Notes
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[*]
Merci à René Di Roberto et à Olivier Cousin pour leur lecture d’une première version de cet article. Les remarques et suggestions des membres du comité de rédaction de la Revue français e de s ociologie ont grandeme nt contribué à approfondir certains aspects de cet article. Merci à Lucien Karpik, Marie Duru-Bellat, Louis-André Vallet et Philippe Steiner.
- (1)Dans la suite de ce texte, et pour des raisons de lisibilité, nous utiliserons l’expression « marché scolaire » pour désigner un système dans lequel le choix de l’établissement par les familles, ou par une partie d’entre elles, produit une concurrence entre établissements.
- (2)On trouvera en Annexe les éléments empiriques concernant ces recherches.
- (3)Dans cet article, le terme « privé » désigne l’enseignement privé sous contrat. Parmi les élèves scolarisés dans un collège privé, seulement 1,1 % le sont dans un établissement hors contrat, ce qui place ce secteur de l’enseignement dans une position très marginale (Men-Dep, Repères et références statistiques, 2006, pp. 50-51).
- (4)Dans les collèges, 85 % des enseignants sont agrégés ou certifiés. Ils sont 88 % dans les lycées (Men-Dep, Repères et références statistiques, 2004, p. 243).
- (5)Cette partie repose sur la réalisation d’une s oixanta ine d’entretiens de parents d’élèves de collèges.
- (6)« C’est vrai que c’est une population un peu de ce ntre- ville [que l’on r etr ouve au collège]. C’est vrai aussi qu’il n’y a pas de cas sociaux, pas de classes populaires, pas de cas sociaux importants. C’est vrai que ça ne donne pas la même image qu’à Ravel ; la sortie de Flaubert, c’est pas ceux de Ravel. » ( mère d’enfant ayant par dérogation quitté Ravel pour Flaubert).
- (7)« J ’ai l’impress ion qu’ils sont très attentifs aux enfants, ils préviennent s’il y a un problème, ils téléphonent. Il y a une personne qui s’occupe des sixièmes, cinquièmes, elle m’a téléphoné pour me dire que mon fils était tout seul dans la cour, elle m’a demandé s’il avait des problèmes. »
- (8)« C’est vrai que dans les écoles privées, étant donné que les pare nts paient, on es t énormément derrière les enfants. Les classes sont beaucoup moins surchargées. »
- (9)« Ce qui est intéressant quand il y a un pr ojet, on le travaille e ns emble, on nous associe. »
- (10)Notons que ces jugements plus positifs pour les établissements privés ne sont pas le résultat de leur recrutement social plus aisé car « à caractéristiques sociales et profil scolaire de l’enfant comparables, les différences de représ entations et de c om porte ments entre les familles de deux secteurs persistent » (Caille, 2001, p. 32).
- (11)Famille de quatre enfants dont deux en dérogations dans un collège recours. La mère est femme de ménage, le père agent SNCF.
- (12)Famille avec un enfant en dérogation dans un collège recours, la mère est secrétaire et le père agent commercial.
- (13)Cette partie repose sur 30 entretiens avec des principaux de collèges et des proviseurs de lycée.
- (14)Cette dimension du métier est présente dans l’intégralité des entretiens des chefs d’établissement rencontrés, même si, pour certains, c’est pour la déplorer ou s’insurger contre cette évolution de leur fonction. Toutefois, il nous faut préciser que les principaux et proviseurs interrogés dirigent tous des établissements de milieu urbain insérés dans des espaces plutôt denses de concurrence.
- (15)« Je s ors infiniment moins de mon établissement que mes collègues sans doute, mais pourquoi sortir de l’établissement pour aller vendre le lycée. Est-ce qu’un établissement, il n’est pas, il ne devrait pas, être reconnu uniquement pour ses bons résultats. Avec la décentralisation, ça va être une catastrophe. »
- (16)Cette partie repose sur une enquête de terrain auprès des acteurs pertinents de l’inspection d’académie et du Conseil général de la Gir onde ( inspecteur d’académie, ins pecteur d’orientation, respons ables des se rvic es de gestion, élus à l’éducation, etc.). Nous avons par ailleurs eu accès aux archives de demandes de dérogation et aux commissions d’examen de ces demandes.
- (17)De puis la loi du 17 août 2004, la définition des secteurs de re crute ment de s collèges publics est désormais une décision du Conseil général de chaque département. Notre enquête s’est déroulée avant la mise en œuvre de cette loi.
1L’étude des marchés scolaires et de leurs conséquences sur les inégalités est aujourd’hui un des objets privilégiés de la sociologie de l’école. En témoigne le nombre non négligeable de travaux qui traitent des choix d’établissement, des marchés scolaires et des « interdépendances compétitives » entre établissements soit de manière centrale (Meuret et al., 2001 ; Marois, 2006), soit de façon périphérique (van Zanten, 2001 ; Gilotte et Girard, 2004). Comme souvent lorsque l’on aborde les questions scolaires, les résultats scientifiques alimentent le débat public, qu’il s’agisse de la « carte scolaire » et des limites de son application, de la responsabilité des différents acteurs dans la construction même des inégalités liées aux différences entre établissements, ou encore des formes de ségrégations scolaires dans leurs relations avec les ségrégations urbaines. Ces objets sont donc de première importance pour le débat scientifique, mais aussi pour le débat public concernant les questions d’éducation et de scolarité.
2L’une des questions est pourtant de savoir comment définir ces « marchés scolaires » [1]. L’usage du modèle de l’économie néoclassique est, on le sait, trop peu satisfaisant. L’idée d’un marché fruit de la rencontre entre une « offre » et une « demande » ne résiste pas longtemps à l’analyse dans le domaine éducatif. Et ceci pour une raison essentielle : l’offre scolaire est en France, mais aussi dans la plupart des autres pays, régie et régulée par la puissance publique. Elle n’est donc pas le résultat d’un pur mécanisme de marché. Les économistes, et avec eux les sociologues, considèrent que le concept de « quasi-marché » rend bien mieux compte de la nature des échanges dans le domaine scolaire (Vandenberghe, 2000 ; Teelken, 1999). La réforme engagée par le gouvernement Thatcher avec l’Education Reform Act de 1988 (Glennerster, 1991) a suscité l’usage de cette notion pour rendre compte de la double nature de l’organisation scolaire britannique issue de cette réforme : le choix de l’établissement est laissé aux parents, mais l’État garde la main sur la définition des curricula, la création d’établissements ou d’options et la formation des enseignants. En un mot, l’offre scolaire reste en grande partie définie par la puissance publique. Il s’agit donc bien d’un quasi-marché. Cette définition rend assez bien compte des contextes éducatifs britannique (Adnett et al., 1999), belge (Vandenberghe, 2000) ou hollandais (Teelken, 1999). Toutefois, elle est moins adéquate dans le cas français où le choix de l’établissement reste un élément « officieux » du fonctionnement scolaire, ce qui complexifie nécessairement l’analyse.
3Le propos de cet article est de mettre en œuvre une analyse des marchés scolaires à partir des catégories de l’économie de la qualité (Karpik, 1989). Cela suppose de considérer ces marchés non pas seulement par leur caractère « hybride » de quasi-marchés, mais de faire l’hypothèse que la dimension la plus structurante est celle de la qualité scolaire de l’offre, à la fois hétérogène, difficile à percevoir par les « consommateurs », et centrale dans les préoccupations des familles. Cette approche, dont on trouve les prémices dans les travaux de Nick Adnett et Peter Davies en Grande-Bretagne (2000) sera construite à partir des données empiriques issues de deux terrains d’enquête français. L’un sur l’efficacité des lycées et sa mesure (Felouzis, 2005 ; Felouzis, Liot et Perroton, 2005b), l’autre sur la ségrégation ethnique au collège (Felouzis, Liot et Perroton, 2005a) [2]. Après une description de la nature et du fonctionnement des marchés scolaires de la qualité, nous en étudierons les conséquences sur la base de nos données d’enquête.
Les caractéristiques des marchés scolaires
Des marchés officieux et opaques
4Il n’y a pas en France de marché « officiel » de l’enseignement. L’offre scolaire se présente comme égale et uniforme, tant au niveau primaire que secondaire. Cette offre est régie par l’État et ses administrations déconcentrées dans les académies. Même l’existence d’un secteur privé d’éducation sous contrat n’implique pas un réel fonctionnement selon les règles du marché, car les deux secteurs proposent la même offre scolaire, en termes de programmes, de formation des enseignants et d’organisation scolaire. Le choix est certes possible, mais l’offre éducative est censée être uniforme. Rappelons aussi que personne ne paie directement le « prix » réel de l’éducation, dans le privé [3] comme dans le public. Seuls les choix religieux ou moraux sont laissés à la libre appréciation de chacun, tout au moins officiellement (Langouët et Léger, 1997 ; Héran, 1996).
5Le « marché » scolaire en France est donc toujours plus ou moins légitime, voire clandestin, et cela lui confère une de ses caractéristiques essentielles : il est « officieux », ce qui renforce son caractère opaque pour les usagers de l’école. Le marché est nié en tant que tel puisque l’offre est censée être uniforme et égale pour tous jusqu’à la fin de la scolarité au collège, et que la carte scolaire régit les affectations dans les établissements. Le « marché scolaire » ne se reconnaît pas en tant que tel et se nourrit des disparités entre établissements : disparités sociales, scolaires (Trancart, 1998) et ethniques (Felouzis, 2003). Cette opacité est renforcée par le fait que tous les établissements ne sont pas soumis à une tension forte sur un marché. Il s’agit plus « d’espaces de concurrence » que de véritables marchés : l’échange est toujours localisé entre quelques établissements (Broccolichi et van Zanten, 1997). La mobilité des personnes, nécessairement limitée, implique en effet que les « marchés scolaires » soient toujours circonscrits à des espaces restreints. Ce phénomène reste vrai, y compris dans des systèmes scolaires très libéralisés comme ceux prévalant en Belgique ou dans les pays anglosaxons (Vandenberghe, 2000 ; Teelken, 1999). Par l’alchimie complexe entre les dimensions urbaines, sociales et scolaires, certains collèges et lycées ont simplement les élèves qu’ils devraient avoir compte tenu de leur situation spatiale. Leur public est, pour ainsi dire, défini par la carte scolaire elle-même. Pour d’autres, les tensions sont fortes et leur public se retrouve défini par des mécanismes plus proches de ceux d’une concurrence entre établissements. Ainsi, les marchés scolaires (et, ici le pluriel se justifie) se présentent comme « des marchés à trous », ce qui complexifie à la fois leur analyse et les mécanismes de choix pour les parents. L’opacité est donc renforcée par le caractère localisé de ces marchés. Il est complexe de définir de façon précise la proportion d’établissements « dans » et « hors » marchés scolaires car il s’agit plus souvent d’un continuum que d’une séparation nette entre des situations très contrastées. La définition même du « choix » de l’établissement par les familles est difficile à quantifier car l’on peut choisir le collège ou le lycée de son secteur, choisir d’adopter des stratégies, résidentielle ou scolaire, ou encore ne rien choisir du tout. De ce fait, la quantification des choix est impossible car ils ne se réduisent pas aux demandes de dérogation formulées auprès de l’administration scolaire. On peut toutefois approcher l’ampleur de ces choix par leurs conséquences sur le public des établissements. Une recherche sur l’ensemble des lycées d’Aquitaine (n = 103) du secteur public et privé a montré (Felouzis, 2005) que pour environ la moitié des établissements les effets de marché transformaient significativement la nature de leur public scolaire. Dans la même perspective, notre enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges a montré que la concurrence entre établissements n’avait que peu de conséquence à l’échelle d’une agglomération, mais de très forts effets ségrégatifs sur des espaces localisés rassemblant trois ou quatre collèges (Felouzis, Liot et Perroton, 2005a). La notion de « marché à trou » exprime donc bien cette situation dans laquelle les effets de concurrence ne s’appliquent que partiellement et localement, simplement parce qu’elle n’existe pas entre tous les établissements.
Un marché non régulé par les prix
6Mais le caractère officieux et opaque du marché scolaire n’épuise pas ses caractéristiques. Le caractère central de la qualité et les difficultés de sa perception par les familles est aussi le résultat d’un marché non régulé par les prix. On sait que dans le modèle traditionnel des marchés, le prix joue un rôle central de régulation en hiérarchisant les produits et en donnant une mesure de leur qualité. Il constitue, comme le rappelle François Eymard-Duvernay (2002, p. 269), « l’opérateur universel de mise en équivalence : tous les biens, l’ensemble des prestations de travail sont ainsi évalués sur une échelle de mesure unique ». Dans certaines situations pourtant, la théorie économique prend en compte le fait que le prix ne donne pas une information fiable sur la qualité du produit. Lorsque l’asymétrie d’information entre l’offreur et le client est trop grande, comme dans le cas du marché des voitures d’occasion étudié par Akerlof (1970), le prix n’est plus une mesure fiable de la qualité, perturbant ainsi le fonctionnement « normal » du marché. Dans le cas des marchés scolaires, il n’y a pas de prix donnant une information sur la qualité des écoles. Même et y compris dans le cas de l’enseignement privé sous contrat, le prix ne constitue pas en lui-même un indicateur de qualité scolaire dans la mesure où il ne dépend pas des coûts réels de l’éducation. C’est là une caractéristique que l’enseignement partage avec d’autres services publics : la satisfaction de la demande ne donne pas lieu à l’acquittement direct d’un prix, il en est indépendant. On voit donc que la demande éducative ne peut être régulée par ce critère central des marchés qu’est la fixation d’un prix. Elle ne l’est que par les règles scolaires elles-mêmes, par l’intermédiaire du niveau de réussite des élèves, des procédures d’orientation et par la carte scolaire qui en principe définit l’établissement d’affectation en fonction du secteur d’habitation.
7Dans un tel contexte, la mesure de la qualité d’un lycée ou d’un collège reste peu accessible à l’usager. Seul le « jugement » – i.e la réputation d’un établissement – viendra remplacer l’information nécessaire au choix. Nous faisons l’hypothèse qu’il en est des marchés des collèges et des lycées comme des marchés des avocats (Karpik, 1989) ou du marché du travail des universitaires (Musselin, 1996) : en l’absence de mécanismes de régulation par les « prix », seuls les « jugements » régulent le marché. C’est donc un mécanisme de transformation de la « réputation » en « valeur éducative », dont on peut supposer qu’il passe par de multiples médiations telles que la parole des « experts », celle des établissements dans leurs efforts éventuels de « présentation », voire de « communication », et celle enfin des réseaux de parents et voisins qui échangent avis, conseils et expériences.
8On voit donc qu’une définition classique du concept de marché ne permet pas de penser les spécificités de la rencontre entre l’offre et la demande éducative. Le terme même de marché semble quelque peu excessif, dès lors que le prix n’intervient pas en tant que tel comme une forme de régulation directe (comme dans les marchés au sens classique de la théorie économique) ou indirecte. Le « marché » des économistes néo-classiques semble bien étroit et mal ajusté à la complexité et aux enjeux de la concurrence scolaire. Des acteurs peu et souvent mal informés sur la qualité de l’offre, une gestion publique qui fait obstacle à cette transparence, l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans font partie des éléments qui laissent penser que le concept de marché n’est pas adapté pour penser le système éducatif. Notre propos dans cet article est de montrer que la caractéristique la plus structurante des « marchés » scolaires n’est pas tant d’être régis par l’action publique (même si cette caractéristique est loin d’être négligeable), mais de s’organiser autour de la qualité de l’offre éducative (voir Encadré) et de la perception qu’en construisent les acteurs scolaires. Nous avons vu, compte tenu des caractéristiques premières des marchés scolaires, que cette qualité était toujours incertaine (sa perception n’est jamais directe et univoque), plurielle (en fonction des établissements) et déterminante dans le choix. Cela nous conduit à en tirer quelques conséquences sociologiques et à proposer une relecture de ces marchés à la lumière de l’économie de la qualité.
Qu’est-ce que la « qualité éducative » d’un établissement ?
Un marché de la qualité
9Le marché scolaire, à la fois opaque, non régi par les prix et structuré par la demande de qualité éducative, présente de nombreux points communs avec d’autres types de marchés régis eux aussi par la recherche de « qualité ». Il s’agit essentiellement du domaine des services (et l’éducation en fait partie) dans lesquels la qualité des « produits » n’est vérifiable qu’ex-post, c’est-à-dire après utilisation. Dans sa contribution au débat sur l’économie de la qualité dans la revue Sociologie du travail, Michel Callon (2002) insiste sur la nature particulière de ce type de marchés : « Dans les marchés abstraits, les produits sont connus et sans ambiguïté ; les offres et les demandes peuvent être agrégées et leur rencontre établit la loi du marché. Dans les autres marchés, les produits sont incertains et la coordination s’opère par la qualité (ou par les conventions de qualité) puisque, du fait des incertitudes pesant sur la qualification des produits, elle ne peut être confiée au prix. » (p. 265). Dans cette perspective, la réduction de l’incertitude sur la qualité se fait par le recours aux réseaux qui forment les jugements, et par la construction d’un rapport de confiance, deux piliers essentiels du « marché de la qualité » aussi structurants pour les marchés scolaires.
10Car la « qualité » du service rendu par une école, un lycée ou un collège est très complexe à percevoir par les familles. Chacun sait aujourd’hui qu’un collège n’en vaut pas obligatoirement un autre, mais l’évaluation de cette qualité est difficile et incertaine. Choisir la « bonne école » (Ballion, 1986) demande en effet une connaissance du marché et la construction de normes de perception et de jugement des établissements. Les critères de « qualité » scolaire ne sont pas univoques : ils peuvent se construire en fonction de la progression scolaire des élèves, mais aussi du bien-être en classe, de l’encadrement, des relations entre élèves, etc. Autant de critères de qualité qui donnent lieu à des définitions contrastées de la « bonne école » et sur lesquels l’accord n’est pas acquis d’avance entre les différents intervenants du marché scolaire (Derouet, 1993).
11De fait, les critères d’efficacité scolaires ne constituent qu’un élément possible de définition de la qualité. Ils sont d’abord plus difficilement appréhendables que d’autres, tels que l’ambiance générale de l’établissement, la mobilisation des enseignants ou encore la nature du public. Ils demandent aussi de passer par des « experts » (taux de réussite, calculs de « valeur ajoutée », etc.) qui proposent souvent des « indicateurs » complexes, très éloignés de la perception commune des établissements. À la pluralité des qualités de l’offre scolaire en fonction des établissements s’ajoute la pluralité des conceptions de cette même qualité en fonction des familles et de leur rapport à l’école.
12Les enjeux scolaires donnent à la qualité éducative un caractère déterminant pour l’accès à l’emploi et à la qualification. Stephen J. Ball (2003) a très bien perçu que, dans le contexte britannique de compétition scolaire accrue, la reproduction pour les classes moyennes n’est plus un mécanisme maîtrisé institutionnellement mais dépend plus étroitement de décisions et de choix stratégiques en matière scolaire : « While the middle class enter the education market with considerable advantages, tangible and otherwise […] There are no guarantees, no certainties of a smooth and uneventful process of social reproduction. » (p. 164). Or, Stephen J. Ball insiste justement sur le risque pour les familles que représentent ces choix, car l’information sur les établissements est toujours incertaine. « However, it is often not clear what the right choice is. Choice of childcare, of school, of post-compulsory education is often, for middle-class families, a matter of uneasy compromises. » (p. 165). En effet, comme dans la plupart des activités de service, les biens proposés par les établissements scolaires « se présentent comme des promesses dont seul le temps permet d’éprouver la réalité » (Karpik, 1989, p. 206), ce qui rend difficile et incertaine l’évaluation du service rendu par les écoles et encore plus nécessaires les mécanismes de réduction de cette incertitude par les « réseaux-jugement ».
13Dans ce cadre, sur quel critère percevoir la qualité éducative des établissements ? Si l’on suit Karpik, deux composantes essentielles définissent la qualité : l’expertise et la mobilisation de leurs membres. Dans le domaine éducatif l’expertise des enseignants est définie et garantie par les concours de l’enseignement [4]. Bien que relativement stables d’un établissement à l’autre, les éléments comme la proportion d’agrégés ou encore l’ancienneté des enseignants d’un établissement peuvent varier considérablement en fonction de l’attractivité et de la nature des filières proposées. Quant à la « mobilisation » des équipes éducatives, elle est bien plus variable et difficile à percevoir par les familles et constitue donc une donnée difficilement maîtrisable : les enseignants sont-ils « mobilisés » individuellement et collectivement ? Et comment puis-je le savoir ?
14À ce stade de notre raisonnement, on peut avancer que les catégories de l’économie de la qualité permettent de repenser la vision de l’école et des marchés scolaires. Les jugements des familles sur les établissements ne sont pas de simples « rumeurs » liées à une vision faussée et « idéologique » de l’école. Ils sont tout au contraire des moyens collectifs pour tenter de rendre moins opaques les marchés scolaires qui, rappelons-le, sont censés ne pas exister dans l’enseignement public. De même, le trop fameux « consumérisme » scolaire n’est en fait que le reflet des enjeux liés à l’éducation et le résultat d’un système éducatif démocratisé dans lequel la compétition scolaire se joue bien moins à l’entrée du système que dans la nature du parcours et la qualité de l’action éducative. Il leur faut évaluer la qualité du service public, en l’occurrence celle de l’établissement, collège ou lycée. Et pour évaluer cette qualité, seuls les « réseaux » sont disponibles, en l’absence d’informations fiables. Car « lorsque l’offre des biens et des services se diversifie selon les qualités, le choix ne peut se faire que par un jugement dont la validité dépend des mécanismes qui, comme le réseau et la confiance, permettent de réduire l’incertitude de la qualité. » (Karpik, 1989, p. 203). Rappelons que cette incertitude n’est pas seulement agissante dans l’enseignement public. Le choix de l’enseignement privé est tout autant soumis à ces incertitudes, car le prix n’est en l’occurrence nullement le reflet ou l’indicateur de cette qualité.
15Il nous reste à donner un contenu plus empirique à ces concepts et à en tirer les conséquences à partir de quelques observations de terrain.
Le fonctionnement des marchés scolaires de la qualité
Du côté des familles : comment « choisir » son établissement [5] ?
16Comme dans le cas de beaucoup de « marché-jugement » où l’on ne peut apprécier la qualité de l’offre qu’a posteriori, le choix d’un établissement scolaire, qui implique tout de même un engagement sur le long terme (il est difficile d’en changer fréquemment), suppose l’instauration d’un rapport minimum de confiance entre les familles et l’école. D’un point de vue global, l’existence même de marchés scolaires est le signe d’une crise de confiance à l’égard du système éducatif. Il postule en effet que l’offre n’est pas homogène et égale d’un établissement à l’autre. D’un point de vue individuel, le choix d’une école, d’un collège ou d’un lycée par les familles reposera sur une réputation qui garantit la qualité du bien et donc la confiance que l’on peut lui vouer.
17Toutefois, les familles n’ont pas toutes ni les mêmes critères de jugement, ni la même capacité à activer des réseaux d’information. « La relation sociale collectivise l’information : elle offre la ressource qui simultanément oriente la décision économique et maintient l’ordre social. » (Karpik, 1989, p. 196). En d’autres termes, les réputations ne sont pas de simples rumeurs ou des jugements mal fondés. Elles sont aussi productrices de normes scolaires : elles définissent ce qu’est, ou ce que doit être, un bon collège et un bon lycée, un contexte favorable aux enfants, un apprentissage performant, etc. S’expriment donc au travers des réputations des établissements des normes scolaires et sociales. Ces normes, et par suite les critères de la qualité, ne sont pas toutes identiques selon les milieux sociaux. La définition de « la bonne école » dépend des attentes des familles en termes d’éducation, d’apprentissage et d’efficacité scolaire. Or, ces attentes varient d’un milieu social à l’autre, et de fait « à situation scolaire de l’enfant comparable, les cadres et les parents les plus diplômés apparaissent plus ambitieux » (Chausseron, 2001).
18Les préoccupations en termes de réussite scolaire sont ainsi plus marquées chez les familles de milieu favorisé (Felouzis, Liot et Perroton, 2005a). Cela les incite avant tout à privilégier des établissements réputés et attractifs de centre-ville à travers le choix d’options rares et sélectives ou du recours au privé, de manière à exercer très tôt les choix stratégiques qui assureront l’avenir scolaire et social des enfants. « Je vois que le directeur prend les choses en main, explique cette mère dont un des enfants est scolarisé sur dérogation dans un collège phare de Bordeaux, il va vers l’avenir, il va ouvrir des classes bilingues. » Même si le fait de rester « entre-soi » constitue aussi un puissant levier de l’action [6], ce n’est jamais qu’un effet secondaire du choix prioritaire de l’excellence scolaire. Pour les milieux favorisés, l’obtention d’une dérogation permettant de fréquenter un établissement de meilleur niveau scolaire, la recherche de l’excellence et le contrôle des relations sont en parfaite adéquation, à tel point que l’un peut dissimuler l’autre. Dans les milieux moyens ou populaires, c’est surtout la question des fréquentations et une logique sécuritaire qui guident les choix des parents : « Ce qu’on attend de l’école, c’est la sécurité, tout ce qu’on entend, ça fait peur. » Un établissement correspond alors au niveau d’aspiration des parents plus souvent en termes de relations sociales que d’aspirations scolaires proprement dites pour les enfants. Dans ce contexte, l’ordre et l’autorité sont valorisés et ont pour vertu de rassurer les familles : « À Barbusse – explique cette mère de famille qui a obtenu une dérogation pour quitter cet établissement – le portail est toujours ouvert et ils peuvent partir quand ils veulent, tandis que là c’est surveillé, ils doivent arriver à l’heure, ils ont un carnet de liaison et il fonctionne. C’est quand même l’âge où ce sont des enfants qui veulent jouer aux grands, c’est l’âge critique. S’il n’y a pas quelqu’un derrière qui fait le policier, c’est la débandade. » C’est moins l’établissement visé et son bon niveau scolaire qui constituent la motivation première de ces parents, lors des contournements de la carte scolaire, que l’établissement évité qui semble à l’origine du choix. L’image que l’on se fait du public d’un établissement est de ce point de vue déterminante, et le souci de la sécurité de l’enfant renvoie aussi au désir de se tenir éloigné de la population du quartier : « Elle a fait sa rentrée à G. [collège public], raconte cette mère. Dans sa classe, il y avait trois prénoms français. Je n’ai rien contre, mais pour les élèves qui suivent bien, c’est dommage. Il y avait une petite, elle était tatouée de là à là... Je l’ai changée tout de suite, j’étais paniquée. » La demande de dérogation est alors le fruit de la volonté des parents de prendre le relais de l’institution scolaire pour protéger leur enfant des « mauvais éléments » et les conduit plutôt à privilégier des établissements où la paix sociale est garantie mais pas forcément l’excellence scolaire.
19Selon le milieu social, la logique du choix prend donc différentes formes et a une rentabilité différente. Nous avons pu ainsi observer que les familles plus modestes s’orientent vers des options moins sélectives (sportives par exemple) qui ne se trouvent pas forcément dans les meilleurs établissements mais qui permettent d’échapper aux pires. C’est ainsi que, de manière générale, les transferts entre collèges se font dans des situations de mixité sociale forte des quartiers. L’étude des dérogations à l’entrée en sixième à Paris en 2003 (Gilotte et Girard, 2004) montre que « les élèves qui résident dans un secteur « urbain défavorisé » ou « mixte socialement plutôt défavorisé » sont nettement surreprésentés (parmi les dérogations acceptées) » (p. 143). Et ce n’est sans doute pas pour rien que « le secteur privé parisien, l’un des plus importants de France, continue de se développer » (p. 144).
20Car, en effet, le choix de l’enseignement privé est une manière, parmi d’autres, de réduire l’incertitude quant à la qualité des établissements, que l’on conçoive cette qualité d’un point de vue scolaire, social ou encore moral et religieux (Héran, 1996 ; Langoët et Léger, 1997). Les familles ont le sentiment d’avoir plus de « prise » sur ces établissements, ne serait-ce que par les relations qu’elles peuvent entretenir avec le corps enseignant et par le caractère souvent plus « choisi » du public d’élèves. L’incertitude sur la « qualité » y est donc réduite, d’autant plus que, pour reprendre Ballion (1982), les établissements privés proposent des « menus à la carte » qui sont autant de moyens de donner une information sur le fonctionnement de l’établissement et sa « spécialisation », dans le domaine de l’excellence scolaire, dans celui du rattrapage d’élèves en difficulté ou encore dans l’affirmation de règles religieuses et morales dans l’éducation des enfants. Ce n’est pas un hasard si, selon l’enquête de la Dep fondée sur un large échantillon de familles du public et du privé, les parents du secteur privé expriment des jugements plus positifs que ceux du public sur l’établissement de leurs enfants (Caille, 2001). Et cela concerne le sentiment de sécurité [7], l’encadrement des élèves pour assurer la réussite [8], la qualité de l’enseignement, la discipline, les relations avec les enseignants [9], etc. Autant de critères de « qualité » que les parents perçoivent « à l’usage » et au contact des établissements [10]. Ainsi, le choix du privé est une des stratégies récurrentes observables dans la plupart des pays développés (Ball, 2003 ; Teelken, 1999 ; Chubb et Moe, 1990). Mais le privé et le public ne constituent jamais deux marchés hermétiques, l’un venant concurrencer l’autre. Ils ne forment en fait qu’un seul et même système dans lequel les échanges sont fréquents (Tavan, 2004). Car le choix du privé peut également être un « choix contraint » lorsque toutes les autres solutions on été épuisées : « Moi, je ne tenais pas spécialement à ce que mes enfants aillent dans le privé. J’étais plutôt école publique, explique cette mère. Mais vu notre situation géographique on dépendait d’un collège ZEP qui rencontre des difficultés. J’ai voulu éviter d’y mettre mes enfants qui sont de très bons élèves. Si on avait pu avoir une dérogation, on serait restés dans le public. » De plus, au sein même de l’enseignement public, il se crée toujours une offre attractive avec des écoles sélectives tant sur le plan scolaire (Reay et Lucey, 2004) que social, et des différences souvent plus nettes s’observent au sein des établissements d’un même secteur (public ou privé) qu’entre établissements des deux réseaux de scolarisation (Vandenberghe, 2000 ; Felouzis, 2005).
21Si les principes du jugement ne sont pas les mêmes selon les familles, les possibilités de mobiliser un « réseau-échange » (Karpik, 1989) et d’exercer un choix sont aussi très inégalement réparties. Une partie des consommateurs scolaires constitue un public captif qui n’a quasiment aucune ressource culturelle, économique ou sociale pour choisir. Tout comme les justiciables qui se voient attribuer un avocat commis d’office, ces familles vont dans l’école qui leur est imposée. Cependant, la démocratisation des stratégies scolaires a transformé de plus en plus de parents en « joueurs occasionnels » ou « réguliers ». Pour beaucoup de familles de milieux populaires, la connaissance du système éducatif est faible, et le choix de l’établissement repose presque entièrement sur des facteurs directement perceptibles comme sa situation urbaine, la composition de son public et l’état de son bâti. Très souvent, cette connaissance se construit à partir de l’information diffusée par un réseau amical ou familial assez restreint. « J’ai entendu dire que c’était pas bien cette école, qu’il y avait du racket et tout ça. » [11]. Parfois, un seul avis suffit, car le doute n’a pas sa place dans ces stratégies, comme en témoignent les parents : « C’est les enfants de la cité du Viaduc qui vont au collège Barbusse et donc il y a beaucoup d’Arabes ; il a mauvaise réputation, mais fondée ou pas, ça j’en sais rien, mais j’y ai pas mis ma fille. » Le choix ici ne s’appuie guère sur une expertise, mais plus sur le bouche à oreille qui transmet l’expérience personnelle et véhicule les réputations. Il ne s’exerce que de façon occasionnelle lorsque l’enfant est perçu comme « en danger » : « Vraiment tout ce que j’avais entendu [sur l’établissement évité] c’était pas très bien quoi. On m’avait pas donné une bonne image et en plus le copain qu’il avait l’année dernière, je voulais vraiment pas qu’il le suive. » [12]. Les familles favorisées peuvent, elles, apparaître comme des joueurs beaucoup plus réguliers, tant dans la fréquence de leurs stratégies que dans la mobilisation d’un réseau-échange actif. L’évaluation de la qualité des établissements est dans ce cas plus complexe. Elle repose à la fois sur la collecte d’éléments de jugement produits par les experts (palmarès des établissements, indicateurs scolaires, revues, etc.) mais aussi sur un réseau de relations sociales denses qui fournit « à ceux qui font partie de ces réseaux le supplément parfois décisif qui fait toute la différence entre la bonne et la mauvaise décision stratégique » (Karpik, 1989, p. 205). La sociabilité élective et le recours au réseau sont de première importance pour les cadres supérieurs car ils permettent de maintenir une certaine distance avec le monde des employés en cours d’embourgeoisement : « On rencontre beaucoup de monde par l’association de parents d’élèves et puis à la chorale aussi. Nous pratiquons pas mal d’activités. Mais si l’on veut de bonnes structures, il faut aller sur Bordeaux. Heureusement ce n’est pas loin. C’est vrai qu’on a plus de connaissances à l’extérieur de Bordac. » (mère de famille dont l’enfant est en dérogation dans un collège phare de Bordeaux). Faire les bons choix se révèle capital pour ces familles et elles sont prêtes à en supporter le coût. Car si le marché scolaire n’est pas régulé par les prix, il peut néanmoins avoir un coût lors du recours au privé ou lorsque le contournement de la carte scolaire implique déplacements, frais de demi-pension, voire déménagement.
22La primauté du jugement qui a cours dans le marché scolaire, comme dans celui des avocats ou dans bien des services, ne signifie donc pas que les critères de ce jugement soient univoques et également répartis. Bien au contraire, les marchés scolaires ont ceci de particulier que la définition de la qualité et la possibilité de choix des consommateurs varient selon les milieux sociaux. Il se crée des normes scolaires concurrentes, et les effets de ces normes sont visibles : elles segmentent et hiérarchisent les marchés scolaires, car si les stratégies scolaires se démocratisent, elles ne s’exercent ni pour les mêmes raisons, ni dans les mêmes conditions, ni à destination des mêmes établissements. Chaque groupe de « joueurs » renvoie en effet à des circuits fort distincts de scolarisation (Gewirtz et al., 1995).
Du côté des collèges et des lycées : comment trouver une clientèle ? [13]
23Dans un contexte de concurrence, comment attirer un public scolaire de bonne qualité ou ne pas le voir fuir au profit d’autres ? Telle est la question qui occupe bon nombre des chefs d’établissement dont les fonctions évoluent aujourd’hui vers des pratiques de communication à l’intention des parents et du « marché » local [14] (Pelage, 2000). Car si la particularité du marché scolaire est de se vivre comme un marché officieux, la concurrence entre les établissements est, quant à elle, bien réelle et pousse principaux et proviseurs à l’action. Ils ne peuvent en effet ignorer les hiérarchies scolaires et leurs répercussions sur leur établissement, et se voient de plus en plus contraints de faire des choix et d’élaborer des stratégies en conséquence. C’est même la source d’une tension importante dans l’expérience de leur métier [15]. Alors qu’ils sont censés être les représentants d’un service public où la qualité des biens proposés est identique quel que soit l’établissement, ils sont pris dans des espaces concurrentiels qui les obligent à « recruter » sous peine de voir leur collège ou lycée déserté par les meilleurs élèves et donc disqualifié : « Moi, il se trouve que j’y suis contraint par la pression qui s’exerce en ce moment sur le collège. L’image de l’établissement, elle existe et elle est négative, donc je suis bien obligé de la prendre en compte et de travailler là-dessus ; mais elle serait positive, et il faudrait la préserver... je crois que c’est effectivement quelque chose qui est nécessaire ; je crois que c’est clair, c’est de la communication. »
24Il en va donc des chefs d’établissement comme des avocats : ils sont conduits à un travail permanent de présentation et de représentation pour garantir cette fameuse réputation qui orientera le choix des parents. La concurrence réelle ou potentielle transforme donc le métier de chef d’établissement. Outre les fonctions classiques de gestion, d’autorité et d’éducation, il se doit dorénavant de négocier, parlementer, représenter pour conquérir un public et valoriser ainsi l’image de son établissement et pour ainsi dire le « vendre ». C’est une véritable politique de communication – voire de publicité, contrairement aux avocats pour qui c’est interdit – qui se met parfois en place avec plaquette, site Internet, journées portes ouvertes. « Alors là c’est la lettre mensuelle du collège qui est envoyée à toutes les familles. C’est de la communication interne et externe. Vous avez la section européenne anglais qui est présentée... C’est tout ce qui mérite d’être présenté et valorisé dans l’établissement. » Il s’agit ici de s’afficher et cela passe par l’élaboration d’un certain nombre de stratégies adéquates, qui peuvent aller du relookage de l’établissement à son changement de nom. Ce travail de promotion nécessite aussi la mobilisation d’un réseau relationnel. Ce réseau n’est pas ici, à l’exemple des avocats, un réseau familial ou amical, mais un réseau « professionnel ». Cette promotion de l’établissement s’adresse ainsi en premier lieu aux parents qu’il faut convaincre de venir ou de rester, mais aussi aux instituteurs, aux directeurs d’écoles primaires, voire à la presse locale qui sont autant de relais potentiels de l’information. « On va au-devant des gens, on les informe. Travailler avec les écoles primaires ça veut dire travailler avec les enfants, mais aussi rencontrer les familles, leur présenter le projet d’établissement. On voit les associations sportives aussi. On est très présent sur le terrain, et puis au dehors aussi au sens extérieur ; moi, à la mairie j’y vais souvent... des réunions... On a une obligation de représentation à l’extérieur et on y est. » Cependant, si ce travail d’ambassadeur sépare les chefs d’établissement les plus volontaristes des plus distants sur le marché scolaire, il ne saurait suffire à lui seul à garantir auprès des parents une assurance de qualité éducative.
25En effet, gagner la confiance des familles suppose d’établir une solide réputation à l’établissement. Mais elle ne dépend pas que d’une politique de « marketing » : les familles sont de plus en plus expertes, et même le jugement issu du bouche à oreille se fonde souvent sur l’identification des signes extérieurs de la qualité. La captation du public scolaire suppose donc aussi une politique organisationnelle qui permette une identification claire de l’établissement ou de lutter contre celle déjà installée : « Comment dire ? Nous avons déjà suffisamment de structures d’aide, de soutien, d’intégration donc à connotation négative et nous souhaiterions qu’il y en ait une ou deux qui, elles, aient une connotation positive et qui constituent un parcours un peu élitiste, tout en refusant d’en faire des classes pures mais qu’il y ait la possibilité de promotion des meilleurs. » A. van Zanten (1999) a déjà montré comment les choix en matière d’option, de pédagogie ou de répartition des fonds propres dans les collèges étaient autant de moyens disponibles pour les principaux afin d’affronter la concurrence scolaire. « Nous avons créé une classe musique, explique ce chef d’établissement, en partenariat avec le conservatoire, à la fois pour ne pas perdre de clients et puis pour essayer d’en grappiller forcément un certain nombre d’autres. » Il s’agit ici pour les chefs d’établissement d’agir sur les principaux leviers qui définissent pour les parents la qualité scolaire. Ainsi pour les établissements de « l’excellence scolaire » (ou qui la vise) les tactiques privilégiées consistent à renforcer la spécialisation de l’établissement dans des filières ou options à haute valeur symbolique. Ces options constituent des offres codées sur le marché scolaire dans le sens où elles permettent d’en dire long sur le public présent dans l’établissement et sur celui qui en est ainsi éliminé : classe « chinois première langue » en seconde, et plus généralement classes « internationales ». Pour les établissements qui apparaissent dans des positions plus fragiles, les tactiques peuvent être plus diverses : créations d’options plus attractives, renforcement d’un pôle sécuritaire destiné à jouer sur la qualité de l’encadrement, innovations pédagogiques... Mais dans tous les cas, il s’agit de donner un contenu à ce qui ne saurait être qu’une politique de « packaging ». Nous avons observé (Felouzis, Liot et Perroton, 2005b) que ces stratégies d’innovation et surtout de spécialisation sont particulièrement nettes pour les lycées. Elles peuvent être un moyen de jouer dans et sur le système. En autorisant par exemple le profilage de certains postes d’enseignant ou le développement d’une identité, elles permettent un démarquage de l’établissement et le développement de compétences spécifiques sur le marché éducatif. « J’ai revu la carte des options, explique un proviseur, parce que carte des options égale modification des publics, modification des publics égale modification des résultats au bac. » Les chefs d’établissement ont alors, par ces stratégies, un rôle très important de structuration du marché en permettant une diversification plus forte de l’offre. Ils n’apparaissent plus alors seulement comme contraints ou comme de simples relais de la politique scolaire, mais aussi comme de vrais acteurs de l’école. Ils « existent » en tant que tels, comme les établissements « existent », avec une autonomie croissante et des marges de manœuvre non négligeables (Pelage, 2000 ; Guillaume et Maresca, 1993) et contribuent par leur action à structurer le marché éducatif.
Du côté de l’administration scolaire : réguler ou participer au marché ? [16]
26On ne peut analyser le fonctionnement des marchés scolaires de la qualité sans s’interroger sur la place et le rôle qu’y tient l’administration scolaire. C’est elle en effet qui est censée être la garante de la qualité et de l’uniformité de l’offre éducative. C’est elle également qui, par son action, doit exercer une régulation afin d’organiser la rencontre de l’offre et de la demande. Et la carte scolaire est ici conçue comme une pièce maîtresse de cette action. Tout porte à croire que réguler (ou limiter) les effets des marchés scolaires doit passer par un contrôle des flux d’élèves dans les établissements, rôle que l’on attribue aujourd’hui à la carte scolaire : chaque établissement a un secteur de recrutement qui lui est propre et dans lequel il « recrute » ses élèves. Cette régulation, mise en place en 1963, qui avait pour vocation première de gérer la croissance de la demande éducative, en organisant les flux et en permettant à chacun d’accéder de droit au collège de son quartier, postule par ailleurs une égalité formelle de l’offre. La qualité éducative étant censée être garantie par les standards nationaux et identiques en tout point du territoire, la sectorisation est dans ces conditions une simple variable d’ajustement de la demande. Qu’en est-il réellement ? L’administration scolaire joue-t-elle ce rôle effectif de tierce instance régulatrice entre l’offre et la demande en veillant à une forme de « déontologie » des marchés scolaires ou participe-t-elle de la structuration de ces marchés ?
27Une étude empirique de la gestion de la carte scolaire dans une académie de l’ouest de la France (Felouzis, Liot et Perroton, 2005a) a montré tout le paradoxe qu’il y avait à exercer une régulation d’un marché de la qualité par une stricte tentative de contrôle des flux. En effet, la gestion des dérogations par l’administration scolaire, bien qu’elle révèle un souci accru des phénomènes de ségrégation, s’apparente d’abord à un mode de gestion des effectifs et des moyens avant d’être un mode de gestion de l’évitement scolaire.
28Tout d’abord, les nécessités de l’organisation bureaucratique imposent un calendrier d’affectation des élèves et d’attribution des moyens qui suppose le calcul précoce d’effectifs prévisionnels fondé sur l’année antérieure. Ceci a pour conséquence d’entériner les fuites passées et même de les reconduire. De plus, même si l’administration affirme une volonté de régulation des dérogations, un contrôle trop strict aurait pour effet immédiat une diminution notable des effectifs des collèges les plus attractifs et aboutirait à la fermeture de classes et donc à une redistribution considérable des moyens (y compris humains), ce qui est difficilement envisageable à court terme. En effet, ces établissements se retrouvent chaque année avec près de la moitié de leurs effectifs « hors secteur » et un contrôle accru des dérogations n’aurait pour effet que de vider ces collèges : leur secteur de recrutement, défini voilà plusieurs dizaines d’années, ne constitue plus un « bassin d’élèves » suffisant pour remplir convenablement leurs classes. La « gestion des effectifs » nécessite alors d’accorder, voire de susciter, des dérogations pour que ces collèges puissent simplement fonctionner « normalement », c’est-à-dire avec des classes au complet. Ici l’administration scolaire, en partie parce qu’elle est prisonnière de contraintes bureaucratiques, se révèle incapable de limiter la concurrence entre établissements, voire même y participe en influant sur les capacités d’offre éducative des collèges et des lycées. Enfin, les dérogations changent de sens selon les réalités empiriques. La carte scolaire étant relativement figée, lorsque les équilibres démographiques évoluent, que des surpopulations apparaissent dans certains collèges, la dérogation est accordée de fait, alors que pour certaines zones « sous surveillance », objets d’un fort évitement, le contrôle des dérogations devient très strict.
29Ceci produit une incohérence aux yeux des familles qui perçoivent ces différences de traitement comme un arbitraire administratif et non comme un souci de départager régulation des flux et stratégies scolaires. Sauf exception, la gestion des dérogations se confond donc avec la gestion des effectifs. Cette situation conduit d’ailleurs les chefs d’établissement directement concernés par la concurrence à opérer surtout une gestion quantitative de mise en correspondance de leurs effectifs scolaires avec les attentes de l’administration. Ainsi, les commissions d’examen des dérogations permettent un ajustement des effectifs entre collèges, mais ne sont pas conçues comme des outils d’harmonisation des critères de dérogations. La régulation du marché éducatif n’a donc pas pour objectif une gestion de la qualité, puisque celle-ci semble produite de façon exogène par le marché lui-même, mais le simple contrôle des flux, du nombre d’élèves, des postes ou des moyens impliqués. Et c’est bien là une limite de cette politique : on tente de réguler un marché de la qualité par les quantités.
30Ainsi d’une mesure « positive » (permettre à chacun d’accéder à l’établissement de son secteur), la carte scolaire est devenue une forme de régulation « négative » (limiter la liberté de choix des familles, souvent les plus démunies). D’autant que les contradictions ne s’arrêtent pas là. Il existe en effet une ambiguïté forte entre le principe de sectorisation, qui postule l’égale qualité de l’offre éducative quelle que soit la situation de l’établissement, et la création de classes à thèmes et d’options qui attirent et regroupent les meilleurs élèves. En favorisant la multiplication de ces classes, l’administration permet le jeu de la concurrence qu’elle cherche pourtant à enrayer par ailleurs. Non seulement les options sont un moyen « légal » de contournement de la carte scolaire (la dérogation est alors de droit), mais en plus elles introduisent automatiquement une diversification de l’offre qui entretient la segmentation du marché scolaire. Même si l’administration est consciente du rôle concurrentiel que jouent les options, elle n’y a ni renoncé, ni n’est parvenue à en réguler l’implantation. En effet, les établissements qui se voient opposer un refus à leur demande d’ouverture d’option peuvent toujours tenter de trouver un autre mode de financement à cette diversification de l’offre (fonds propres ou appel aux collectivités locales). Comment dans ce cas envisager de pouvoir sérieusement réguler l’évitement ? L’administration scolaire, loin d’être seulement une instance extérieure régulatrice, participe donc par son impuissance, mais aussi par les contradictions de son action, à la structuration du marché scolaire, en interférant sur l’offre et en peinant à maîtriser les demandes fortes des familles.
Le rôle des collectivités locales
31Les collectivités territoriales, elles aussi, participent de ces processus car elles ont en charge, depuis la loi sur la décentralisation, la gestion des locaux scolaires avec toutes les obligations attenantes : mise aux normes des bâtiments, entretien, transformation, reconstruction, etc. Leur rôle semble donc secondaire au regard de celui des autres acteurs éducatifs [17]. Pourtant, en matière de marchés scolaires, l’état du bâti et l’apparence des établissements font office de « packaging ». Il s’agit d’une « information » considérée comme révélant la « qualité » des établissements scolaires selon la perception des parents. L’apparence et l’état du bâti sont considérés par les familles comme faisant partie des informations pertinentes pour percevoir la qualité éducative d’un établissement, son « maintien » tant du point de vue de la sécurité et de la discipline que de celui des conditions de travail pour les enseignants et pédagogiques pour les élèves. On est donc dans un domaine de première importance dans le cadre des marchés scolaires de la qualité et l’on peut imaginer qu’il s’agit là d’un levier essentiel de gestion politique des marchés scolaires, apte à limiter une segmentation trop flagrante.
32Or, les priorités des collectivités locales, en l’occurrence du Conseil général pour ce qui concerne les collèges, ne s’articulent nullement avec un objectif de régulation des marchés scolaires. La première priorité est celle de la mise aux normes des établissements en fonction des « standards » de sécurité, ce qui conduit le plus souvent à rénover les établissements au bâti ancien dans les centres-ville, souvent très attractifs pour les familles en quête de critères externes et visibles de qualité éducative. Pour le reste, il s’agit simplement, toujours dans une logique de gestion de et par la quantité, de restaurer, réaménager voire reconstruire prioritairement les collèges dont les effectifs sont en augmentation, au détriment de ceux dont les effectifs sont en baisse. Cette gestion obéit à une logique « de la quantité » et semble dans cette perspective la plus équitable : les établissements dont les effectifs sont importants, voire « explosent », ne doivent-ils pas être prioritaires par rapport à d’autres dont le nombre d’élèves baisse d’année en année ? Pourtant, cette gestion par la quantité a un effet pervers majeur. Elle favorise les établissements les plus attractifs sur les marchés scolaires, ceux dont les effectifs tendent à grossir, au détriment des autres. Or la rénovation d’un établissement peut être un élément fort de son image de marque, de sa « réputation » et de la formation des jugements qui structurent les marchés de la qualité. Il s’agit d’un « signal » qui vient renforcer les positions acquises sur les marchés de la qualité scolaire et qui ici aussi interfère directement sur la production d’une offre scolaire différenciée.
33Mais ce n’est pas tout. Dans une logique fortement liée à ce que le Conseil général nomme la « réactivité locale », la mobilisation des parents d’élèves, chefs d’établissement et élus locaux est un facteur structurant de la décision de rénovation d’un établissement. Là encore, ces effets de mobilisation ne manquent pas de questionner lorsque l’on connaît les stratégies de « colonisation » de certains établissements entreprises par les familles des classes moyennes (van Zanten, 2001) : la « mobilisation éducative » est alors un instrument de contrôle d’un établissement en vue de créer des « parcours protégés ». On est donc dans une situation où la politique du Conseil général se construit prioritairement en fonction de critères quantitatifs (le nombre d’élèves) et de mobilisation qui l’éloignent de l’objectif de régulation des effets de marchés scolaires et produit même des effets de renforcement de mécanismes de marchés en éducation, en se soumettant à la demande et en appuyant une offre segmentée.
34Il en est du Conseil général comme de l’administration scolaire : les objectifs sont multiples ou flous, les moyens centrés sur la gestion de la quantité et des flux d’élèves, et la question de la concurrence scolaire n’est pas en soi un objectif de leur action. Cette régulation de la concurrence est toujours pensée comme la résultante éventuelle de la gestion de flux d’élèves sans qu’elle constitue l’objectif central. En d’autres mots, dès lors que la régulation des effets de marchés scolaires n’est pas un objectif majeur des politiques d’éducation – au plan local comme national – il est fort improbable que cette régulation se réalise comme par enchantement. On peut ajouter que les tentatives de régulation peuvent être contre-productives en diversifiant et structurant l’offre scolaire. Et l’émergence d’un « espace de régulation intermédiaire » dans le système éducatif français (Dutercq et Lang, 2001) au niveau des établissements ne peut représenter un recours crédible tant il est vrai que les chefs d’établissement sont des acteurs à part entière des marchés scolaires (Felouzis, Liot et Perroton, 2005b). Dans ce cas, et contrairement au fonctionnement du marché des avocats, les mécanismes propres de régulation par la profession n’ont pas d’existence dans le domaine de l’éducation.
Les conséquences des marchés scolaires : une segmentation accrue de l’offre
35Dans le cadre décrit précédemment, une situation de concurrence produit-elle une augmentation de la qualité ? Dans le domaine des services en général, on peut penser que la réponse est positive : la qualité de l’offre de service augmente lorsque la concurrence fait augmenter le niveau d’exigence des clients. Les firmes qui n’offrent pas cette qualité ont moins de clients. Elles changent alors de stratégie ou finissent par fermer leurs portes. Mais dans le domaine scolaire aucun établissement ne ferme ses portes et l’offre scolaire reste fortement dépendante des décisions de l’administration (ouverture et fermeture de classes, création de nouvelles filières, ouverture d’un nouvel établissement). De plus, les élèves, y compris les plus faibles, ont une obligation scolaire jusqu’à 16 ans, ce qui rendrait inopérante la fermeture d’établissements entiers. La question serait alors déplacée, mais aucunement résolue. Quels sont alors les effets du fonctionnement d’un marché scolaire de la qualité tel que nous l’avons décrit jusqu’à présent ?
Une segmentation accrue de l’offre
36L’une des conséquences du fonctionnement des marchés éducatifs de la qualité est la segmentation accrue de l’offre qui finit par s’y produire, avec la création d’un marché « dual » de l’enseignement comme on a pu décrire, à partir des années 1970, un marché dual et segmenté de l’emploi (Doeringer et Piore, 1971). Outre que certains établissements ne sont pas en situation de concurrence scolaire, nous avons pu montrer à travers l’étude des transferts d’élèves entre les collèges de l’académie de Bordeaux (Felouzis et Perroton, 2006) que deux formes de marchés scolaires très séparés coexistent. Le premier est celui que l’on pourrait appeler « classique » : le transfert d’élèves s’opère entre trois pôles principaux : les établissements privés « aisés », les établissements publics eux aussi aisés, et les établissements « moyens ». Ils constituent en fait l’ensemble des établissements que le marché scolaire labellise (plus ou moins) du sceau de la qualité et qui accueillent un public qualifié destiné à durer dans le système scolaire. Dans les secteurs les plus aisés, on assiste donc à un jeu de « chaises musicales » : le collège du secteur ne fait pas le plein de ses élèves qui vont dans le privé, mais récupère ceux d’autres secteurs. L’opération est donc dans ce cas « blanche » tant en effectifs qu’en composition sociale et ethnique du public. Le « second marché », lui, est le résultat de la démocratisation des stratégies familiales de choix des établissements dans un contexte où la baisse globale du nombre d’élèves rend la concurrence accrue entre les établissements pour garder ou attirer des effectifs (Men-Dep, 2005). En effet, comme nous l’avons montré, les familles populaires n’acceptent plus comme une évidence de scolariser leurs enfants dans le collège public de leur quartier. Dans certaines zones urbaines elles se tournent donc vers un enseignement privé « populaire », ou vers d’autres collèges publics. Mais dans les collèges les plus stigmatisés, ce qui est perdu d’un côté n’est pas compensé de l’autre. Et, en fin de parcours, les collèges fuis par toutes les catégories de population concentrent les élèves les plus défavorisés et souvent issus de l’immigration, qui apparaissent comme scolairement disqualifiés et avec une espérance de scolarisation faible. Ainsi, dans une école où l’information sur les établissements devient déterminante, la régulation « par le jugement » renforce la segmentation de l’offre et tend à accentuer la mise à l’écart des plus défavorisés. La comparaison du public scolaire des secteurs de 52 collèges urbains et du public réellement inscrit dans ces collèges (Felouzis, Liot et Perroton, 2005a) a montré deux résultats essentiels. Le premier est que sur un espace urbain vaste (à l’échelle d’une agglomération d’environ 600 000 habitants), la différence moyenne entre les deux publics (celui des secteurs de recrutement et celui des établissements) ne présentait pas de différences très fortes. La ségrégation ethnique est plus importante dans les collèges que dans leurs secteurs, mais la différence reste minime. Toutefois, compte tenu du caractère « à trou » des marchés scolaires de la qualité, on englobe dans cette comparaison des établissements qui ne sont pas obligatoirement inclus dans un espace de concurrence. Si l’on se centre sur des espaces plus restreints, incluant trois ou quatre établissements en concurrence directe, on observe alors des contrastes très forts entre le public des secteurs et celui des collèges : dans les cas les plus extrêmes, la proportion d’élèves allochtones est multipliée par 1,5 à 2,5 dans le collège par rapport au secteur, les transformant en établissements de relégation. La question est alors de savoir quelles sont les incidences scolaires et sociales de cette mise à l’écart.
Effet feed-back et renforcement des inégalités scolaires
37La différenciation sociale et ethnique des établissements n’est pas sans conséquence sur les acquisitions scolaires et les progressions académiques des élèves. Depuis le rapport Coleman et les travaux de Christopher Jencks (1979), on sait que la ségrégation des Noirs dans les écoles américaines a des conséquences scolaires par le simple fait que les élèves Noirs ont une très forte probabilité d’être scolarisés dans un environnement socio-économique défavorisé. Au point que « presque toutes les études montrent que la déségrégation ne s’accompagne de résultats meilleurs aux tests que si elle implique une déségrégation socio-économique autant qu’une déségrégation raciale » (Jencks, 1979, p. 122). Le mécanisme en est simple : c’est en fréquentant des écoles « où les élèves ont des résultats aux tests élevés » (p. 126) que les élèves Noirs bénéficient de meilleurs résultats scolaires. Ces résultats tendent à montrer qu’une part non négligeable de l’efficacité des apprentissages est issue de l’environnement scolaire lui-même défini par la nature du public scolarisé. Les travaux plus récents de Susan E. Mayer (2002) montrent des résultats congruents. L’augmentation de la ségrégation économique entre 1970 et 1990 aux États-Unis exacerbe nettement les inégalités d’acquisition entre les élèves les plus faibles et les plus forts, et cela par l’intermédiaire de facteurs proprement économiques (le financement des écoles) mais aussi scolaires (le niveau socio-économique des élèves). En d’autres termes, la différenciation des établissements en fonction des facteurs socio-économi-ques renforce les inégalités scolaires. Toutefois, on ne peut exclure que ces résultats ne soient valables que dans le contexte des politiques scolaires des États-Unis. La situation française est bien différente dans la mesure où le financement des établissements est régi par l’État et que scolariser un public défavorisé est un facteur d’accroissement, et non de diminution, des moyens attribués dans le cadre de la politique des ZEP. De ce fait, ce qui se vérifie outre-Atlantique ne se vérifie pas obligatoirement dans le contexte français. Pourtant, les travaux sur cette question en France semblent confirmer, avec quelques nuances, les résultats établis dans le contexte américain. On peut, pour s’en convaincre, évoquer les phénomènes de ségrégations ethniques et sociales dans les établissements et leurs conséquences sur les acquis et les orientations des élèves. Ces conséquences font encore débat en France, tant leur mesure est complexe à établir. Nous avons pourtant montré, dans un article récent, que les élèves des collèges les plus ségrégués, par des phénomènes de school mix, acquièrent moins de connaissances scolaires, tout en étant plus souvent orientés en seconde toutes choses égales par ailleurs (Felouzis, 2003). De même, Marie Duru-Bellat et al. (2004) donne à voir des résultats congruents, même si l’ampleur de ces effets varie fortement en fonction du niveau de scolarisation. À l’école primaire au niveau CE1, « être scolarisé dans une classe qui compte soit 20 soit 40 % d’enfants d’ouvriers ou d’inactifs produit un différentiel de progression très proche de celui associé à une origine sociale favorisée ou moyenne comparativement à une origine défavorisée » (Duru-Bellat et al., 2004, p. 453). Et au niveau du lycée, l’effet du social mix est loin d’être négligeable puisqu’on observe « des progressions meilleures dans les établissements initialement forts » (p. 454).
38Toutefois, une des caractéristiques de cet effet de la composition sociale et scolaire des classes est de ne pas être linéaire, et c’est pour cette raison qu’il ne semble jouer qu’un rôle secondaire par rapport aux variables socio-démo-graphiques pour expliquer la variance des acquis et des progressions scolaires (Duru-Bellat et al., 2004). Ici, les effets de seuil sont déterminants. Ils se produisent lorsque la concurrence scolaire conduit à concentrer massivement les élèves les plus faibles et défavorisés dans un nombre restreint d’établissements. Par le simple fait qu’ils sont majoritaires, les élèves les plus faibles et de milieu défavorisé induisent des attentes éducatives plus faibles de la part des enseignants, des ambitions scolaires réduites, voire une remise en cause des normes et standards scolaires eux-mêmes (Charlot et al., 1992).
39Dans cette perspective, on peut avancer que les établissements relégués qui produisent de l’échec ne sont pas les fruits de ce qui serait simplement une mauvaise gestion pédagogique ou une absence de mobilisation des enseignants. Bien plus souvent ils sont en grande partie le résultat du jeu de la concurrence sur le marché scolaire qui conduit à concentrer des sections dévalorisées au profit de l’excellence de certains. Comme dans un jeu à somme nulle, ce que gagnent les uns, les autres le perdent. Rassembler dans un établissement les meilleurs élèves dans des « parcours d’excellence », des « classes internationales » ou « européennes » implique inévitablement une « spécialisation » qui se fait au détriment des établissements les moins attractifs qui reçoivent ainsi pour mission de scolariser les plus faibles. L’exemple des lycées et de leur évaluation par les indicateurs de performance (Felouzis, 2005) est révélateur de ce jeu à somme nulle : ceux qui « gagnent » sur le marché scolaire en recevant de biens meilleurs élèves sur le plan scolaire que ce que laisseraient supposer leurs caractéristiques socio-démographiques n’ont aucun mal à produire une « valeur ajoutée » positive, alors que ceux qui partent avec un handicap (en accueillant massivement des élèves scolairement plus faibles que l’attendu) n’y arrivent presque jamais. La segmentation des marchés scolaires renforce donc les inégalités d’accès aux diplômes et à la certification. Les probabilités de réussite et la qualité des acquisitions semblent en effet, lorsque l’homogénéité des publics est très forte, corrélées à la nature du public et des établissements, en particulier pour les plus faibles.
40Dans un tel contexte, les situations de concurrence produisent une plus grande hétérogénéité de l’offre pour une raison essentielle : le fonctionnement du marché éducatif est celui d’un marché-jugement dans lequel se produit une forme d’effet feed-back : c’est la confiance en la qualité d’un établissement qui détermine le comportement des « consommateurs » sur ce marché. Mais ce comportement a des effets directs sur la différenciation et la hiérarchisation des établissements en modifiant la composition sociale et scolaire du public d’élèves et leurs conditions d’apprentissage et donc, in fine, la qualité de l’offre éducative dans les situations les plus extrêmes. Le fonctionnement des marchés scolaires crée ainsi une réalité par le simple fait de la concevoir comme vraie. Du point de vue des marchés de la qualité, il s’agit bien d’un effet en retour inhérent aux caractéristiques propres des biens éducatifs. Du côté des familles il s’agit plus classiquement d’une prophétie autoréalisatrice : la croyance en la qualité éducative d’un établissement produit cette qualité en attirant les meilleurs élèves, les plus motivés et les plus investis dans l’enseignement. Nous touchons là à une particularité du marché scolaire que nous permet d’entrevoir ce modèle de l’économie de la qualité : le fonctionnement même de ces marchés provoque des transformations dans la nature du public des établissements faisant en bout de course coïncider déqualification sociale et déqualification scolaire.
41Cette analyse en termes d’économie de la qualité, en mettant en avant le caractère tout à fait particulier des marchés scolaires comme marché à feedback, peut aussi s’avérer féconde pour tenter de repenser la question des modalités de la reproduction sociale. Tout se passe comme si cette régulation par le jugement, qui accroît la segmentation scolaire, devenait un moyen de reproduire l’ordre social. En passant d’une école des « élites » de laquelle le plus grand nombre était exclu (Prost, 1969), à une école démocratisée au sein de laquelle les établissements se diversifient et se spécialisent socialement et scolairement (Pascal, 2005), c’est l’ensemble des modalités de la reproduction sociale qui s’est transformé. Aujourd’hui, les marchés de la qualité scolaire contribuent à cette reproduction des hiérarchies sociales au moins à deux niveaux. D’abord parce que rassembler des élèves scolairement faibles dans les mêmes unités éducatives est un facteur de reproduction des inégalités scolaires et sociales et apparaît comme pénalisant du point de vue strictement scolaire. De façon symétrique, rassembler les meilleurs dans les mêmes classes produit une émulation qui tend à rendre encore plus performants les meilleurs élèves. Ensuite, en accentuant les phénomènes de ségrégation, les enfants « grandissent entre pairs ». Les modes de vie adolescents, les amitiés et la constitution des groupes de pairs sont de puissants facteurs potentiels de brassage social et culturel au sein d’une même génération. Dans un contexte de segmentation des espaces scolaires, ce brassage n’a plus lieu, et chacun tend à rencontrer au collège ou au lycée des pairs de son milieu et de sa condition. Là encore, la reproduction des positions se construit sur la rareté des opportunités de rencontre d’un ailleurs social et ethnique (Lepoutre, 1997). « Les enfants des familles pauvres ou exposées aux problèmes d’intégration sont condamnés à interagir avec un voisinage où l’échec scolaire est la règle, tandis que les enfants de familles aisées grandissent dans des voisinages où l’échec scolaire n’existe presque pas. » (Maurin, 2004, p. 35). C’est d’ailleurs pourquoi le choix du quartier d’habitation est aussi une des stratégies scolaires des parents de classes moyennes et favorisées (« voting with the feet », Reay et Lucey, 2004). Et à l’école comme à la ville, c’est dans l’entre soi social et culturel que se reproduisent les inégalités et les positions sociales. Dans cette perspective, la régulation des ambitions et des opportunités, tant scolaires que sociales, n’est plus seulement le fait d’un système qui limite l’accès aux formations en séparant ceux qui sont « dignes » d’y parvenir des autres en demandant un « droit d’entrée » culturel et social élevé (Bourdieu et Passeron, 1970). Il s’opère aussi, à l’intérieur du système lui-même, par les mécanismes de mise à l’écart dans lesquels les marchés scolaires viennent renforcer ceux liés à la ségrégation urbaine.
42Nous sommes partis des catégories de l’économie de la qualité pour penser les marchés scolaires. Cela nous a conduits à décrire la nature, le fonctionnement et les conséquences de ces marchés de la qualité appliqués à l’école. Trois apports principaux ressortent de cet article.
43Le premier concerne la nature des biens éducatifs. L’éducation est un bien très particulier dont la qualité est difficilement évaluable dans un contexte social et politique où l’offre est censée être uniforme tout en ne l’étant pas, où la carte scolaire est censée organiser la rencontre entre fournisseurs et clients, mais ne le fait qu’imparfaitement, où les chefs d’établissement sont censés garantir l’homogénéité de l’offre mais travaillent à la diversifier, où les instances publiques de régulation participent en fait activement au marché luimême… En d’autres termes, les catégories de l’économie de la qualité nous ont aidés à comprendre un système où l’incertitude sur la qualité est grande, l’information difficile à obtenir et où l’ensemble des acteurs en présence participe du fonctionnement du marché de la qualité éducative.
44Le deuxième apport touche aux politiques éducatives et à la question centrale de la construction de nouvelles règles pour ces marchés de la qualité. Les réguler revient à concevoir des mécanismes qui en limitent les conséquences. Devant l’incertitude sur la qualité d’un service, les politiques publiques peuvent promouvoir des « standards » de qualité définissant les normes de production ou encore développer une information sur la qualité (Coestier et Marette, 2004). Dans le cadre des politiques scolaires, les « standards » en matière de programmes, nombre d’élèves par classe ou encore de pratiques pédagogiques ne manquent pas. Non seulement ces standards existent, mais ils sont aussi respectés et promus efficacement par les administrations déconcentrées de l’État (rectorats et inspections académiques). De même, on peut assimiler la publication annuelle des indicateurs de performance des lycées par la Dep à la diffusion d’une information sur la qualité différentielle des services éducatifs dans chaque lycée. Pourtant, nos résultats montrent que ces modes de régulation classique des marchés ne fonctionnent que très imparfaitement dans le cadre scolaire. Cet apparent paradoxe (comment se fait-il que les méthodes classiques de régulation des marchés de la qualité ne fonctionnent pas en éducation ?) est lié aux singularités des marchés scolaires qui influent directement sur la qualité des établissements en définissant la nature des publics scolarisés. Dans ce cas, les « normes de qualité » scolaire n’ont que peu d’effet sur la qualité des apprentissages. L’action publique en matière scolaire ne peut donc se satisfaire de telles mesures, même si ces dernières gardent une grande pertinence et ne sont pas sans garantir une certaine continuité du service éducatif. Une autre façon de réguler les marchés de la qualité peut être de s’assurer que les règles de la concurrence ne soient pas faussées et garantir le respect d’une forme de déontologie chez les offreurs (Ordre des avocats ou des médecins, Autorité des marchés financiers [AMF], etc.). Or, l’administration scolaire ne joue pas ce rôle de tierce instance régulatrice entre l’offre et la demande dès lors qu’elle participe activement au marché lui-même par son action. Contre une vision trop naïve des effets de concurrence entre établissements, nous avons montré que la situation n’est pas celle qui donnerait à voir le « marché » d’un côté contre la « carte scolaire » de l’autre, comme le « libre choix » s’oppose à « la contrainte », le tout arbitré par une instance neutre et supérieure que serait l’action publique. En fait, les marchés scolaires que nous avons décrits sont consubstantiels à la politique de la carte scolaire telle qu’elle est effectivement mise en œuvre par l’administration scolaire. Dans ce cadre, la régulation par l’action publique censée organiser la rencontre entre l’offre et la demande éducative produit des effets pervers car les acteurs publics sont aussi partie prenante des marchés en agissant simplement en fonction d’une gestion quantitative des flux, et non dans la perspective de réguler explicitement des marchés scolaires (comment pour-rait-on réguler un marché qui officiellement « n’existe pas » ?). C’est pour cette raison que la régulation par l’action publique ne fonctionne pas, notamment dans les situations où l’incertitude sur la qualité des établissements est trop grande tant la ségrégation sociale, scolaire, ethnique des établissements donne à voir des contextes scolaires dégradés et peu propices à l’efficacité éducative comme à une qualité de vie scolaire raisonnablement recherchée par les familles.
45Le troisième apport est plus théorique. Nous avons montré que les marchés scolaires sont des marchés à « feed-back » en ce sens que leur fonctionnement influe directement sur la qualité des établissements au travers des mécanismes de school mix. En d’autres mots, les effets de marchés définissent la nature du public des écoles qui à leur tour définissent les conditions de l’efficacité scolaire. Il s’agit d’une caractéristique que les marchés éducatifs ne partagent avec aucun autre : que l’on pense au marché du travail, celui des services ou encore celui des biens de consommation, jamais la qualité n’est produite par les caractéristiques des consommateurs eux-mêmes. L’exemple utilisé par Albert Hirschman (1995) pour expliciter sa démarche peut aider à comprendre cette particularité des marchés scolaires par rapport au fonctionnement habituel des marchés des biens de consommation. L’auteur considère une firme « dont les performances se détériorent pour des raisons fortuites et non précisées [...] La détérioration des performances se manifeste [...] par une détérioration relative ou absolue de la qualité du bien produit ou du service fourni » (pp. 15-16). Quel que soit le comportement du consommateur (exit ou voice), l’amélioration viendra de la capacité de la firme à « s’enquérir des causes du mécontentement et chercher à y remédier » (pp. 16-17). Cet exemple simple montre que la qualité n’est jamais le monopole de l’offre, mais résulte d’une rencontre entre l’offre et la demande, où le client a aussi le pouvoir de négocier, d’imposer ou de contester cette qualité. Certes, ce mécanisme fonctionne dans le domaine éducatif, comme le montrent les travaux sur le cas français (Broccolichi et van Zanten, 1997) mais aussi américain (Chubb et Moe, 1990), belge (Vandenberghe, 2002), hollandais (Karsten, 1994) et britannique (Ball, 2003). Les comportements de défection ou de prise de parole ont des effets sur le fonctionnement des établissements car ils jouent le rôle de « signaux » pertinents pour les acteurs éducatifs. Toutefois, ce que décrit l’idée de « marché à feed-back » est d’une tout autre nature et permet de comprendre la singularité des marchés scolaires pour lesquels la production de la qualité éducative résulte des caractéristiques agrégées des élèves. Il n’est pas concevable que, dans l’exemple donné par Hirschman, la qualité des biens ou des services fournis par la firme soit le résultat des caractéristiques des clients eux-mêmes. Dans la même logique, il n’est pas concevable que la valeur d’une action cotée en bourse dépende des caractéristiques des acheteurs. Elle résulte avant tout d’un phénomène d’opinion, résultat des négociations et des « conventions » passées entre producteurs et consommateurs (Favereau, 1994 ; Eymard-Duvernay, 1989). En définitive, dès lors qu’une part de la qualité scolaire d’un établissement est le résultat de la nature de son public, les marchés scolaires contribuent à en définir par là même la qualité éducative tant du point de vue de l’efficacité que de la qualité de vie scolaire. C’est ce qui confère aux marchés scolaires ce caractère unique de marchés à feed-back.
ANNEXE Deux enquêtes empiriques
46L’approche des marchés scolaires proposée dans cet article s’appuie sur les données empiriques issues de deux terrains d’enquête français.
47La première recherche, financée par le ministère du Logement et de l’Équipement (PUCA) et par le Fonds d’action sociale et de lutte contre les discriminations (FASILD), portait sur la ségrégation ethnique au collège. Il s’agissait d’en mesurer l’ampleur à l’échelle de l’académie de Bordeaux (soit 333 collèges publics ou privés sous contrat qui représentent 144 000 élèves) à l’aide d’une méthodologie innovante (la population des élèves issus de l’immigration a été reconstituée grâce à l’utilisation des prénoms des élèves), mais aussi d’en démêler les causes diverses et les conséquences sur les parcours scolaires et les conditions d’études des collégiens. Nous avons ainsi mené une réflexion sur les conditions qui créent la ségrégation ethnique au collège, et la place qu’y occupent les différents acteurs et les institutions en montrant que ces conditions sont multiples. Il s’agit essentiellement d’un faisceau de causalités qui impliquent, outre la ségrégation urbaine elle-même, les stratégies familiales d’évitement de la carte scolaire (des entretiens ont été menés auprès d’une soixantaine de familles de différents milieux sociaux, témoignant que les stratégies de scolarisation, loin d’être l’apanage des catégories favorisées, s’étendent aux classes populaires). Les institutions scolaires participent également de ces processus de ségrégation car elles sont les actrices à part entière d’une régulation qui ne va pas de soi car les différentes instances n’agissent pas toujours de concert. Ainsi nous avons interrogé quinze principaux de collèges, des responsables de l’inspection académique en charge des questions d’évitement scolaire de même que des élus et techniciens en charge de l’éducation au Conseil général. Nous avons également observé des commissions d’examen des demandes de dérogations et obtenu l’accès à des dossiers de demande de dérogations qui ont donné lieu à une analyse de contenu.
48La deuxième enquête, financée par le Commissariat général du Plan et la Direction de l’Évaluation et de la Prospective portait sur l’efficacité des lycées et sa mesure. Notre réflexion s’est construite sur la mise en perspective de données empiriques de plusieurs ordres. Notre premier souci a été de raisonner sur les indicateurs de performance des lycées et d’en tester la fiabilité. Ce travail d’analyse s’est fondé sur des données de la Dep et du rectorat de Bordeaux et a consisté à construire une évaluation des indicateurs de performance des lycées sur l’ensemble de l’académie. Pour les 103 lycées publics et privés de cette académie, nous avons mis en relation les IPES avec le niveau scolaire des élèves en seconde mesuré par leurs notes aux épreuves sur table du brevet des collèges. Cela a permis de concevoir une valeur ajoutée corrigée en considérant le niveau de départ des élèves en seconde et non pas seulement leur âge et leur origine sociale. Il s’avère en effet que les lycées, comme les collèges, sont pour la plupart inclus dans des « marchés scolaires localisés » dont les effets sont déterminants sur le public des établissements et surtout sur le niveau scolaire de départ des élèves. C’est à l’issue de cette première approche qu’une classification des lycées en fonction de leurs performances a pu être établie. Le deuxième volet de l’enquête a consisté en la passation d’un questionnaire auprès de 512 enseignants répartis dans 18 lycées en Aquitaine. Les questions portaient sur les pratiques pédagogiques, le travail en commun, la politique de l’établissement, les jugements sur les élèves, la direction de l’établissement, les collègues. Le but de ce questionnaire était d’identifier les facteurs les plus structurants de l’efficacité des lycées (cohésion des équipes, satisfaction au travail, mobilisation sur la réussite de tous, etc.). Nous avons également, pour affiner cette vision, mené des entretiens auprès d’enseignants (environ 80) mais aussi avec les proviseurs de chacun des établissements sélectionnés. 16 chefs d’établissements ont été interrogés (deux ayant refusé de nous rencontrer). Divers entretiens ont été faits à l’inspection académique avec l’inspecteur d’académie, l’inspecteur d’orientation, la responsable des services d’affectation des élèves et la responsable des projets d’établissements. Par ailleurs, nous avons également rencontré au rectorat le responsable de l’attribution des moyens aux lycées, mais aussi la chargée de mission aux projets d’établissements.
49Nous disposons donc à travers ces deux enquêtes d’un matériau empirique, à la fois quantitatif et qualitatif, vaste, qui nous a amenés à mettre au cœur de notre réflexion cette question de la nature particulière des marchés scolaires.
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Notes
-
[*]
Merci à René Di Roberto et à Olivier Cousin pour leur lecture d’une première version de cet article. Les remarques et suggestions des membres du comité de rédaction de la Revue français e de s ociologie ont grandeme nt contribué à approfondir certains aspects de cet article. Merci à Lucien Karpik, Marie Duru-Bellat, Louis-André Vallet et Philippe Steiner.
- (1)Dans la suite de ce texte, et pour des raisons de lisibilité, nous utiliserons l’expression « marché scolaire » pour désigner un système dans lequel le choix de l’établissement par les familles, ou par une partie d’entre elles, produit une concurrence entre établissements.
- (2)On trouvera en Annexe les éléments empiriques concernant ces recherches.
- (3)Dans cet article, le terme « privé » désigne l’enseignement privé sous contrat. Parmi les élèves scolarisés dans un collège privé, seulement 1,1 % le sont dans un établissement hors contrat, ce qui place ce secteur de l’enseignement dans une position très marginale (Men-Dep, Repères et références statistiques, 2006, pp. 50-51).
- (4)Dans les collèges, 85 % des enseignants sont agrégés ou certifiés. Ils sont 88 % dans les lycées (Men-Dep, Repères et références statistiques, 2004, p. 243).
- (5)Cette partie repose sur la réalisation d’une s oixanta ine d’entretiens de parents d’élèves de collèges.
- (6)« C’est vrai que c’est une population un peu de ce ntre- ville [que l’on r etr ouve au collège]. C’est vrai aussi qu’il n’y a pas de cas sociaux, pas de classes populaires, pas de cas sociaux importants. C’est vrai que ça ne donne pas la même image qu’à Ravel ; la sortie de Flaubert, c’est pas ceux de Ravel. » ( mère d’enfant ayant par dérogation quitté Ravel pour Flaubert).
- (7)« J ’ai l’impress ion qu’ils sont très attentifs aux enfants, ils préviennent s’il y a un problème, ils téléphonent. Il y a une personne qui s’occupe des sixièmes, cinquièmes, elle m’a téléphoné pour me dire que mon fils était tout seul dans la cour, elle m’a demandé s’il avait des problèmes. »
- (8)« C’est vrai que dans les écoles privées, étant donné que les pare nts paient, on es t énormément derrière les enfants. Les classes sont beaucoup moins surchargées. »
- (9)« Ce qui est intéressant quand il y a un pr ojet, on le travaille e ns emble, on nous associe. »
- (10)Notons que ces jugements plus positifs pour les établissements privés ne sont pas le résultat de leur recrutement social plus aisé car « à caractéristiques sociales et profil scolaire de l’enfant comparables, les différences de représ entations et de c om porte ments entre les familles de deux secteurs persistent » (Caille, 2001, p. 32).
- (11)Famille de quatre enfants dont deux en dérogations dans un collège recours. La mère est femme de ménage, le père agent SNCF.
- (12)Famille avec un enfant en dérogation dans un collège recours, la mère est secrétaire et le père agent commercial.
- (13)Cette partie repose sur 30 entretiens avec des principaux de collèges et des proviseurs de lycée.
- (14)Cette dimension du métier est présente dans l’intégralité des entretiens des chefs d’établissement rencontrés, même si, pour certains, c’est pour la déplorer ou s’insurger contre cette évolution de leur fonction. Toutefois, il nous faut préciser que les principaux et proviseurs interrogés dirigent tous des établissements de milieu urbain insérés dans des espaces plutôt denses de concurrence.
- (15)« Je s ors infiniment moins de mon établissement que mes collègues sans doute, mais pourquoi sortir de l’établissement pour aller vendre le lycée. Est-ce qu’un établissement, il n’est pas, il ne devrait pas, être reconnu uniquement pour ses bons résultats. Avec la décentralisation, ça va être une catastrophe. »
- (16)Cette partie repose sur une enquête de terrain auprès des acteurs pertinents de l’inspection d’académie et du Conseil général de la Gir onde ( inspecteur d’académie, ins pecteur d’orientation, respons ables des se rvic es de gestion, élus à l’éducation, etc.). Nous avons par ailleurs eu accès aux archives de demandes de dérogation et aux commissions d’examen de ces demandes.
- (17)De puis la loi du 17 août 2004, la définition des secteurs de re crute ment de s collèges publics est désormais une décision du Conseil général de chaque département. Notre enquête s’est déroulée avant la mise en œuvre de cette loi.