Couverture de RFS_483

Article de revue

La résistance au darwinisme : croyances et raisonnements

Pages 587 à 607

Notes

  • (1)
    Sauf par un esprit aussi étrange que celui de Fort (1955).
  • (2)
    Ce sondage d’opinion, commandé par la Direction générale de la recher che, a été supervisé par la Direction générale presse et communication, secteur Opinion publique. Il a été ef fectué dans l’ensem ble des Éta ts qui étaient membr es de l’Union européenne en 2001 sous la coordination générale de EORG, situé à Br uxelles. Dans chaque pays, on a constitué un échantillon représentatif d’individus âgés de quinze ans et plus. Au total, 16 029 personnes ont été interrogées.
  • (3)
    L’institut de sondage Gallup analyse l’opinion publique sur ce sujet depuis 1982. Les Américains n’ont pas beaucoup changé de point de vue de puis. En 2004,35 % d’entre eux pensaient que si l’homme s’était développé pendant des millions d’années, cette évolution avait été guidée par une volonté supérieure (conformément aux thèses du dessein intelligent), tandis que 45 % af fir maient que l’homme avait été crée par Dieu, il y a moins de 10 000 ans, seuls 13 % prétendaient adhérer à des thèses évolutionnistes…
  • (4)
    Voir, par exemple, La Recherche, avril 1996,396, ou Le Nouvel observateur, janvier 2006, Hors-série.
  • (5)
    On peut développer ce point classique en consultant Denèfle (1997), Gauchet (1985), Hervieu-Léger (1986), Tschannen (1992).
  • (6)
    D e nombreux auteurs classiques ont apporté des explications à cette s ituation énigmatique parmi lesquels Smith, Weber et bien entendu Tocqueville, mais ce n’est pas ici le sujet. Pour éclaircir cette question, on peut se référer à la synthèse que Boudon (2002) en propose.
  • (7)
    Ce sondage fut réalisé entre le 23 et le 25 octobre 1997 auprès d’un échantillon de 300 adultes dont l’âge était compris entre 35 et 49 ans. Il fut publié dans Science et vie junior en janvier 1998.
  • (8)
    Cette simple constatation rend fragiles certaines considérations de Wittgenstein (1971) qui fait de l’incommensurabilité dispositionnelle l’un des traits spécifiques de la croyance religieuse.
  • (9)
    Ce n’est pas toujours le cas, comme je l’ai évoqué dans Bronner (2006).
  • (10)
    Festinger (1993) offre une illustration de sa théorie dans le très beau livre qu’il écrivit avec ses collègues Riecken et Schachter, mais dont les conclusions furent contestées par J. A. Hardyck et M. Braden : « Une nouvelle fausse prophétie : compte rendu d’une tentative infructueuse de reproduction ». On trouve la traduction intégrale de cet article dans Poitou (1974, pp. 92-101).
  • (11)
    hhttp:// www. vatican. va/ holy_father/ john_paul_ii/speeches/1992/october/documents / h f _ j p - i i _ s p e _ 1 9 9 2 1 0 3 1 _ a c c a d e m i a - scienze_fr.html.
  • (12)
    J’ai plus précisément défini cette notion dans Bronner (2003) mais, pour résumer, le marché cognitif appartient à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent vers des formes émergentes et stables (sans être réifiées) de la vie sociale. Il s’agit d’un marché car s’y échangent ce que l’on pourrait appeler des produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances, etc., qui peuvent être en état de concurrence, de monopole ou d’oligopole.
  • (13)
    C’est une forme de finalisme que l’on trouve déjà dans l’oeuvre de Teilhard de Chardin. Ce n’est sans doute pas un hasard si Anne Dambricourt-Malassé, chercheuse au CNRS, paléoanthropologue, et auteur de La légende maudite du vingtième siècle : l’erreur darwinienne (2000), dont le nom est désormais ass ocié au mini-s candale que sus cita la diffusion sur Arte du documentaire de Thomas Johnson « Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme », est secrétaire générale de la Fondation Teilhar d de Chardin. D ans ce documentaire, comme dans son livre, elle développe la thèse de « la contraction craniofaciale » qui affirme, en se fondant notamment sur l’évolution de l’os sphénoïde, que le destin de l’homme était « écrit » dès les origines.
  • (14)
    Il s’agit d’un texte public, publié par le Discovery Institute.
  • (15)
    En réalité, on distingue deux courants c hez les cr éationnistes amér icains. Les premiers, ceux de la Young Earth Creationism, considèrent que la Terre et l’univers ont été créés en 6 jours, conformément à la narration pr oposée par les 31 premiers vers ets de la G enèse. C’est, par exem ple, la position de l’Institute for Creation Research de San Diego. Les membres du second, Old Earth Cr eationis m, sont plus « modér és », ils admettent que la Terre a été créée, telle que nous la connaissons, en un temps très long. Ils supposent pour rendre cohérente leur vision biblique du monde que des millions d’années ont pu s’écouler entre le premier et le second chapitre de la Genèse.
  • (16)
    Cité dans La Recherche, avril 1996, 396, p. 37.
  • (17)
    Harr is Interactive/Financial Times Methodology : sondage réalisé auprès de 1 936 adultes en Angleterre, 2 050 adultes en France, 2 019 adultes in Allemagne, 2 011 adultes en I talie et 1 946 adultes en Espagne ( marge d’erreur 3 %).
  • (18)
    Je rem ercie ici la promotion de maîtrise de sociologie de l’université Paris-Sor bonne 2005 sans l’aide matér ielle de laquelle cette re cherche eût été beaucoup affaiblie.
  • (19)
    U n encart de quelques lignes dans Libération (19/07/2005).
  • (20)
    Blanchet et Gotman (1992).
  • (21)
    Cette mesure n’est pas sans évoquer ce que les psychologues sociaux nom ment l’analyse pr ototypique et catégor ielle qui cons iste à croiser le r ang d’apparition de l’élément et sa fréquence dans le discours et à effectuer ensuite une typologie autour d’éléments sémantiquement proches. Un classement d’éléments cognitif s peut alors être obtenu s ouligna nt le c aractère centr al de cer tains d’entre eux. Sur ce point voir Vergès (1992, 1994).
  • (22)
    Sa réalité était sans doute un avantage, un autre était que le fait était passé presque inaperçu. On ne pouvait donc pas s’attendre à ce que les interviewés connaissent la solution de cette énigme comme cela aurait pu être le cas si j’avais choisi de les faire réfléchir sur la célèbre « affaire » des papillons Biston betularia, plus connus sous le nom de « géomètres du bouleau » ou « phalène du bouleau », dont le phénotype dominant changea au XIXe siècle dans la région de Manchester. Cette constatation inspira une expérience fameuse, menée entre 1953 et 1955 par le biologiste Bernard Kettlewell, et relatée dans tous les manuels de biologie évolutive. Cette recherche fournit, pour la première fois, la preuve expérimentale de l’existence de la sélection naturelle.
  • (23)
    Il ne faut pas oublier que les interviewés pouvaient évoquer plusieurs scénarios, ce qui explique ces résultats.
  • (24)
    Par exemple : si 3 s cénarios sont évoqués par l’interviewé, on attribuera 3 points au premier, 2 au second et 1 au troisième, ce résultat sera multiplié par le nombre d’évocations du même scénar io dans la mêm e interview, on obtient ainsi le critère d’évocation pondéré.
  • (25)
    Lor sque l’inter view é ne trouvait crédible aucun des scénarios qu’il avait pu imaginer, on n’attribuait aucun point, lorsqu’il ne parvenait pas à trancher entre deux scénarios, on attribuait un demi-point à chacun.
  • (26)
    Plusieurs auteurs (par exemple, White, 1984 ; Lew icka, 1989 ; Evans, 1993) ont souligné, après les études de Simon sur la rationalité procédurale, que les individus avaient tendance à opter pour des modes résolutoires maximisant le rapport : satisfaction cognitive/ investissement en temps et énergie. C’est pour cette raison que Fiske et Taylor (1984) utilisèrent l’image de l’« avar e c ognitif » pour rendre compte de la f açon dont l’homm e ordinaire raisonne.
  • (27)
    J’ai proposé cette appellation pour ce genre de raisonnements dans Bronner (2006).
  • (28)
    C’est ce qu’annonce, par exemple, la quatrième de couverture de l’un de ses textes, L’astrologie, science du XXIe s iècle, Pa ris Éditions No 1,1988.
  • (29)
    Voir sur ce point Cuniot (1989).

1On pourrait écrire, pour pasticher une célèbre maxime, fondatrice de notre discipline, qu’en matière de connaissance, le tout est moins que la somme des parties qui le composent. Ainsi, les connaissances individuelles ne s’additionnent pas pour former ce que l’on pourrait appeler une compétence collective et partagée. La connaissance des uns n’est pas la connaissance commune. Cette banalité est particulièrement descriptive des progrès de la connaissance scientifique qui produit de nombreux énoncés que le sens commun a du mal à appréhender.

2Dans certains cas, il suffit de faire confiance au temps. L’idée selon laquelle la Terre n’est pas plate mais plutôt sphérique, par exemple, ne serait plus sérieusement discutée aujourd’hui par quiconque  [1]. Il semble que l’idée selon laquelle c’est la Terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse s’impose moins unanimement dans les esprits. Un sondage effectué dans l’Union européenne entre le 10 mai et le 15 juin 2001 révèle que 26,1 % des sondés pensent que le soleil tourne autour de la Terre et 7,1 % confessent ne pas savoir  [2]. Dans ces conditions, on peut supposer qu’un sondage sur la question de savoir si une pierre lâchée du haut du mât d’un bateau en mouvement sur la mer tombera au pied de ce mât produirait des résultats qui feraient peut-être se retourner Galilée dans sa tombe. Par ailleurs, comme le souligne Viennot (1996) dans ses travaux sur les perceptions de la physique par le sens commun, certaines réalités physiques, pourtant bien admises par la communauté scientifique, constituent de véritables supplices pour le raisonnement ordinaire. Cet auteur donne l’exemple de la célèbre équation des gaz parfaits qui impose la conception d’une simultanéité, à pression constante, des variations du volume et de la température alors que le sens commun les perçoit chronologiquement. Nos croyances les plus anodines révèlent aisément les difficultés que nous avons à concevoir certaines réalités scientifiques. Ainsi, Morel (2002, p.121) constate que des personnes cultivées, diplômées d’études supérieures, croient que les phases de la Lune sont la conséquence de l’ombre projetée par la Terre sur son satellite naturel. On pourrait multiplier les exemples, mais une question demeurera : pourquoi certains énoncés scientifiques sont-ils si difficilement acceptés par la logique ordinaire ?

3Sans prétendre répondre à une question de portée aussi générale, je m’intéresserai spécialement, dans cet article, de la théorie darwinienne qui, bien qu’elle soit régulièrement discutée, représente l’orthodoxie des sciences du vivant et qui, malgré cela, rencontre de sérieuses difficultés de réception près de 150 ans après la publication de l’Origine des espèces. C’est manifestement vrai aux États-Unis puisque selon un sondage effectué par l’institut de recherche Pew (juillet 2005), les théories de Darwin laissent une grande majorité d’États-uniens sceptiques. Plus précisément, 26 % d’entre eux seulement se déclarent convaincus par les thèses évolutionnistes. Dans ce pays, on leur préfère de beaucoup les thèses créationnistes ou celles du dessein intelligent, au point d’être favorables à son enseignement dans les écoles.

4Si l’on ajoute, aux résultats précédents, que 38 % des États-uniens interrogés souhaitent que les thèses de Darwin ne soient plus enseignées, le panorama devient franchement inquiétant  [3].

5Pour expliquer la résistance de l’opinion publique états-unienne à la théorie de Darwin, on invoque souvent l’hypothèse idéologico-religieuse, comme le fait le philosophe des sciences Michael Ruse qui a produit un livre récent (2005) sur la question. C’est assez souvent aussi le ton général et l’hypothèse explicite soutenue par les dossiers de la presse généraliste en France  [4]. C’est parce que la thèse de Darwin contredit une certaine représentation religieuse du monde qu’elle serait si mal acceptée par l’opinion publique américaine. Il faut admettre que les États-Unis ont toujours représenté l’exception la plus remarquable à la thèse classique de la sécularisation qui affirme qu’il y a un rapport inversement proportionnel entre le taux d’industrialisation et la place de la religion dans une société  [5].

6Aux États-Unis, donc, le développement industriel n’a jamais nui à la vitalité des croyances religieuses traditionnelles  [6]. Aujourd’hui, par exemple, 95 % des jeunes Américains déclarent croire en Dieu, contre 51 % des jeunes Français et 34 % des jeunes Suédois (Inglehart, Basanez et Moreno, 1998).

La théorie de Darwin malmène une certaine représentation religieuse du monde du vivant

7Si l’on en croit le sondage Gallup évoqué précédemment, près d’un Étatsunien sur deux déclare croire que Dieu a crée l’Homme il y a moins de 10 000 ans, inspiré en cela par le récit biblique (à titre de comparaison, un sondage réalisé en France par l’Ifop  [7] indique que 6 % des personnes interrogées pensent que l’Homme est apparu six jours après la formation de la Terre).

8La question de l’anthropogenèse montre donc que, sur certains sujets, il y a une concurrence hostile  [8] entre la représentation religieuse et scientifique du monde  [9].

9Il est vrai que la théorie de l’évolution de Darwin a causé un grand préjudice à la zoogonie biblique. En effet, la Bible prétend, dans la Genèse (1 : 20-30 et 2 : 7) que les animaux et l’Homme ont été créés par Dieu, chaque espèce ayant été générée séparément les unes des autres. D’une façon générale, ce texte prétend que notre Terre a été créée en six jours (Genèse 1 : 1-31) et qu’elle serait vieille de 6 000 ans. La découverte des fossiles, leur datation et, en général, les progrès de la connaissance, ces deux derniers siècles, ont rendu très incommode la vision biblique du monde qui avait prévalu pendant des centaines d’années.

10Face à ce qui semble être un démenti des faits, que peut faire le « croyant » ? D’abord, il peut abandonner sa croyance. Ce n’est pas toujours simple, mais la chose n’est pas impossible.

11Ensuite, il peut chercher à adapter sa croyance, c’est-à-dire à rendre plus « consonants »  [10] les faits et les croyances, conformément aux propositions de la théorie de Festinger (1957). À partir du XIXe siècle, parce qu’elle était affaiblie par toutes sortes de découvertes scientifiques, la vision biblique du monde a pu donner lieu à des interprétations de moins en moins littérales. À ce titre, Auzou (1973, pp. 140-141) rappelle que de nombreux savants ont tenté de sauvegarder la « vérité de la Bible ». Ceux-ci ont proposé d’interpréter les jours bibliques de la création comme la métaphore de périodes prolongées, d’époques géologiques. La Bible, pour eux, décrivait la très lente formation de l’univers, l’apparition successive des espèces, conformément à ce que la science de leur époque venait de découvrir. Ils se sont alors extasiés devant la formidable modernité et le prophétisme scientifique du texte sacré. La déclaration du pape Jean-Paul II à l’Académie pontificale des sciences le 22 octobre 1996 incite à penser que c’est une solution de ce type qui a la faveur du Vatican : il y affirmait notamment « la théorie de l’évolution est plus qu’une hypothèse » et invitait à un « dialogue confiant entre l’Église et la science »  [11].

12Enfin, le croyant peut tenter de nier tout simplement les faits. On est alors face à un exemple typique de ce que l’on peut appeler une « concurrence cognitive », en effet, sur le marché cognitif  [12] s’affrontent, pour rendre compte du même phénomène (l’existence de différentes formes de la vie et leur adaptation à l’environnement) deux propositions antithétiques : le créationnisme et le darwinisme.

13C’est cette position offensive qu’ont adoptée les créationnistes et les tenants de l’intelligent design états-uniens au cours du XXe siècle. La thèse du dessein intelligent affirme qu’une « volonté » a créé initialement les êtres vivants tels qu’on les trouve à l’état de nature. La diversité et la formidable adaptation du monde vivant à son environnement ne peuvent être, selon les défenseurs de cette théorie, le résultat d’une sélection fondée sur le hasard comme l’affirme le programme darwinien. Au contraire, selon eux, cette diversité et, surtout, cette adaptation, suggère l’idée d’un dessein initial, une voie tracée par une volonté supérieure qui se réalise peu à peu à travers l’histoire des espèces  [13].

14La théorie du dessein intelligent n’est rien d’autre qu’une reformulation du créationnisme selon lequel le Dieu biblique a créé les animaux séparément, conformément à la zoogonie de l’Ancien Testament. Le créationnisme a essuyé, en 1987, les foudres de la Cour suprême. En effet, cette institution a dû arbitrer la violation présumée de L’establishement Clause par une loi de Louisiane portant le nom de Creationism Act et qui enjoignait les professeurs de n’enseigner la théorie de l’évolution dans les écoles publiques qu’à la condition qu’ils enseignent aussi le créationnisme. La Cour suprême, par un vote majoritaire (7 voix contre 2), a considéré que cette loi, parce qu’elle favorisait une religion particulière, n’était pas acceptable d’un point de vue constitutionnel. Dès lors, les tenants du créationnisme se sont attachés à donner à leur théorie une tournure moins « biblique » et plus « scientifique », ce qui a permis l’apparition de la thèse du dessein intelligent. Celle-ci a commencé à prendre corps institutionnellement dans les années 1990, notamment avec la fondation, en 1996, du Discovery Institute de Seattle qui assume le rôle de « think tank » du dessein intelligent. Des noms de chercheurs appartenant à diverses disciplines y sont bientôt rattachés : le biochimiste Michael J. Behe, le biologiste Paul Chien, le mathématicien William Demsky ou le microbiologiste Scott Minnich. C’est au sein du Discovery Institute que se développe le CSC, Centre pour la Science et la Culture (très exactement : le centre pour le renouveau scientifique et culturel) à qui l’on doit le fameux wedge document, véritable programme de combat pour les tenants du dessein intelligent qui fixe une ligne de conduite afin d’en finir avec le darwinisme et, plus généralement, avec la représentation matérialiste du monde qu’il accuse d’être à l’origine de la décadence de la civilisation occidentale. On peut y lire par exemple : « Discréditant les conceptions traditionnelles de Dieu et de l’Homme, des penseurs comme Charles Darwin, Karl Marx et Sigmund Freud ont décrit les humains non comme des êtres moraux et spirituels, mais comme des animaux ou des machines soumis à un univers régi par des influences purement impersonnelles, dont les comportements et même les pensées sont dictés par les forces permanentes de la biologie, de la chimie et de l’environnement. Cette conception matérialiste de la réalité a essaimé dans presque tous les domaines de notre culture – de la politique et de l’économie en passant par l’art et la littérature. »  [14]. Ce texte expose sans complexe la nouvelle stratégie des créationnistes américains qui consiste à porter le débat sur le terrain de la science en étudiant « les doutes sérieux qu’autorisent les découvertes les plus récentes de la biologie, de la physique et des sciences cognitives à propos du matérialisme scientifique, permettant de défendre fermement une appréhension globalement théiste de la nature. »

15La différence entre le créationnisme et la théorie du dessein intelligent se situe plus dans la forme et les stratégies argumentatives utilisées que dans le fond, les deux défendant l’idée que l’organisation du monde, et en particulier du vivant, est la conséquence d’une volonté surnaturelle. Chassé par la porte par la Cour Suprême en 1987, le créationnisme revient donc par la fenêtre sous une forme plus acceptable du point de vue de la Constitution américaine, car sans références explicites à une religion précise. Les défenseurs de la vision biblique de l’histoire naturelle, toutes sensibilités confondues, ont globalement mobilisé deux tactiques.

16La première consiste à chercher des éléments qui pourraient confirmer définitivement la croyance. Ainsi, ceux qui veulent avoir une interprétation littérale de la Bible doivent être en mesure de montrer que la Terre sur laquelle nous vivons a été créée il y a 6 000 ans  [15]. Ce n’est pas facile. Mais certains proposent tout de même de montrer que les couches géologiques ne sont pas la conséquence d’une lente sédimentation, mais d’une inondation générale rapide (Whitcomb, 1973) : c’est un argument avantageux, dans la mesure où il conteste la méthode de datation habituelle de la géologie et où il rappelle le thème biblique du déluge. Thème encore évoqué par l’auteur de The grand canyon, a different view, un livre vendu dans toutes les librairies du parc national du Grand Canyon et qui affirme que, loin d’être le résultat de millions d’années d’érosion, ce prodige de la nature est vieux de quelques milliers d’années seulement, fruit de la colère divine qui l’a creusé par le Déluge. D’autres ont tenté, sans grand succès, des expéditions archéologiques sur le Mont Ararat en Turquie à la recherche des restes de l’arche de Noé (Thuillier, 1978). Dans le même esprit, près de Cincinnati, un « musée de la Création » (qui coûtera 25 millions de dollars) proposera, une fois sa construction achevée, une lecture créationniste d’un monde vieux de 6 000 ans.

17La seconde consiste à affaiblir les arguments de l’adversaire. Ainsi, les néo-créationnistes contestent l’invariabilité des lois de la physique ou les procédés de datation au carbone 14 (voir Krivine, 2005), par exemple. C’est cette dernière tactique qui a été mise en œuvre prioritairement lors de l’offensive néo-créationniste aux États-Unis. Mais elle s’est soldée par un échec tant scientifique que juridique. Le dernier procès en date, celui de Dover en 2005-2006, a d’ores et déjà montré la faiblesse de l’argumentation des tenants du dessein intelligent, comme l’indiquent les termes du juge John E. Jones, en charge de l’affaire : « Notre conclusion aujourd’hui est qu’il est anticonstitutionnel d’enseigner le dessein intelligent en tant qu’autre voie que celle de l’évolution dans les écoles publiques. Puisque la théorie du dessein intelligent n’est appuyée par aucune publication ni aucune donnée validée par les pairs, la science la rejette, au profit de preuves empiriques. Nous considérons que le dessein intelligent a échoué à trois niveaux : le dessein intelligent viole les règles de base de la science, centenaires, en invoquant une cause surnaturelle ; l’argument de complexité irréductible, au cœur du dessein intelligent, repose sur les mêmes arguments que la “science créationniste” des années 1980 ; les attaques du dessein intelligent vis-à-vis de l’évolution ont été réfutées par la communauté scientifique. »  [16].

18La théorie de l’évolution rencontre donc indéniablement des obstacles idéologico-religieux aux États-Unis, c’est entendu. Mais est-ce là tout ? Cette hypothèse flatte évidemment tous les stéréotypes que les Européens aiment entretenir à propos de nos voisins d’outre-Atlantique. Nous aimons parfois les voir comme des esprits immatures, incarnant tout à la fois la première puissance militaire et économique du monde et une idéologie religieuse qui nous paraît obsolète. Les discours du Président George Bush, invoquant l’axe du mal (et celui en particulier sur « l’état de l’Union » devant le Congrès en janvier 2002), la bienveillance supposée de Dieu à l’égard des États-Unis, ont été beaucoup commentés en France. Le leadership Américain, par ailleurs, attise naturellement le ressentiment et les suspicions. Les mythes du complot, comme l’a fait remarquer M. Campion-Vincent (2005), se sont transformés ces trente dernières années : ils narrent à présent des conspirations mondiales où, le plus souvent, les États-Unis jouent les premiers rôles, ce qui n’était pas le cas auparavant. C’est un des indices qui suggère que l’image de la première puissance mondiale s’est transformée et est devenue anxiogène pour de nombreuses populations. Ceci est confirmé par un sondage réalisé en août 2006  [17] auprès des populations européennes qui montre que les opinions publiques de l’Allemagne, l’Angleterre, de l’Espagne et de la France sont unanimes (seule l’Italie fait exception) à considérer que les États-Unis constituent la première menace pour la paix dans le monde, avant l’Iran ou la Chine. Ce point de vue est défendu, par exemple, par 36 % des Anglais interrogés, quand 19 % désignent l’Iran et 10 % la Chine comme puissances menaçantes. Cette image anxiogène et la stupéfaction que nous ressentons face à une certaine contestation des thèses de Darwin sont sans doute obscurément intriquées. Cependant, cette religiosité américaine, qui paraît si exotique à beaucoup de Français, constitue-t-elle une explication suffisante de leur difficulté à admettre les thèses du naturaliste Anglais ? Si c’était le cas, il serait aisé de trouver, en France, par exemple, des individus capables de produire naturellement des raisonnements « darwiniens ». Comme la suite va le montrer, ce n’est pas le cas.

De la difficulté d’être darwinien

19Si l’on réalisait une enquête pour savoir si les Français adhèrent aux thèses de Darwin, on obtiendrait sans doute des résultats assez différents de ceux du sondage américain. Il est possible d’imaginer que nos compatriotes se déclareraient plus volontiers darwiniens que leurs voisins d’outre-Atlantique, pourtant il serait sage de rester sceptique face à ces résultats. En effet, pour prendre ce genre de déclarations au sérieux, il faudrait être assuré que le sens commun conçoit clairement ce qu’être darwinien signifie, ce dont il est permis de douter.

20Pour tester cette idée, nous avons réalisé une expérimentation  [18] qui consistait à soumettre 60 individus à une situation énigmatique qui, précisément, concernait les métamorphoses du vivant.

21Cette situation réelle avait été relayée, faiblement, par la presse  [19] et était de nature à mesurer les représentations ordinaires de l’évolution biologique. L’énoncé de l’énigme était lu lentement aux sujets volontaires. En plus de cette lecture, cet énoncé était proposé sous forme écrite et l’entretien ne commençait que lorsque le sujet déclarait avoir compris parfaitement ce qui lui était demandé. Il lui était laissé ensuite tout le temps qui lui paraissait nécessaire pour proposer une ou plusieurs réponses à cette énigme.

22La grille d’entretien avait été conçue pour inciter l’interviewé à donner toutes les réponses qui lui viendraient à l’esprit, attendu que ce sujet n’impliquait pas (en particulier en France), a priori, une charge idéologique ou émotionnelle forte, de nature à susciter des problèmes d’objectivation ou de régionalisation  [20].

23Trois critères présidèrent à l’analyse de contenu de ces 60 entretiens.

24

  1. Le critère de spontanéité : il consistait à mesurer l’ordre d’apparition des scénarios dans le discours. En d’autres termes, on cherchait à voir quelles seraient les solutions qui viendraient le plus facilement à l’esprit des individus face à l’énigme.
  2. Le critère de récurrence : il consistait à mesurer le nombre d’évocations du même type de scénario dans un entretien.
  3. Le critère de crédibilité : à la fin de l’entretien, on demandait à l’interviewé celui, d’entre les scénarios qu’il avait évoqués, qui lui paraissait le plus crédible. On demandait par exemple : « Si vous aviez à parier sur l’une des solutions de l’énigme que vous avez proposées, laquelle ferait l’objet de votre mise ? »

25Ces critères furent mobilisés pour mesurer les rapports de force entre les différents discours possibles, les solutions imaginées, pour résoudre l’énigme. J’ai retenu, en outre, le critère d’évocation simple qui mesurait le nombre de fois où un scénario avait été évoqué globalement, sans tenir compte de l’ordinalité ou des récurrences dans les différents discours et un critère d’évocation pondérée qui croisait le critère de spontanéité et celui de récurrence  [21].

26La population des sujets de l’expérimentation fut échantillonnée selon deux éléments.

27

  1. Le diplôme : tous les interviewés devaient être titulaires du baccalauréat. On s’assurait ainsi qu’ils avaient tous été familiarisés avec la théorie de Darwin, à un moment ou à un autre de leur scolarité.
  2. L’âge : la règle préliminaire de cette enquête était de mettre en œuvre l’idée d’une dispersion. Pour contrôler cette dispersion autour des valeurs centrales (l’âge moyen était de 37 ans), j’ai rapporté l’intervalle interquartile à l’étendue. Le premier représentant plus de 50 % (59 %) de la seconde, on s’assurait ainsi d’éviter des phénomènes de concentration des âges.

28Cette expérimentation fut menée de novembre 2005 à janvier 2006, principalement auprès de personnes vivant en Île-de-France (N = 49), et tous en Métropole (Lorraine N = 4, Haute-Normandie N = 4, Midi-Pyrénées N = 3). Cette population était composée de 33 femmes et 27 hommes, de cadres, professions intellectuelles et supérieures (N = 14), de professions intermédiaires (N = 17), d’employés (N = 7), d’étudiants (N = 11), de chômeurs (N = 5), de retraités (N = 4), d’un agriculteur exploitant et d’une femme au foyer.

29Cette situation énigmatique, tirée d’un fait réel  [22], fut donc soumise à ces 60 personnes sous la forme suivante : « À l’état sauvage, certains éléphanteaux sont porteurs d’un gène qui prévient la formation des défenses. Les scientifiques ont constaté récemment que de plus en plus d’éléphanteaux naissaient porteurs de ce gène (ils n’auront donc pas de défenses devenus adultes). Comment expliquez cette situation ? »

30En fait, ce mystère a été révélé et résolu par le professeur Zhang Li, zoologue à l’université de Pékin, qui a mené ses recherches depuis 1999 dans une réserve naturelle dans la région du sud-ouest de Xishuangbanna, où vivent les deux tiers des éléphants d’Asie chinois (la Chine est l’une de 160 nations qui ont signé un traité en 1989 interdisant le commerce de l’ivoire et des produits d’autres animaux en voie d’extinction ou menacés de l’être).

31Les braconniers ne tuant pas les éléphants sans défenses (ceux-ci n’ont aucune valeur marchande pour eux), explique-t-il, ces mutants sont plus nombreux dans la population et le gène qui prévient la formation des défenses se propage parmi les éléphants. Alors que ce gène se trouve habituellement chez 2 à 5 % des éléphants d’Asie, on le trouve, à présent, chez 5 à 10 % de la population des éléphants Chinois. Cette « énigme », comme on le voit, peut être facilement résolue si l’on mobilise le programme darwinien.

32Cette mobilisation est pourtant, si j’en crois les résultats de l’enquête, franchement contre-intuitive. Beaucoup d’interviewés répondirent, par exemple, que les défenses des éléphants ne leur servaient plus, et que, devenues inutiles, elles tendaient à disparaître : « Normalement, scientifiquement parlant, un être vivant quand il a, que ce soit des poils, des cornes ou n’importe quoi, ça sert à quelque chose, c’est utile. Donc, quand c’est plus utile, ça change par mutation. Apparemment, les éléphants n’ont plus vraiment besoin de leurs défenses comme avant. À quoi ça servait avant. J’en ai aucune idée, peut-être pour se défendre. Là, ils peuvent vivre dans le cycle alimentaire et ils se défendent pas tout à fait, ça va. Ils peuvent avoir la nourriture tranquillement. Donc ils n’ont pas besoin de leurs défenses. On peut dire pareil, par exemple, pour les êtres humains. L’Homme était poilu avant, puis, avec le temps, comme ils ont tué les autres animaux pour leur peau, pour leur cuir, ils l’ont porté. Après, avec le temps, ils ont eu une mutation, ils n’ont plus vraiment besoin de poils. Moins de poils qu’avant, parce qu’ils n’ont plus vraiment besoin de ces poils pour se chauffer. » (extrait 1).

33Plus sophistiqués, certains raisonnements soulignèrent que les chasseurs tuent les éléphants pour leur défense d’ivoire. Dès lors, la disparition de ces défenses constituait une adaptation de l’espèce « éléphant » à l’environnement : les éléphanteaux mutaient pour se protéger de la convoitise des chasseurs : « Il y a une mutation génétique concernant les éléphants, à savoir que ça ne sert à rien d’avoir des défenses puisque de toute manière les hommes allaient les tuer et leur piquer. Donc, du coup, ils ne naissent plus avec. Mais ça influe sur la génétique, c’est la peur d’être tué […] Comme c’est un danger pour eux-mêmes, ils veulent éviter d’être plus exposés à ce danger et ainsi, en changeant le problème à sa source, ils peuvent éradiquer le danger. » (extrait 2).

34Le plus fascinant est que les interviewés, en évoquant ces scénarios, soulignaient parfois qu’ils ne faisaient qu’exprimer « une théorie darwinienne », ce fut le cas pour près de 30 % d’entre eux. Un résultat qui serait plus important encore si l’on y intégrait les entretiens où la théorie darwinienne n’est pas explicitement convoquée, mais où le vocabulaire utilisé (sélection naturelle, évolution, etc.) y fait référence.

35Ces scénarios qui semblent si attractifs pour l’esprit (les résultats de l’enquête le montrent comme nous allons le voir) ne peuvent prétendre au statut de proposition darwinienne, ils ne sont rien d’autre que les manifestations d’un lamarckisme implicite qui commande, sans que nous nous en rendions compte, notre représentation du monde du vivant et de son évolution.

36Les différentes solutions proposées à cette énigme permettent de sérier un espace logique dont les contours sont dessinés par la typologie suivante :

37Finalisme 1 : Les scénarios qui proposaient de résoudre l’énigme en invoquant la moindre fonctionnalité des défenses de l’éléphant ont été classés sous cette catégorie (voir l’extrait 1).

38Finalisme 2 : Les scénarios qui proposaient de résoudre l’énigme en invoquant une adaptation de l’espèce « éléphant » pour éviter la convoitise des chasseurs ont été classés ici (voir l’extrait 2).

39Ces deux types de « finalismes » ont été distingués parce que les scénarios qu’ils narraient étaient assez différents, et qu’ils étaient quantitativement repérables dans le discours des interviewés. Cependant, le schème mental qui les sous-tend est le même : il s’agit de supposer que les individus de cette espèce s’« adaptent » et que leur génotype varie pour que leur phénotype soit plus fonctionnel. C’est pourquoi il sera rappelé plusieurs fois que l’on peut légitimement additionner les résultats « obtenus » par ces deux finalismes pour les mesurer à ceux « obtenus », par exemple, par la position darwinienne.

40Alimentation/Environnement : Ici les interviewés expliquent la diffusion du gène qui prévient la formation des défenses par une modification de l’environnement et/ou de l’alimentation de la population des éléphants. Par exemple : « Une mutation génétique, ça peut venir d’un élément extérieur, style pollution. Peut-être que le milieu ne leur permet plus de fabriquer leurs défenses. Le gène ne peut pas fonctionner sans matière première. C’est-à-dire que les éléments ne trouvent plus la nourriture qui leur permet de fabriquer leurs défenses à cause, je sais pas, de la disparition de certains végétaux dont ils se nourrissaient, par exemple, la pollution, etc. » (extrait 3).

41Explication darwinienne : Je reviens plus bas sur ce type de réponse en en détaillant la logique.

42Le gène dominant : Les interviewés défendent l’idée que le gène qui prévient la formation des défenses est « dominant », donc il tend à se répandre dans la population des éléphants. Cette solution est un peu bancale en réalité car, si ce gène était dominant, on ne comprendrait pas pourquoi il a mis aussi longtemps à se « répandre » dans la population. Certains sujets proposent alors une solution hybridée en soulignant que ce gène est apparu récemment à cause d’une modification dans l’environnement ou l’alimentation par exemple. En réalité, cette explication ne se suffit pas à elle-même, mais elle est apparue fréquemment, ce qui justifiait qu’on l’identifie dans la typologie.

43Intervention humaine : Comme son nom l’indique, ce type d’explication considère qu’une intervention humaine est à l’origine de la situation énigmatique. Par exemple : « Ou alors, c’est peut-être les USA qui leur ont inoculé un truc, pour contrôler la contrebande. Un truc pour que les éléphants n’aient plus de défenses, pour qu’ils se fassent plus chasser… » (extrait 4).

44Autres : Comme dans toute typologie, certains récits ne correspondent pas aux types les plus fréquemment rencontrés, le type « autres » regroupe toutes les propositions marginales. Par exemple : « Comme les défenses sont un signe d’agressivité, de self-défense, d’agressivité, d’attaque, etc., et comme les éléphants sont des animaux très sociaux, ils se sont rendus compte, en fait, qu’il y avait pas mal de morts, même entre eux, dues à des accidents ou dues à des attaques impromptues entre les éléphants et bien… effectivement, si eux retirent leur défense d’éléphants, les hommes pourraient pas aussi arrêter de se battre entre eux ? Faire qu’il n’y ait plus d’armes sur la Terre pour, comme les éléphants, les hommes se tuent entre eux. Donc c’est un signe de paix, c’est la Nature qui montre exemple à l’Homme sur comment ne pas se battre. » (extrait 5).

L’attraction pour le finalisme

45Comparons, dans un premier temps, le rapport de force entre ces différents scénarios dans le discours des interviewés selon le critère de l’évocation simple (celui-ci indique le nombre de fois où tel scénario a été cité dans les différents entretiens sans tenir compte ni des récurrences, ni de l’ordre d’apparition dans le discours).

TABLEAU I.

Évocations simples des scénarios de résolution de l’énigme

TABLEAU I.
TABLEAU I. – Évocations simples des scénarios de résolution de l’énigme Finalisme 1 Finalisme 2 Alimentation/ Darwin Gêne Intervention Autre Environnement humaine Évocation des différents 33 22 28 16 8 13 7 scénarios

Évocations simples des scénarios de résolution de l’énigme

46Il est manifeste que, pour le critère d’évocation simple, le finalisme s’impose largement dans les discours alors que la solution darwinienne reste en retrait. En effet, si l’on additionne le nombre d’évocations pour les finalismes 1 et 2 on constate que ces scénarios représentent 43,3 % des évocations globales et concernent 72 % des interviewés. Le scénario darwinien, lui, représente 12,6 % seulement des évocations globales et concerne 27 % des interviewés  [23]. Ce fait est confirmé avec le critère d’évocation pondérée (qui résulte du produit de l’ordinalité et de la récurrence des scénarios)  [24]. Les rapports de force entre les différents scénarios ne changent pas si ce n’est une inversion entre les scénarios : « intervention humaine » et « autre », ce qui est relativement indifférent pour mon propos.

TABLEAU II.

Évocations pondérées des scénarios de résolution de l’énigme

TABLEAU II.
TABLEAU II. – Évocations pondérées des scénarios de résolution de l’énigme Finalisme 1 Finalisme 2 Alimentation/ Darwin Gêne Intervention Autre Environnement humaine Évocation des différents 119 65,75 69,25 47,75 13,25 17,75 20,5 scénarios

Évocations pondérées des scénarios de résolution de l’énigme

47Les différentes hypothèses finalistes s’imposent dans les discours : les interviewés les évoquent plus spontanément et y reviennent fréquemment lors de l’entretien.

48Le critère de crédibilité, en revanche, modifie le rapport de force entre les scénarios. À chaque fois que le sujet mentionnait tel ou tel scénario comme lui paraissant le plus probablement vrai, à la fin de l’entretien, on lui attribuait un point  [25]. Les résultats obtenus sont présentés dans le Tableau III.

TABLEAU III.

Le critère de crédibilité

TABLEAU III.
TABLEAU III. – Le critère de crédibilité Finalisme 1 Finalisme 2 Alimentation/ Darwin Gêne Intervention Autre Environnement humaine Évocation des différents 16,5 9,5 5,5 11 1 2 0,5 scénarios

Le critère de crédibilité

49Le plus remarquable est l’effondrement de l’hypothèse « alimentation/environnement » au profit du scénario darwinien. Ce dernier, d’ailleurs, arrive second selon ce critère de la crédibilité. Plus spectaculaires encore sont les résultats obtenus selon le critère de la crédibilité relative. En effet, dès lors qu’un scénario n’était pas évoqué, il n’avait aucune chance d’être trouvé crédible par les interviewés, puisque ceux-ci étaient contraints de choisir parmi les hypothèses qu’ils avaient pu formuler. Donc, si l’on rapporte le résultat du critère de crédibilité au nombre d’évocations simples du scénario, on obtient le critère de crédibilité relative qui est plus adéquat pour mesurer l’attractivité d’une hypothèse, une fois qu’elle a été évoquée. Les résultats de cette mesure font apparaître la domination du scénario darwinien.

TABLEAU IV.

Le critère de crédibilité relative

TABLEAU IV.
TABLEAU IV. – Le critère de crédibilité relative Finalisme 1 Finalisme 2 Alimentation/ Darwin Gêne Intervention Autre Environnement humaine Évocation des différents 0,5 0,4 0,2 0,7 0,1 0,1 0,07 scénarios

Le critère de crédibilité relative

50Tout se passe comme si, dans ce cas de figure, la vérité tendait à s’imposer à la condition que les sujets aient assez d’imagination pour la concevoir. Mais voilà, cette solution ne vient quasiment jamais spontanément à l’esprit des interviewés.

51S’ils font des efforts pour découvrir une solution darwinienne à certaines énigmes naturelles, on peut faire l’hypothèse que les individus la trouveront convaincante, dans le cas contraire (que ce soit pour des raisons idéologiques ou pour éviter un « coût cognitif »  [26] trop important) on peut s’attendre à ce qu’ils soient tentés par des résolutions finalistes que l’on pourrait dire aussi crypto-lamarckiennes parce qu’elles entretiennent un cousinage impensé avec les thèses du célèbre naturaliste français.

52Jean-Baptiste de Monet, chevalier de Lamarck, considérait avec Darwin que les espèces n’étaient pas immuables comme l’affirmait la zoogonie biblique, mais sa théorie, contrairement à celle de Darwin, admettait que les êtres évoluaient selon les lois d’une mystérieuse force vitale, contenue dans toute vie, qui orientait l’évolution biologique. L’exemple emblématique de cette théorie étant l’idée que les girafes ont de longs cous parce que la force vitale le leur a allongé en raison du fait que leur nourriture se trouve sur la cime des arbres. Cette adaptation acquise devient ensuite innée. Le milieu naturel aurait ici une influence, qui ne s’explique pas autrement que par l’intervention d’une hypothèse métaphysique : la force vitale, sur la structuration biologique des êtres. Darwin concevait, au contraire, l’évolution des espèces comme la conséquence d’un processus naturel de sélection qui permet la survie des individus les mieux adaptés. En d’autres termes, les individus ne s’adaptent pas biologiquement à leur environnement, s’ils survivent, c’est qu’ils sont, par le hasard des combinaisons génétiques, mieux adaptés que les autres. Par exemple, dans cette théorie, les girafes n’ont pas vu subitement leur cou grandir, mais le hasard a fait que certaines avaient le cou plus long que d’autres. Celles-ci avaient plus de facilité pour se nourrir et donc se reproduire. Peu à peu, ou soudainement selon les cas, l’espèce la plus adaptée a vu son génotype se répandre, tandis que l’autre l’a vu s’éteindre.

53Les résultats que j’ai présentés plus haut indiquent que nous ne sommes pas naturellement darwiniens. Nous avons d’ailleurs assez peu de chances de le devenir puisque dans certains cas nous croyons l’être déjà (en embarquant Lamarck plutôt que Darwin comme passager clandestin) ! L’enquête présentée ne révèle pas une sensibilité créationniste (l’hypothèse de l’intervention divine n’est invoquée qu’une seule fois dans les 60 entretiens, sans que l’interviewé parie sur celle-ci au niveau de la crédibilité), mais plutôt finaliste, c’est-à-dire que nous sommes disposés à croire que les mutations génétiques ne se produisent pas aléatoirement, mais tendent vers certaines fins (adaptatives en l’occurrence). Bien sûr, certains interviewés répugnent à un finalisme trop explicite : « Non, les éléphants n’ont quand même pas de conscience de classe ! » (extrait 6) mais ils s’en remettent à de mystérieuses lois de la Nature, qui ne sont pas moins métaphysiques que les propositions créationnistes. Dans les deux cas, la pensée ordinaire à beaucoup de mal à faire une place au hasard.

Le hasard, hôte indésirable de la pensée humaine : néo-créationnisme et crypto-finalisme, les deux faces d’une même pièce

54Pourquoi le darwinisme est-il si contre-intuitif et le finalisme si attractif pour l’esprit ? C’est qu’un raisonnement implicite et captieux oriente nos intuitions en matière d’adaptation du monde vivant. Si l’on reprend l’exemple des éléphants, on peut le styliser de cette façon : « Les scientifiques constatent qu’il y a de plus en plus d’éléphanteaux porteurs d’un gène qui prévient la formation des défenses. On peut en déduire qu’il y a des plus en plus d’éléphants porteurs de défenses qui donnent naissance à des éléphants sans défenses. Il se trouve que cette mutation, comme toute mutation, est très improbable en soi. On constate qu’elle est fonctionnelle puisqu’elle permet aux éléphants porteurs du gène de ne pas être abattus par les chasseurs. On peut toujours supposer que le hasard fait correspondre cette mutation et les services qu’elle rend à la population des éléphants, mais cela paraît improbable. Dès lors, il faut bien qu’il y ait une force (vitale) qui fasse correspondre l’une (mutation) à l’autre (adaptation). »

55La faiblesse de ce raisonnement vient de ce qu’il suppose implicitement la structure de la population des éléphants constante, c’est-à-dire la proportion d’éléphants géniteurs « avec défenses » comme égale à elle-même au cours du temps. Ce qui n’est pas le cas, comme on l’a compris, car si les mutations surviennent bien par hasard (la prévention de la formation des défenses ne fait pas exception à la règle), seules celles qui sont fonctionnelles vont donner un avantage aux individus qui en sont porteurs. Cet avantage peut se transformer en espérance de survie et de reproduction supérieure à la moyenne. En l’occurrence, les éléphants qui seront porteurs du gène seront moins chassés que les autres et auront donc des probabilités de chances de se reproduire plus grandes que les autres. Ce n’est donc pas tant la population des éléphanteaux qui se modifie que celle des géniteurs. Et c’est ce que ne perçoivent ni le raisonnement finaliste, ni le raisonnement néo-créationniste.

56Il y a donc un obstacle intellectuel pour devenir véritablement darwinien. Il n’y a rien d’étonnant à ce que cet « obstacle » se décline de différentes manières selon les cultures considérées. Dans nos sociétés européennes sécularisées, nous aurons une préférence pour le finalisme impensé, dans une société au sentiment religieux solide, comme la société américaine, la théorie du dessein intelligent peut être une solution à la difficulté intellectuelle que représente le darwinisme. Il s’agit d’un exemple typique de ce que la socio-logie cognitive doit tenir compte dans ses travaux, à la fois des invariants cognitifs et des variables sociales.

57Bien entendu, le débat qui oppose la thèse du dessein intelligent au darwinisme charrie de nombreux enjeux idéologiques, religieux et même politiques. Il est évident, par exemple, que les thèses néo-créationnistes sont soutenues par les conservateurs américains. Les principaux soutiens financiers et logistiques du Discovery Institute de Seattle, la famille Ahmanson, la Fondation MacLellan, le Thomas More Center ou encore Tom Monaghan, le fondateur de la chaîne Domino’s Pizzas, appartiennent incontestablement à une droite américaine très conservatrice, et il s’agit pour eux de défendre, avant tout, une ligne idéologique. Je ne veux pas sous-estimer cet aspect des choses. Je prétends seulement que, si l’on y réfléchit un instant, l’attrait pour le créationnisme se fonde sur un socle cognitif qui n’est pas si dissemblable de celui de notre finalisme implicite.

58Ainsi, si l’on dépasse le seul exemple des éléphants chinois, on voit bien que le caractère contre-intuitif du darwinisme est la conséquence d’une faute de raisonnement très fréquente qui peut être nommée : erreur de négligence de la taille de l’échantillon[27]. Il s’agit, en d’autres termes, de notre fréquente incapacité à tenir compte, dans notre appréciation d’un phénomène, du nombre d’occurrences qui ont présidé à son avènement. Cette erreur de raisonnement est d’autant plus attractive qu’elle concerne un phénomène à probabilité d’apparition faible, mais produit par un grand nombre d’occurrences. Nous avons, dès lors, l’impression qu’il est extraordinaire puisque nous ne pouvons, ou ne voulons pas, considérer la nature de la série dont il est issu.

59C’est ce type de raisonnement captieux que certains astrologues mobilisent pour faire croire que les méthodes qu’ils utilisent les rendent capables de prévoir l’avenir. Élisabeth Teissier, par exemple, affirme fréquemment qu’elle avait prévu la catastrophe de Tchernobyl  [28]. Or, le fait qu’une prédiction coïncide avec un phénomène a de quoi troubler. Cette coïncidence est présentée comme un argument en faveur de la thèse astrologique et il peut convaincre un esprit ne prenant pas garde à l’erreur de négligence de la taille de l’échantillon. En effet, comme Cicéron l’affirmait (1992, livre II, chap. XXXIX), préfigurant la célèbre remarque de Voltaire : « Les haruspices ne sont pas malchanceux au point que jamais n’arrive par hasard l’événement qu’ils ont annoncé. » En d’autres termes, même s’il est peu probable qu’une prédiction coïncide avec la réalité, cette coïncidence ne peut être évaluée qu’au regard du nombre de prédictions émises. Plus le nombre de prédictions émises est important, plus la probabilité de chances que l’une d’entre elles soit exacte l’est aussi. Aussi curieux que cela puisse paraître, cette réalité est mal perçue par l’esprit non préparé, car il focalise son attention sur l’unicité du phénomène. En l’occurrence, la prédiction de l’astrologue Teissier était issue d’un livre Votre horoscope 1986 (Éditions No 1,1985, p. 36) qui proposait des centaines de prédictions fausses dans leur immense majorité  [29]. En outre, ce « succès », si l’on fait l’effort de se rapporter au livre de Teissier, est bien fragile. En effet, contrairement à ce qu’elle a dit et écrit ultérieurement, son Horoscope 1986 n’annonçait pas tout à fait au jour près l’événement, et, ce qui était évoqué était pour le moins imprécis : « Citons pour 1986 les alentours des 9 et 22 avril (accidents dus à des gaz toxiques) » (p. 36).

60Si le « succès » de l’astrologue était rapporté à ses insuccès, il serait naturellement considéré comme relevant du hasard. À ce titre, Bélanger (2002, p. 141) mentionne une expérience éclairante menée par des Québécois depuis 1995. Chaque année, ils proposent une confrontation entre voyants officiels et sceptiques. Chaque groupe effectue des prévisions pour l’année qui vient, et le taux de réussite de chacune des équipes est comparé. Le résultat est qu’aucune différence n’est remarquable, alors que les sceptiques utilisent des moyens parfaitement aléatoires pour établir leurs prévisions. En 1997 par exemple, ils prophétisèrent qu’un tremblement de terre aurait lieu en Amérique du Sud le 23 octobre 1998. Pour se faire, ils se sont servis de trois cibles sur lesquelles ils avaient joué aux fléchettes, la première indiquait le lieu, la deuxième la date et la troisième l’événement. Or, cette prévision se révéla rigoureusement exacte.

61Il y a des coïncidences qui nous paraissent tellement extraordinaires que nous jugeons raisonnable de ne pas les attribuer au hasard. Le problème est qu’un phénomène peut être extraordinaire (car caractérisé par une probabilité faible d’apparition) et cependant le résultat du hasard, s’il est issu d’un très grand nombre d’occurrences. L’erreur de négligence de la taille de l’échantillon est, justement, une source très forte des croyances néo-créationnistes et crypto-finalistes. En effet, c’est bien le croisement de la fonctionnalité et du hasard qui paraît inadmissible au néo-créationniste (et au crypto-finaliste) : la nature est si bien faite, cela ne peut pas être le fait du hasard. À cette différence que ce n’est plus une mystérieuse cause finale qui est invoquée, mais une cause initiale. Lorsque les choses sont si bien adaptées les unes aux autres, ce ne peut être que la conséquence d’un plan, d’un dessein intelligent. Or, il est vrai que la subtilité des entremêlements du monde vivant et les durées nécessaires à l’émergence de ces entremêlements sont tout simplement inimaginables. Les très nombreux sites informatiques qui défendent les thèses du dessein intelligent mettent toujours cet argument en avant. John Rennie s’est essayé à énumérer les objections courantes faites à la théorie de l’évolution dans un article de la revue Scientific American (juillet 2002), la plus courante, explique-t-il, est la suivante : « Il est mathématiquement impossible que quelque chose d’aussi complexe qu’un œil ou qu’une bactérie ait pu apparaître par hasard. Les êtres vivants sont si compliqués qu’ils ne peuvent qu’avoir été créés par une intelligence. »

62Le sens commun n’a pas le monopole de ce type d’arguments, on le retrouve, justement, chez certains scientifiques, défenseurs de la théorie du dessein intelligent. Par exemple, Michael J. Behe (1998), biochimiste américain, co-fondateur du Discovery Institute de Seattle, considère que certains phénomènes biochimiques, comme ceux qui gouvernent le processus de la coagulation sanguine, sont trop complexes pour ne pas être le fait d’une intelligence supérieure. Le biologiste néo-zélandais Michael Denton (1993) utilise le même argument pour douter que le développement du poumon aviaire puisse être le résultat du hasard. Plus subtile, mais de la même farine, l’idée du mathématicien William Dembsky (2006), prosélyte du dessein intelligent, qui affirme, qu’en toute probabilité, la complexité de la constitution moléculaire des protéines, attendu qu’elles occupent un espace très faible des séquences polypeptidiques possibles, ne peut être que la conséquence d’une intention.

63Christian de Duve (2005), prix Nobel de médecine, montre bien comment ces raisonnements sont frappés d’une certaine cécité : il souligne que leurs auteurs ne tiennent compte que des infimes probabilités de réussite du vivant, sans voir que ces probabilités sont à rapporter au nombre vertigineux d’expériences de la nature. C’est une réalité qui ne nous est pourtant pas inaccessible puisque nous savons bien qu’il y a, presque toutes les semaines, un gagnant du gros lot au loto. Nous subodorons pourtant que les probabilités de gain sont infimes, mais nous savons aussi que le nombre de grilles validées est immense, ceci compensant cela. Cette « visibilité » n’est pas toujours de mise, dans le cas des prédictions des Tirésias d’aujourd’hui, parce que ceux-ci font tout pour cacher la taille réelle de l’échantillon duquel ils exhibent leurs « succès », dans le cas des phénomènes de la nature, parce qu’ils relèvent d’un nombre de combinaisons et d’un temps proprement inimaginables pour le sens commun, compte tenu des limites de nos sens et de la durée moyenne de nos expériences. Dès lors, nous aurons tendance à considérer certains phénomènes aléatoires comme suspects, c’est-à-dire à supposer qu’ils ne peuvent pas être que de simples coïncidences. Dès lors que l’on a révoqué en doute l’hypothèse du hasard, on ne peut qu’adhérer plus ou moins explicitement à une hypothèse métaphysique. Si l’acception efficiente de la causalité ne peut rendre compte d’un phénomène, alors il faut s’en remettre à son acception téléologique, ce qui revient à admettre qu’une entité le gouverne. La dénomination de cette entité (Dieu, une volonté supérieure, une force vitale, la Nature…) et son explicitation plus ou moins assumée dépendront des postulats représentationnels des individus. Crypto-finalisme et néo-créa-tionnisme sont, en fait, le pile et le face d’une même pièce, ils considèrent le hasard comme un hôte indésirable.

Le marché cognitif ne favorise pas toujours le vrai

64Si un clou pointu peut faire mal, on peut se croire autorisé à penser que mille clous pointus feront beaucoup plus mal. Le genre de raisonnement qui suppose une proportionnalité entre la cause et les effets n’est pas déraisonnable, il est sans doute affermi par de nombreuses confirmations empiriques, mais il nous conduit aussi à ne pas voir que le fakir n’a pas besoin de posséder des pouvoirs extraordinaires pour réaliser certains de ses exploits. Par exemple, s’allonger sur une planche de clous est d’autant plus facile que la pression exercée par chacun de ces clous est inversement proportionnelle à leur densité, donc à leur nombre. De la même façon, on pourrait croire que la vitesse d’évaporation d’une goutte d’eau sera proportionnelle à la chaleur de la plaque sur laquelle elle est déposée, c’est sans compter sur l’état sphéroïdal que cette goutte atteindra sur la plaque brûlante et qui générera une fine pellicule de vapeur qui l’isolera thermiquement, de sorte qu’elle s’évaporera moins vite qu’une goutte déposée sur une plaque moins chaude. Certains phénomènes n’obéissent pas à nos attentes parce que celles-ci sont inspirées plus ou moins implicitement par des raisonnements captieux. C’est ce qu’illustrent les difficultés que nous avons à être réellement darwiniens. Le darwinisme est régulièrement discuté, il semble qu’il laisse dans l’ombre certains phénomènes relatifs à l’adaptation et qu’il est l’objet, comme souvent les programmes dominants, de l’activité critique et saine du monde scientifique. Pour autant, il représente, jusqu’à preuve du contraire, l’orthodoxie des sciences du vivant. On peut, dès lors, être stupéfait de ce qu’il ne parvienne pas à s’imposer sur le marché cognitif de la connaissance ordinaire. Cette difficulté vient sans doute d’obstacles politiques et religieux (comme aux États-Unis), mais elle découle aussi, plus généralement, du caractère contre-intuitif du darwinisme, comme on l’a vu.

65Tout cela relève d’un paradoxe connu, mais fascinant pour tout socio-logue : celui de la coexistence d’un progrès de la connaissance humaine et d’une persistance de certaines idées fausses. L’attractivité et la pérennité de certains produits frelatés sur le marché cognitif peuvent être éclairées de bien des façons, mais il me semble qu’elles resteraient un peu obscures si l’on ne voyait qu’elles étaient soutenues par une argumentation qui tire souvent son inspiration du contexte social dans lequel elles s’expriment, mais aussi de certaines grandes pentes universelles de l’esprit.

66Cette constatation ouvre, par ailleurs, un débat plus vaste : l’autorité de la science n’est jamais autant contestée que lorsque ses conclusions contrarient ces pentes naturelles de notre esprit, et pourtant, c’est toujours là qu’elle est la plus utile.

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  • Fort C., 1955. – Le livre des damnées, Paris, Éric Losfeld Éditeur-Éditions Le terrain vague.
  • Gauchet M., 1985. – Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard.
  • Inglehart R., Basanez M., Moreno A., 1998. – Human values and beliefs : a cross-cultural sourcebook, Ann Arbor, University of Michigan Press.
  • Hervieu-Léger D., 1986. – Vers un nouveau christianisme, Paris, Le Cerf.
  • Krivine J.-P., 2005. – « La troisième croisade créationniste », Science et pseudo-sciences, 268.
  • Lewicka M., 1989. – « Toward a pragmatic perspective on cognition : does evaluative meaning influence rationality on lay inferences ? », Polish psychological bulletin, 20, pp. 267-285.
  • Morel C., 2002. – Les décisions absurdes, Paris, Gallimard.
  • Poitou J.-P., 1974. – La dissonance cognitive, Paris, Armand Colin.
  • Ruse M., 2005. – The evolution-creation struggle, Harvard, Harvard University Press.
  • Segond L., 1963. – La Sainte Bible, Genève, Édition de la Bible.
  • Thuillier P., 1978. – « L’Arche de Noé et la Science », 9, 87, pp. 258-266.
  • Tschannen O., 1992. – Les théories de la sécularisation, Genève, Droz.
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  • — 1994. – « Approche du noyau central : propriétés quantitatives et structurales » dans C. Guimelli (dir.), Structure et transformations des représentations sociales, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
  • Viennot L., 1996. – Raisonner en physique. La part du sens commun, Bruxelles, De Boeck.
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  • Wittgenstein L., 1971. – Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Paris, Gallimard.

Notes

  • (1)
    Sauf par un esprit aussi étrange que celui de Fort (1955).
  • (2)
    Ce sondage d’opinion, commandé par la Direction générale de la recher che, a été supervisé par la Direction générale presse et communication, secteur Opinion publique. Il a été ef fectué dans l’ensem ble des Éta ts qui étaient membr es de l’Union européenne en 2001 sous la coordination générale de EORG, situé à Br uxelles. Dans chaque pays, on a constitué un échantillon représentatif d’individus âgés de quinze ans et plus. Au total, 16 029 personnes ont été interrogées.
  • (3)
    L’institut de sondage Gallup analyse l’opinion publique sur ce sujet depuis 1982. Les Américains n’ont pas beaucoup changé de point de vue de puis. En 2004,35 % d’entre eux pensaient que si l’homme s’était développé pendant des millions d’années, cette évolution avait été guidée par une volonté supérieure (conformément aux thèses du dessein intelligent), tandis que 45 % af fir maient que l’homme avait été crée par Dieu, il y a moins de 10 000 ans, seuls 13 % prétendaient adhérer à des thèses évolutionnistes…
  • (4)
    Voir, par exemple, La Recherche, avril 1996,396, ou Le Nouvel observateur, janvier 2006, Hors-série.
  • (5)
    On peut développer ce point classique en consultant Denèfle (1997), Gauchet (1985), Hervieu-Léger (1986), Tschannen (1992).
  • (6)
    D e nombreux auteurs classiques ont apporté des explications à cette s ituation énigmatique parmi lesquels Smith, Weber et bien entendu Tocqueville, mais ce n’est pas ici le sujet. Pour éclaircir cette question, on peut se référer à la synthèse que Boudon (2002) en propose.
  • (7)
    Ce sondage fut réalisé entre le 23 et le 25 octobre 1997 auprès d’un échantillon de 300 adultes dont l’âge était compris entre 35 et 49 ans. Il fut publié dans Science et vie junior en janvier 1998.
  • (8)
    Cette simple constatation rend fragiles certaines considérations de Wittgenstein (1971) qui fait de l’incommensurabilité dispositionnelle l’un des traits spécifiques de la croyance religieuse.
  • (9)
    Ce n’est pas toujours le cas, comme je l’ai évoqué dans Bronner (2006).
  • (10)
    Festinger (1993) offre une illustration de sa théorie dans le très beau livre qu’il écrivit avec ses collègues Riecken et Schachter, mais dont les conclusions furent contestées par J. A. Hardyck et M. Braden : « Une nouvelle fausse prophétie : compte rendu d’une tentative infructueuse de reproduction ». On trouve la traduction intégrale de cet article dans Poitou (1974, pp. 92-101).
  • (11)
    hhttp:// www. vatican. va/ holy_father/ john_paul_ii/speeches/1992/october/documents / h f _ j p - i i _ s p e _ 1 9 9 2 1 0 3 1 _ a c c a d e m i a - scienze_fr.html.
  • (12)
    J’ai plus précisément défini cette notion dans Bronner (2003) mais, pour résumer, le marché cognitif appartient à une famille de phénomènes sociaux (à laquelle appartient aussi le marché économique) où les interactions individuelles convergent vers des formes émergentes et stables (sans être réifiées) de la vie sociale. Il s’agit d’un marché car s’y échangent ce que l’on pourrait appeler des produits cognitifs : hypothèses, croyances, connaissances, etc., qui peuvent être en état de concurrence, de monopole ou d’oligopole.
  • (13)
    C’est une forme de finalisme que l’on trouve déjà dans l’oeuvre de Teilhard de Chardin. Ce n’est sans doute pas un hasard si Anne Dambricourt-Malassé, chercheuse au CNRS, paléoanthropologue, et auteur de La légende maudite du vingtième siècle : l’erreur darwinienne (2000), dont le nom est désormais ass ocié au mini-s candale que sus cita la diffusion sur Arte du documentaire de Thomas Johnson « Homo sapiens, une nouvelle histoire de l’homme », est secrétaire générale de la Fondation Teilhar d de Chardin. D ans ce documentaire, comme dans son livre, elle développe la thèse de « la contraction craniofaciale » qui affirme, en se fondant notamment sur l’évolution de l’os sphénoïde, que le destin de l’homme était « écrit » dès les origines.
  • (14)
    Il s’agit d’un texte public, publié par le Discovery Institute.
  • (15)
    En réalité, on distingue deux courants c hez les cr éationnistes amér icains. Les premiers, ceux de la Young Earth Creationism, considèrent que la Terre et l’univers ont été créés en 6 jours, conformément à la narration pr oposée par les 31 premiers vers ets de la G enèse. C’est, par exem ple, la position de l’Institute for Creation Research de San Diego. Les membres du second, Old Earth Cr eationis m, sont plus « modér és », ils admettent que la Terre a été créée, telle que nous la connaissons, en un temps très long. Ils supposent pour rendre cohérente leur vision biblique du monde que des millions d’années ont pu s’écouler entre le premier et le second chapitre de la Genèse.
  • (16)
    Cité dans La Recherche, avril 1996, 396, p. 37.
  • (17)
    Harr is Interactive/Financial Times Methodology : sondage réalisé auprès de 1 936 adultes en Angleterre, 2 050 adultes en France, 2 019 adultes in Allemagne, 2 011 adultes en I talie et 1 946 adultes en Espagne ( marge d’erreur 3 %).
  • (18)
    Je rem ercie ici la promotion de maîtrise de sociologie de l’université Paris-Sor bonne 2005 sans l’aide matér ielle de laquelle cette re cherche eût été beaucoup affaiblie.
  • (19)
    U n encart de quelques lignes dans Libération (19/07/2005).
  • (20)
    Blanchet et Gotman (1992).
  • (21)
    Cette mesure n’est pas sans évoquer ce que les psychologues sociaux nom ment l’analyse pr ototypique et catégor ielle qui cons iste à croiser le r ang d’apparition de l’élément et sa fréquence dans le discours et à effectuer ensuite une typologie autour d’éléments sémantiquement proches. Un classement d’éléments cognitif s peut alors être obtenu s ouligna nt le c aractère centr al de cer tains d’entre eux. Sur ce point voir Vergès (1992, 1994).
  • (22)
    Sa réalité était sans doute un avantage, un autre était que le fait était passé presque inaperçu. On ne pouvait donc pas s’attendre à ce que les interviewés connaissent la solution de cette énigme comme cela aurait pu être le cas si j’avais choisi de les faire réfléchir sur la célèbre « affaire » des papillons Biston betularia, plus connus sous le nom de « géomètres du bouleau » ou « phalène du bouleau », dont le phénotype dominant changea au XIXe siècle dans la région de Manchester. Cette constatation inspira une expérience fameuse, menée entre 1953 et 1955 par le biologiste Bernard Kettlewell, et relatée dans tous les manuels de biologie évolutive. Cette recherche fournit, pour la première fois, la preuve expérimentale de l’existence de la sélection naturelle.
  • (23)
    Il ne faut pas oublier que les interviewés pouvaient évoquer plusieurs scénarios, ce qui explique ces résultats.
  • (24)
    Par exemple : si 3 s cénarios sont évoqués par l’interviewé, on attribuera 3 points au premier, 2 au second et 1 au troisième, ce résultat sera multiplié par le nombre d’évocations du même scénar io dans la mêm e interview, on obtient ainsi le critère d’évocation pondéré.
  • (25)
    Lor sque l’inter view é ne trouvait crédible aucun des scénarios qu’il avait pu imaginer, on n’attribuait aucun point, lorsqu’il ne parvenait pas à trancher entre deux scénarios, on attribuait un demi-point à chacun.
  • (26)
    Plusieurs auteurs (par exemple, White, 1984 ; Lew icka, 1989 ; Evans, 1993) ont souligné, après les études de Simon sur la rationalité procédurale, que les individus avaient tendance à opter pour des modes résolutoires maximisant le rapport : satisfaction cognitive/ investissement en temps et énergie. C’est pour cette raison que Fiske et Taylor (1984) utilisèrent l’image de l’« avar e c ognitif » pour rendre compte de la f açon dont l’homm e ordinaire raisonne.
  • (27)
    J’ai proposé cette appellation pour ce genre de raisonnements dans Bronner (2006).
  • (28)
    C’est ce qu’annonce, par exemple, la quatrième de couverture de l’un de ses textes, L’astrologie, science du XXIe s iècle, Pa ris Éditions No 1,1988.
  • (29)
    Voir sur ce point Cuniot (1989).
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