Couverture de RFS_492

Article de revue

Monde professionnel et marché des travaux forestiers

Pages 351 à 378

Notes

  • (1)
    De 2000 à 2005, nous avons réalisé une étude sur le groupe professionnel des Entrepreneurs de travaux forestiers en Franche-Comté. Une enquête qualitative par entretiens semi-directifs (55) et observation in situ ainsi qu’une enquête quantitative auprès de 13 % de la population des ETF furent réalisées.
  • (2)
    Notons que ce travail d’emprunt est soutenu par des références faites aux travaux de Karpik (1989,1995) sur la profession d’avocat, profession indépendante, de Paradeise (1998) autour des comédiens dont le statut est par bien des points semblable à celui des ETF. Citons aussi un article de Baudry (1992) comparant la relation de sous-traitance à celle de l’emploi.
  • (3)
    Le bûcheron abat les arbres. Il les transforme soit en bois d’œuvre en débarrassant la grume de ses branches et de son houppier, soit en bois de chauffage ou de trituration en le débitant en morceaux de même longueur. Le bois de trituration est la matière ligneuse destinée à l’industrie, il sera déchiqueté pour être ensuite aggloméré sous forme de planches, par exemple. Le débardeur est celui qui vient chercher les différents bois en forêt et qui les entrepose sur une place de dépôt de manière à ce qu’ils soient accessibles pour un transport par route. Le sylviculteur plante les futurs arbres et réalise les travaux nécessaires à leur croissance.
  • (4)
    Il doit son nom au fait qu’il est payé à la tâche.
  • (5)
    Pour une monographie plus précise de cette période, nous renvoyons à la lecture de Schepens (2007).
  • (6)
    Les écureuils grimpent aux arbres pour récolter les graines des conifères, les sangliers réalisent les sangles ligneuses entourant un fromage au lait cru franc-comtois.
  • (7)
    Les exploitants forestiers ont une activité de commerce. Ils achètent des bois aux propriétaires forestiers pour les revendre à l’industrie de première transformation (scieur, papetier, etc.). En Franche-Comté, on dénombre, en 2004,126 entreprises d’exploitation forestière auxquelles s’ajoutent 48 scieries et 90 entreprises ayant la double activité (Agreste, 2006).
  • (8)
    Le marché des travaux forestiers fait l’objet d’une partition prenant en compte deux qualités de bois – d’œuvre et de trituration/ chauffage – croisées avec l’activité – bûcheronnage, débardage ou sylviculture. Pour tout ce qui touche au bois d’œuvre, les clients (exploitant forestier, au sens large de l’appellation, ou propriétaire forestier) ne feront appel qu’à des professionnels connus et reconnus. « Un scieur peut acheter des bouts de bois à vingt mille balles (environ 3 000 e) le mètre cube debout, il ne va pas les confier au premier venu comme ça, qui va en faire du bois de chauffage. » (Niels – ETF). Les bois de trituration – en moyenne 15 e le mètre cube à destination des entreprises papetières ou des fabricants d’aggloméré – ou de chauffage – en moyenne 45 e à destination des particuliers – ne demandent pas de soins particuliers, dès lors peu importe qui réalise les travaux. Cette segmentation du marché ne recoupe pas entièrement la dichotomie marché ouvert/marché fermé, le marché des bois de trituration se fermant à partir du moment où les salariés-tâcherons deviennent entrepreneurs. De plus, hors contexte de crise, tout professionnel travaillera les deux qualités de bois.
  • (9)
    Sur la relation couple et travail indépendant, citons, sans recherche d’exhaustivité, Gresle (1981) ; Bertaux-Wiame (1982). Citons aussi le numéro des Cahiers du genre, 356 « Loin des mégalopoles. Couples et travail indépendant » (2004,37), dirigé par Jacques-Jouvenot et Tripier.
  • (10)
    Si les ETF souhaitent devenir indépendants, en revanche ils ne souhaitent pas embaucher et se muer en patrons (Gresle, 1981).
  • (11)
    Ce terme est ici directement emprunté à Segrestin (1980,1985). En effet, le monde professionnel, relativement à l’organisation de son marché du travail, est une communauté pertinente d’action collective. Cependant, la communauté dont il est question n’est ni une profession, ni un groupe, ni une société, elle est un monde professionnel.
  • (12)
    Par exemple, le conflit ayant opposé clients et salariés-tâcherons se résout par la transformation du statut de ces derniers. La nouvelle règle stipule que tout nouveau forestier sera entrepreneur.
  • (13)
    Seul l’ONF utilise un document écrit décrivant le nombre d’arbres à récolter, leur essence, leur diamètre et une estimation du volume total.
  • (14)
    Dubuisson-Quellier (2003) montre, à propos des produits de mytiliculture, la non-homogénéité dans le jeu marchand du jugement de qualité. Il n’en reste pas moins qu’une qualité minimale est attendue des différents clients.
  • (15)
    Tous les chantiers en ce qui concerne l’ONF puisque ce qui l’intéresse plus particulièrement c’est le devenir de la coupe, son état général après exploitation. Pour les autres clients (exploitants forestiers, particuliers), le choix est surtout important lors de la réalisation de chantier de bois d’œuvre, l’usage qui est fait du bois de chauffage et du bois de trituration rend facultatif un abattage-débardage dans les règles de l’art. Cependant, nous n’avons pas pour autant deux marchés distincts, l’un se régulant sur la qualité de la prestation, l’autre sur son coût car les ETF ne sont pas spécialisés dans l’une ou l’autre activité.
  • (16)
    Faire un lotissement consiste à diviser une coupe en différents lots, c’est-à-dire en différents chantiers.
  • (17)
    « Quand on prend un nouveau bûcheron, on le teste. On lui donne une coupe de mauvais bois et on regarde le résultat, le temps qu’il a mis, tout ça. Si ça convient, on lui donne une coupe un peu meilleure et on recommence. C’est comme ça que Frédéric [ETF], il ne fait pratiquement plus que de la grume [bois d’œuvre]. » (René – Scieur).
  • (18)
    Les ETF sont payés au rendement, en fonction du mètre cube de bois abattu ou débardé (les sylviculteurs sont payés à la surface, au mètre carré, qui a nécessité leur intervention). Il revient au client de mesurer les volumes, de les communiquer à l’ETF. Celui-ci établira une facture en se fondant sur ce chiffre. Si tous les ETF ne mesurent pas avec précision le volume de bois qu’ils ont traité, en revanche tous peuvent en donner une estimation. Les deux mesures sont systématiquement différentes et toujours en faveur du client, soit qu’il sous-estime les volumes traités, soit que l’ETF les surestime. Cependant, l’important, pour la suite de la relation, est que les deux mesures ne soient pas « trop » différentes. « Les donneurs d’ordres, ils arnaquent tous. Il y en a qui arnaquent un peu moins que d’autres, c’est tout. » (Frédéric – ETF).
  • (19)
    « Une des premières fois que le marchand de bois est venu nous voir, on a mis une cale pour faire tourner le bois [technique très confidentielle car demandant une grande maîtrise pour ne pas casser la grume récoltée], il a levé les yeux en l’air et il a dit : “Non, arrêtez, arrêtez.” On lui a expliqué ce qui allait se passer, il a dit (sur un air de défi) : “Faites puisque vous savez.” Alors on fait et puis lui, il pleurait pour son bout de bois. Et puis, pour commencer, le bois est parti mal puis ensuite il a tourné. Il a tourné mais à la dernière seconde. Et à partir de ce moment-là, ce gars-là, on ne l’a plus jamais revu en forêt venir nous contrôler. À partir de ce moment-là, on avait carte blanche chez lui, on faisait comme on voulait. Jamais il est venu nous dire ce qu’il fallait faire puisqu’on savait mieux que lui. » (Niels – ETF).
  • (20)
    L’effort et la dangerosité de l’activité de forestier ont un coût important en termes de santé qui entraîne ce que la MSA appelle un vieillissement prématuré. L’activité a aussi un coût social en termes de prestige et d’honorabilité : les forestiers sont toujours soupçonnés d’être des hommes des bois, on les croit volontiers asociaux, violents et alcooliques. La rémunération seule ne permet pas d’expliquer ce choix d’activité.
  • (21)
    Nous caractériserons ces entreprises dans la troisième partie de ce texte.
  • (22)
    Cette mobilisation s’inscrit dans le système de réciprocité préexistant et sera comptée comme dette ou créance en fonction de l’origine de la demande.
  • (23)
    Tous les appels d’offres n’ont pas la même signification. Si certains peuvent être considérés comme des pratiques opportunistes et faire l’objet de stratégies de défection, d’autres sont perçus comme des sanctions envers un professionnel qui ne s’est pas bien comporté, et les ETF qui y répondent savent qu’ils ne risquent pas là leur réputation.
  • (24)
    Les ETF dépendent des travaux confiés par leurs clients, ceux-ci dépendent de leur donneur d’ouvrage (commune forestière, industrie de seconde transformation, tels les papetiers ou les ébénistes). Si les volumes de bois à récolter sont prévisibles, une indéniable flexibilité/réactivité est exigée des ETF et de leur client (abandon de tel chantier pour commencer tel autre, etc.).
  • (25)
    D’un point de vue statistique, on ne perçoit aucun changement de cette structure lors du passage de salarié à entrepreneur. Les tâcherons sont tout autant fils et petit-fils d’indépendants que les entrepreneurs.
  • (26)
    Ce qui fait d’eux des « contre-mobiles » (Girod et Fricker, 1971).
  • (27)
    « On choisit nos ETF à la réputation. Ça fait quelques années que la scierie existe, donc on connaît. Bon, il y a des jeunes qui arrivent et on les teste sur des coupes relativement faciles. Mais un jeune 100 % débutant non. Il faut qu’il ait eu des clients avant nous pour qu’on ait un avis sur lui. Après, c’est le réseau de renseignements, on prend le téléphone et… Mais si on ne sait rien sur le jeune, on ne va pas prendre le risque, il y en a suffisamment dont on est sûr pour ne pas prendre ce genre de risque… Ça coûte cher un bout de bois. » (Marie – Scieur).
  • (28)
    Rares sont les clients à se passer de l’expertise des professionnels quand il s’agit de choisir un nouvel ETF. Toutefois, il arrive que les réseaux d’interconnaissance soient activés et qu’un client confie un chantier à un prestataire inconnu du monde des travaux forestiers. Pour le dire comme Granovetter (1985), l’économie est « encastrée » dans le social.
  • (29)
    Une série de travaux en cours au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie (LASA) de l’université de Franche-Comté insistent sur l’importance d’une telle transmission, faisant un lien direct entre absence de transmission et suicide, et entre absence de transmission et apparition de maladies professionnelles.
  • (30)
    Sur ce sujet, on pourra voir les articles de Zonabend (1980) et Segalen (1980).
  • (31)
    La répartition par un client des chantiers qu’il doit faire réaliser donne à voir l’état de la relation qui le lie aux différents prestataires de service. Cependant, on ne peut pas attribuer a priori une valeur symbolique à un travail particulier. Il faut contextualiser la demande du client en la replaçant sur un marché et dans la relation qu’il entretient avec le faiseur d’ouvrage. Par exemple, une coupe de bois de chauffage, coupe demandant beaucoup d’efforts physiques pour une faible rentabilité financière, ne signifie pas obligatoirement une mauvaise relation entre client et ETF. Si ce chantier peut effectivement être le signe d’un manque de confiance de la part du client, il peut aussi être réalisé par l’ETF à titre de service rendu ou lui être réservé pour occuper la saison creuse des travaux forestiers.
  • (32)
    Cette expression est un emprunt à Godbout (1994), qui l’a forgée pour rendre compte des échanges de dons réciproques au sein d’une famille. Notre utilisation de cette expression prend des libertés par rapport au texte de Godbout.
  • (33)
    À entendre au sens indigène du terme qui veut que l’activité ne se maîtrise qu’avec l’expérience, et que dans ce cadre rien ne peut remplacer la pratique.

1Entendu comme espace social de rencontre des offreurs et demandeurs de travail, le marché du travail est un mixte de marché ouvert et fermé, interne et externe, en partie réglé par des conventions. Les règles ne sont pas uniquement une défense corporatiste des intérêts du groupe (Segrestin, 1985) ; elles assurent une organisation rationnelle, économique, même si elle n’est pas toujours financière. Cette organisation vise à la stabilité et à l’efficacité du marché, dont la fragile structure peut être remise en cause dès que ses membres ne partagent plus les mêmes aspirations. C’est l’étude de la production de l’équilibre des intérêts entre les différents collaborateurs et de sa conservation intergénérationnelle que cet article souhaite aborder. Pour ce faire, nous proposons une monographie du marché des travaux forestiers  [1], marché qui met principalement en relation des clients (exploitants forestiers, scieurs, papetiers, etc.) et des prestataires de services (des Entrepreneurs de travaux forestiers – dorénavant ETF – et leurs salariés).

2L’objectif poursuivi par ce texte est double : il s’agit d’une part d’emprunter des outils conceptuels réalisés pour rendre intelligibles les marchés du travail salarié et de les appliquer au marché du travail indépendant  [2], et d’autre part d’expliciter le cadrage du marché (Steiner, 1999) qui permet de maintenir la convergence des intérêts des différents acteurs à partir de la régulation de la démographie interne grâce à la mémoire du monde professionnel.

3Dans une première partie, nous nous attacherons à comprendre la constitution actuelle du marché des travaux forestiers pour montrer que ce dernier ne s’organise pas indépendamment du monde professionnel. Puis, nous nous intéresserons à ce qui sous-tend la coopération entre un client et un ETF et plus particulièrement au rapport existant entre la confiance et la dette. Pour finir, nous montrerons que la stabilité du marché n’est possible que par la maîtrise de la reproduction de la population des Entrepreneurs de travaux forestiers.

Histoire du marché et monde professionnel

4Les prestataires de services dans le domaine des travaux forestiers (bûcherons, débardeurs et sylviculteurs)  [3] n’ont pas toujours été ETF. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, les travaux fo estiers étaient essentiellement réalisés par des journaliers, bûcherons et débardeurs l’hiver, maçons ou salariés agricoles le reste de l’année. Le journalier loue, à la journée, sa force de travail. Il n’est embauché que pour exécuter des coupes de bois de chauffage et le débardage quand celui-ci se réalise « à bras ». Ces travaux ne demandent que peu de savoir-faire car l’état des bois après abattage et débardage importe peu. En revanche, il n’en est pas de même pour les bois d’œuvre : ceux-ci étant destinés à des réalisations en bois massif, l’intégrité des fûts est de toute première importance. Ce sont les artisans travaillant le bois (charpentiers, luthiers, menuisiers, etc.) qui choisissent et récoltent eux-mêmes les arbres dont ils ont besoin (Corvol, 1987). Les années 1880 voient la houille se substituer au bois comme source principale d’énergie. Corollaire de cette modification, les journaliers disparaissent, les besoins en main-d’œuvre s’amoindrissant. Ces derniers ne sont pas nuls pour autant et un nouveau type de salarié, le salarié-tâcheron  [4], apparaît. S’il réalise les quelques coupes de bois de chauffage qu’il reste à faire, il se différencie surtout du journalier en se spécialisant dans l’abattage de grumes et en se faisant confier par les artisans du bois la récolte de la matière ligneuse. Dès lors, un travail de qualité devient nécessaire, on ne cherche plus des salariés uniquement pour leur force mais surtout pour leur savoir. Le débardage se transforme lui aussi : le transport de stères de bois de chauffage « à bras » tend à disparaître au profit du transport de grumes nécessitant une traction animale. Les animaux de trait, bien trop onéreux pour des salariés-tâcherons, restent la propriété des cultivateurs qui trouvent là un emploi hivernal pour leurs bêtes. C’est dans les années 1950, suite à l’évolution du matériel agricole puis forestier, qu’apparaissent les premiers débardeurs non agricoles  [5].

5Le 25 octobre 1972, une loi institue la protection obligatoire des salariés agricoles contre les accidents du travail. Les cotisations sont versées à la Mutualité sociale agricole (MSA) et entrent dans les « charges patronales ». À cause du grand nombre d’accidents forestiers, les cotisations sociales passent de 7 % du salaire en 1972 à 18 % en 1984. C’est cette augmentation qui est décrite comme étant à l’origine de l’abandon progressif du statut de salariétâcheron au profit de celui d’Entrepreneur de travaux forestiers. Si cet abandon intervient sous l’impulsion des exploitants forestiers et ne concerne que les bûcherons, seuls salariés-tâcherons de ce monde, il n’en reste pas moins que cette transformation affecte l’ensemble de la filière, tant exploitants forestiers et bûcherons y ont une grande importance (voir Encadré I).

Du salarié à l’entrepreneur

6Dans les années 1980, les exploitants forestiers, scieurs ou non, décident de dénoncer les règles tacites les incitant à embaucher, dans des cercles réservés, des salariés-tâcherons pour leurs travaux de bûcheronnage, et d’externaliser la compétence des travailleurs forestiers qu’ils rémunèrent. C’est sans peine qu’ils trouvent de nouveaux prestataires de service. En effet, hors des simples formalités d’inscription dans une chambre consulaire et d’affiliation à la MSA, il ne faut qu’une tronçonneuse pour s’installer. Dans une région où la forêt couvre près de la moitié du territoire (44 %), nombreux étaient ceux à en posséder une et à pouvoir se prévaloir d’une petite expérience dans le domaine. Ceux-ci intègrent le marché sous le statut d’Entrepreneur de travaux forestiers, seul statut que les exploitants forestiers souhaitent voir perdurer. Dès lors cohabitent sur un même marché des salariés-tâcherons et de jeunes entrepreneurs sans grande expérience de l’activité.

ENCADRÉ I. – Activités et clients des ETF

La population des ETF francs-comtois est composée, en 2005, de 730 entreprises. Toutes sont de Très petites entreprises, unipersonnelles dans 68 % des cas. Seuls 8 % des entreprises comptent plus de quatre actifs. Pour 66 % des ETF, l’activité principale est le bûcheronnage, pour 25 % c’est le débardage, et pour 4 % la sylviculture. Une catégorie « autre » compte 5 % de la population : elle comprend deux activités forestières minoritaires (écureuils et sangliers)  [6] mais concerne surtout ceux qui ont une double activité, l’une forestière, l’autre étrangère au monde de la forêt. On y trouve, par exemple, quelques moniteurs de ski qui viennent en forêt occuper leurs mois d’été – généralement dans la réalisation de stères de bois de chauffage – dans l’attente de la reprise de la saison des sports d’hiver. La pluriactivité est très répandue chez les ETF : 88 % déclarent une activité de bûcheron et 79 % de débardeur.
Les scieurs sont les principaux clients des ETF : 72 % des entrepreneurs réalisent des chantiers pour les scieries. Dans 55 % des cas, ce sont elles qui fournissent la part la plus importante de l’activité professionnelle des ETF. Cependant, ne négligeons pas l’importance des communes forestières, clientes de 51 % des ETF, même si elles ne sont leurs clientes principales que dans 17 % des cas. Les exploitants forestiers non scieurs  [7] et l’Office national des forêts (ONF), quand il est donneur d’ordres – c’est-à-dire pour des chantiers issus des forêts domaniales – font travailler respectivement 45 % et 39 % de la population des ETF et sont dans 9 % et 5 % des cas leurs clients principaux.

7En ce qui concerne le bois de chauffage et le bois de trituration, le marché s’ouvre totalement et n’est plus régulé que par la rencontre d’une offre et d’une demande de travail. Et si la première explose, la seconde stagne. Ce segment du marché des travaux forestiers se donne alors à voir par certaines caractéristiques structurelles comme une caricature de marché ouvert. C’est le règne du jeu à un coup où chaque transaction est formellement distincte de celle qu’elle suit ou pourrait précéder. Le « marché-prix » (Karpik, 1989) régule l’attribution des chantiers, et l’importante concurrence assure aux donneurs d’ouvrage un tarif minimal au mètre cube récolté.

8La recherche de profits peut aller jusqu’à l’escroquerie : de nombreux jeunes bûcherons se voient confier, à dessein, une coupe difficile (notamment à cause du relief) que leur manque d’expérience rend impossible à réaliser. Le nouvel ETF fera rapidement faillite et, au prétexte que la coupe n’a pas été achevée ou que les délais n’ont pas été respectés, l’exploitant forestier récoltera les arbres abattus ou débardés sans les rémunérer. Remarquons que les sylviculteurs et débardeurs, qui historiquement ont toujours eu un statut d’indépendants, ne souffrent pas de cette dérégulation.

9Le marché concernant la découpe des bois de chauffage et de trituration se révèle très sensible aux interférences exogènes, celles du marché mondial (une arrivée massive de hêtres asiatiques à moindre coût, par exemple) mais aussi du marché local (un incendie, une tempête ou des arbres gelés). Tout ce qui affecte la production de matière ligneuse et les quantités disponibles semble avoir des conséquences sur le groupe des Entrepreneurs de travaux forestiers.

10Il existe un second segment dans le marché des travaux forestiers qui, lui, reste fermé à tout nouvel entrepreneur n’ayant pas un passé de salariétâcheron. En effet, il est hors de question, pour les exploitants, de se passer des savoirs des salariés-tâcherons : les coupes de bois d’œuvre leur sont toujours réservées  [8]. Réaliser de pareils abattages demande des connaissances que seuls les anciens tâcherons possèdent. Néanmoins, l’exécution de ce seul travail ne leur permet pas de retirer un revenu suffisant de leur activité, ils doivent aussi réaliser des coupes de bois de chauffage ou de trituration pour vivre correctement. En fournissant à de jeunes entrepreneurs sans expérience les coupes sans grande valeur économique mais ne réclamant que peu de savoir, les scieurs mettent leurs salariés-tâcherons en difficulté, tout en faisant appel à eux pour les travaux nécessitant leur présence. N’étant embauchés que sur de rares coupes par les exploitants forestiers, et même s’ils ont bien d’autres employeurs (ONF, communes forestières), l’incertitude des lendemains pousse les salariés-tâcherons à accéder au désir de leurs exploitants en devenant Entrepreneurs de travaux forestiers. Cette pratique de défection aux anciennes habitudes est des plus efficaces et, entre les années 1980 et 1990, tous adoptent le nouveau statut. Une fois cette population transformée en ETF, les scieurs ne fournissent plus de travail aux entrepreneurs provenant du marché extérieur. Par ce moyen, le monde des travaux forestiers se débarrasse d’une population qu’il n’a jamais cessé de considérer comme profane, n’ayant pas de place sur ce marché du bois d’œuvre ou de trituration/chauffage.

11Mécaniquement, sous l’effet conjugué d’un important turn-over des entrepreneurs sans expérience et d’un ratio cotisations versées/prestations fournies défavorable, la trésorerie de la MSA s’effondre. Les très nombreux accidents, encore augmentés par l’absence d’expérience d’une partie des travailleurs, donnent lieu à d’importants remboursements de santé que le turn-over empêche de compenser. C’est alors, avec pour objectif de protéger sa trésorerie, que la MSA demande et obtient la fermeture officielle de l’accès à la profession. Le 6 août 1986 sont instaurées, par décret, une obligation de capacité ou d’expérience professionnelle ainsi qu’une condition d’autonomie de fonctionnement. Il revient à la MSA de vérifier que ces obligations sont bien remplies avant d’autoriser une installation.

12Le groupe des ETF naît de l’externalisation par les scieurs de la compétence des bûcherons et de l’institutionnalisation des modes d’accès au statut d’entrepreneur par la MSA. Le marché retrouve son état de clôture initial et le monde des travaux forestiers y gagne en cohérence : il fédère et organise professionnellement, sous un même statut, les trois segments professionnels réalisant des travaux forestiers (bûcherons, débardeurs, sylviculteurs), segments aux frontières des plus poreuses, moins de la moitié de la population professionnelle déclarant une mono-activité. Les sylviculteurs intervenant avant la récolte des bois n’ont jamais appartenu au monde des scieurs mais à celui des propriétaires forestiers. Il n’en est pas de même pour les débardeurs dont les exploitants forestiers ont un grand besoin pour sortir la matière ligneuse de la forêt, mais qu’ils n’ont jamais salariés, refusant de supporter les coûts liés à l’achat et à l’entretien d’un tracteur de débardage (environ 200 000 e). Les débardeurs, tout comme les sylviculteurs, bien que déjà indépendants, changent de nom et forment avec les bûcherons un nouveau groupe qui se dote d’organisations professionnelles (association et syndicat). Pour autant, devenir ETF n’a eu, en ce qui les concerne, aucune incidence culturelle. Il n’en va pas de même pour les bûcherons qui ont dû apprendre à gérer un budget et à remplir les déclarations auprès des différentes administrations auxquelles sont assujettis les indépendants. Les scieurs, pour ne pas perdre des collaborateurs de valeur pour un simple défaut de gestion, ont mis, dans les premiers temps, leurs comptables à disposition de ces nouveaux entrepreneurs. Certains ont tenté d’acquérir ce savoir de gestionnaire, mais plus nombreux sont ceux, grand classique de la sociologie de l’artisanat  [9], qui ont délégué cette tâche soit à leur compagne, soit à un comptable.

13En revanche, s’ils étaient bien salariés, ils l’étaient à la tâche et, dans ce cadre, ils disaient être leur « propre maître », ils avaient des patrons comme l’indépendant a des clients. Payés au rendement, ils organisaient eux-mêmes leurs chantiers et démarchaient leurs employeurs. Dès lors, dans le passage du statut de salarié à celui d’entrepreneur, nous ne pouvons guère parler d’acculturation à leur sujet. De plus, et comme nous le verrons plus loin, les actuels ETF en bûcheronnage ont les mêmes caractéristiques sociales que les salariéstâcherons. La nouvelle structuration du marché du travail n’a pas transformé la population des travailleurs forestiers.

Un nouveau monde professionnel

14Ce marché n’est pas à confondre avec l’ancien : de nouveaux acteurs apparaissent (syndicat, organisation professionnelle) et tentent de peser sur son organisation. Le monde des travaux forestiers, en tant que structure d’activités engendrées par la coopération des différents acteurs importants (Becker, 1988), voit sa composition évoluer. Et si la régulation du marché fait principalement intervenir les ETF et leurs clients, il n’en reste pas moins que les autres membres du monde professionnel y participent relativement à la puissance de leurs arguments (Paradeise, 1998).

15Étant à l’origine de la demande et de la réalisation des travaux forestiers, les clients et leurs prestataires de service sont les acteurs les plus importants de ce monde. Il faut distinguer, dans les entreprises de travaux forestiers, l’entrepreneur de ses salariés. Ces derniers ont un statut d’apprenants à l’instar des apprentis et des stagiaires formés en alternance avec d’autres acteurs de ce monde : les institutions de formation (Maison familiale rurale, Centre de formation d’apprentis agricoles, Centre de formation professionnelle et de promotion agricole). Salarié, apprenti et stagiaire sont considérés comme trois statuts transitoires vers celui d’indépendant  [10].

16Le groupe des ETF fait l’objet d’une partition interne. Les ETF « modernes » initient la structuration de la profession en créant et en investissant massivement une association professionnelle et un syndicat. Ces deux structures ont pour objet de rendre visible une partie des forestiers et de défendre leurs intérêts. Ce processus s’accompagne d’une rhétorique de séparation visant à se débarrasser des ETF dits « traditionnels » que l’on accuse de tous les maux (ils cassent les prix, ne respectent pas l’environnement, etc.). Dans cette redéfinition, syndicat et association sont accompagnés par les institutions de formation, puissant vecteur de socialisation professionnelle. Ainsi, les formateurs occasionnels, les jurés d’examen, par exemple, sont des ETF « modernes ». Ceux-ci trouveront dans les institutions de formation des organisations de prédilection en cas de réorientation professionnelle.

17Les « modernes » tentent e modifier la teneur de la compétence forestière pour obliger à une renégociation des rapports qu’ils entretiennent avec leurs clients, définis par certains comme du quasi-salariat. Dans cette optique, l’association professionnelle crée, en 1998, une démarche qualité avec la volonté d’en faire un outil de différenciation des ETF. Cette démarche, censée aider les clients à « bien » sélectionner leur prestataire de service, peine à faire des émules et, en juin 2005, ne compte que 29 adhérents (environ 4 % de la population totale des ETF). Puis, en septembre 2005, le Service régional de la forêt et du bois (SERFOB) de Franche-Comté – service dépendant de la Direction régionale de l’agriculture et de la forêt qui met en œuvre la politique forestière définie par le ministère de l’Agriculture au niveau régional – décide de réserver les aides et subventions à l’investissement de l’Europe, de l’État et de la région aux seuls adhérents à cette démarche qualité. En décembre 2007, les adhésions sont presque multipliées par trois et atteignent 11 % de la population des ETF. La région Franche-Comté s’associe au SERFOB dans cette stratégie de valorisation de la qualité environnementale. Région et État voient là un moyen d’œuvrer sur les thèmes de l’emploi, de l’écologie et de l’économie.

18La MSA, à l’origine de la fermeture légale de la profession, est un acteur incontournable de ce monde : elle fournit des prestations sociales, édicte les normes sanitaires prévalant dans les travaux forestiers à travers la médecine du travail et, surtout, autorise ou interdit les nouvelles installations. Elle délègue très largement ce pouvoir en proposant la candidature de tout nouvel aspirant à une commission formée en partie d’ETF à qui l’on accorde une voix prépondérante. Ces ETF, c’est important, ne sont pas nécessairement issus de la faction des « modernes ». i la MSA définit la structuration professionnelle des forestiers comme étant une bonne chose, elle adopte, quant à la sélection des futurs entrepreneurs, un point de vue pragmatique : ce n’est pas l’adhésion au groupe des « modernes » qui empêche une entreprise de faire faillite mais le fait que l’entrepreneur soit connu et reconnu comme étant un bon professionnel.

19S’il existe bien une ligne de partage entre « modernes » et « traditionnels », elle ne structure pas encore ce monde professionnel. Les deux catégories d’ETF sont des professionnels intégrés au sens de Becker (1988). Ils connaissent les conventions qui régissent ce monde et s’y conforment. Leurs clients n’en attendent pas moins, et c’est avec un sentiment allant de la défiance au dédain qu’ils considèrent la charte qualité des ETF. Les exploitants forestiers sont les plus importants clients des ETF et la démarche qualité ne rencontre pas d’enthousiasme particulier dans leurs rangs : « C’est bien pour eux, pour leur profession, qu’ils se structurent. Mais personnellement, ça ne m’amène rien. Je ne sais pas si j’ai des ETF qui sont adhérents. En tout cas, ce n’est pas là-dessus que je les sélectionne. » (René – Exploitant forestier scieur).

20Ce manque d’intérêt peut s’expliquer par l’absence de soumission des exploitants forestiers à une quelconque obligation environnementale : seul le prestataire de service peut être rappelé à l’ordre, voire sanctionné par l’ONF. Celui-ci, en tant que gestionnaire des forêts domaniales et communales, a, pour les ETF, une double casquette : il est leur client quand ils réalisent des chantiers dans les forêts d’État, il est conseiller pour leur client quand l’entrepreneur intervient sur des parcelles appartenant à une commune forestière. C’est sous cette seconde fonction qu’il a le plus d’importance dans le monde professionnel des travaux forestiers. Ses émissaires, les gardes forestiers, sont à l’interface des communes forestières et des Entrepreneurs de travaux forestiers. Si la politique forestière d’une commune peut changer lors du renouvellement des équipes municipales, en revanche il n’est pas rare qu’un garde forestier reste attaché à un même territoire pour la durée de sa carrière. Alors il connaîtra les ETF locaux et pourra conseiller au mieux les communes quant au choix du prestataire de service, ses recommandations ne reposeront pas sur l’adhésion à la démarche qualité, celle-ci n’étant pas reconnue par l’ONF comme un gage de travail dans le respect de l’environnement.

21Les propriétaires forestiers ou les organismes privés de gestion et d’expertise forestière peuvent aussi faire appel à des ETF, mais leur participation comme client direct reste exceptionnelle. En règle générale, ils font appel à des exploitants forestiers qui se chargeront de la récolte. Dès lors, les propriétaires ou leur gestionnaire n’ont que peu à voir avec les travaux forestiers.

22Les différentes institutions gravitant autour des travaux forestiers sont liées entre elles, de manière plus ou moins lâche en fonction de leur proximité avec l’élément régulé (un travail, une subvention, une formation, etc.), ce qui fait du monde professionnel le niveau pertinent  [11] d’analyse du marché du travail. Toutes ces institutions ont intérêt à ce que la production et la récolte de matière ligneuse soient réalisées dans de bonnes conditions qualitatives et œuvrent en ce sens. Pour cela, et malgré une transformation de l’organisation du marché du travail, la super-règle (Reynaud, 1979) – qui articule les différents intérêts des acteurs du monde professionnel pour qu’ils se réalisent dans un compromis mutuellement acceptable – a été conservée. Ici, a contrario de la marine marchande (Paradeise, 1984) ou des systèmes productifs agroalimentaires localisés (Lamanthe, 2005) où la modification de certaines conventions régulant ces marchés a déstabilisé la super-règle, les modifications sont bien plus de forme que de fond, et l’intérêt commun à coopérer est encore la stratégie la plus rentable pour les différentes parties en présence (Segrestin, 1985 ; Favereau, 1989). Ainsi, si certaines conventions ont été redéfinies  [12], les fondements de l’organisation de ce monde n’ont pas été remis en cause. Pour preuve, le marché se ferme aux ETF qui ne sont pas d’anciens salariés-tâcherons : le monde professionnel n’a pas intérêt à la dérégulation du marché. Il existe bien un intérêt commun, cependant, comme le montrent sociologues et économistes, il n’est pas suffisant pour obtenir la coopération des différents membres de l’interaction. Hors du cadre théorique d’une transparence parfaite, la coopération n’est pas une réponse mécanique à des intérêts convergents bien compris : elle nécessite aussi la confiance réciproque des co-actants (Servet, 1994 ; Baudry, 1992). Celle-ci repose, tout comme la discipline sociale décrite par Lazega (2003,2006), sur l’autorestriction des intérêts individuels ; cependant, sur le marché des travaux forestiers, elle doit être inconditionnelle et permanente et non pas limitée et momentanée (Lazega, ibid.). Il s’agit là de la condition de la confiance, et donc de la conservation de la super-règle.

De la coopération

Réputation et confiance

23Invoquant une absence de culture de l’écrit, client et prestataire de service ne signent que rarement de contrat. Tout se négocie oralement : les tarifs comme les délais d’exploitation ou le descriptif du chantier  [13]. Les protagonistes de l’interaction se retrouvent ici sans protection juridique. Si un recours en justice est toujours possible pour celui qui se dit spolié, son issue reste incertaine. Les deux parties doivent alors avoir confiance dans le fait que leur partenaire respectera ses engagements.

24La confiance ne s’accorde pas en aveugle. Il s’agit d’acquérir un minimum d’information sur le partenaire de la coopération, et la faible démographie de ce monde professionnel y est particulièrement favorable. Toute nouvelle coopération débute par un échange, formel ou informel, de référence. L’ETF veut savoir qui son client potentiel a déjà fait travailler. Il s’agit pour lui de se renseigner sur la fiabilité de ce client et donc sur le degré de confiance qu’il peut lui accorder. Le futur client, de son côté, interroge les donneurs d’ouvrage de l’ETF, ainsi que d’autres bûcherons, débardeurs, sylviculteurs avec lesquels il a déjà travaillé et en qui il place sa confiance. Cette recherche d’information s’effectue alors en mobilisant des réseaux sociaux (Travers et Milgram, 1969 ; Forsé, 1997) dont l’efficacité tient en la possibilité de mobiliser les acteurs qui comptent à un moment particulier. C’est ici que le monde professionnel prend toute son importance dans la régulation du marché des travaux forestiers car c’est lui qui fournira l’essentiel des liens faibles et forts (Granovetter, 1973) le long desquels circule la réputation des parties qui s’apprêtent à coopérer. Cette réputation est l’image positive ou négative d’un acteur, image fournie par des personnes dont l’avis importe au monde des travaux forestiers (ETF, clients, centre de formation, syndicat, etc.) et qui se construit sur l’histoire des actions de l’acteur (Rouchier, 2003). La réputation des ETF n’est pas ici un savoir commun à l’ensemble du monde car sa définition dépend de celle du « bon » travail pour le client. Pour en donner un exemple simpliste, une réponse aux attentes des exploitants forestiers s’appuiera sur le respect des délais de livraison et de la qualité du matériau ligneux ; pour l’ONF, c’est le respect de l’environnement forestier plus que de l’arbre abattu et débardé qui importe. Ainsi, une mauvaise réputation de l’ETF pour l’un des deux groupes principaux de clients n’est pas obligatoirement rédhibitoire quant à ses possibilités de travailler  [14].

25La réputation n’élimine pas toute prise de risque de la part des deux co-actants mais elle la limite et rend rationnelle la décision de collaborer ou non. Ceci explique que l’on trouve si peu d’appels d’offres dans ce monde et que le mode de prédilection d’attribution des chantiers soit la négociation de gré à gré (Martin, 2002) : la nécessité de s’assurer d’une qualité de réalisation de certains chantiers  [15] interdit aux clients de se référer uniquement à l’aspect financier pour choisir leur prestataire. Le marché-prix, s’il est important, cède le pas au marché-jugement : le monde des travaux forestiers est inscrit dans une économie de la qualité. Les clients n’ont recours au contrat écrit que pour les chantiers de grande taille. Ces derniers sont inhabituels et seules les importantes communes forestières peuvent en offrir. Si le seul critère de sélection est le tarif proposé par l’entrepreneur, la commune n’est pas protégée contre une entreprise qui peut se révéler non fiable. Les agents de l’ONF, par expérience, associent bas prix et travail de mauvaise qualité. C’est pour cela qu’ils déconseillent la proposition de tels chantiers, préférant faire un lotissement  [16], qu’ils négocieront avec plusieurs ETF dont la réputation est connue.

26Cependant, la réputation ne sert que lors d’un premier contact entre un entrepreneur et un client. Suite à une expérience commune, ils n’ont plus besoin d’un tiers pour médiatiser leur relation. La confiance mutuelle se construit au fil des chantiers successifs (Lorenz, 1996) : le client observe la qualité du travail rendu  [17], l’entrepreneur est attentif au mode de calcul de son revenu  [18] et à la rapidité du paiement. La vérification ex post aisse la place à la conviction ex ante ue l’autre est un bon partenaire  [19] (Reynaud, 1997).

L’incomplétude de la relation de travail

27Les risques pris à travers la décision de faire reposer un engagement sur la confiance, s’ils ne peuvent disparaître, se réduisent au fur et à mesure que le temps qui passe permet aux deux acteurs d’anticiper les coups joués par leur partenaire. La coopération se stabilise et s’inscrit dans le long terme. C’est ce long terme qui est recherché par les co-actants, d’une part pour éviter une nouvelle prise de risque en testant un nouveau partenaire, d’autre part parce que toute relation de travail, tout comme le contrat de travail, est définie par son incomplétude : on ne peut pas contractualiser la qualité de l’effort fourni, pas plus que le degré d’implication dans la coopération. Dès lors, le départ d’un collaborateur est coûteux, il faut recommencer le travail de construction de la confiance. Il y a ici une économie de gestion des relations faisant en sorte qu’une fois la confiance accordée les co-actants tentent de faire perdurer la relation grâce à un système d’attentes réciproques. Ce que souhaite l’ETF, c’est avoir une activité économique continue. Il attend donc de son client qu’il lui fournisse des chantiers à réaliser toute l’année ainsi que quelques travaux (réalisation de stères de bois de chauffage ou de trituration par exemple) pour les mois d’été, saison creuse des travaux forestiers. De son côté, le client attend de l’entrepreneur qu’il soit disponible. Les exploitants forestiers travaillent uniquement en flux tendu pour éviter les frais de gestion des stocks. Cependant, cette absence de marge en matière première les fait dépendre du respect par l’ETF des délais impartis. Dès lors, ils doivent pouvoir compter sur le dévouement des prestataires pour répondre aux attentes du client afin qu’il ne se tourne pas vers la concurrence. Pour l’ETF, ce dévouement peut se traduire par une cadence et des horaires soutenus sur plusieurs mois. Sur un contrat ponctuel, l’inégalité de l’échange est flagrante et toujours en faveur de l’exploitant  [20]. Cette inégalité, sans disparaître totalement, s’atténue sur le long terme. Cependant, cet état des choses n’est possible que parce que règne un sentiment de justice : il est juste, pour le monde des travaux forestiers, que l’ETF se dépense autant pour son client. En réalisant cet attendu du monde, l’ETF fait preuve de rationalité économique car c’est ce préalable qui inscrit la relation ETF/client sur une chaîne de réversibilité où les positions d’endetté et de créancier seront successivement prises. Plus qu’une rémunération contre une quantité de travail, l’échange porte sur une relation durable. Nous trouvons ici une forme de « contrat implicite » (Daniel, 2001), où l’assurance contre les risques de pénurie de travail, fournie par la relation durable, serait dans ce cas doublée de l’assurance du dévouement de l’ETF à son client.

28Ce que le temps engendre ici, c’est la mémoire, mémoire des créances et des dettes constituées lors de coopération. « Dans l’ensemble, ça se passe pas trop mal [avec les gardes forestiers de l’ONF]. Mais comme je vous dis, c’est pareil, c’est une entente. Moi, je vois avec le garde du secteur, c’est un jeune, il vient d’arriver, et ben, un coup il me dit : “Vous pourriez me rendre un service ?” Je lui dit : “Quoi ?” Il me dit : “Il y a un arbre qui penche sur la route et j’ai peur qu’il tombe, vous pourriez aller le couper ?” Bon, ben, je lui dit : “J’irai un dimanche matin, j’embaucherai deux de mes neveux pour qu’ils arrêtent les autos.” Puis voilà, ça, ça n’a même pas été facturé. Mais je pense que si je lui demande un truc, il va passer plus facilement. » (Louis – ETF).

29L’équilibre dans la transaction n’est pas atteint après chaque coup. Premièrement, parce que l’équivalence des dettes et des créances n’a rien d’évident ni d’automatique. Est-ce qu’une coupe affouagère réservée vaut un ou deux arbres abattus en urgence le dimanche matin ou en faut-il plus ? Deuxièmement, parce qu’il en va des dettes et des créances comme des dons : une dette remboursée se transforme, pour partie, en créance ouverte. Troisièmement, parce que ce n’est pas ce qui est attendu par les deux parties : on cherche ici l’inscription du partenaire dans une économie de la réciprocité, on cherche à en faire un obligé. Cette recherche n’est pas principalement là pour dominer le partenaire de l’échange mais pour engendrer un déséquilibre qui sera au principe de la relation.

Rationalité économique et réseaux

30Encore une fois, nous retrouvons cette idée du pari de l’engagement de l’autre dans la relation. Rien, si ce n’est une espèce d’obligation morale, ne garantit que la parole donnée sera respectée. La confiance, même médiatisée par la réputation, ne saurait être le garant d’une relation respectueuse des engagements mutuels. Malgré tout, lorsqu’un acteur tente de faire passer la dimension financière au premier plan, cette tentative se solde régulièrement par un échec. Nous en donnons ici deux exemples qui seront suivis d’un contre-exemple.

31Les communes forestières passent par l’intermédiaire des gardes forestiers de l’ONF pour choisir leurs prestataires de service. Les gardes n’ont aucun pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la forêt communale, et ne peuvent que conseiller la commune qui est le donneur d’ouvrage. La vente de bois est une ressource importante pour les municipalités et si elles ont besoin d’augmenter leur trésorerie, elles peuvent vendre plus de bois ou économiser sur les coûts d’exploitation. Les ETF connaissent cette dernière stratégie visant à maximiser les gains du client. Lorsque le garde forestier leur présente la situation et leur demande de participer à un appel d’offres, ils se renseignent les uns les autres pour connaître les tarifs pratiqués par l’entrepreneur « habituel » et font parvenir une proposition tarifaire supérieure à la commune pour s’exclure volontairement de l’appel. Néanmoins, la stratégie connaît parfois des ratés. C’est ainsi qu’un de nos informateurs nous dit avoir été « volé d’un chantier » par un collègue à qui il avait fourni ses tarifs et qui a fait une proposition plus avantageuse à la commune. Il termina cette anecdote par : « enfin bon, aujourd’hui il n’est plus ETF ». Cette mésaventure n’est pas restée inconnue du monde professionnel, la réputation de l’ETF « voleur » en a pâti et, mécaniquement, la confiance dont il était crédité s’est effondrée. Si une mauvaise réputation en termes de qualité de prestation n’est pas forcément rédhibitoire pour tous les clients, en revanche elle l’est si l’ETF fait fonctionner le marché-prix au détriment du marché-jugement.

32Deuxième exemple : en décembre 1999, deux tempêtes traversèrent la France et abattirent sur leur passage plusieurs millions de mètres cubes de bois qu’il fallut récolter. Après quelques mois d’une activité forestière frénétique, celle-ci se fit de plus en plus calme pour les ETF. En Franche-Comté, en 1999, il se récolta 1 750 000 mètres cubes de bois. En 2000, suite aux tempêtes, on en récolta 2 300 000, puis les deux années suivantes 1 300 000 par an. 10 % des entreprises de travaux forestiers firent faillite, les apprentis et stagiaires ne trouvèrent plus de stage à réaliser et le nombre de salariés par entreprise passa de 3,01 à 2,01 de 1996 à 2001. Cependant, le résultat essentiel est que 90 % des ETF francs-comtois résistèrent à la crise alors qu’entre 1999 et 2001 le volume de bois récolté diminua de 25 %. En 2004, les volumes récoltés n’étaient toujours pas équivalents à ceux de 1999 (1 575 000 mètres cubes). Les chantiers à réaliser durant cette période ont été attribués de telle sorte que les ETF puissent survivre à cette crise. Nous retrouvons ici la fonction d’assurance face au risque chère à la théorie du contrat implicite. Celle-ci n’épuise pas ici totalement la réalité empirique : l’enquête qualitative relève qu’à côté d’un certain nombre d’entreprises qui mettent la clef sous la porte, victimes de l’absence d’activité  [21], une partie des 10 % de cessations d’activité est composée d’entreprises qui sont allées proposer leurs services au plus offrant, n’hésitant pas à quitter la région, voire le territoire national, et ce au mépris des appels formulés en leur direction par leurs clients habituels. « J’avais des centaines de chablis [arbres abattus par une cause naturelle] à récolter et celui-là, il est parti en Suisse et en Allemagne parce qu’un gars lui donnait un euro de plus que moi au mètre cube. Mais quand il n’y a plus eu de boulot, il est revenu. Mais ici non plus y’en avait plus. Et le peu qui restait eh bien, je l’ai gardé pour les équipes qui étaient là quand j’avais besoin d’elles. » (Michel – Scieur).

33Le calcul économique à court terme n’est pas ici une stratégie viable. Mais il peut l’être dans d’autres situations où s’observent des pratiques frauduleuses. Une troisième catégorie d’exemples illustre ce type de cas. « Deux fois j’ai travaillé pour des marchands de bois qui avaient passé une petite annonce “cherche bûcheron”. Les deux fois, je me suis fait arnaquer. » (Sylvain – ETF). Les ETF ne sont pas en reste : « Bon, quand le gars…, c’est, surtout les particuliers quand ils ont un arbre dans leur jardin qu’il faut abattre ou élaguer, et bien eux, ils ne sont pas au courant des prix pratiqués par la profession, alors on prend 500 francs [75 e] par branche. Mais bon, quand on fait 30 bornes, qu’on sort tout le matériel pour une branche, faut bien qu’on rentabilise. » (Jean – ETF).

34L’auteur de tels comportements ne perd pas nécessairement la confiance d’autres co-actants. La différence fondamentale entre les deux premiers cas exposés et le dernier est l’absence, à l’origine de la coopération, de la médiation d’une tierce personne. Les escroqueries non sanctionnées ont uniquement lieu quand le client et l’ETF traitent directement l’un avec l’autre, soit que l’ETF réponde à une petite annonce ou propose directement ses services à un donneur d’ouvrage, soit que le client fasse appel à l’entrepreneur par le biais d’une publicité ou encore l’annuaire téléphonique. La médiation d’un tiers est ce qui oblige les deux parties à respecter la parole donnée sous peine de sanction. Seuls ceux qui sont connus et reconnus sont habilités à présenter un client et un ETF, la parole d’un inconnu, d’un individu n’appartenant pas au monde des travaux forestiers n’a ici ni valeur, ni efficacité. Présenter, c’est alors mobiliser son réseau social pour que se constitue une nouvelle relation  [22]. La réputation des différents co-actants est ici engagée, dès lors il n’est pas anodin de se porter garant. Il existe un risque, dans un monde où la confiance est une dimension essentielle de l’organisation, à mettre sa réputation au service de la constitution d’une relation. Ce risque est inégalement réparti. Si celui qui se porte garant auprès du client n’est pas un ETF mais un scieur, un formateur, un garde forestier, etc., et si le client est mécontent de la prestation réalisée par l’ETF, il ne confiera plus de travaux à l’ETF présenté et ne fera plus appel à l’expertise du garant. Ce dernier y aura perdu en reconnaissance professionnelle, mais puisque le lien qui les lie n’appartient pas à l’ordre de la subordination, le mécontentement du client en restera à ce stade. Cependant, il n’en va pas de même quand le garant est un ETF. En cas de déception de la part du donneur d’ouvrage, celui-ci fera tomber l’opprobre sur l’ETF garant : quelle sorte de professionnel est ce dernier pour ne pas savoir reconnaître un « bon » professionnel d’un « mauvais » ? À l’inverse, si l’ETF présenté est escroqué, l’ETF garant a toutes les raisons de se sentir trahi. Se porter garant, c’est construire un rapport d’homologie entre soi-même et celui qui devient son alter ego. La spoliation de ce dernier équivaut à une négation de l’expertise du premier pour réaliser un profit économique. Dès lors que son alter ego s’est fait escroque, comment croire ne pas être le prochain ? La réputation, puis la confiance, dont est crédité celui qui est source de mécontentement s’effondre.

35Ce n’est pas un comportement amoral qui ruine une réputation, mais la mise en danger de l’organisation du monde professionnel. Quand il y a médiation, la relation se noue dans le cadre d’un système de dettes et de créances qui lui préexiste. Elle est déjà comprise dans une économie de la réciprocité, et la dénoncer, c’est dénoncer le système en lui-même. Les pratiques opportunistes ébranlent l’architecture du marché si elles s’inscrivent dans un cadre médiatisé par un tiers. Les pratiques frauduleuses ne sont alors tolérées que si elles s’exercent hors des réseaux sociaux constitués, hors du système de réciprocité. La pré-inscription dans un réseau relationnel, avant toute collaboration, limite la prise de risque des acteurs. Ceux-ci peuvent ne pas être satisfaits de cette coopération, pour autant ils sont à peu près certains de l’attitude coopérative du partenaire. L’économie de la réciprocité, insérée dans un réseau relationnel que tous les co-actants partagent, joue le rôle de super-règle. Elle est ici respectée parce qu’elle est la condition de l’échange. S’il en allait autrement, si le marché-prix était prépondérant, alors le marché ne pourrait s’organiser selon les modalités actuelles car les co-actants n’auraient aucune garantie quant au respect de la parole donnée.

36Les conduites opportunistes seront sanctionnées par le monde professionnel en fonction de l’importance de la transgression des règles. Bien que l’univers soit concurrentiel, le mécontentement d’un client ne se traduit pas obligatoirement par la dénonciation de la relation le liant à un ETF. Ici aussi, le sentiment de justice prévaut et le litige doit être traité avec équité. Ainsi, l’appel d’offres peut être utilisé comme sanction de la part d’un client mécontent  [23]. C’est une manière de faire comprendre au prestataire « habituel » qu’on ne le considère pas comme suffisamment coopératif. « Sur la commune d’X, c’est Armand l’ETF du pays. Et on avait fait une petite consultation parce que ça n’avait pas très bien marché une fois précédente, il n’avait pas dû respecter les délais... On avait fait une consultation de 4 ou 5 entreprises. Et puis c’était une autre entreprise qui avait eu le marché. Depuis, c’est rentré dans l’ordre. Et c’est toujours Armand qui fait les chantiers. » (Garde forestier, ONF).

37Dans le même esprit, l’entrepreneur insatisfait pourra, quant à lui, se rendre indisponible à une demande émise par un client. Ces « petites vengeances » (Kaufmann, 1992, p. 139) ne remettent pas en cause la coopération, elles résolvent le problème tout en le signalant à l’attention du partenaire de l’échange. La défection n’est ici que passagère et, pour peu que la coopération retrouve un état de déséquilibre productif, la régulation des offres et des demandes de travail est à nouveau comprise dans un système de dettes et de créances. Ici il n’y a pas de conflit, les procédures coutumières de conciliation suffisent à réguler le litige sans intervention du monde professionnel. Si la pratique opportuniste met en danger la super-règle, alors un conflit éclate, non pas uniquement entre les deux parties concernées mais entre l’opportuniste et le monde des travaux forestiers. Ce dernier se mobilise pour préserver un intérêt commun et, faisant circuler une réputation négative, interdit, à plus ou moins longue échéance, l’accès au marché du travail à celui qui n’a pas respecté la règle.

38Faire signer un contrat, c’est s’appuyer sur autre chose que la confiance et c’est engager la relation dans un jeu à coup unique. Ne pas signer de contrat est volontaire et oblige les membres de l’interaction à s’inscrire dans une relation dépassant la simple réalisation d’un chantier et sa rémunération. Du fait de l’impossible prévision des contributions respectives des différents acteurs du monde professionnel  [24], la dette s’établit entre les partenaires car elle est le meilleur moyen de maintenir une coopération profitable à tous. Pour autant les appels d’offres, dont les visées ne sont pas la maximisation des intérêts financiers, et la concurrence existent mais sont toujours régulés dans une économie de la réciprocité. Ainsi, les clients font jouer la concurrence pour négocier, à la baisse, les tarifs proposés par les prestataires, mais cette régulation tarifaire ne peut exister que dans le respect des normes de « bonnes conduites » : il n’est pas question de condamner un ETF à la faillite par une concurrence féroce, en utilisant toutes les possibilités du marché-prix. Tous doivent avoir de quoi vivre. La gestion, décrite précédemment, par le monde professionnel de la baisse des volumes de matière ligneuse à récolter suite à la tempête en est un exemple. Le marché interne au monde des travaux forestiers joue ici son rôle protecteur envers la concurrence à laquelle se livrent ses membres.

39Une fois inscrite dans un jeu répété, la collaboration est la solution la plus rationnelle qui puisse être mise en œuvre par les co-actants (Batifoulier, Cordonnier et Zenou, 1992). Cependant, à l’approche de la fin de vie professionnelle, nous devrions observer, si ce n’est le retour de stratégie non coopérative, pour le moins le solde des comptes par les différents actants. Il n’en est rien. Les relations semblent débuter avant l’entrée sur ce marché du travail et se poursuivre après en être sorti.

Un jeu à horizon infini

40À longue échéance, la stabilité du marché dépend des caractéristiques et des attentes des nouveaux entrants. C’est parce que leur diplôme est négociable sur un autre marché du travail que les jeunes marins font défection à leur super-règle, conduisant le marché à s’alimenter en forces vives hors de ces frontières (Paradeise, 1984). Le monde des travaux forestiers ne connaît pas pour l’instant les mêmes déboires. Il encadre la reproduction de la population professionnelle, strictement gérée par les ETF et leurs clients. C’est parce qu’il s’agit de reproduction qu’en fin de carrière les ETF continuent à avoir une attitude coopérative alors que chaque membre de l’interaction sait que les dettes et les créances constituées à ce moment sont irréductibles (Reynaud et Reynaud, 1996).

Pénibilité et désignation

41Activités professionnelles pénibles et dangereuses, les travaux de bûcheronnage, de débardage et de sylviculture demandent beaucoup de sacrifices, tant sur le plan de la santé que sur les plans social et familial. Un discours professionnel viril (Molinier, 2006) transforme ces sacrifices en qualité morale, louant le fait d’« être dur à la tâche », de « ne pas s’écouter ». Un tel discours sert, entre autres choses, à justifier l’importante sélection qui s’opère dans la population des prétendants à l’activité : seul un cinquième d’entre eux s’installera de manière durable. Les autres abandonnent, majoritairement, en cours de formation ou, plus minoritairement, créent leur entreprise et font faillite dans l’année. Les conditions de travail sont toujours avancées, par les ETF comme par les faillis ETF, pour expliquer l’importance de ces défections : tous ne sont pas prêts à accepter les exigences de cette activité en regard de l’avenir qu’elle leur offre. L’analyse sociologique rejoint, sur ce point, le discours professionnel en montrant que devenir ETF est réservé à une population qui présente trois caractéristiques. La première est une socialisation familiale au modèle de l’indépendance professionnelle. Les ETF sont 71 % à avoir un père indépendant alors que dans la population globale des indépendants ce chiffre est de 38 % (Estrade et Missègue, 2000). En comptabilisant les grands-parents, ils sont familialement liés à l’indépendance à 93 %  [25]. La deuxième est l’impossibilité de reprendre l’activité familiale pour cause de faillite ou de reprise par un tiers (un frère, un oncle, par exemple), à cette génération ou à la précédente. La dernière est l’insuffisance ou la non-adaptation des capitaux scolaires et financiers pour reconstruire l’entreprise familiale ou en créer une autre de même nature. Celui qui devient ETF est ainsi un héritier déshérité : il a fait l’objet d’une désignation familiale (Jacques-Jouvenot, 1997) à tenir une place d’indépendant, et il a vécu comme source de souffrance (Dejours et Molinier, 1994) la non-réalisation de cette assignation – souffrance que l’individu cherchera, consciemment ou non, à soulager en devenant malgré tout indépendant, sans avoir à mobiliser de capitaux.

42Cette impérieuse « vocation » professionnelle, associée à la présence des trois déterminants, sert de repère aux ETF lors du choix des aspirants. Seuls ceux caractérisés de la sorte sont présumés aptes aux travaux forestiers et désignés à l’activité par leurs futurs pairs. À l’instar des patrons boulangers d’Isabelle Bertaux-Wiame (1982), c’est lors de discussions avec son apprenti ou son salarié que l’ETF, à travers des conseils ou des réprimandes, donne à voir l’indépendance comme statut accessible. Le « quand tu seras ton propre maître » énoncé par l’employeur est un « événement langagier » (Borzeix, 1995) et fait office de désignation. Les attentes de ces aspirants forestiers servent aussi de socle sur lequel les ETF prendront appui pour les inciter à poursuivre dans cette voie. Parce que l’entreprise de travaux forestiers ne demande que peu de capitaux scolaires et financiers pour fonctionner, elle est une des rares activités leur permettant de devenir indépendant, et considérée, de ce fait, comme unique chance de reconquérir un statut perdu  [26] ou en passe de l’être. C’est ce sentiment qui les enjoint à conserver cette activité malgré ses difficiles conditions d’exercice. Ceux qui ont la possibilité de prendre une autre orientation, ou pour qui l’injonction à l’indépendance n’est pas source de souffrance, ne donneront pas suite à la désignation.

43Celui qui n’est pas jugé capable de supporter les difficiles conditions de l’activité forestière se verra refuser l’accès à ce monde. En ne le désignant pas, le groupe des ETF empêche toute projection de l’aspirant dans un avenir professionnel, ce qui engendre chez celui-ci une absence d’intérêt pour l’activité : elle n’est que pénible et dangereuse. Ce processus est la première phase de régulation du flux des nouveaux entrants.

44Néanmoins, la désignation ne fait pas de l’aspirant un impétrant. L’apprentissage doit encore être sanctionné par une habilitation constituant l’aspirant en « homme de la situation » (Stroobants, 1993).

Habiliter et transmettre

45En plus d’une présomption de compétence (Karpik, 1995), le diplôme apporte aussi une origine au savoir. En habilitant, le formateur met sa réputation au service du nouvel entrant en l’autorisant à se réclamer de son nom pour pénétrer sur le marché du travail  [27]. De la même manière que lorsqu’il sert de tiers garant, le réseau de dettes et de créances du formateur est là pour garantir la coopération future. Dès lors, il n’habilitera le jeune ETF que s’il le pense apte à l’activité. Si cette habilitation professionnelle est nécessaire  [28], elle n’est pas pour autant suffisante. Les dettes et les créances du formateur ne protègent le nouvel entrant que dans la mesure où il se plie à ce que l’on attend de lui. On ne trouve aucune attitude anti-économique de la part des clients. Si, en cas de problème lors de l’exploitation d’un chantier (retard, arbre cassé, etc.), des arrangements sont possibles avec des ETF insérés de longue date dans les réseaux relationnels, tel n’est pas le cas pour le nouvel ETF. En effet, celui-ci ne doit son entrée sur ce marché qu’au réseau de son formateur. Les clients l’autorisent à prouver sa valeur mais de ces premières expériences dépend sa réputation future. En dernière instance, ce sont toujours les clients qui habilitent le nouvel entrant en lui confiant de nouveaux chantiers, passant de la défiance à la confiance.

46Ce qui se joue dans la transmission du nom – support de la réputation – de l’ETF à l’impétrant n’est pas la recherche d’une énième dette portant la promesse de la réalisation d’un chantier, mais la possibilité de transmettre à son tour le nom qu’il a lui même reçu de la part de celui qui l’a introduit dans le monde des travaux forestiers. Ce nom, il n’en était que le récipiendaire, il s’agit ici de le rendre afin de rembourser la dette inaugurale, celle sans laquelle son inscription en ce monde professionnel aurait été impossible.

47Ce nécessaire remboursement explique la mise en place d’une sélection drastique à l’entrée de la profession : pour s’acquitter de sa dette envers ses aïeux professionnels, il faut, bien entendu, transmettre à son tour mais aussi que l’impétrant survive à sa pratique professionnelle. Dans ce don non circulaire, l’ETF ne peut considérer avoir remboursé sa dette que lorsque son « héritier » transmettra son propre nom. Alors, et seulement à ce moment-là, il pourra dire qu’il n’a pas été le dernier maillon d’une chaîne d’hommes au travail et qu’il s’est montré digne de ce qu’on lui a transmis en formant un « héritier » du nom qui a fait perdurer la lignée  [29].

48Dans ces premiers temps de l’entrée sur le marché du travail, l’impétrant n’est pas à l’origine de la relation qui le lie au client, il est un acteur médiatisé par l’histoire croisée de son ancien employeur-formateur et du monde des travaux forestiers. Le nom de l’ETF fonctionne comme repère dans l’espace professionnel, il inscrit son porteur dans la mémoire du monde professionnel  [30]. Sous certaines conditions, cette position se transmet d’une génération à l’autre.

Une transmission dynastique ou méritocratique

49Caractéristique du marché interne, les chantiers sont réservés à une population choisie par ce monde, on n’y trouve que très peu de membres extérieurs. Cependant, une dichotomie se réalise dans cette population d’élus : il y a deux modes de transmission, exclusifs l’un de l’autre. Le premier s’inscrit dans une logique méritocratique, le second dans une logique dynastique.

50Les entrepreneurs optant pour une transmission dynastique ne forment pas d’aspirant ETF tout au long de leur carrière, comme ils s’interdisent d’embaucher des salariés sauf si ceux-ci ne souhaitent pas s’installer à leur propre compte. Ce n’est que quelques années avant de prendre leur retraite (entre deux et cinq ans) qu’ils feront appel à des aspirants ETF. Si plusieurs peuvent être désignés, en règle générale un seul sera habilité par l’employeur. Ces années de collaboration sont un temps de formation du nouvel entrant. Il y prend connaissance des techniques professionnelles ainsi que des normes selon lesquelles se régule ce monde. C’est aussi à ce moment-là qu’on le renseigne sur les attentes particulières de chaque client. Est alors transmise, avec le nom du patron-formateur, sésame du marché du travail, la clientèle de celui-ci. La transmission s’apparente ici à une succession entrepreneuriale.

51Le cas de ceux qui s’inscrivent dans une lignée méritocratique est différent, eux ne transmettent que le nom. Étant toujours en activité, ils conservent leur clientèle même si celle-ci peut faire appel aux nouveaux entrants formés par leurs ETF pour réaliser des travaux forestiers. À la différence de ceux qui optent pour une transmission dynastique, ils embauchent, durant leur carrière, des salariés ou forment des apprentis, des stagiaires. Certains seront désignés à l’activité, d’autres non, en fonction de leur appartenance au groupe des acteurs jugés aptes à cette activité de part leurs déterminants sociaux mais aussi en fonction du nombre d’aspirants ETF déjà formés. La gestion de la démographie interne nécessite une régulation du flot de nouveaux venus. Il s’agit de maintenir la population professionnelle à un niveau tel que les nouvelles entreprises soient pérennes et que la transmission puisse se réaliser, mais aussi, et de manière concomitante, que la concurrence interne soit raisonnable pour que personne n’ait intérêt à faire défaut à la super-règle et que l’organisation de ce monde puisse être conservée en l’état.

52À ces deux modes de transmission du nom correspondent deux modes d’introduction sur le marché du travail. Si tous les impétrants appartiennent au monde des travaux forestiers, le nom de leur formateur est là pour l’attester, il n’en reste pas moins que deux groupes naissent du mode de transmission de ce nom : celui qui profite d’une transmission dynastique reçoit une place professionnelle en héritage, alors que celui qui fait l’objet d’une transmission méritocratique se voit obligé de la constituer.

Un état d’endettement mutuel

53La place professionnelle n’est pas réductible à une clientèle. Elle est l’assurance d’une certaine quantité de travail, fournie par une clientèle, attachée à un nom particulier et à tout ce qu’il implique en termes de dettes et de créances. Assurance à laquelle est liée l’obligation de donner suite aux différentes demandes des clients. C’est aussi un type de travail plus ou moins rentable, plus ou moins intéressant pour l’entrepreneur  [31]. La place rend compte d’un moment du processus relationnel, processus dynamique, liant l’entrepreneur au monde des travaux forestiers : elle est un état d’endettement mutuel[32].

54Lors d’une transmission de place, le repreneur prend la suite de son ancien employeur, sans à-coups pour les clients. Cette transition, inscrite dans la continuité, s’explique par le fait que l’entreprise bénéficie d’une certaine renommée. Elle a une place dans le monde professionnel, place forgée par le temps et conservée grâce à la mémoire collective, qui n’est pas dépréciée par le changement de propriétaire. Les clients accordent à l’impétrant la confiance dont ils créditaient l’ETF. Puisqu’il n’a pas démérité de son ancien patron, le jeune ETF ne devra pas recommencer tout le travail de reconnaissance pour se constituer un réseau relationnel, véhicule de sa réputation : il a déjà des acquis. Il commence sa vie d’entrepreneur en ayant repris, joint à l’entreprise, le passé professionnel du cédant. Ce dernier ne transmet pas autre chose que sa propre place dans le monde professionnel et – indissociable, car c’est ce qui la génère – le réseau de relations, de dettes et de créances, constitutif de la place. En bref, il transmet un état d’une relation entre lui-même et le marché, relation comprise dans une économie de la réciprocité. Cette transmission de la place inscrit l’impétrant, dans le marché du travail, à la position professionnelle de son ancien employeur. Il n’est pas question ici d’une succession d’individus à une place en fonction de leur expérience, le plus expérimenté recevant les « meilleurs » chantiers, mais d’une inscription à des positions sur le marché hors de toute logique de qualification  [33]. Il n’y a pas de lien rigide entre la carrière d’un individu et son ancienneté, car le fait d’être repreneur inscrit directement dans d’importants rapports d’obligations. En revanche, il existe un lien entre la carrière de l’entrepreneur et l’ancienneté de la place qu’il occupe. Dès lors, plus que l’individu, c’est la relation le liant au monde des travaux forestiers qui est importante pour comprendre l’organisation du marché du travail. Il y a une inscription dans une chaîne de réversibilité transgénérationnelle, et l’horizon du jeu devient potentiellement infini.

Constituer une place

55Le marché du travail ne peut entièrement s’organiser à partir des places professionnelles. Celles-ci n’épuisent pas toujours la totalité des chantiers à réaliser et ne peuvent, seules, maintenir une certaine stabilité sur un marché dynamique. Les places professionnelles absorbent en partie les variations de la demande et de la production de matière ligneuse, mais un système de régulation complémentaire est nécessaire pour permettre au monde professionnel de conserver son organisation actuelle. Lors de la phase précédant la transmissionsuccession, l’entreprise fonctionne généralement grâce au travail de deux individus. Quand l’employeur cède sa place, l’entreprise ne compte plus qu’un actif. L’impétrant se retrouve seul et ne peut réaliser l’intégralité des chantiers auparavant réservés à l’entreprise. Il reste une quantité de travail, autrefois attachée à cette place, qui se retrouve sans exécutant désigné. S’il s’agit d’une période sans grande activité forestière, cela passera inaperçu. En cas contraire, le client distribuera le surplus de travail entre les différents ETF auxquels il fait appel. Si, malgré tout, il y a encore des chantiers à exécuter, alors il devra s’adresser à un nouvel intervenant. Plutôt que de s’en remettre à une multitude d’ETF à la réputation bien assise, sûrs mais peu disponibles, le client cherchera un ETF sans place. Mais ce n’est pas une place qui se libère ici, seulement quelques chantiers à réaliser, que le nouvel entrant devra alors patiemment agréger pour constituer un réseau de relations sous-tendu par la dette. Les places sans repreneurs sont une autre source de chantiers à prendre. En l’absence de l’adoubement d’un successeur par le propriétaire de la place, celle-ci se délite car elle n’est rien d’autre qu’une interaction, et en cas de non-transmission la place perd sa cohérence, et prend la forme de chantiers épars sans affectation précise.

56Bien qu’il soit possible de trouver des chantiers de cette manière, la situation reste, pour eux, très précaire. Tant que leur place est en devenir, les ETF ne bénéficient pas de l’intégralité des sécurités offertes par le monde professionnel. Ils tiennent le rôle de tampon, absorbant les fluctuations du marché, et permettent aux ETF dont la place est assurée de survivre quelles que soient les conditions conjoncturelles. S’il se crée des rapports d’obligation dès le début d’une coopération, un jeune nouvellement installé est moins profondément inscrit dans cette économie qu’un ETF dont la place a une histoire déjà importante. Le marché subissant parfois des variations majeures, obligé par un état d’endettement mutuel prépondérant, le client peut être amené à oublier la parole nouvellement donnée pour privilégier l’ancienne. C’est alors dans la population d’ETF en constitution qu’il est le moins dommageable pour un client de se dédire des engagements pris. Il lui en coûterait plus, en termes de réputation, de dénoncer des interrelations plus profondément ancrées dans l’histoire du monde des travaux forestiers.

57La reprise d’une place constituée n’est pas une obligation pour débuter une carrière d’indépendant en forêt. Cependant, ceux qui n’héritent que d’un nom remplissent le marché par le bas (Paradeise, 1984). Et tant que leur position dans ce monde professionnel n’est pas assurée, il leur est difficile d’anticiper sans trop d’incertitude les coups joués par les autres co-actants. Ils sont toujours à la merci du désistement d’un client devant faire face à un imprévu. Puisqu’ici la carrière de l’entrepreneur débute en même temps que la constitution de sa place en ce monde professionnel, alors on peut voir un lien entre carrière et expérience.

58Si le marché des travaux forestiers est bien fermé grâce à la régulation interne de la population professionnelle des prestataires, il reste sensible aux événements exogènes pour les ETF sans places. Ceux-ci ont le nom, l’origine, ils ont été désignés et habilités par leurs pairs (Jacques-Jouvenot, 1997), on leur a reconnu la possibilité d’une place. Il leur manque un réseau d’obligations.

59Cette étude de cas est localisée et contextualisée, dès lors nous ne pouvons pas prétendre à sa généralisation à l’ensemble du territoire national, et encore moins à d’autres mondes professionnels. Les relations professionnelles sont ici profondément marquées par leur caractère interpersonnel, ce qui limite les incidences des rapports impersonnels d’ordre économique et juridique. Ceci étant, il nous semble que le concept de place professionnelle est intéressant pour poursuivre les analyses actuelles sur les marchés du travail. Cette perspective oblige à porter un intérêt particulier au mode de reproduction des populations professionnelles.

60À la suite d’autres auteurs (Karpik, 1989 ; Uzzi, 1996), nous avons montré que la régulation n’est pas absente d’un marché du travail des indépendants, et que les outils forgés sur le marché du travail salarié leur sont en partie transposables. Nous retrouvons, entre autres, une gestion de la démographie interne et une protection contre la conjoncture. La rémunération et la carrière font aussi l’objet de régulations, même si celles-ci connaissent des modalités sensiblement éloignées de celles en vigueur sur le marché du travail salarié. Le marché des travaux forestiers est géré par une super-règle que le monde professionnel s’applique à conserver car elle représente un optimum collectif : on attend des ETF et de leurs clients qu’ils fassent fonctionner le marché-jugement et non le marché-prix, qu’ils s’inscrivent dans une forme de contrat implicite assurant une absence de pénurie de travail en contrepartie du dévouement de l’ETF à ses clients. Ces assurances ne sont permises que parce que le monde professionnel s’organise sur du long terme et nécessite la présence de confiance entre les différents interactants. Tout conflit, qu’il s’agisse de la transformation du statut des prestataires ou de conduites opportunistes, montre que la communauté d’intérêt de ce monde professionnel se cristallise dans la conservation des places professionnelles, architecture du marché des travaux forestiers. Au final, la super-règle régule les états d’endettements mutuels, vérifie que les comptes se règlent avec une certaine équité, et que les places professionnelles sont respectées. L’analyse porte ici plus sur la relation que sur les acteurs de cette relation car la place professionnelle, en se transmettant, se détache des entrepreneurs.

61Seuls les ETF savent repérer et former les futurs professionnels susceptibles de supporter les difficiles conditions de l’activité forestière. Dès lors, pour conserver la stabilité du marché, pour éviter un important turn-over de ses membres ne supportant pas les conditions de travail au regard de l’avenir qu’il leur propose, les clients se voient obligés de confier aux ETF la réalisation de la première sélection des impétrants.

62Les clients ne sont pas démunis devant cette obligation, car le marché du travail des ETF n’est pas un marché fermé au sens de Catherine Paradeise, ce n’est pas la profession mais le monde professionnel qui règle les interactions ETF-client. Alors, si les ETF prétendent transmettre une relation entre eux-mêmes et le monde professionnel, encore faut-il que ce monde donne son assentiment. La gestion de la démographie interne, principalement réalisée par les ETF et leurs clients (même si le reste du monde professionnel y tient un rôle, notamment les centres de formation et la MSA), sert à la conservation de la super-règle. Le marché est régulé et, si la concurrence y est imparfaite, ce n’est pas seulement pour réserver les chantiers à une corporation particulière, mais surtout parce qu’il s’agit du système le plus efficace pour faire perdurer l’organisation du travail dans ce monde professionnel.

63Aucun marché n’est totalement ouvert ou fermé, et celui des ETF n’échappe pas à la règle. Bien que l’on retrouve ici quelques individus provenant du marché externe exerçant une activité forestière, le marché des travaux forestiers est surtout un hybride dont la régulation n’est pas identique pour tous ses membres : si le marché est interne en ce qui concerne le recrutement et la formation des nouveaux membres, il ne conserve cette caractéristique que pour une partie de sa population, l’autre étant soumise à une régulation plus proche de celle d’un marché externe (concurrence, chantier lié à des événements exogènes, etc.). Cette situation n’a rien de rédhibitoire, les sans-places s’en constitueront une qui sera alors gérée par le marché interne. La rigidité du système des places est permise par la flexibilité des sans-places, flexibilité qui profite tant aux clients qu’aux ETF déjà installés, car elle permet de conserver la super-règle.

64Si, à l’approche de la fin de vie professionnelle, nous n’observons aucune stratégie non coopérative de la part des ETF, c’est qu’il s’agit pour eux de répondre à l’obligation qui leur est faite de transmettre leur nom ou leur place afin de reproduire la population professionnelle. Adopter une attitude non coopérative reviendrait à s’interdire cette transmission en mettant à mal leur réseau de dettes et de créances, leur réputation et leur relation au monde professionnel. C’est grâce à elles que les clients potentiels pourront rationnellement décider s’ils peuvent prendre le risque de faire confiance au nouvel entrant. En ayant une attitude de défection, l’ETF-employeur risque alors d’interdire l’accès à de nouveaux chantiers à ceux qu’il a formés, et de mettre en danger la pérennité de leurs entreprises. Ne pas respecter les normes régulant le monde professionnel, c’est se condamner à ne pas pouvoir transmettre.

65C’est aussi se condamner à ne pas pouvoir exercer car le monde déjuge ceux qui ne respectent pas son ordre. Si, comme l’a montré Uzzi (1996), s’inscrire dans une économie de la réciprocité n’est pas maximiser ses gains, en revanche cela permet aux entreprises (clients ou ETF) de survivre à leurs pratiques économiques. L’absence de rationalité économique consisterait ici en une tentative de maximisation financière au mépris de ce que le monde des travaux forestiers considère comme juste.

66La super-règle perdure car elle fédère les différents acteurs, et le monde professionnel a intérêt à conserver ce mode de reproduction. Il est, pour les ETF, la seule manière de se reproduire, et pour les impétrants la seule manière de devenir indépendant. Les centres de formation, les organisations professionnelles et syndicales participent à sa conservation. La MSA voit ainsi une manière de s’assurer que les entreprises auront de grandes chances de péren-nité et donc de s’acquitter de leurs cotisations. Les clients trouvent là un moyen de savoir en qui placer leur confiance. Ces relations professionnelles se transmettent et perdurent d’une génération à une autre. Aucun contrat d’entreprise ne peut permettre une telle organisation, ni cette reproduction de la population professionnelle. Seul le respect de la super-règle permet aux dettes et aux créances de circuler au fil des générations au travail pour que le monde des travaux forestiers conserve sa stabilité. Cette constatation transforme la modélisation théorique du jeu à horizon infini en une potentialité empirique.

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Date de mise en ligne : 10/09/2008.

https://doi.org/10.3917/rfs.492.0351

Notes

  • (1)
    De 2000 à 2005, nous avons réalisé une étude sur le groupe professionnel des Entrepreneurs de travaux forestiers en Franche-Comté. Une enquête qualitative par entretiens semi-directifs (55) et observation in situ ainsi qu’une enquête quantitative auprès de 13 % de la population des ETF furent réalisées.
  • (2)
    Notons que ce travail d’emprunt est soutenu par des références faites aux travaux de Karpik (1989,1995) sur la profession d’avocat, profession indépendante, de Paradeise (1998) autour des comédiens dont le statut est par bien des points semblable à celui des ETF. Citons aussi un article de Baudry (1992) comparant la relation de sous-traitance à celle de l’emploi.
  • (3)
    Le bûcheron abat les arbres. Il les transforme soit en bois d’œuvre en débarrassant la grume de ses branches et de son houppier, soit en bois de chauffage ou de trituration en le débitant en morceaux de même longueur. Le bois de trituration est la matière ligneuse destinée à l’industrie, il sera déchiqueté pour être ensuite aggloméré sous forme de planches, par exemple. Le débardeur est celui qui vient chercher les différents bois en forêt et qui les entrepose sur une place de dépôt de manière à ce qu’ils soient accessibles pour un transport par route. Le sylviculteur plante les futurs arbres et réalise les travaux nécessaires à leur croissance.
  • (4)
    Il doit son nom au fait qu’il est payé à la tâche.
  • (5)
    Pour une monographie plus précise de cette période, nous renvoyons à la lecture de Schepens (2007).
  • (6)
    Les écureuils grimpent aux arbres pour récolter les graines des conifères, les sangliers réalisent les sangles ligneuses entourant un fromage au lait cru franc-comtois.
  • (7)
    Les exploitants forestiers ont une activité de commerce. Ils achètent des bois aux propriétaires forestiers pour les revendre à l’industrie de première transformation (scieur, papetier, etc.). En Franche-Comté, on dénombre, en 2004,126 entreprises d’exploitation forestière auxquelles s’ajoutent 48 scieries et 90 entreprises ayant la double activité (Agreste, 2006).
  • (8)
    Le marché des travaux forestiers fait l’objet d’une partition prenant en compte deux qualités de bois – d’œuvre et de trituration/ chauffage – croisées avec l’activité – bûcheronnage, débardage ou sylviculture. Pour tout ce qui touche au bois d’œuvre, les clients (exploitant forestier, au sens large de l’appellation, ou propriétaire forestier) ne feront appel qu’à des professionnels connus et reconnus. « Un scieur peut acheter des bouts de bois à vingt mille balles (environ 3 000 e) le mètre cube debout, il ne va pas les confier au premier venu comme ça, qui va en faire du bois de chauffage. » (Niels – ETF). Les bois de trituration – en moyenne 15 e le mètre cube à destination des entreprises papetières ou des fabricants d’aggloméré – ou de chauffage – en moyenne 45 e à destination des particuliers – ne demandent pas de soins particuliers, dès lors peu importe qui réalise les travaux. Cette segmentation du marché ne recoupe pas entièrement la dichotomie marché ouvert/marché fermé, le marché des bois de trituration se fermant à partir du moment où les salariés-tâcherons deviennent entrepreneurs. De plus, hors contexte de crise, tout professionnel travaillera les deux qualités de bois.
  • (9)
    Sur la relation couple et travail indépendant, citons, sans recherche d’exhaustivité, Gresle (1981) ; Bertaux-Wiame (1982). Citons aussi le numéro des Cahiers du genre, 356 « Loin des mégalopoles. Couples et travail indépendant » (2004,37), dirigé par Jacques-Jouvenot et Tripier.
  • (10)
    Si les ETF souhaitent devenir indépendants, en revanche ils ne souhaitent pas embaucher et se muer en patrons (Gresle, 1981).
  • (11)
    Ce terme est ici directement emprunté à Segrestin (1980,1985). En effet, le monde professionnel, relativement à l’organisation de son marché du travail, est une communauté pertinente d’action collective. Cependant, la communauté dont il est question n’est ni une profession, ni un groupe, ni une société, elle est un monde professionnel.
  • (12)
    Par exemple, le conflit ayant opposé clients et salariés-tâcherons se résout par la transformation du statut de ces derniers. La nouvelle règle stipule que tout nouveau forestier sera entrepreneur.
  • (13)
    Seul l’ONF utilise un document écrit décrivant le nombre d’arbres à récolter, leur essence, leur diamètre et une estimation du volume total.
  • (14)
    Dubuisson-Quellier (2003) montre, à propos des produits de mytiliculture, la non-homogénéité dans le jeu marchand du jugement de qualité. Il n’en reste pas moins qu’une qualité minimale est attendue des différents clients.
  • (15)
    Tous les chantiers en ce qui concerne l’ONF puisque ce qui l’intéresse plus particulièrement c’est le devenir de la coupe, son état général après exploitation. Pour les autres clients (exploitants forestiers, particuliers), le choix est surtout important lors de la réalisation de chantier de bois d’œuvre, l’usage qui est fait du bois de chauffage et du bois de trituration rend facultatif un abattage-débardage dans les règles de l’art. Cependant, nous n’avons pas pour autant deux marchés distincts, l’un se régulant sur la qualité de la prestation, l’autre sur son coût car les ETF ne sont pas spécialisés dans l’une ou l’autre activité.
  • (16)
    Faire un lotissement consiste à diviser une coupe en différents lots, c’est-à-dire en différents chantiers.
  • (17)
    « Quand on prend un nouveau bûcheron, on le teste. On lui donne une coupe de mauvais bois et on regarde le résultat, le temps qu’il a mis, tout ça. Si ça convient, on lui donne une coupe un peu meilleure et on recommence. C’est comme ça que Frédéric [ETF], il ne fait pratiquement plus que de la grume [bois d’œuvre]. » (René – Scieur).
  • (18)
    Les ETF sont payés au rendement, en fonction du mètre cube de bois abattu ou débardé (les sylviculteurs sont payés à la surface, au mètre carré, qui a nécessité leur intervention). Il revient au client de mesurer les volumes, de les communiquer à l’ETF. Celui-ci établira une facture en se fondant sur ce chiffre. Si tous les ETF ne mesurent pas avec précision le volume de bois qu’ils ont traité, en revanche tous peuvent en donner une estimation. Les deux mesures sont systématiquement différentes et toujours en faveur du client, soit qu’il sous-estime les volumes traités, soit que l’ETF les surestime. Cependant, l’important, pour la suite de la relation, est que les deux mesures ne soient pas « trop » différentes. « Les donneurs d’ordres, ils arnaquent tous. Il y en a qui arnaquent un peu moins que d’autres, c’est tout. » (Frédéric – ETF).
  • (19)
    « Une des premières fois que le marchand de bois est venu nous voir, on a mis une cale pour faire tourner le bois [technique très confidentielle car demandant une grande maîtrise pour ne pas casser la grume récoltée], il a levé les yeux en l’air et il a dit : “Non, arrêtez, arrêtez.” On lui a expliqué ce qui allait se passer, il a dit (sur un air de défi) : “Faites puisque vous savez.” Alors on fait et puis lui, il pleurait pour son bout de bois. Et puis, pour commencer, le bois est parti mal puis ensuite il a tourné. Il a tourné mais à la dernière seconde. Et à partir de ce moment-là, ce gars-là, on ne l’a plus jamais revu en forêt venir nous contrôler. À partir de ce moment-là, on avait carte blanche chez lui, on faisait comme on voulait. Jamais il est venu nous dire ce qu’il fallait faire puisqu’on savait mieux que lui. » (Niels – ETF).
  • (20)
    L’effort et la dangerosité de l’activité de forestier ont un coût important en termes de santé qui entraîne ce que la MSA appelle un vieillissement prématuré. L’activité a aussi un coût social en termes de prestige et d’honorabilité : les forestiers sont toujours soupçonnés d’être des hommes des bois, on les croit volontiers asociaux, violents et alcooliques. La rémunération seule ne permet pas d’expliquer ce choix d’activité.
  • (21)
    Nous caractériserons ces entreprises dans la troisième partie de ce texte.
  • (22)
    Cette mobilisation s’inscrit dans le système de réciprocité préexistant et sera comptée comme dette ou créance en fonction de l’origine de la demande.
  • (23)
    Tous les appels d’offres n’ont pas la même signification. Si certains peuvent être considérés comme des pratiques opportunistes et faire l’objet de stratégies de défection, d’autres sont perçus comme des sanctions envers un professionnel qui ne s’est pas bien comporté, et les ETF qui y répondent savent qu’ils ne risquent pas là leur réputation.
  • (24)
    Les ETF dépendent des travaux confiés par leurs clients, ceux-ci dépendent de leur donneur d’ouvrage (commune forestière, industrie de seconde transformation, tels les papetiers ou les ébénistes). Si les volumes de bois à récolter sont prévisibles, une indéniable flexibilité/réactivité est exigée des ETF et de leur client (abandon de tel chantier pour commencer tel autre, etc.).
  • (25)
    D’un point de vue statistique, on ne perçoit aucun changement de cette structure lors du passage de salarié à entrepreneur. Les tâcherons sont tout autant fils et petit-fils d’indépendants que les entrepreneurs.
  • (26)
    Ce qui fait d’eux des « contre-mobiles » (Girod et Fricker, 1971).
  • (27)
    « On choisit nos ETF à la réputation. Ça fait quelques années que la scierie existe, donc on connaît. Bon, il y a des jeunes qui arrivent et on les teste sur des coupes relativement faciles. Mais un jeune 100 % débutant non. Il faut qu’il ait eu des clients avant nous pour qu’on ait un avis sur lui. Après, c’est le réseau de renseignements, on prend le téléphone et… Mais si on ne sait rien sur le jeune, on ne va pas prendre le risque, il y en a suffisamment dont on est sûr pour ne pas prendre ce genre de risque… Ça coûte cher un bout de bois. » (Marie – Scieur).
  • (28)
    Rares sont les clients à se passer de l’expertise des professionnels quand il s’agit de choisir un nouvel ETF. Toutefois, il arrive que les réseaux d’interconnaissance soient activés et qu’un client confie un chantier à un prestataire inconnu du monde des travaux forestiers. Pour le dire comme Granovetter (1985), l’économie est « encastrée » dans le social.
  • (29)
    Une série de travaux en cours au Laboratoire d’anthropologie et de sociologie (LASA) de l’université de Franche-Comté insistent sur l’importance d’une telle transmission, faisant un lien direct entre absence de transmission et suicide, et entre absence de transmission et apparition de maladies professionnelles.
  • (30)
    Sur ce sujet, on pourra voir les articles de Zonabend (1980) et Segalen (1980).
  • (31)
    La répartition par un client des chantiers qu’il doit faire réaliser donne à voir l’état de la relation qui le lie aux différents prestataires de service. Cependant, on ne peut pas attribuer a priori une valeur symbolique à un travail particulier. Il faut contextualiser la demande du client en la replaçant sur un marché et dans la relation qu’il entretient avec le faiseur d’ouvrage. Par exemple, une coupe de bois de chauffage, coupe demandant beaucoup d’efforts physiques pour une faible rentabilité financière, ne signifie pas obligatoirement une mauvaise relation entre client et ETF. Si ce chantier peut effectivement être le signe d’un manque de confiance de la part du client, il peut aussi être réalisé par l’ETF à titre de service rendu ou lui être réservé pour occuper la saison creuse des travaux forestiers.
  • (32)
    Cette expression est un emprunt à Godbout (1994), qui l’a forgée pour rendre compte des échanges de dons réciproques au sein d’une famille. Notre utilisation de cette expression prend des libertés par rapport au texte de Godbout.
  • (33)
    À entendre au sens indigène du terme qui veut que l’activité ne se maîtrise qu’avec l’expérience, et que dans ce cadre rien ne peut remplacer la pratique.
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