leurs inflexions au cours du temps. Ainsi, le recrutement dans le centre de formation vient renforcer une série d’expériences antérieures qui ont conduit les jeunes concernés, majoritairement d’origines populaires (père ouvrier ou employé), à se définir comme doués ou surdoués : exploits sportifs précoces, soutiens familiaux (paternels notamment), sollicitations de clubs plus cotés, appels en sélections régionales, détections par des spécialistes, autant d’éléments qui renforcent l’attraction pour une activité prestigieuse, qui aiguisent l’esprit de compétition, qui amènent à se penser comme fait pour le football. Avant même l’entrée en formation, la passion pour ce sport est donc déjà bien installée et opère comme moteur d’un engagement intensif dans la pratique. L’accès au centre va, bien sûr, permettre un perfectionnement de cette pratique, puisque les gestes du métier sont l’objet d’une inculcation singulièrement rationalisée et méthodique : le développement des capacités physiques, de la technique individuelle, du sens tactique est poursuivi à travers une multiplicité d’exercices, mais aussi de bilans, tests, et autres mesures des capacités. Mais la socialisation professionnelle ne se réduit pas à l’apprentissage des « gestes du métier », elle consiste surtout en l’inculcation d’une « culture professionnelle » mêlant de multiples exigences : sens de l’effort et ascèse individuelle, dépassement de ses limites et de la douleur physique, discipline et abnégation pour le collectif, combativité et agressivité, etc.

39 Injonction institutionnelle, le dépassement de soi trouve d’autant plus d’écho chez les jeunes que ceux-ci entretiennent un rapport passionnel au football. Ce dépassement de soi est aussi une nécessité pour conduire son parcours et ne pas être éliminé, même si les efforts peuvent aussi provoquer une usure précoce des corps ou des blessures importantes présageant une fin prématurée de la carrière. Car le centre de formation est aussi un espace concurrentiel, dans lequel s’effectue un travail constant d’évaluation et de hiérarchisation (composition des équipes, attribution de contrats, comportements des entraîneurs), redoublé par une sociabilité dans laquelle la comparaison interindividuelle et le souci du rang tiennent une place croissante. Finalement, le centre de formation apparaît comme un lieu réservé et spécifique, où les exigences sont si fortes qu’elles impliquent de s’immerger dans le travail sportif, au détriment de l’investissement scolaire, des activités de loisir ou de la sociabilité juvénile ordinaire.

40 L’auteur note que le centre de formation fonctionne comme un « sanctuaire », puisque les relations entre élus sont focalisées sur le football tandis que les extérieurs sont considérés comme des profanes. Mais l’admission y est précaire et l’exclusion toujours menaçante. Cette caractéristique, associant étroitement élection et exclusion, est au fondement de l’efficacité socialisatrice de cette institution : en être, c’est penser football et se penser à travers le football, c’est-à-dire à la fois vivre son expérience sur le mode de la différenciation radicale par rapport aux profanes et intérioriser les normes professionnelles. Et intégrer ces règles, c’est à la fois incorporer les exigences de compétition et de concurrence structurant les carrières sportives et adhérer à la croyance dans le talent supérieur des survivants.

41 L’orientation monographique et ethnographique de cette recherche permet de montrer que la tension entre exigences fortes et continues, d’une part, et incertitude structurelle et récurrente, d’autre part, n’est nullement source de contradictions ou de difficultés dans le fonctionnement de « la fabrique des footballeurs ». Elle contribue plutôt à renforcer l’institution, dont elle est une source d’efficacité, et à consolider l’adhésion des footballeurs (ceux qui s’y maintiennent) dont le talent est reconnu. En situant l’analyse à l’articulation du fonctionnement du centre de formation et des expériences que les jeunes en font, Bertrand décrit avec précision ce mécanisme d’autorenforcement, qui traverse de part en part la période de formation. Aussi ce livre apporte-t-il une contribution précieuse à l’analyse de la production de l’excellence sportive, en montrant combien celle-ci est le produit de la rencontre entre des politiques institutionnelles et des dispositions individuelles.

42 Mais cette analyse ne rend guère compte des parcours des éliminés, à la suite d’exclusions ou d’abandons, bien plus nombreux que ceux qui atteignent le terme du cursus. Si l’auteur répète que la concurrence est omniprésente et que les épreuves d’évaluation sont fréquentes, les dispositifs de cotation qui les structurent, les professionnels qui les gèrent et les catégories de perception qui les organisent ne sont pas suffisamment étudiés. L’organisation est sélective, mais comment les écrémages sont-ils opérés, quels sont les acteurs les plus influents, quels sont les critères opératoires et leur hiérarchisation, comment les décisions sont-elles prises ? Les jeunes footballeurs intériorisent le principe de concurrence, mais comment l’éprouvent-ils, quelles réactions suscitent les éliminations, comment sont-elles anticipées (ou non), y a-t-il des signaux avant-coureurs explicites, certains se reclassent-ils dans d’autres centres de formation ? Certes, il n’est pas aisé d’enquêter sur des phénomènes que la direction du centre ne souhaite pas forcément mettre en avant, ni de repérer et recontacter des jeunes qui ont été exclus. Mais creuser ces pistes aurait permis de consolider l’analyse d’une institution qui est avant tout une fabrique des illusions et une machine à éliminer, autres manières de dire cette « fabrique de footballeurs ».

43 Cette expression doit être finalement entendue comme l’ensemble des mécanismes, institutionnels et biographiques, de formation au football professionnel. Mais son périmètre mériterait une discussion approfondie : les tentatives avortées et interrompues d’apprentissage du métier n’en font-elles pas partie, et n’en sont-elles pas des composantes d’autant plus éclairantes qu’elles dominent ? Dans la même perspective, un prolongement possible, relevant aussi de cette fabrique, consisterait à étudier la suite du processus décrit, c’est-à-dire le passage de la maîtrise d’un métier à travers la formation à la conquête d’un statut sur le marché du travail, débouché explicitement visé par le centre et par les jeunes apprentis. Il reste que le livre de Julien Bertrand permet de découvrir de façon très concrète et précise un centre de formation au football professionnel et de comprendre la force d’une socialisation à un métier hypersélectif. Il ouvre des pistes et l’on peut espérer que d’autres travaux portant sur la formation et les carrières des footballeurs, et plus largement des élites sportives, permettront de les prolonger.

44 Didier Demazière

45 Centre de sociologie des organisations
Cnrs-Sciences Po

Glasman (Dominique), L’internat scolaire. Travail, cadre, construction de soi. Rennes, Presses Universitaires de Rennes (Le sens social), 2012, 206 p., 18 €.

46 Si l’internat scolaire accueille ordinairement des élèves dont le domicile familial est à longue distance de l’établissement scolaire, il peut aussi en détourner certains ou à l’inverse en attirer d’autres dont le domicile familial est pourtant proche. Fort de ce constat, Dominique Glasman s’intéresse aux raisons du recours à l’internat par les élèves et leurs parents, ainsi qu’à leurs usages sociaux. Il met au jour les bénéfices ou à l’inverse les contraintes et les déceptions qu’occasionne ce régime.

47 Le livre se compose de sept chapitres dont l’ordonnancement accompagne avantageusement le lecteur dans sa plongée dans l’internat. On prend connaissance en premier lieu de la méthodologie articulant démarche quantitative et démarche qualitative. Le livre s’adosse en effet à des questionnaires et des entretiens menés dans des collèges, des lycées (du secteur public ou privé), des maisons familiales rurales, auprès du personnel, des élèves ou des parents (y compris d’ailleurs des élèves qui pourraient être internes et qui ne le sont pas, ainsi que des parents de non-internes). Il exploite ensuite les fichiers « Panel 1995 » (suivi des élèves entrés pour la première fois en sixième en 1995 et suivis tout au long de leur scolarité secondaire) et les fichiers « Scolarité » de 2004 à 2008. Enfin, ces données sont complétées par des entretiens auprès de 113 parents d’internes et de 256 internes dans un établissement privé ou public, dans un collège ou un lycée général et professionnel, implanté en ville ou en zone rurale. Autant dire que les données sont solides et que cette richesse de biens empiriques, si je puis dire, ne nuit pas à l’analyse, grâce notamment à des résultats et des interprétations présentés selon un emboîtement déductif qui procède en deux temps.

48 Dans un premier temps, les données quantitatives affichent des différences parfois importantes selon les variables considérées. Sur 100 collégiens de l’enseignement public, 0,29 % sont internes, avec une surreprésentation des garçons (4 733 garçons pour 3 037 filles). Dans le secteur privé, les effectifs sont plus élevés : ils sont 2,9 %, qui se répartissent entre 12 882 garçons et 6 792 filles. Au lycée, ils sont près de 102 000 (soit 6,7 % des lycéens) et 13,3 % des élèves des lycées professionnels sont des internes, soit près de 56 000 élèves (8,4 %). D’autres chiffres posent le cadre de l’internat : un enfant d’agriculteur a deux fois plus de chances d’être interne au collège qu’un enfant de cadre supérieur ou d’ouvrier. Les élèves redoublants sont plus souvent internes que les autres. Les lycéens sont plus contraints que les collégiens d’être internes. Les classes moyennes y voient l’apprentissage de l’autonomie alors que les classes populaires y cherchent la protection et le contrôle.

49 Dans un second temps, on prend acte de la manière par laquelle la richesse de ce matériau est bonifiée par de belles analyses sur le rapport des élèves à l’internat. Et c’est à cet instant que le lecteur entre dans la subjectivité des internes, en même temps que le sociologue ouvre une à une les portes d’une institution qui ne ressemble en rien à la pension d’antan. Car il s’agit bien d’une institution au sens sociologique du terme, puisque nous avons affaire à un cadre structurant pour les élèves et une organisation structurée par des règles prescrites ainsi que des normes de fonctionnement que les internes, dans une grande majorité, acceptent de suivre. Cette acceptation se fonde sur un accord, tacite ou pas, entre les parents et l’enfant sur les bienfaits de l’éloignement. Les parents voient d’un bon œil la prise en charge de leur enfant qui a besoin d’un suivi scolaire plus serré et d’un cadre éducatif plus fort. À leurs yeux l’internat est tout à la fois un recours éducatif, un moyen d’améliorer les relations parents-enfant, une punition, une perte de contrôle assumée de l’enfant. Pour les parents qui optent pour l’internat uniquement par commodités géographiques (en particulier lorsque la distance du domicile au lieu de formation scolaire est trop importante), la séparation est vécue comme un déchirement. Tous ont alors de fortes attentes envers un dispositif public qui remplit un rôle à la fois scolaire, pédagogique, éducatif et récréatif. Qu’ils se résignent à mettre leur enfant en internat ou qu’ils le décident, ils confient et délèguent l’éducation à d’autres, parfois au risque d’être suspectés en tant que parents démissionnaires ou trop prompts à se décharger de leurs obligations éducatives. L’enfant y trouve quant à lui une respiration qu’il n’a pas à la maison. Il échappe pour un temps aux contraintes parentales et aux conflits éventuels autour des devoirs, des résultats, des règles de vie familiale. Ainsi, les parents trouvent à l’internat ce que l’enfant réclame : un endroit qui le protège par les règles qu’il impose, le suivi scolaire qu’il assure, la rupture avec les parents et le contact avec les pairs qu’il permet.

50 On prend ainsi la mesure des coûts et des avantages que parents et élèves supportent ou retirent de l’internat. Pour les premiers, l’internat représente une dépense parfois substantielle (voire un « sacrifice »), mais constitue aussi un investissement, en ce sens où ils attentent en retour un progrès scolaire. Cet objectif de résultat explique d’ailleurs la décision prise par les parents « d’arrêter les frais » si l’enfant redouble ou si les notes ne sont pas à la hauteur de leurs attentes. Pour les seconds, le coût de l’internat est affectif. Certaines activités proposées aux internes ne sont pas gratuites et la contribution demandée peut être difficile à assumer. Une distinction se créé donc entre les internes selon l’argent dont ils disposent, et par conséquent l’accès aux activités récréatives proposées le mercredi. Les internes affublés de l’étiquette de « clodos » n’ont pas l’argent pour participer aux sorties réclamant une participation financière, et ne profitent de facto que des activités gratuites. C’est d’ailleurs pour ne pas renforcer cette étiquette péjorative que certains évitent les activités de « droit commun », se privant alors de ces instants récréatifs. Le coût affectif est dû aussi à l’éloignement, du moins physique, des élèves de leur cercle d’amis. En conséquence, l’utilisation du téléphone portable, le soir dans la chambrée, s’avère essentielle mais peut causer des dérangements de voisinage. À cela s’ajoute l’obligation de supporter la vie en collectivité, alors que les demandes d’intimité lors de moments précis (la toilette du soir ou le coucher) peuvent être fortes. Certains s’accommodent parfaitement de la promiscuité, ravis qu’ils sont d’être dans un collectif adolescent, tandis que d’autres s’aménagent des « niches » de pudeur et des territoires leur permettant d’avoir un « chez soi » à l’internat.

51 Ceux et celles qui en définitive supportent mal la collectivité ou s’accommodent mal de cette vie n’aspirent qu’à retourner parmi les demi-pensionnaires, laissant poindre deux explications parfois complémentaires : soit ils estiment que les contraintes ne leur apportent aucune aide parce qu’ils sont capables d’autodiscipline ou qu’ils savent gérer leur temps malgré les longs trajets entre leur domicile et l’établissement scolaire ; soit ils n’aspirent qu’à rejoindre le cercle de sociabilité extérieur à l’internat qui leur propose une requalification symbolique compensatrice de leur disqualification scolaire. L’internat assure ainsi deux fonctions qu’une appréhension parfaite de ce qu’être interne veut dire ne peut séparer : une fonction structurante grâce aux règles de fonctionnement mises en œuvre par le personnel d’encadrement d’une part ; une fonction symbolique qui se superpose aux attentes plus ou moins explicites des parents et des élèves envers l’internat d’autre part. Dès lors que ces deux fonctions et ces attentes sont congruentes, le poids des contraintes est apprécié des parents et des élèves.

52 Après cette plongée dans l’internat, on repère des pistes restées ouvertes alors qu’elles auraient mérité d’être explorées. Celle de la réussite scolaire d’abord. L’auteur souligne deux choses importantes : les internes réussissent mieux leur scolarité que les autres élèves ; la réussite scolaire ne précède pas l’entrée en internat, mais vient après un « recadrage » éducatif des internes. En d’autres termes, la réussite vient après l’éducatif. Dans ce cas, on se demande par quels moyens autres que les règles du cadre l’équipe pédagogique parvient à remettre sur les rails les élèves. De plus, existe-t-il des manières de faire transférables d’un internat à l’autre ? Ces deux questions renvoient aux constats établis par l’auteur, et qui confortent ceux mis au jour par la sociologie de l’école, selon lesquels la réussite des élèves n’est pas réductible à la forme scolaire : le leadership du chef d’établissement, l’écoute de l’équipe éducative, la capacité des surveillants à tenir le cadre sans mettre de la distance avec les internes sont autant de facteurs qui influent sur la scolarité, mais aussi sur le bien-être de l’interne. Ce faisant, il aurait été intéressant de s’appesantir sur la perception par les parents et le personnel d’encadrement des internes qui ne réussissent pas à l’école, mais qui s’épanouissent grâce à l’internat, ou encore sur la culpabilité ou le regret des parents à considérer qu’ils en sont pour leurs frais sur le plan pécuniaire ou sur le plan affectif lorsque leur enfant n’améliore pas ses résultats scolaires, et décident par conséquent l’arrêt de l’internat. En d’autres termes, l’arbitrage des parents entre le bien-être et la réussite de leur enfant est-il douloureux à faire ? Deux autres remarques peuvent être faites. L’auteur pointe que l’internat n’est une voie de réussite que pour un adolescent réellement motivé à prendre en charge son avenir et capable de s’adapter à ce mode de vie. Pourquoi dans ce cas le cercle vertueux de l’encadrement ne fonctionne-t-il pas chez certains internes ? Enfin, il aurait été sans doute intéressant de traiter plus spécifiquement du chahut à l’internat afin de savoir si ses manifestations relèvent d’un registre traditionnel ou anomique.

53 Ces éléments mis au jour et ces remarques posées, on se prend en dernière instance à mettre en miroir les demandes d’institution des parents et des élèves avec la thèse de François Dubet sur Le déclin des institutions. Traitant des institutions, entendues comme le cadre d’un travail sur autrui dans le domaine de l’école, la santé et le travail social, celui-ci reconsidère notamment la socialisation scolaire afin de dépasser la rhétorique de la crise et de la plainte. Alors que le programme institutionnel de la République fut écrit pour des éducateurs armés d’une vocation sans faille et portés par des valeurs légitimes et universelles, la seconde modernité épuise ce programme. Ce faisant les éducateurs doivent réaliser par eux-mêmes le travail sur autrui, tandis que les destinataires de ce travail sont moins tenus de s’accomplir dans un rôle que de se construire dans une expérience faite de distance et de réflexivité. Or, Dominique Glasman montre avec beaucoup d’à-propos qu’il existe des îlots d’institution échappant d’une certaine manière à la sanction principale de la seconde modernité : le divorce de l’acteur et du système.

54 Ni complètement reclus, ni totalement libres, les internes (à l’exception des internats très fermés) ne quittent pas l’internat dotés d’une personnalité sociale fabriquée et transmise par une institution totale. Ils ne sont pas coupés du monde extérieur : chaque fin de semaine, ils retrouvent leurs parents, leur petit(e) ami(e), leurs camarades. En semaine, ils gardent le contact avec eux grâce au téléphone portable et à internet. Ni la pension d’antan pour une jeunesse livrée à son corps défendant à des règles sévères, à l’interdit et à la solitude visibles dans la littérature, ni un bâtiment scolaire ouvert aux quatre vents, l’internat est un cadre éducatif d’autant plus efficace qu’il est réclamé par les internes. C’est la grande qualité de ce livre d’illustrer on ne peut mieux l’expérience scolaire par le prisme de l’internat, et de nous donner à voir ainsi la manière par laquelle l’interne adhère à l’institution sans rien perdre de sa subjectivité. Le sujet dans le système en somme.

55 Joël Zaffran

56 Université Bordeaux Segalen
Centre Émile Durkheim

Barthélemy (Martine), Dargent (Claude), Groux (Guy), Rey (Henri), Le réformisme assumé de la CFDT. Enquête auprès des adhérents. Paris, Presses de Sciences Po, 2012, 272 p., 20 €.

57 L’ouvrage de Martine Barthélemy, Claude Dargent, Guy Groux et Henri Rey renoue avec la tradition de la sociologie française du syndicalisme qui, depuis les travaux fondateurs de Jean-Daniel Reynaud, a analysé l’action syndicale, les pratiques et représentations de leurs adhérents et militants, ainsi que leurs orientations politiques. Dans la lignée des travaux antérieurs de René Mouriaux, Groux, Pierre Rosanvallon, Pierre-Éric Tixier, Dominique Labbé et Dominique Andolfatto, l’ouvrage privilégie néanmoins l’analyse du rapport au politique des syndicalistes. En cela, il fait la jonction entre une sociologie du syndicalisme et les sciences politiques. Ensuite, ce livre est original du point de vue des méthodes mises en œuvre. L’enquête auprès de la CFDT a recours (pour la première fois) à des méthodes mixtes combinant une approche qualitative et quantitative. L’enquête qualitative (janvier et mai 2008) s’appuie sur 69 entretiens semi directifs avec les militants de la CFDT. L’enquête quantitative a recours à un questionnaire (mai 2009) auprès de 1 503 personnes choisies de manière aléatoire à partir d’un fichier central des adhérents. Cet échantillon est représentatif de la composition géographique, professionnelle et sociologique de la CFDT. Enfin, l’ouvrage mobilise de nombreux et larges extraits d’entretiens avec les militants syndicaux et présente très clairement les résultats de l’analyse quantitative sous forme de tableaux qui permettent au lecteur de juger de la pertinence des interprétations présentées.

58 La thèse centrale porte sur l’orientation des adhérents de la CFDT, que les auteurs qualifient de réformisme assumé. Plus encore, ce positionnement s’opérerait de manière relativement unanime parmi l’ensemble des adhérents. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait penser à la lecture du titre, la notion de réformisme assumé tient à rompre avec un certain nombre de stéréotypes qui voient le jour lorsque l’on tente de saisir la particularité de la CFDT. En quoi cette particularité peut alors se subsumer par la notion de réformisme assumé ? L’ouvrage s’attache à développer une série d’arguments qui, sous forme de chapitres, permettent de suivre le raisonnement des auteurs.

59 Le premier argument est historique. Au lieu de considérer la période de radicalité qui avait caractérisé la CFDT après 1968 comme une rupture, les auteurs abordent cette période comme une parenthèse dans la longue histoire de cette confédération syndicale. Le tournant de l’autogestion à partir de 1968 semble finalement assez éloigné des penseurs politiques de l’autogestion. Il se veut pragmatique et lié aux enjeux immédiats du contexte français. Les valeurs afférentes à cette conception de l’autogestion caractérisent toujours fortement les adhérents de la CFDT, mais le réformisme reste compatible avec ces représentations. L’abandon des références au socialisme et à l’autogestion à la fin des années 1980 coïncide avec une critique de l’État, en face duquel la CFDT souhaite promouvoir un mouvement contractuel. Celui-ci va se poursuivre jusqu’à la période récente. L’autogestion deviendra une méthode d’action concrète s’appliquant avant tout à l’entreprise au lieu d’une doctrine politique abstraite. Cette valorisation de l’entreprise expliquera aussi pourquoi la nécessité du profit, la capacité d’entreprendre et le marché sont des notions auxquelles les militants de la CFDT adhèrent facilement.

60 Le deuxième argument est lié à l’engagement des adhérents. Les raisons pour lesquelles les adhérents choisissent la CFDT plutôt qu’une autre organisation peuvent paraître parfois arbitraires. Mais les auteurs insistent sur une palette de raisons : les relations interpersonnelles, la proximité idéologique avec les positions du syndicat, le positionnement du syndicat dans la branche, mais aussi une conception spécifique à la CFDT des rapports sociaux dans l’entreprise. Ressort ici l’idée d’un positionnement de la CFDT qui peut s’assimiler à un centrisme syndical entre, d’un côté, SUD et la CGT, jugés « trop radicaux », et, de l’autre, la CGC et la CFTC, jugés « trop proches » du patronat. La notion de réforme dans les discours des adhérents corrobore ce positionnement central.

61 Le troisième argument porte sur une démarche pragmatique mise en œuvre dans l’entreprise. L’enquête montre que les raisons prioritaires d’adhésion ont évolué selon les générations qui ont rejoint la CFDT. L’adhésion à l’organisation syndicale du fait de la proximité idéologique des opinions personnelles est passée de 46 % pour la génération de 1964 à 21 % pour les militants qui ont adhéré en 2007. Alors que, dans le même temps, l’importance des relations interpersonnelles dans l’adhésion (« faire confiance à quelqu’un qui appartenait au syndicat ») augmente fortement de 19 % à 35 %. Ce changement coïncide avec une volonté de mettre en avant la défense des salariés comme thème prioritaire de l’action syndicale. La recherche montre un affaiblissement de l’engagement idéologique au profit d’une action concrète sur la situation de travail. Les moyens d’action mis en œuvre sont, dans l’ordre, l’importance de l’action juridique, de la négociation, mais aussi des grèves et des débrayages. Les adhérents cherchent à promouvoir une culture contractuelle et de la négociation, y compris dans des entreprises caractérisées par des relations sociales tendues.

62 Le quatrième argument a trait aux attitudes progressistes des adhérents de la CFDT. Les modalités du changement social par des réformes sont défendues par toutes les catégories salariées, sauf par les employés. L’adhérent de la CFDT semble en général moins enclin à promouvoir un changement radical, comparé à tous les autres salariés. Les références idéologiques sont à chercher, dans l’ordre, du côté des idées social-démocrates, autogestionnaires, du libéralisme économique, de l’humanisme chrétien et du marxisme. Au total, les trois quarts des adhérents disent s’inspirer d’une pensée social-démocrate. Le positionnement par rapport à la lutte des classes est particulièrement intéressant. Les trois quarts des adhérents de la CFDT estiment que la société se caractérise par l’existence d’une lutte des classes. En revanche, le positionnement subjectif des salariés cédétistes se rattache pour une grande partie d’entre eux aux classes moyennes. Les adhérents peuvent être considérés comme combatifs, résolument attachés au rôle de l’État et au droit de grève. Dans l’ensemble, les adhérents mettent en avant les valeurs liées à l’égalité, la solidarité et à la redistribution des revenus. Ces attitudes sont également accompagnées d’un libéralisme culturel refusant particulièrement la peine de mort, la préférence nationale et la stigmatisation de l’immigration. L’expression Union européenne a une connotation positive. En revanche, les inquiétudes face à l’avenir sont plus fréquentes chez les adhérents de la CFDT que dans la population globale. Elles traduisent une appréciation critique de la situation économique et sociale.

63 Le dernier argument porte sur les relations entre syndicalisme et politique. La grande majorité des adhérents se prononce en effet en faveur d’une prise de position du syndicat concernant des questions plus larges comme l’Europe et l’immigration. Cette tendance est renforcée chez les membres qui adhèrent depuis longtemps à la CFDT. En revanche, d’autres militants privilégient une action syndicale limitée à la seule situation du travail pour différentes raisons (difficultés de l’organisation syndicale de mobiliser, manque de compétences, répartition des rôles entre la base et le sommet de l’organisation). L’élargissement du champ de l’action syndicale devient seulement possible pour ces militants, lorsque la défense des salariés en dépend. Les adhérents de la CFDT refusent de conférer une supériorité de nature au domaine politique par rapport à l’action syndicale. Mais leur intérêt pour la politique est généralement fort et leur participation aux scrutins politiques particulièrement élevée. Bien que l’ancrage à gauche soit indéniable, le cumul d’une adhésion au PS est très faible et en régression. Les auteurs résument la ligne de conduite fixée à la CFDT dans le rapport avec le monde politique par l’expression ni neutre, ni partisane.

64 La ligne d’argumentation des auteurs peut être facilement suivie par les lecteurs. Les résultats pointent de manière convergente vers un reformisme assumé des adhérents. En revanche, les pistes pour les recherches futures et les lignes d’interprétation complémentaires peuvent être explorées.

65 La première piste complémentaire concernerait la thèse d’un renouveau du syndicalisme CFDT. Alors que la thèse du réformisme s’appuie sur la longue durée et sur les permanences acquises au cours de l’histoire, partagées par les adhérents et analysées par les sociologues, des éléments surprenants apparaissent à la lecture des matériaux. Concédons d’abord que l’histoire récente de la CFDT plaide en faveur du constat de l’unanimisme réformiste. L’organisation syndicale est extrêmement centralisée. Des départ successifs à SUD et à la CGT, notamment au moment des tensions sur la Sécurité sociale et la retraite, dessinent l’image d’une organisation qui s’est recentrée autour de son noyau réformiste, laissant de côté des adhérents plus radicaux. Notre attention porte ici néanmoins sur les adhérents les plus récents. Pour la dernière génération des militants (2007 à 2009), qui ne sont pas forcément les plus jeunes, on observe qu’ils sont deux fois plus nombreux à demander un changement radical de la société par une action révolutionnaire que la génération 1964 (18 % contre 9 %). Paradoxalement, ces adhérents récents s’inscrivent moins dans des références idéologiques fortes ou dans des débats politiques sociétaux comme l’environnement, l’immigration ou l’Europe par exemple. Ils adhérent plus par relations interpersonnelles et ont moins de probabilité de s’orienter politiquement à gauche, mais autant de probabilité de s’orienter très à gauche ou à droite. Le véritable gagnant de cette désaffection de la gauche est le ni à gauche/ni à droite qui n’est pas le centre. Cette absence d’orientation idéologique, perçue par les auteurs comme un risque dans la conclusion, pourrait être lue comme un réinvestissement de la fonction primaire du syndicaliste, notamment au regard des résultats médiocres que l’action syndicale a obtenus ces dernières années.

66 La deuxième piste intéressante concerne l’analyse comparative du syndicalisme CFDT et CGT. Introduits dès la partie historique, les rapports ambigus entre les deux confédérations prennent une place importante dans les propos tenus. La position réformiste semble se définir face à la CGT, considérée comme une alternative plus radicale. Le lecteur a parfois l’impression que se correspondent ici l’image d’une CFDT présentée comme exagèrement reformiste et celle de la CGT comme exagèrement radicale, alors que l’on peut émettre l’hypothèse que ces écarts existent avant tout dans les représentations et moins dans les faits objectifs, les résultats de la négociation collective par exemple. La thèse de la distance fictive CFDT/CGT et du rapprochement des deux organisations mériterait d’être poursuivie par des enquêtes de même ampleur. La CGT n’a-t-elle pas depuis longtemps rejoint le camp des réformistes ?

67 La dernière piste concerne le rapport des adhérents au droit et à la loi. Il est en effet surprenant pour le lecteur non averti que le recours à la loi et au droit soit le moyen d’action plébiscité par les adhérents devant la négociation et la grève. Même si la loi est vue tendanciellement comme le résultat d’une action collective, les discours des dirigeants de la CFDT sur l’autonomie de la négocation et sur l’indépendance vis-à-vis de l’État dès les années 1970 semblent ici fortement relativisés par l’attitude des adhérents. Au mieux, les adhérents pointent ici leur différence avec le discours de leurs dirigeants. Au pire, pour la CFDT, le projet d’une démocratie industrielle avec une indépendance relative de l’État ne verra pas le jour avant longtemps.

68 Jens Thoemmes

69 CERTOP – Cnrs

Sinigaglia (Jérémy), Artistes, intermittents, précaires en lutte. Retour sur une mobilisation paradoxale. Préface de Lilian Mathieu. Nancy, Presses Universitaires de Nancy (Salariat et transformations sociales), 2012, 276 p., 17 €.

70 Depuis plus de vingt ans, le régime de l’assurance chômage des artistes et techniciens du spectacle vivant et enregistré – communément appelé « intermittence du spectacle » – et les modifications de ses règles donnent lieu à une série de mobilisations. Issu d’un travail de thèse, l’ouvrage de Jérémy Sinigaglia est consacré à un moment particulier de cette lutte (entre juin 2003 et avril 2006) et notamment à la période la plus paroxystique (l’été 2003, avec l’annulation d’un grand nombre de festivals, et les mois qui suivent). Cette recherche, en adoptant une perspective ethnographique, privilégie l’analyse de deux coordinations locales caractérisées par des propriétés très opposées. La première, en Lorraine (Collectif des intermittents de Lorraine – CIL), rassemble un petit nombre de personnes principalement issues du spectacle vivant. La seconde, dans la région parisienne (Coordination des intermittents et précaires d’Île-de-France – CIP-IDF), associe une grande diversité d’agents : artistes, techniciens, militants quasi professionnels, précaires, etc. Cette confrontation est un des atouts de l’ouvrage, ne serait-ce que parce que, absente des mobilisations précédentes, la CIP-IDF assume, à partir de 2003, la direction de fait de la mobilisation et concentre différentes dimensions et tensions caractéristiques de cette mobilisation.

71 Les deux premiers chapitres sont consacrés aux propriétés des groupes mobilisés. L’auteur étudie d’abord les ressorts de l’engagement des intermittents. Il souligne que, malgré les difficultés objectives qu’ils rencontrent, ces derniers s’appuient sur des ressources compensatrices. Souvent jeunes, ils bénéficient d’un capital scolaire élevé. La flexibilité du travail, la concurrence interindividuelle s’accompagnent d’une intense sociabilité professionnelle autour de réseaux encadrant la formation de collectifs de lutte au sein desquels les dimensions émotionnelles constituent un ciment nécessaire. En présentant cette mobilisation comme un espace structuré par la distribution inégale de capitaux professionnels et militants, Sinigaglia propose une typologie des fractions internes aux groupes mobilisés ainsi que de celles, externes, qui soutiennent la mobilisation. Cette typologie, dont on pourrait discuter la hiérarchie implicite des groupes (l’analyse de l’intervention des vedettes est ainsi peu développée), permet de comprendre la diversité des acteurs engagés, leurs capitaux et dispositions ainsi que les différentes étapes possibles d’une carrière militante.

72 L’auteur étudie ensuite les différentes justifications de la cause. Les désaccords entre les coordinations et les syndicats, principalement la fédération CGT du secteur culturel, ainsi que le délitement de l’influence de cette dernière constituent un axe important de la démonstration. D’une part, la CIP-IDF rassemble des agents, bénéficiant d’une réelle reconnaissance professionnelle, qui mobilisent des ressources techniques leur permettant une compréhension précise du protocole de juin 2003 et dont l’analyse, massivement diffusée, fonde son autorité spécifique. D’autre part, la CGT et la CIP-IDF s’opposent sur les objectifs de la mobilisation. La première privilégie les enjeux professionnels ou de définition des politiques culturelles quand la seconde, sous l’influence de courants soulignant la fin du salariat fordiste, insiste sur la place des précaires comme figure centrale de la critique sociale. Au sein de la CIP-IDF, on retrouve cette même tension. Peu marquées par une histoire objectivée dans des noms, des statuts, des orientations officielles, les coordinations constituent des espaces permettant des coups de force symboliques ainsi que des compromis politiques. L’auteur propose ainsi une analyse détaillée de la manière dont un groupe de militants (les « papistes » proches des PAP : Précaires associés de Paris) fait adopter le nom de la coordination parisienne sans que l’ensemble des votants mesure les enjeux politiques et théoriques de la référence centrale aux précaires. Il décrit les conflits (et accords ultérieurs) entre des militants privilégiant, au nom de la défense des intermittents, la dimension professionnelle et ceux qui valorisent l’alliance avec l’ensemble des précaires. L’autorité de la CIP-IDF repose alors sur l’importance du capital politique et militant des « papistes » ainsi que sur la capacité au compromis politique de ces deux fractions, même si celui-ci reste instable et se conclut au bénéfice de ces derniers. Sinigaglia consacre un chapitre entier à la CIL. Inscrite dans un espace local marginal, celle-ci se distingue radicalement de la CIP-IDF. Professionnellement homogène autour des artistes de théâtre, elle ne peut mobiliser les diverses ressources présentes dans l’espace parisien. Au sein de cette coordination, les dimensions émotionnelles jouent un rôle important dans la préservation de l’engagement, notamment dans les phases de reflux, quand le maintien d’un noyau de militants repose moins sur le partage des mêmes convictions politiques que sur la constitution de liens affectifs et leur routinisation.

73 Les derniers chapitres examinent les différentes modalités du répertoire d’action. En soulignant que le conflit est situé dans les mondes du spectacle, l’auteur revient sur les contraintes qui en résultent. La grève est ainsi souvent perçue comme antinomique avec le mode d’engagement total dans la « vie d’artiste ». La mobilisation est fortement théâtralisée, soit parce qu’elle donne lieu à des interventions au cours de multiples rendez-vous professionnels, soit parce que les militants concentrent diverses ressources permettant une esthétisation de la lutte, même s’il leur arrive aussi de refuser de faire de celle-ci un spectacle. Les groupes mobilisés emploient différemment les espaces traditionnels de lutte, notamment la rue. Ils s’inscrivent, de manière volontariste, dans des stratégies de rupture avec les défilés syndicaux, et occupent des espaces nouveaux, voire originaux et dangereux (le toit du siège national du MEDEF). Les occupations de bâtiments et d’institutions visent soit à bénéficier d’un lieu stable et permanent, constituant un lieu de rassemblement au sein duquel les groupes mobilisés s’organisent, soit à contribuer à la médiatisation de la mobilisation.

74 De nombreuses recherches soulignent que la médiatisation de la lutte et une expertise autonome constituent des constantes des mobilisations collectives. Pour leur part, à partir de leurs connaissances et savoir-faire, les intermittents mobilisés donnent à ces modalités une efficacité supérieure à celle de beaucoup d’autres luttes. Par-delà l’ambivalence permanente à l’égard des médias (qui conduit les militants à organiser des actions pour journalistes tout en critiquant violemment ces derniers), dans l’accès à ces derniers, les militants concernés rassemblent des ressources spécifiques, issues de leur inscription professionnelle, qui vont d’un savoir-faire pour se présenter, intervenir devant des publics, etc., à la possibilité de s’appuyer sur des complicités à l’intérieur des entreprises audiovisuelles pour intervenir en direct au cours de plusieurs émissions de télévision. Dans leur travail d’expertise, les intermittents s’appuient d’abord sur leur maîtrise pratique et quasi quotidienne du régime qui conditionne l’obtention de revenus réguliers. Certains d’entre eux disposent, ensuite, de capitaux scolaires importants, notamment dans les domaines mathématiques et statistiques, les autorisant à discuter à égalité avec les experts des organismes publics. Enfin, en s’appuyant sur des universitaires proches de leur lutte, les « papistes » font appel à un cadre théorique fondant politiquement et scientifiquement leurs prises de position, aussi bien en direction de leurs adversaires extérieurs que des autres fractions internes aux groupes mobilisés.

75 Les coordinations sont apparues, dès les années 1980, dans de nombreuses mobilisations collectives de salariés (instituteurs, infirmières, cheminots), mais le plus souvent de manière très transitoire. L’ouvrage permet de comprendre certaines des raisons de leur maintien, depuis le début des années 1990, dans les mobilisations d’intermittents, voire leur capacité à s’imposer face aux organisations syndicales. Refusant, dans leurs pratiques organisationnelles comme dans leurs perspectives théoriques, les clivages issus de la société industrielle, encore puissants parmi les syndicats structurés en syndicats de métiers et/ou en fédérations d’industrie, les coordinations rassemblent des agents issus de différents espaces professionnels, eux-mêmes caractérisés par la faiblesse des barrières à l’entrée, et marqués par un degré inégal d’intégration professionnelle. Configuration organisationnelle floue, ajustée à des champs sociaux aux contours incertains, les coordinations mobilisent une grande variété de militants et combinent une hétérogénéité de justifications. Sans organisation établie, les coordinations permettent toutes les formes possibles d’engagement, des plus « distanciées » aux plus « totales », dont l’auteur propose des analyses détaillées, jusqu’aux effets les plus extrêmes d’épuisement physique et psychique. Parmi ces coordinations, l’auteur souligne la place centrale de la CIP-IDF, qui combine différentes dimensions de légitimité, militante, politique et théorique.

76 La perspective adoptée appelle néanmoins plusieurs remarques complémentaires. D’abord, elle tend à privilégier la période étudiée sans l’inscrire dans une plus longue durée, alors que la mobilisation relative à l’intermittence émerge dès les années 1980 et que le conflit entre les coordinations et la CGT se cristallise dès 1992. Ensuite, elle conduit à surévaluer les registres de justification et à sous-estimer les contradictions sociales entre les groupes professionnels, qui constituent pourtant l’une des bases de ce conflit et expliquent certains des traits mentionnés, mais non développés, comme la place des comédiens de théâtre et l’absence des techniciens du cinéma. Mais la principale interrogation concerne la place des précaires. L’auteur montre justement comment la précarité constitue une catégorie politique centrale pour les « papistes », marqués par les thèses de Toni Negri sur la fin du salariat fordiste, et décrit finement les tensions internes aux coordinations étudiées qui en résultent. La référence, dans le titre de l’ouvrage, à différents principes de classement permet de souligner l’hétérogénéité des groupes engagés dans la mobilisation comme la diversité des expériences vécues par un grand nombre d’artistes et de techniciens. Mais peut-on pour autant faire de la précarité une catégorie sociologique pertinente pour comprendre la mobilisation étudiée ? D’une part, l’auteur varie dans la définition de la précarité, parfois simplement assimilée à la discontinuité ou à l’incertitude des emplois, ce qui est commun à l’ensemble des artistes, même les plus réputés, conduisant alors à une extension considérable de la notion. D’autre part, comme l’indique lui-même Jérémy Sinigaglia, les groupes mobilisés s’appuient d’abord sur des professionnels intégrés, même si leur reconnaissance artistique reste faible, présents parfois depuis plusieurs décennies, bénéficiant d’un capital scolaire élevé (les biographies de certains des cadres des coordinations sont éclairantes à cet égard). Enfin, dans le cours de la lutte, les groupes rassemblent des ressources dont les mobilisations de précaires comme celles de nombreux groupes très professionnalisés ne disposent même pas.

77 Au-delà de ces réserves, cet ouvrage constitue un apport important pour l’analyse renouvelée d’une forme organisationnelle et d’une cause probablement appelées à perdurer, même de manière intermittente.

78 Serge Proust

79 Centre Max Weber
Université de Lyon
Université Jean Monnet – Saint-Étienne

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