Couverture de RFS_474

Article de revue

Les progrès du raisonnable

Une évolution des valeurs en Europe de l'Ouest et aux États-Unis entre 1980 et 2000

Pages 899 à 927

Notes

  • (1)
    Pour plus de précisions sur cette enquête et pour connaître les résultats des différentes vagues, on pourra consulter, pour l’Europe, Les valeurs du temps présent (Stoetzel, 1983), le numéro 177 de la revue Futuribles (juillet-août, 2002) et, pour un focus sur les jeunes, le livre dirigé par Olivier Galland et Bernard Roudet (2005). Pour la France, les livres édités sous la direction de Hélène Riffault (1994) d’une part et de Pierre Bréchon (2000) d’autre part offrent une utile synthèse dans de nombreux domaines. Un article de Bréchon (2002) permet de situer ce dispositif international d’investigation par comparaison à d’autres.
  • (2)
    Dans une perspective proche de celle-ci, rappelons que Durkheim (1898) distingue un individualisme lié à l’utilitarisme, qui ne sait voir que l’intérêt personnel, d’un « individualisme humaniste » qui valorise, au-delà de ces intérêts égoïstes, « la qualité d’homme in abstracto ». S’appuyant à bon dr oit s ur Rousseau et Kant pour cerner les caractéristiques de cet humanisme, Durkheim insiste sur la raison pratique mais malheureusement sans toujours la distinguer nettement d’une religion de l’humanité. Or cet individualisme « humaniste » ou r ais onnable a pour tr ait essentiel de faire de l’homme une fin en soi et il s’oppose par là tout autant à un individualisme « indifférencié » ou égoïste qu’à un humanisme par altruisme ou par sainteté. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant (Doctrine de la vertu, [1797] 1994, I, I, § 11) résume parfaitement ce point de vue : « Comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, en tant que tel (homo noumenon), il doit être e stimé, non pas simplement comme moyen en vue des fins d’autrui, ni même en vue des siennes propres, [mais] en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intrinsèque absolue), par laquelle il force à son égard le respect de tous les autres êtres raisonnables de ce monde, et peut avec tout autre membre de cette espèce se mesurer et s’estimer sur un pied d’égalité. L’humanité présente en sa personne est l’objet du respect qu’il peut exiger de tout autre homme – étant entendu cependant qu’il ne doit pas non plus faire en sorte de le perdre. »
  • (3)
    Cela peut s’exprim er de bien des manièr es diff érentes s elon que dans le processus réflexif qui conduit au choix raisonnable l’accent est mis sur le sujet ou l’intersubjectivité. On peut par exemple remarquer que cette procédure pure s’accorde avec la notion de volonté générale (Rousseau, [1762] 1943) ou qu’elle est celle qui prévaut dans le cadre d’une éthique de la dis cuss ion ( Apel, 1988 ; Habermas, 1991). On peut aussi dire qu’elle revient à placer un sujet derrière un voile d’ignorance (Rawls, 1971) pour l’amener à se fonder sur des raisons neutres (Nagel, 1991) et non seulement relatives à lui. Si l’on admet que de toute façon subjectivité et intersubjectivité sont des concepts réciproques (Fichte, [1796-1797] 1984), il y a là des nuances qui peuvent être méthodologiquement importantes mais qui ne sont pas fondamentales. Dans tous les cas, le choix raisonnable reste celui d’une maxime qui est telle que chacun puisse vouloir qu’elle devienne une loi applicable à tous, autrement dit celui de l’impératif catégorique (Kant, [1785] 1994) : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. »
  • (4)
    O utr e les redr essem ents propr es à chaque pays, pour calculer des moyennes européennes chaque échantillon a été pondéré de façon à tenir compte de l’importance démographique de la population âgée de 15 ans et plus dans le pays correspondant au moment de l’enquête (Source : OCDE). Cette opération laisse inchangé le nombre total d’individus interrogés à chaque date. Ce nombre est ensuite corr igé pour tenir compte de l’évolution démographique réelle entre 1980 et 2000. La même correction a été faite pour les États-Unis. Les tailles d’é chantillon s ont alor s pour l’Europe de 13 441,14 625 et 15 494 individus à chacune des trois dates, et pour les États-Unis de 1 627,1 779 et 1 959 individus.
  • (5)
    Européens et Am éric ains jugent d’ailleurs assez positivement l’économie de marché. 66 % des Européens et 69 % des Américains affirment que les individus doivent davantage avoir la responsabilité de subvenir à leurs propres besoins plutôt que de recourir à l’État. Dans le même esprit, 76 % des Européens et 80 % des Américains considèrent que la concurrence est plutôt une bonne chose. Le capitalisme est de plus bien accepté aux États-Unis. Par exemple, 83 % des Américains pensent que la propriété privée des entreprises doit être développée, et non pas leur nationalisation. Sur la base des éléments dont nous disposons pour l’Europe, il semble qu’il en aille à peu près de même.
  • (6)
    Pour certaines questions, l’enquêté devait se positionner sur une échelle allant de 1 (jamais justifié) à 10 (toujours justifié). En général, nous commentons l’évolution de la proportion d’individus ayant répondu entre 1 et 5, donc étant plutôt défavorable à l’acte en question. Mais nos observations portent aussi sur l’évolution de la proportion d’individus répondant que cet acte n’est jamais justifié (modalité 1 uniquement).
  • (7)
    Pour les États-U nis, les WVS ne permettent pas de suivre adéquatement les autoaffiliations religieuses sur toute la période, mais d’autres sources (American National Election Studies [ANES], General Social Survey [GSS]) semblent m ontrer une relative bais se des religions protestantes principales, un maintien des religions juives ou catholiques et une certaine croissance des autres religions et sans-religion. Ces fluctuations sont cependant beaucoup moins nettes qu’en Europe et même en fin de période les sans-religion y restent beaucoup moins nombreux (sans doute aux alentours de 10 % contre 28 % en Europe).
  • (8)
    Bien que la croyance au péché continue de reculer, la conviction qu’« il y a des lignes directrices parfaitement claires pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal, quelles que soient les circonstances » a augmenté ces vingt-cinq dernières années. 27 % des Eur opé ens y croyaient en 1981, ils sont aujourd’hui 33 % (côté américain, on est passé de 37 % à 49 %). L’opinion inverse, qui veut que « le bien et le mal dépendent entièrement des circonstances » est pour sa part passée de 66 % à 60 %. Comment interpréter ces résultats ? Dire que le bien et le mal dépendent des circonstances pourrait être une manière de réserver son jugement et plaiderait pour une « éthique de la responsabilité ». À l’inverse, l’opinion qu’il y a des lignes dir ectr ices par faitem ent cla ir es renver rait plutôt à une « éthique de la conviction » où le bien et le mal sont d’ores et déjà connus et indiscutables. Mais si cette interprétation est exacte, comment expliquer le reflux de l’option « responsable » alors même que la société civile se fait plus active, en Europe comme aux États-Unis ? Il manque un faisceau de preuves pour étayer cette lecture. Peut- êtr e l’enquêté se dit- il que si tout dépendait entièrement des circonstances alors les règles de vie en société perdraient de leur caractère de généralité. Il s’en déduirait vite qu’il ne pourrait plus y avoir de règles. Or, si le citoyen se réserve le droit de juger par lui-même du bien et du mal, il ne laisse pas non plus les circonstances décider pour lui (ce qu’implique pourtant le terme « entièrement » dans la formulation de la question). Au fond, le Moderne devrait refuser de trancher entre l’option « cela dépend entièrement des circonstances » et « il y a des lignes claires quelles que soient les circonstances », ce que font 6 à 7 % des enquêtés. Tous ces é léments militent finalement en faveur d’une interprétation très prudente des réponses à cette question.
  • (9)
    La ques tion permettant d’évaluer l’adhésion au principe du salaire au mérite s’appuie sur le scénario suivant : « Il s’agit de deux secrétaires qui ont le même âge et qui font pratiquement le même travail. L’une des secrétaires découvre que sa collègue gagne 1 000 francs (150 euros) par mois de plus qu’elle. Cependant, la mieux payée des deux secrétaires est plus rapide, plus efficace, et on peut lui faire davantage confiance. À votre avis, est-il juste ou pas que l’une des secrétaires soit mieux payée que l’autre ? »
  • (10)
    On trouvera sur les sites Internet du World Values Survey ou de l’European Values Survey une première liste de centaines de livres ou d’articles scientifiques publiés sur la base de ces données.
  • (11)
    Il apparaît nettement une échelle de Guttman à deux niveaux où « l’indépendance » se trouve incluse dans « tolérance ou respect d’autrui » et « sens des responsabilités ».
  • (12)
    Voir également sur ce point l’article de O. Galland et Y. Lemel dans cette même livraison de la revue.

1Faire société suppose de s’accorder sur des valeurs. Il y a toutefois au moins deux manières d’envisager un tel accord. Il peut tout d’abord exister un consensus autour de certaines conceptions du bien au sein d’une société donnée. Dans son livre Libéralisme politique, John Rawls (1993) évoque ainsi l’existence de « consensus par recoupements » autour de certaines valeurs ou institutions, assurant d’ailleurs par ce biais une base sociale à sa théorie de la justice. Mais il peut aussi persister, comme cela s’observe dans toute société moderne, des désaccords importants et durables. L’essentiel n’est pas dans ces conditions de tout faire pour se ramener au cas précédent de partage des mêmes valeurs, mais d’accepter un pluralisme des conceptions raisonnables du bien. Autrement dit, il s’agit de reconnaître qu’autrui peut a priori être raisonnable même lorsqu’il n’a pas les mêmes valeurs. Cette attitude est en grande partie responsable du degré de cohésion sociale s’établissant malgré des différences axiologiques persistantes.

2L’étude des valeurs peut donc être menée sous différents angles. Certaines recherches (Stoetzel, 1983, p. 9) considèrent que « l’homme se donne une identité en acceptant comme principes de ses pensées et de ses actes des valeurs qui forment un ensemble cohérent ». Les valeurs renvoient à un système culturel dont il faut rendre compte, souvent dans une perspective d’inspiration durkheimienne. D’autres études entendent expliquer les principes rationnels sous-jacents dans une perspective davantage wébérienne. La perspective du raisonnable soutenue ici est différente puisqu’elle entend analyser les valeurs à partir de leur justifiabilité face aux autres. Il ne s’agit plus de voir dans une valeur une simple affirmation de soi-même ou de sa culture d’où découleraient rationnellement des actions ou des rôles, ou encore le terreau d’où émergeraient immédiatement des normes. Il s’agit de réserver un espace de discussion raisonnable qui assure la médiation entre ces valeurs et les normes, les rôles ou les actions. Dans une telle perspective, les individus ne se contentent pas d’affirmer leurs « valeurs » face aux autres comme on déclinerait son identité. Ils reconnaissent également de plus en plus la validité des raisons d’autrui, même lorsqu’ils jugent différemment d’eux – ce qui, bien sûr, ne signifie nullement que « tout est bon » et que les individus démissionnent purement et simplement de leur raison.

3Pour valider empiriquement cette hypothèse, il faut se mettre en mesure d’étudier l’acceptation par chacun d’un pluralisme des conceptions raisonnables du bien, et se demander si en cette matière des évolutions notables se sont produites. Comme les valeurs ne s’observent pas directement, c’est ici au travers de l’analyse en niveau et en évolution (sur vingt ans) d’un large ensemble contemporain d’opinions que nous rechercherons les éléments de cette validation. Nous nous centrerons sur l’Europe mais, pour faire la part de ce qui pourrait s’y avérer être singulier, les États-Unis serviront de point de comparaison. Une telle démarche implique de s’appuyer sur des sondages représentatifs permettant l’inférence à l’échelle de continents. On sait cependant qu’il est très difficile, pour ne pas dire impossible, de comparer des questions de sondages qui ne sont pas posées en termes identiques à différents moments ou en différents lieux. Les données candidates pour se prêter à un tel exercice sont alors très peu nombreuses. À vrai dire, la seule source disponible est celle du World Values Survey (WVS) (ou European Values Survey [EVS] pour la partie européenne)  [1] pour ses trois vagues de 1981,1990 et 1999.

4En analysant ces données, la principale question à laquelle il va s’agir de répondre peut se résumer assez simplement par cette alternative : est-ce que, comme nombre d’études le répètent d’une manière ou d’une autre, les évolutions axiologiques récentes traduisent l’affirmation et le développement d’un individualisme dénué de cadre ou est-ce qu’au contraire, si individualisme il y a, il ne vaut aux yeux de l’opinion et donc ne se répand que pour autant qu’il est encadré par le raisonnable ?

5Le champ d’investigation étant très large, un certain nombre de précautions méthodologiques s’imposent d’emblée. Deux écueils doivent en particulier être évités. Tout d’abord, il est bien certain que l’on ne peut se contenter de sélectionner au sein des enquêtes abordées les seuls éléments qui vont dans le sens de l’hypothèse défendue. On ne peut pas davantage tirer de vastes conclusions à partir d’un simple indice censé tout résumer. Il faut plutôt aller vers l’établissement d’un faisceau de preuves convergentes. Pour cela, après avoir explicité l’hypothèse d’un individualisme encadré par le raisonnable, nous rassemblerons l’ensemble des données en une synthèse portant aussi bien sur les consensus que les évolutions. Pour la clarté, ces données seront rangées selon les sept grands blocs thématiques que nous avons pu identifier au sein de ces enquêtes, à savoir : modes de vie, civisme, sélectivité sociale, religion, travail, famille et éducation. Nous pourrons alors en venir à une mise à l’épreuve de la théorie, permettant de montrer en quoi c’est bien la seconde branche de l’alternative posée ci-dessus qui l’emporte. La thèse d’une diffusion du raisonnable sera ainsi évaluée à l’aune de sa capacité à rendre compte des observations faites sur ces sept blocs d’opinions mais aussi de ses mérites relativement à d’autres théories misant également sur une montée débridée de l’individualisme que ce soit en termes de « libéralisme des mœurs », de post-matérialisme ou d’une modernité seule « rationnelle ».

Les limites raisonnables de l’individualisme

6Lorsqu’ils parlent d’individualisme, beaucoup d’auteurs font à juste titre référence à Tocqueville (1835-1840). Pour lui, en effet, la démocratie et l’égalité des conditions vont de pair avec un repli sur soi, c’est-à-dire « un sentiment réfléchi et paisible, qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables, et à se situer à l’écart avec sa famille et ses amis » (p. 612). Mais il peut selon Tocqueville en résulter deux formes d’individualisme bien différentes et à vrai dire opposées (Lamberti, 1986-1987). Dans celle qu’il observe aux États-Unis, ce repli individualiste ne s’accommode pas des illusions de l’autosuffisance de chacun et n’entame pas la vitalité de la société civile. L’individu n’oublie pas ses devoirs civiques. Son intérêt « bien compris » le pousse à s’intéresser aux affaires locales ou aux associations. Cet individualisme bien tempéré est donc compatible tout autant avec l’ordre que la liberté. Mais, selon une autre forme, dont Tocqueville voit poindre les dangers en France, la liberté tend à n’être plus qu’un droit et de moins en moins aussi un devoir (de participer à la vie publique). Chacun vivant retiré à l’écart devient comme « étranger à la destinée de tous les autres » et en vient vite à penser que les intérêts privés pourraient être défendus sans référence à l’ordre public. Le repli conduit cette fois à oublier les limites de la raison individuelle pour nier toute autre autorité que soi-même. Minant les vertus publiques, il finit par s’absorber dans l’égoïsme. Or, rappelle Tocqueville, la liberté de l’homme ne peut être totale. Elle ne peut se concevoir comme une indépendance absolue, sauf à courir le risque de l’anarchie ou du despotisme. Il y a donc d’un côté un individualisme dans les limites de la simple raison, autrement dit tirant sa légitimité du raisonnable, et de l’autre un individualisme oublieux de ces limites.

7Pour approfondir cette distinction, remarquons que si valoriser l’individu, c’est affirmer la valeur du moi, l’individualité devient la mesure de toute chose. Si au contraire valoriser l’individu, c’est affirmer que nous sommes à l’origine des évaluations, cela revient à tenir compte de la subjectivité de chacun pour parvenir à un jugement commun. Dans le premier cas, l’évaluation s’appuie sur le simple fait d’être singulier, et elle procède de l’indépendance de l’individu; dans le second, elle est librement établie en prenant pour fondement la reconnaissance d’une commune humanité. Elle procède de l’autonomie d’un sujet. Dans le premier cas, l’individualisme est indifférencié ou dénué de cadre, alors que dans le second il est encadré par le raisonnable  [2].

8Prenons un exemple pour mesurer tout ce qui sépare un individualisme indifférencié de ce qui est le fait d’un sujet autonome (= libre co-auteur du cadre normatif qui s’applique à lui) et qui, en tant que tel, ne s’exprime que sous les auspices du raisonnable. Soit une cantine. Selon la conception qui fait de la tradition ou du charisme la source de la légitimité, il revient au chef (cuisinier) d’imposer le menu à tous, et les goûts de chacun n’entrent pas en ligne de compte. L’entrée dans la modernité exige de sortir de cette soumission. Avec le raisonnable pour cadre, il importe avant toute chose de reconnaître que chacun a voix au chapitre pour fixer le menu. Il y aura débat avec le cuisinier pour décider de ce que chacun mangera. Avec un individualisme indifférencié, l’essentiel est de passer du plat unique au menu à la carte. Chacun décidera de son repas en fonction de ses goûts, et se singularisera par cet acte même. Remarquons tout d’abord que, dans la mesure où sous un aspect simplement factuel les hommes ont des goûts différents et où rien d’autre n’entre en ligne de compte pour déterminer le repas (par exemple il est possible sans aucun problème de satisfaire les goûts de chacun), le raisonnable se décline en un simple individualisme. Mais le raisonnable et l’individualisme indifférencié se heurtent dès lors qu’il n’est plus possible de réaliser sans autre forme de procès les désirs de chacun (c’est-à-dire dans les circonstances ordinaires de la vie). La solution raisonnable impose alors de décider des désirs qui ne seront pas satisfaits à partir d’une discussion où chacun accepte de limiter ses prétentions au nom de principes adaptés à la situation (ces principes sont généraux et jugés pertinents pour la situation donnée) et acceptables par tous ceux qui sont concernés par le repas (ces principes sont universels). Autrement dit, il faut ici rechercher un menu raisonnable (puisque la raison est le pouvoir des principes). L’individualisme sort tout à fait de ce cadre raisonnable dès lors que l’individu n’accepte pas de limiter ses désirs et exige qu’on lui serve ce qu’il veut, ce qui correspond exactement à ses goûts, même au détriment des autres. Cette volonté devient déraisonnable puisqu’elle se moque de ce que les autres recevront dans leur assiette, et de fait elle sera rejetée par les autres d’après le principe d’égal respect (ou principe d’universalité).

9Comme on le voit, l’individualiste déraisonnable reste rationnel. En cherchant à servir au mieux son intérêt ou ses valeurs, il optimise un bien. Cela peut d’ailleurs se transmuter en altruisme si l’individu cherche à servir au mieux un autre ou un ensemble d’autres en particulier. La logique reste celle d’un individu qui suit sa nature. Mais dès lors que tout n’est pas possible, chacun doit renoncer à maximiser sa fonction d’utilité, comme le dirait un économiste, et l’attitude raisonnable consiste à chercher en priorité l’accord de tous autour d’une règle applicable à tous parce que respectant l’égale liberté de chacun. Au travers de ce choix, l’acteur accorde la priorité au juste sur le bien et son opinion ou sa manière d’agir se prête à un accord unanime (Forsé et Parodi, 2004). La perspective du raisonnable est donc fondée sur la reconnaissance qu’autrui (un autrui quelconque ou généralisé et non un autre en particulier) est également un être libre et raisonnable avec lequel il est possible de s’accorder sur des principes de vie commune justifiés aux yeux de tous parce que ne niant pas l’égale liberté de chacun (Rawls, 1971). Elle est motivée par la volonté de faire société  [3].

10Puisque cette perspective est intrinsèquement liée au libéralisme moral (qui par définition ne cherche pas au nom d’une conception du bien à réduire le pluralisme des conceptions raisonnables du bien au sein d’une société), on peut aussi, si on le souhaite, mettre l’accent sur ce libéralisme. À condition de ne pas faire encore une fois de contresens sur cette notion. Le libéralisme moral ne prône pas la liberté par le rejet des règles. Il ne dit pas dans le domaine des mœurs et sur un nombre croissant de sujets : « fais ce que tu veux ». Ou plutôt il ne le dit que dans un cadre raisonnable, ce qui l’amène à préciser : « fais ce que tu veux dans la mesure où tu pourrais en rendre raison, où tu pourrais justifier ton acte face à un autrui quelconque ». Bref, en tant que raisonnable, le libéralisme moral est attaché à la liberté et aux règles qui la défendent.

11Selon cette orientation et sous l’angle des évolutions, seul un individualisme qui demeure dans un cadre raisonnable se développe. Et il se développe du fait des différences de conceptions du bien. L’épanouissement de l’individu n’est encouragé que dans la limite de l’épanouissement des autres individus. La pierre angulaire du changement porte avant tout sur cette limite raisonnable qui, en s’affinant, autorise l’expression des différences. Il y a alors progrès du raisonnable, c’est du moins l’hypothèse que nous chercherons ici à mettre à l’épreuve.

12Il est vrai que ce modèle place un phénomène (l’individualisme) dans la dépendance d’un autre (le raisonnable). Pour le tester, il ne s’agira donc plus de repérer seulement un mouvement de l’opinion, mais également une hiérarchisation de cette opinion. Ce n’est cependant qu’à partir d’un tel point de vue qu’il est possible d’abandonner les interprétations selon lesquelles une opinion qui n’est pas égoïste serait forcément altruiste, ou une opinion qui n’est pas individualiste serait forcément collectiviste ou communautariste. Tout l’enjeu est au contraire de repérer que les enquêtés ne sont pas enfermés dans ces choix binaires et qu’ils arrivent à dépasser ces alternatives restrictives en reconnaissant autrui sans pour autant s’oublier, autrement dit en cherchant une solution raisonnable pour tous. Ils ne parlent ainsi ni en égoïstes ni en altruistes, ni en individualistes ni en communautaristes, mais en citoyens.

Synthèse des valeurs communes et des tendances de l’opinion

13Pour valider ce modèle, comme nous le disions, seule l’enquête World Values Survey (et sa partie European Values Survey) est réellement adaptée, notamment pour ce qui a trait aux évolutions. Nous sommes néanmoins contraints de ne conserver que les éléments communs aux trois vagues (1981, 1990,1999) de cette enquête. Pour ce qui est de l’Europe, la liste des dix pays représentés est alors la suivante  [4] : France, Allemagne, Royaume-Uni, Irlande, Belgique, Hollande, Italie, Espagne, Danemark et Suède. Même si aujourd’hui davantage de pays figurent dans cette base, puisqu’il s’agira de comparer, nous ne pourrons pas aller au-delà de cette liste. Observons qu’il s’agit tout de même des principaux pays de l’Europe de l’Ouest et de ses grandes aires géographiques. Le questionnaire a subi des évolutions et à chaque date il n’est pas forcément totalement identique en Europe et aux États-Unis. Toujours pour autoriser la comparaison, nous nous restreindrons donc à l’étude des seules questions posées aux trois dates et simultanément aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. C’est donc à l’intérieur de ces limites que nous nous livrerons à un compte rendu des questions restantes, rassemblées selon sept grandes dimensions énumérées plus haut.

14Toutefois, comme le questionnaire est plus riche en 1999 (étendu à 2000 aux États-Unis), on peut esquisser une synthèse des grands domaines de consensus sur la base des opinions les plus récentes. Ceci permet d’ailleurs de prendre ici en compte un bloc thématique supplémentaire et qui concerne la démocratie. Avec les restrictions qui viennent d’être posées, l’étude des évolutions entre 1980 et 2000 sera abordée dans le même temps pour tous les autres blocs thématiques. Il aurait sans doute été utile d’examiner également la diversité et la convergence des opinions. Mais, outre le fait que cela allongerait bien au-delà des limites courantes la longueur de cet article, il faut souligner que la comparaison entre Europe et États-Unis serait ici assez artificielle puisque, s’il s’agit de nations en Europe, nous ne disposons aux États-Unis que d’un découpage en grandes régions géographiques. Nous nous en tiendrons donc sur ce point à une brève synthèse (présentée en Annexe) des disparités et convergences entre nations européennes.

15Pour repérer les valeurs qui font l’objet d’un large consensus, nous avons retenu les réponses qui ont rassemblé les suffrages des quatre cinquièmes des enquêtés ou, plus modestement, des deux tiers. Dans le premier cas, nous parlerons de forte majorité et, dans le second, de large majorité. Nous disposerons ainsi d’une première photographie, prise en 1999 ou 2000, des valeurs communes des Européens, et de leurs différences éventuelles avec celles des Américains.

16Pour étudier les évolutions moyennes en Europe ou aux États-Unis sur la période 1980-2000, nous avons classé les opinions en quatre types de tendances : tout d’abord, les opinions en hausse de plus de 5 % au cours de ces vingt années ; et, inversement, celles en baisse de plus de 5 % ; puis celles qui sont au contraire stables à l’intérieur d’une plage de 5 % ; et, enfin, celles qui n’entrent dans aucune de ces trois catégories, et sont donc instables. Le choix d’un seuil de 5 % nous a semblé acceptable pour deux raisons. Tout d’abord, il est souhaitable que ce seuil soit au-dessus d’un seuil habituel de variation statistiquement significatif, ce qui est bien le cas ici. Par ailleurs, il s’est a posteriori révélé avoir l’avantage de répartir dans des proportions à peu près identiques l’ensemble des opinions. Il constitue donc un bon critère pour distinguer les groupes de tendances que nous allons à présent aborder. 0 – Démocratie : un très net soutien. De part et d’autre de l’Atlantique, plus de 80 % des enquêtés jugent que la démocratie est une bonne ou très bonne chose ; une forte majorité considère qu’il s’agit du meilleur des systèmes politiques possibles. L’opinion qu’il serait bon que l’armée dirige le pays fait au contraire l’objet d’un rejet massif. Dans le même registre, plus des deux tiers des enquêtés considèrent comme une mauvaise ou une très mauvaise chose d’avoir à la tête du pays un homme fort qui n’aurait à se préoccuper ni du parlement, ni des élections.

17Un large consensus – 86 % des Européens et 75 % des Américains – se dégage également autour de l’idée qu’il faut réformer la société, et non pas la changer radicalement ou la conserver simplement en l’état. En fait, Européens et Américains estiment dans une large mesure que les droits de l’homme sont plutôt bien respectés dans leur pays et, sur un plan plus matériel, ils estiment également que, dans une démocratie, le système économique fonctionne plutôt bien  [5].

181 – Modes de vie : la valorisation de la liberté. Au cours des deux dernières décennies, le sentiment de contrôler la manière dont sa vie se déroule et la satisfaction à l’égard de la vie menée ont augmenté en Europe, même si ces opinions n’ont pas atteint les niveaux américains. L’exercice de la liberté est donc en hausse et tend à s’affermir dans les esprits. L’idée que les gens font ce qu’ils veulent du moment qu’ils ne dérangent pas l’ordre public est en progression. Toutefois, s’il est vrai que de plus en plus d’Européens affirment que ce serait une bonne chose d’insister davantage sur l’épanouissement de l’individu, le consensus était déjà très fort en 1981 et en conséquence la progression est plutôt faible. Cette opinion est soutenue par 81 % des enquêtés en 1981,86 % en 1990 et toujours 86 % en 1999.

19On est loin néanmoins d’observer une simple croissance de la « permissivité ». Reconnaître que l’individu est juge de son bonheur ne le met pas à l’abri de toute critique. Ses concitoyens peuvent au contraire juger ses jugements (c’est-à-dire les critiquer), exprimer leur désaccord et demander des explications, voire des justifications. Les évolutions des opinions sur le suicide et le mensonge vont en ce sens. Un double mouvement doit être constaté. D’un côté, une forte majorité d’Européens continue de trouver le suicide plutôt injustifié. Mais, d’un autre, l’opinion tranchée que le suicide n’est jamais justifié a diminué sur la période  [6]. D’un côté, donc, l’acceptation grandissante que l’individu est juge. De l’autre, l’opinion exprimée par les Européens que celui qui juge qu’il doit se supprimer se trompe sur lui-même. Bref, si l’individu est juge, les Européens ne s’interdisent pas de penser que celui-ci devrait reconsidérer son jugement. Il en va de même pour le mensonge. Les Européens continuent de trouver plutôt injustifié de mentir pour défendre son intérêt personnel, mais cette condamnation est moins ferme puisque la part des Européens estimant que le mensonge est toujours injustifié a diminué. C’est dire, vraisemblablement, qu’il n’est pas exclu a priori de mentir. Il revient à chacun d’en décider, mais il convient néanmoins de bien décider, en n’oubliant pas que le mensonge est en général un acte irrespectueux d’autrui. Les mêmes tendances s’observent aux États-Unis, à des niveaux relativement similaires.

202 – Civisme : des sociétés respectueuses des règles et méfiantes à l’égard du personnel politique. Les Européens et les Américains continuent d’insister sur la nécessité et le respect de règles collectives, bref sur l’esprit civique. Les profiteurs sont toujours aussi clairement condamnés en 1999 qu’en 1981. Aujourd’hui encore, une forte majorité trouve plutôt injustifié de demander des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit, de tricher sur sa déclaration d’impôt ou d’accepter un pot-de-vin dans l’exercice de ses fonctions. Une large majorité fait d’ailleurs confiance à la police pour assurer l’ordre et la sécurité intérieure, et se déclare prête à aider la justice si elle dispose d’informations. Une part toujours aussi importante d’Européens réprouve le fait de réclamer des indemnités au-delà de ce à quoi on a droit ; toutefois, cette réprobation apparaît moins ferme car ils sont également plus nombreux à considérer que ce comportement n’est pas toujours injustifié. Bref, sur ce point, on ne peut que constater une certaine ambivalence. Aux États-Unis, la tendance est même légèrement à la baisse. Il reste que dans l’ensemble, et contrairement à ce que l’on entend dire sur la montée de la permissivité voire même d’un certain laxisme, le non-respect des règles est toujours clairement condamné. On le voit encore au fait que depuis 1981 à peu près la même proportion d’Européens (85 %) trouve injustifié de voler une voiture pour faire un tour avec.

21En Europe, la part de ceux qui affirment parler fréquemment ou occasionnellement de politique demeure remarquablement stable sur la période, tandis qu’aux États-Unis l’intérêt pour la politique et le fait de discuter politique entre amis ont plutôt augmenté. Dans la mesure où l’implication politique était déjà plus haute aux États-Unis en 1981, l’écart avec l’Europe s’est donc encore accrû. Néanmoins, la participation aux associations et à la culture protestataire est en hausse en Europe (l’adhésion à au moins une association augmente également aux États-Unis). L’appartenance à des associations culturelles, en faveur du tiers-monde ou défendant les droits de l’homme ou encore à des mouvements de défense de l’environnement est en expansion. De même la participation à des actions collectives à l’échelle de la commune sur des sujets comme la pauvreté, l’emploi, le logement ou l’égalité raciale se répand. De plus en plus d’Européens déclarent avoir participé à des manifestations ou à des boycotts, ou se disent prêts à le faire. Il en va de même pour ce qui est de signer des pétitions : de plus en plus déclarent l’avoir déjà fait (aux États-Unis, il sont 81 % en 1999), au point que la part de ceux qui se disent être prêts à le faire mais ne pas l’avoir encore fait diminue légèrement. À l’inverse, s’il y a toujours aussi peu d’Européens à avoir occupé des bureaux ou des usines en signe de protestation ou à avoir pris part à une grève sauvage, ils sont aujourd’hui plus nombreux à l’envisager. En somme, les pratiques protestataires se développent, même si elles ne forment pas encore de larges consensus.

22La vitalité d’une société civile se mesure également à l’aune du niveau de confiance qu’ont les individus les uns envers les autres. En Europe, ce niveau apparaît stable sur toute la période. Et il est nettement inférieur à celui constaté aux États-Unis. En gros, un tiers des Européens et la moitié des Américains se disent a priori confiants envers leurs concitoyens. Toutefois, l’enquête WVS fait état d’une baisse de confiance en 2000 aux États-Unis (le niveau chutant à 36 %). Ce résultat doit être pris avec circonspection car, d’une part, l’enquête International Social Survey Programme (ISSP) de 1998 ne fait au contraire état d’aucune chute et, d’autre part, une question supplémentaire dans WVS 2000 permet d’en atténuer la portée : 62 % des Américains estiment que si quelqu’un a l’occasion de profiter d’une situation à leur encontre, il n’en abusera pas et agira justement.

23Si l’esprit civique est toujours vivace, en retour la méfiance à l’égard du personnel politique et la désaffection à l’égard des formes politiques traditionnelles se sont renforcées. Les citoyens n’entendent pas déléguer sans droit de regard, ils ne signent pas de blancs-seings aux dirigeants politiques. Ainsi la confiance dans le parlement a tendance à diminuer. Ceci est également vrai aux États-Unis où l’on se défie d’ailleurs aussi largement de la presse et de la télévision. Mais, tandis que l’appartenance à un parti politique est en baisse en Europe, elle se répand aux États-Unis. Un tel résultat est cohérent avec les évolutions constatées précédemment à propos des discussions politiques et de l’intérêt pour la politique en général. Enfin, la faible confiance à l’égard des syndicats se maintient, mais alors que l’appartenance à un syndicat baisse en Europe, elle connaît des fluctuations aux États-Unis.

243 – Sélectivité sociale : une défense des critères universalistes. Interrogés sur les types de voisins qu’ils n’aimeraient pas avoir, Européens et Américains se montrent en général assez ouverts. Une forte majorité défend un critère universaliste en refusant de rejeter pour voisin ceux qui sont d’une autre race, les étrangers, les immigrants, les musulmans, les juifs ou les homosexuels. Et l’on n’observe pas d’évolution notable sur ce point.

25On constate également une forte tolérance à l’égard des familles élargies ou des personnes atteintes du sida et une large tolérance à l’égard des gens d’extrême gauche et des personnes émotionnellement instables. Le rejet des personnes d’extrême gauche est stable (environ 32 %), en revanche de plus en plus d’Européens n’aimeraient pas avoir pour voisin une personne d’extrême droite (29 % en 1981 et 44 % aujourd’hui). La montée de l’extrême droite dans plusieurs pays européens y est sans doute pour quelque chose.

26Une proportion croissante d’Européens ne souhaiterait pas avoir pour voisin une personne ayant un casier judiciaire ou émotionnellement instable. On peut supposer qu’ils expriment simplement là le désir de ne pas être dérangés ou inquiétés. En même temps, il est délicat de brosser une tendance générale dans la mesure où le rejet des voisins portés à la boisson apparaît plus instable mais à un niveau déjà particulièrement élevé (un Européen sur deux). Aux États-Unis, les tendances ne sont pas plus claires. Le rejet des personnes émotionnellement instables et de celles ayant un casier a également augmenté, mais les autres formes de rejet sont restées stables. Certains types de voisins, introduits dans le questionnaire de 1990, font apparaître une baisse : les individus atteints par le sida, les usagers de drogues et les homosexuels.

274 – Religion : confiance et foi américaine, méfiance et scepticisme européen. La religion n’occupe pas la même place de part et d’autre de l’Atlantique. 83 % des Américains affirment que la religion joue un rôle important ou très important dans leur vie, alors que cela n’est vrai que pour 46 % des Européens. On connaît la thèse de Tocqueville : les Américains sont attachés à la religion car, contrairement à ce qui s’est passé en Europe, ils n’ont pas été confrontés à une Église monopolistique et ont toujours eu le choix entre de nombreuses Églises. Son interprétation demeure pertinente car, manifestement, lorsqu’on leur parle de religion, les Européens entendent plutôt l’institution et les Américains la foi personnelle.

28La sécularisation se poursuit en tous cas indéniablement en Europe, même si plus lentement en fin de période. 67 % des Européens se définissaient en 1981 comme des personnes religieuses ; en 1999, ils n’étaient plus que 60 %. Entre ces deux dates, de moins en moins se disent catholiques (de 54 % à 48 %) ou protestantes (de 30 % à 23 %), et de plus en plus affirment au contraire n’appartenir à aucune religion (de 15 % à 28 %). Ils sont également moins nombreux à être membre d’une association religieuse. Aux États-Unis  [7], le fait de se sentir religieux se maintient à un haut niveau (82 %) et l’appartenance à une association religieuse est instable.

29L’éventuelle confusion entre religion et politique inquiète une large majorité d’Européens. Ils ne veulent pas que les responsables religieux influencent les gens pour les élections, ni qu’ils influencent les gouvernements. Une large majorité d’entre eux rejettent l’idée que les hommes politiques qui ne croient pas en Dieu ne conviendraient pas pour des fonctions publiques. De telles mises en garde ne trouvent aucun écho en Amérique où, pour les mêmes questions, aucun consensus ne se dégage. Une large majorité d’Américains font d’ailleurs plutôt confiance aux Églises.

30Ce contraste s’accompagne du fait que l’on assiste plus particulièrement en Europe au déclin de l’institution religieuse et de son magistère. La méfiance à l’égard de l’Église ou des Églises continue d’augmenter. En particulier, les réponses apportées par l’Église aux problèmes familiaux apparaissent de plus en plus inadaptées. Toutefois, l’opinion que l’Église répond aux problèmes moraux est stable ; et l’opinion que l’Église répond aux besoins spirituels légèrement instable (56 %/62 %/60 %). Aux États-Unis, cet ensemble de questions révèle un recul un peu moins net des attentes à l’égard des Églises. Les Américains affirment moins qu’avant qu’elles sont susceptibles de répondre à leurs problèmes moraux, familiaux, sociaux ou même à leurs besoins spirituels, mais une large majorité continue tout de même d’adhérer à cette dernière idée.

31Côté croyances, on observe un maintien relatif pour certaines d’entre elles. Les croyances au paradis et en une vie après la mort se sont maintenues en Europe ; la croyance en l’enfer est plutôt fluctuante tandis que la croyance au péché  [8] a plutôt diminué. Aux États-Unis, toutes ces croyances sont largement partagées par l’ensemble de la population et elles ne varient guère – si ce n’est la croyance en l’enfer qui fluctue légèrement, comme en Europe, mais à un niveau largement supérieur. Une forte majorité d’Américains croit ainsi en Dieu (94 %), en l’âme (94 %) ou au paradis (84 %) ; ils croient également assez largement en une vie après la mort (75 %) et à l’existence de l’enfer (71 %). Les Européens sont nettement plus sceptiques (les taux de ceux qui ne savent pas répondre sont nettement plus élevés) ou même n’y croient pas du tout : 70 % croient en Dieu (ce pourcentage ayant diminué avec un fléchissement en fin de période), 40 % au paradis, 27 % à l’enfer, 45 % à une vie après la mort.

32En somme, à la différence des États-Unis, on observe bien en Europe un retrait de la religion et du religieux, notamment si l’on entend par là l’adhésion à une institution et à ses dogmes. En retour, un sentiment religieux plus diffus ou moins strictement subordonné à l’ensemble des prescriptions d’une institution se maintient. Les spécialistes parlent d’une religion plus personnelle ou « à la carte » ou davantage identitaire. Ainsi la part des Européens qui affirment prendre un moment pour prier, pour méditer ou pour une contemplation ou quelque chose de similaire, n’a pas évolué. La proportion de ceux qui déclarent que Dieu est plutôt important dans leur vie ou que la religion apporte force et réconfort ne varie guère non plus. Enfin, les Européens restent attachés aux cérémonies religieuses liées aux principaux moments de la vie puisqu’une large majorité d’entre eux juge qu’il est important d’en bénéficier lors de la naissance, du mariage ou du décès.

335 – Travail : accroissement des aspirations à l’autonomie. Une forte majorité des enquêtés juge que le travail est important ou très important dans leur vie. Les Américains et les Européens se distinguent néanmoins pour ce qui regarde leurs attentes en matière de travail. En général, les premiers apparaissent plus exigeants et insistent plus sur leur implication au travail. 89 % des Américains et 77 % des Européens considèrent qu’il est important que le travail permette de bien gagner sa vie. Le consensus est ici assez large et c’est probablement la différence de degré d’implication qui explique l’écart des attentes salariales. Même si le principe du salaire au mérite  [9] est largement acquis des deux côtés de l’Atlantique, il l’est plus massivement aux États-Unis. En outre, 84 % des Américains jugent important que leur travail leur donne le sentiment de réussir quelque chose tandis que seuls 57 % des Européens approuvent cette idée. Dans le même registre, 81 % des Américains insistent sur le fait que leur travail doit être intéressant alors que seulement 66 % des Européens les suivent sur ce point. Enfin, les Américains se soucient légèrement plus de la sécurité de l’emploi face au risque du chômage (72 %, à comparer à 64 % en Europe). En revanche, 68 % des Européens affirment que pour développer pleinement ses capacités, il faut avoir un travail, alors qu’aux États-Unis cette opinion ne recueille que 48 % des suffrages.

34À l’évidence, les Européens attendent plus de leur travail aujourd’hui qu’il y a vingt ans. Parmi une liste de traits susceptibles de définir un « bon » travail, ils en ont cité davantage en 1999 qu’en 1981. Et ils sont devenus plus exigeants dans la plupart des domaines abordés, qu’il s’agisse des rémunérations, des perspectives de carrières, de l’épanouissement personnel ou des conditions de travail. Par exemple, ils affirment plus souvent qu’un « bon » travail doit permettre de bien gagner sa vie (+ 13 %), mais aussi qu’il doit permettre de rencontrer des gens (+ 9 %) ou qu’il doit y régner une bonne ambiance (+ 8 %).

35En fait, les Européens revendiquent surtout de plus en plus une autonomie au travail. À la question de savoir si l’on doit suivre les instructions de ses supérieurs même si l’on n’est pas d’accord, seuls 21 % des Européens déclaraient en 1981 qu’ils voulaient être d’abord convaincus. En 1999, ils étaient 34 %. Le principe selon lequel il faut rémunérer les gens selon leurs mérites est également en hausse en Europe. Aux États-Unis, ces évolutions sont relativement similaires, à ceci près que les niveaux d’exigences y sont depuis longtemps plus élevés.

366 – Famille : la valorisation d’une vie familiale respectueuse d’une liberté d’évaluer de chacun. Les enquêtés sont quasi unanimes pour affirmer que la famille occupe une place très importante dans leur vie ; ils sont également quasi unanimes à souhaiter que l’on attache davantage d’importance à la vie familiale. Il ne s’agit plus cependant de la famille au sens traditionnel. On le voit au fait que de moins en moins d’Européens attendent de l’Église des réponses aux problèmes familiaux ou que le divorce est de plus en plus accepté. Les traits jugés importants pour qu’un mariage soit réussi sont également bouleversés. Les facteurs valorisant les aspects matériels et sociaux, au détriment des aspects sentimentaux, sont en net recul. De moins en moins d’Européens retiennent comme traits importants le fait d’avoir un revenu convenable, d’appartenir à un même milieu social, d’avoir de bonnes conditions de logement ou de partager les mêmes convictions religieuses. En Europe, lorsque ces questions ont été posées, la fidélité, le respect mutuel et la tolérance au sein du couple sont jugés essentiels à la réussite du couple et sont fortement valorisés. On repère ainsi les conséquences des mutations de l’institution familiale. Le modèle qui fait du mariage un lien indéfectible et de l’adultère le moyen de nouer d’autres liens sentimentaux est remis en cause par un modèle « romantique » en vertu duquel le lien matrimonial se doit surtout de fidèlement refléter l’attachement sentimental de l’un envers l’autre. Ce lien est alors plus précaire et c’est peut-être ce qui explique que le fait de pouvoir discuter des problèmes entre conjoints est considéré comme un facteur important si l’on souhaite aller à l’encontre de cette précarité. En revanche, pour une large majorité d’Européens, les divergences politiques au sein du couple n’apparaissent pas comme un problème de premier ordre.

37La famille moderne peine cependant à trouver sa « formule », si tant est qu’elle doive en avoir une. Ainsi, l’opinion que le mariage est une institution dépassée ne permet pas de repérer une tendance claire, tout comme l’opinion que l’on doit toujours aimer et respecter ses parents, même s’ils ne le méritent pas. L’idée que les femmes ont besoin d’enfants pour s’épanouir s’est maintenue sur la période, mais de plus en plus d’Européens désapprouvent qu’une femme envisage d’avoir un enfant tout en restant célibataire (24 %/26 %/ 32 %). Même si leur opinion fluctue, une forte majorité estime que les enfants ont besoin de leurs deux parents.

38Aux États-Unis, aucun modèle ne s’impose non plus. On constate le même type de fluctuations autour de moyennes, mais des moyennes différentes des cas européens. Ainsi, de l’opinion qu’une femme a besoin d’enfants (17 %/ 20 %/15 %) ou de l’opinion que les enfants ont besoin de leurs deux parents (63 %/73 %/64 %). Le mariage n’est pas du tout perçu comme une institution dépassée : 8 % des Américains le croyaient en 1981, ils sont aujourd’hui 10 %. Ils restent donc plus attachés au mariage que les Européens (23 % de ces derniers estimant l’institution dépassée) mais, dans le même temps, ils acceptent mieux le divorce. Le mariage est donc une institution plus souple aux yeux des Américains.

39De larges consensus se dégagent par ailleurs sur l’effacement des modèles de rôles masculins et féminins, et ce malgré des différences nationales particulièrement marquées au sein de l’Europe. Ainsi, une large majorité d’Européens pensent aujourd’hui que le mari et l’épouse doivent contribuer l’un et l’autre aux ressources du ménage ; ils affirment en outre que l’emploi est le meilleur moyen pour les femmes d’avoir leur indépendance. Les Européens souhaitent également un rééquilibrage des rôles parentaux. D’un côté, une large majorité affirme que le fait qu’une mère travaille ne l’empêche pas d’avoir des relations aussi chaleureuses et sécurisantes avec ses enfants que si elle ne travaillait pas. De l’autre, une majorité aussi large trouve que les pères sont tout aussi capables que les mères de s’occuper de leurs enfants.

40Mais, à la différence des États-Unis, le modèle de la femme au foyer divise l’Europe. 80 % des Américains et 56 % des Européens considèrent qu’être femme au foyer donne autant de satisfaction qu’avoir un emploi rémunéré. L’écart s’explique probablement, c’est du moins une hypothèse, par une différence de perspective. Les Européens interprètent plus souvent le modèle de la femme au foyer à partir de la grille de lecture « modernité versus tradition ». Les Américains lisent plutôt le même modèle à partir d’une grille opposant la liberté de choix à la coercition. La frange « moderniste » serait donc attachée en Europe à voir disparaître dans les faits le modèle « traditionnel », là où les Américains ne voient pas de difficulté à ce modèle, du moment qu’il est choisi. Cela expliquerait que ces derniers rejettent plus fermement toute forme de discrimination sexuelle. Ils seraient plus attentifs à la procédure qu’au résultat. Par exemple, 82 % d’entre eux rejettent l’idée que lorsque les emplois sont rares, les hommes auraient plus le droit au travail que les femmes. Les Européens sont nettement moins fermes puisque seulement 65 % d’entre eux s’opposent à cette forme de discrimination. Une forte majorité d’Américains refusent également de considérer que l’université serait plus importante pour les garçons que pour les filles. Deux tiers des Américains jugent que les hommes ne font pas nécessairement de meilleurs dirigeants politiques que les femmes ; ils font, en outre, confiance aux mouvements féministes (ces dernières questions n’ont pas été posées en Europe).

417 – Éducation : transmettre l’ouverture à autrui. Le bien-être des enfants est une priorité des deux côtés de l’Atlantique. 85 % des Américains et 72 % des Européens affirment que le devoir des parents est de faire au mieux pour les enfants, même aux dépens de leur propre bien-être. En contrepartie, une large majorité des enquêtés estiment que l’on doit toujours aimer et respecter ses parents, quels que soient leurs qualités et leurs défauts. On note toutefois quelques évolutions. Les Européens sont aujourd’hui plus nombreux à estimer que les parents ont leur vie à eux et qu’ils ne doivent pas se sacrifier (de 8 % en 1981 à 18 % en 1999). S’il n’est pas question pour les enquêtés de nier la fragilité de l’enfant, leur opinion évolue aujourd’hui vers un équilibre familial qui prenne davantage en compte les aspirations de chacun.

42Il a par ailleurs été demandé aux enquêtés quelles étaient les cinq principales qualités, parmi une liste de onze items (les bonnes manières, l’indépendance, l’application au travail, le sens des responsabilités, l’imagination, la tolérance et le respect des autres, l’esprit d’économie et le refus du gaspillage, la détermination et la persévérance, la foi religieuse, la générosité et, enfin, l’obéissance), que les parents doivent encourager chez leurs enfants. La tolérance et le respect des autres rassemblent les suffrages (79 % aux États-Unis et 81 % en Europe). Une large majorité met également en avant le sens des responsabilités. Les Européens insistent aussi sur les bonnes manières (mais l’item manque aux États-Unis). On repère encore de larges consensus sur des qualités qui ne sont pas jugées importantes. Tout d’abord, l’imagination, qui n’attire ni les Américains, ni les Européens. Ensuite, en Europe, l’application au travail et la foi religieuse. Enfin, aux États-Unis, l’esprit d’économie et l’obéissance.

43Il est bien évident que les parents souhaitent transmettre le plus de qualités possible à leurs enfants. Cependant, comme nous l’avons dit, le questionnaire en limitait le nombre à cinq à choisir parmi onze (ou dix-sept en 1981). Dans ces conditions, un bon moyen pour repérer les évolutions consiste à se focaliser sur les changements dans la hiérarchisation des qualités d’une vague à l’autre. On constate alors que la détermination et la persévérance (+ 3 rangs), la générosité (+ 2), l’esprit d’économie, le refus du gaspillage (+1) et l’imagination (+ 1) se sont hissés au cours de la période de quelques rangs dans la hiérarchie des qualités. L’indépendance, la tolérance, le sens des responsabilités et les bonnes manières ont conservé leur rang. En revanche, l’application au travail (– 1), l’obéissance (– 2) et la foi religieuse (– 2) ont perdu des places.

44Comme on peut le constater, la hiérarchie des valeurs à transmettre n’est que faiblement bouleversée. Au sommet, celle-ci apparaît même particulièrement stable puisque la tolérance est toujours première ; le sens des responsabilités et les bonnes manières sont toujours au coude à coude pour se partager le deuxième et le troisième rang ; et l’indépendance est toujours quatrième. Cette stabilité n’est vraisemblablement pas due au hasard, et il n’est pas anodin que l’indépendance, qualité propre de l’individualisme, ne s’affirme qu’après la tolérance ou le sens des responsabilités. Nous y reviendrons.

45La suite de la hiérarchie montre cependant une évolution. Les qualités en hausse sont plutôt des qualités qui permettront aux enfants de « faire face » à des situations inédites : il leur faudra de la détermination et de la persévérance, de l’imagination et de la générosité s’agissant de leurs relations aux autres. À l’inverse, l’obéissance, au sens d’une obéissance passive, est une qualité en recul. Enfin, la foi religieuse est également en perte de vitesse (suivant en cela les autres évolutions du domaine religieux déjà évoquées).

46Aux États-Unis, une évolution assez similaire se produit bien que la hiérarchie de départ diffère quelque peu. En 1981 la foi religieuse était déjà mieux classée qu’en Europe et l’esprit d’économie moins bien, et ces différences se sont accentuées depuis. La détermination et la persévérance (+ 2), l’application au travail (+ 2) et l’imagination (+ 1) sont montées dans la hiérarchie des valeurs ; l’obéissance (– 3), la foi religieuse (– 2) et l’esprit d’économie (– 1) ont régressé. Les qualités pour « faire face » sont donc également en hausse, et les qualités servant moins bien cet objectif, en baisse. En somme, sur les deux rives de l’Atlantique, les enfants sont préparés à l’autonomie.

Individualisme ou progrès du raisonnable ?

47À travers ce panorama des consensus et des évolutions dans sept grands domaines relatifs aux valeurs, et pour revenir à la question posée plus haut, peut-on identifier un modèle synthétique qui rende compte du mouvement général de l’opinion européenne ou américaine depuis 1980 ? En fait, des modèles de ce type ont déjà été suggérés dans la littérature, mais sont-ils satisfaisants ? De très nombreuses recherches sur l’évolution des valeurs ont été publiées un peu partout dans le monde à partir de la même série d’enquêtes que celle utilisée ici  [10], et la conclusion la plus fréquente est simple : si les données dont le tableau vient d’être brossé ne montraient qu’une chose, ce serait une montée de l’individualisme. Conclusion attendue, trop attendue même, si bien que l’on peut regretter que ce diagnostic finisse par passer pour une évidence, c’est-à-dire qu’il ne soit plus vraiment mis à l’épreuve et s’impose comme le seul dénominateur commun des changements divers et variés observés. Même si certains auteurs mettent davantage l’accent sur la sécularisation ou sur le développement de valeurs « modernes » ou « rationnelles » au détriment de valeurs dites traditionnelles, c’est au fond toujours de l’extension de ce que nous avons appelé un individualisme sans cadre que l’on nous parle.

48La question est alors de savoir si ce modèle d’un individualisme pur et simple permet de rendre compte des opinions et de leurs mouvements ou si, au contraire, il ne faut pas plutôt recourir à l’hypothèse d’un individualisme encadré par le raisonnable pour y parvenir. La différence entre ces deux modèles ayant déjà été présentée dans sa teneur théorique, en revenant à présent sur l’ensemble des grands blocs d’opinions qui ont été examinés, nous allons donc essayer de montrer en quoi le premier modèle semble incapable d’expliquer que l’individualisme se développe dans certains domaines et non dans d’autres, alors que le second offre un cadre plus général d’explication, que l’on peut résumer par l’idée d’un progrès du raisonnable.

49Pour ce qui est de la religion (voir bloc 4), il est vrai que la reconnaissance de la liberté religieuse, qui vaut de part et d’autre de l’Atlantique, s’inscrit aussi bien dans le cadre du modèle individualiste que dans celui que nous soutenons. De même, l’incontestable sécularisation, au moins en Europe, trouve aussi bien une interprétation strictement individualiste que raisonnable. En revanche, la thèse d’un individualisme indifférencié devrait impliquer une baisse de participation aux associations religieuses et, du même coup, affaiblir le sentiment religieux qui est partagé à l’occasion de ces rencontres. La thèse d’un progrès du raisonnable, pour sa part, ne se prononce pas sur ce point car elle ne soutient pas l’indépendance mais l’autonomie religieuse ; rien ne s’oppose à l’association religieuse du moment que celle-ci est volontaire et révocable. Qu’avons-nous observé ici ? En Europe, tout se passe comme le prévoit l’individualisme indifférencié, mais il s’agit également d’un possible de la thèse d’un progrès du raisonnable. Aux États-unis, en revanche, la thèse d’un individualisme religieux, entendu au sens strict, est mise à mal car le sentiment religieux est plus stable et la participation aux associations religieuses, loin de diminuer inexorablement, a fluctué sur la période considérée.

50D’autres domaines permettent de tirer des conclusions plus nettes et le cas de l’éducation est à cet égard intéressant. L’ordre des qualités qu’il convient selon les enquêtés de transmettre en priorité à ses enfants ne change guère sur la période. Nous avons noté (voir bloc 7) surtout une insistance plus nette sur les qualités qui permettront aux enfants, plus tard, de se « débrouiller ». Cette évolution est compatible avec les deux modèles. En revanche, le modèle simplement individualiste devrait conduire à mettre en avant la qualité de l’indépendance au détriment de toutes les autres. Or ce n’est pas ce que nous avons constaté. L’« indépendance » conserve sa quatrième position, derrière la « tolérance et le respect d’autrui », le « sens des responsabilités » et même derrière les « bonnes manières ». Plus encore, d’après le modèle du raisonnable, cet ordre n’est pas anodin. On doit s’attendre à ce que l’indépendance soit encouragée essentiellement dans un cadre respectueux d’autrui, que l’on peut identifier à partir de la qualité « tolérance et respect d’autrui » ou d’ailleurs aussi « sens des responsabilités ». Et, si l’on suit l’idée de Simmel selon laquelle « le sens du tact est […] important dans la société, parce qu’il assure l’autorégulation de l’individu dans ses rapports personnels avec les autres, là où aucun intérêt extérieur ou immédiatement égoïste ne se charge de cette tâche » (Simmel, [1917] 1981, p. 126), la position des « bonnes manières » ne serait pas davantage anodine. Cette fois les données vont nettement dans ce sens car, si le raisonnement précédent ne porte que sur l’ordonnancement des qualités, on peut aller plus loin et repérer le rapport hiérarchique entre ces qualités. En 1981, rien de clair n’en ressort mais le fait que les enquêtés devaient choisir cinq qualités que les parents doivent transmettre aux enfants parmi dix-sept (et non onze comme pour les vagues suivantes de l’enquête) a probablement contribué à l’effacement d’une structure éventuelle en éparpillant les réponses. En revanche, en 1990 et 1999, l’indépendance est emboîtée dans les deux autres qualités que sont le sens des responsabilités et la tolérance  [11]. Autrement dit, dans une large mesure, l’indépendance n’est citée que si les deux autres sont déjà cités. Cela prouve que l’indépendance n’est encouragée que dans un cadre raisonnable. Les réponses des enquêtés vont clairement dans le sens de ce modèle, et non de celui d’un individualisme indifférencié.

51Dans le monde du travail, nous avons repéré que les individus veulent être plus autonomes (voir bloc 5), ce pourquoi ils demandent de plus en plus à être convaincus avant d’obéir aux ordres. En retour, ils ne veulent pas forcément être plus indépendants et affirment au contraire apprécier le travail en commun, d’où l’insistance par exemple sur la bonne ambiance ou le fait de pouvoir rencontrer des gens. C’est donc là aussi le modèle du raisonnable et non celui d’un individualisme sans cadre qui l’emporte.

52Il en va de même pour ce qui concerne la famille (bloc 6). Sa forte valorisation montre qu’à l’évidence les individus ne veulent pas s’affranchir de tout lien familial. La diversification des modèles matrimoniaux peut au contraire être vue comme le résultat d’une plus grande prise en compte des aspirations de chacun, et ce à égalité (ce que révèle aussi l’évolution des rapports de genres). La volonté de vivre ensemble est toujours présente et, pour y parvenir, les individus se disent prêts à discuter des problèmes pour trouver des aménagements raisonnables. Une fois encore, parler ici d’une simple montée de l’individualisme apparaît un peu court alors que chacun s’efforce de concilier raisonnablement les aspirations des uns et des autres.

53S’agissant de la vie publique et de ses règles (voir bloc 2 : civisme), les constats sont très clairs. L’individualisme, considéré en lui-même, n’accepte pas de limite ; il n’y a alors pas de règle qui vaille. Le fait que les opinions européennes et américaines restent fermes en continuant de trouver injustifiables la fraude fiscale, la corruption, l’emprunt d’une voiture pour s’amuser ou de réclamer à l’État des sommes indues prouve le contraire et suffit à montrer qu’il n’y a là aucun individualisme sans cadre (ni d’ailleurs, notonsle au passage, aucun altruisme). Ces pratiques sont tout simplement jugées déraisonnables. Si l’individualisme se développait de manière indifférenciée, on devrait en outre observer une diminution des pratiques associatives. Or ce n’est pas ce que l’on observe en Europe comme aux États-Unis.

54L’augmentation des actions protestataires souligne quant à elle avant toute chose l’importance grandissante du droit. En effet, si le droit ne valait rien aux yeux des citoyens, ils ne se battraient pas pour qu’on l’adapte. On observe par ailleurs que les formes légales de protestations (manifestations autorisées, boycotts, pétitions) sont effectivement de plus en plus pratiquées tandis que les formes illégales (grève sauvage, occupation des bureaux ou des usines) demeurent peu employées ou approuvées par les enquêtés. Mais les citoyens se disent être de plus en plus prêts à en passer même par ces moyens-là. C’est dire que le droit (positif) est respecté mais que les citoyens se réservent de plus en plus la possibilité d’une désobéissance civile le jour où cela en vaudra la peine – peut-être si ce droit positif devait aller trop manifestement contre les droits les plus fondamentaux liés au raisonnable.

55Plus encore, c’est le rapport même au politique qui est en jeu. L’individualisme sans cadre se traduit par une indifférence radicale à l’égard du politique puisque la construction de la loi est d’emblée un non-sens, une limitation injustifiable. Le progrès du raisonnable prédit pour sa part que l’intérêt pour le politique ne fléchit pas mais, qu’en revanche, l’exercice de la politique demande de plus en plus d’attention à l’égard des différents points de vue et est soumise plus qu’avant au regard critique des citoyens. On est donc loin d’une « fin du politique ». La baisse de confiance à l’égard du personnel politique traduit sur le long terme l’affirmation des citoyens qu’ils ont toujours leur mot à dire dans le débat public (caractéristique s’il en est de la démocratie, comme le souligne Amartya Sen [1999] 2005), et que l’élu politique ne peut négliger leur point de vue entre deux élections. Ces tendances avalisent une fois de plus la thèse d’un progrès du raisonnable.

56Plus généralement, tandis que l’individualisme indifférencié devrait entraîner le rejet grandissant de toute prétention normative, la thèse d’un progrès du raisonnable s’en tient à l’idée que les normes vont être de plus en plus soucieuses d’autrui, de ses différences et de sa conception personnelle de la vie bonne. Chacune de ces perspectives permet d’expliquer l’acceptation grandissante de l’homosexualité et de la consommation de drogues douces (à supposer que cette consommation n’entame pas l’intégrité de la personne du point de vue des enquêtés). En revanche, le maintien sur la période du rejet du mensonge valide clairement le modèle du raisonnable (voir bloc 1 : modes de vie).

57Certes, l’acceptation grandissante du divorce, de l’avortement et de l’euthanasie indique que l’on accorde aujourd’hui plus fermement la priorité à l’individu sur le groupe. Ces cas semblent donc relever d’une volonté d’indépendance et s’inscrire exclusivement dans le modèle individualiste indifférencié. Toutefois, cette volonté est liée à un contexte (jugé) malheureux, et n’engage pas l’avenir puisqu’il n’est nullement exclu de se remettre en couple, de se remarier, d’avoir de nouveaux enfants ou d’élever un enfant ; quant à l’euthanasie, elle est acceptée justement parce qu’il n’y a plus d’avenir possible : le cas doit être désespéré. L’indépendance n’est donc qu’un moment, et ce qui est véritablement valorisé ici, c’est la liberté de s’associer aux individus de son choix. Dans cette perspective, la thèse d’un progrès du raisonnable s’accorde avec ces évolutions. Le cas du suicide est même plutôt en faveur de ce dernier modèle car, comme nous l’avons vu, le suicide ne semble pas plus acceptable aujourd’hui qu’il y a un quart de siècle. Or, à la différence des cas précédents, le suicidaire cherche l’indépendance pour elle-même (puisque son acte est définitif) alors qu’il pourrait avoir un avenir dans la société. Le mouvement d’opinion observé semble donc plutôt traduire que la reconnaissance que chacun est juge n’empêche pas la critique de l’acte suicidaire.

58Insister comme nous le faisons sur les règles qui encadrent l’individualisme ne revient pas à soutenir l’idée d’un « retour de l’autorité ». Certains sociologues soulignent d’ailleurs plutôt un déclin de cette autorité (Caplow, [1994] 1995) que Ronald Inglehart (1999) associe à un individualisme « post-matérialiste » (nous allons y revenir). Empiriquement, les évolutions sont de toute manière contrastées. En Europe, l’opinion qu’il faudrait respecter davantage l’autorité passe de 60 % en 1981 à 52 % en 1990 puis à 57 % en 1999 ; en matière d’éducation, l’obéissance perd son rang ; mais l’opinion qu’il faut toujours obéir aux instructions au travail est, quant à elle, stable sur la période. Aux États-Unis, le respect de l’autorité perd 15 % d’opinions favorables entre 1980 et 2000, mais son plus bas niveau (70 %) reste tout de même très supérieur à celui observé en Europe ; l’obéissance comme qualité à transmettre aux enfants perd aussi son rang, tandis que l’opinion qu’il faut toujours obéir aux instructions au travail connaît des mouvements erratiques. Selon un autre point de vue, le soutien aux autorités politiques décline (davantage d’ailleurs aux États-Unis qu’en Europe, où il est plus stable) mais celui apporté à la démocratie (bloc 0) est très élevé sur les deux continents. C’est dire qu’il n’y a guère de conclusion tranchée à tirer en termes de retour ou de déclin de l’autorité lorsque l’on en reste à ce niveau de généralité (Wroe, 2002). En fait, si l’on y regarde de plus près, la chose est bien normale et il n’en résulte aucune incohérence de l’opinion car tout dépend de ce qui est entendu derrière le terme autorité. Une autorité imposée unilatéralement, arbitrairement, déraisonnablement, a peu de chances de (re)trouver les faveurs de l’opinion. En revanche, une autorité déléguée, justifiée, raisonnable, qui s’impose dans le cadre de règles renégociables auxquelles on donne son consentement et qui valent pour tous, ne sera pas refusée.

59Lorsque l’on s’attache de cette manière aux raisons qu’ont les acteurs de soutenir telle ou telle opinion, il devient possible de souligner la cohérence de leurs réponses. Et ici il semble bien qu’elle s’articule autour d’un progrès du raisonnable. Ce modèle a alors l’avantage de ne pas recourir à l’incohérence des enquêtés pour expliquer des opinions apparemment contradictoires. Car en fait elles ne le sont qu’au premier abord. Il n’y a pas d’un côté individualisme ou « libéralisme des mœurs » ou relativisme ou déclin de l’autorité et de l’autre appel à plus d’autorité, de règles de vie collective, etc. Il y a de chaque côté recherche d’une opinion raisonnable. La batterie de questions déjà évoquée sur la « permissivité » (voir blocs 1 et 2) est à cet égard parfaitement illustrative. Dans certains cas, comme celui des homosexuels, la tolérance augmente, mais dans d’autres, comme par exemple à propos de la fraude fiscale ou du mensonge, l’intolérance reste stable et à un très haut niveau. Il est donc clair que ni le retour de l’autorité ni l’individualisme (ou ces différentes déclinaisons en « libéralisme » des mœurs ou relativisme ou refus de l’autorité) n’offrent un modèle général d’explication. Soit donc on conclut à l’incohérence des réponses, soit on admet que l’on ne dispose que d’un modèle partiel. Mais un tel modèle n’est alors finalement rien de plus qu’un modèle ad hoc. Et il est évidemment peu satisfaisant d’entrer dans une logique qui permet d’admettre un modèle par type d’opinions recensées. Au bout du compte, il est clair que l’on n’explique plus grand-chose. On en est réduit à conclure que dans certains cas l’individualisme progresse et que dans d’autres il régresse. La thèse d’un progrès du raisonnable a en revanche l’avantage d’offrir un même cadre général et explicatif de ces différentes évolutions (y compris lorsque l’on examine les disparités et convergences en Europe qui sont résumées en Annexe). Elles n’apparaissent plus contradictoires mais relevant d’une même logique. Ainsi, et pour continuer avec le même exemple, il est logique à la fois que la tolérance à l’égard des homosexuels progresse (tant que leurs modes de vie sont respectueux de ceux des autres, seule la volonté d’imposer sa conception de la vertu peut expliquer une intolérance) et que dans le même temps la fraude fiscale continue d’être fortement rejetée (l’acceptation du free-riding n’étant pas universalisable et donc pas raisonnable). Les deux évolutions traduisent le même progrès du raisonnable. Ce modèle, tout en évitant le raisonnement ad hoc, que dénonce à juste titre Pierre Demeulenaere (2005), a l’avantage d’être plus général et plus parcimonieux que n’importe quel autre. Or, comme on le sait, la qualité d’un modèle se mesure notamment à sa parcimonie.

60Ce n’est au total ni le repli sur soi ni la recherche d’une indépendance accrue, contredits entre autres par la participation accrue à des associations, le maintien de la confiance en autrui ou la quasi-fixité de la tolérance, à un haut niveau, en ce qui concerne des voisins différents (voir bloc 3 : sélectivité sociale) qui caractérisent l’évolution des valeurs aux États-Unis ou en Europe, c’est au contraire l’affirmation d’une liberté d’évaluer par soi-même dans le respect de l’évaluation des autres. Seules des règles (au demeurant autocontradictoires) qui nieraient le respect dû à chacun sont rejetées. Épanouissement de l’individu certes, mais dans le strict cadre du raisonnable. Non pas donc « libéralisme des mœurs », mais libéralisme moral au sens propre de cette expression, comme acceptation par chacun que chacun est libre d’évaluer, d’être l’auteur d’une loi morale, raisonnable, en tant que la même règle à laquelle chacun donne son assentiment vaut pour tous. Il n’y a d’ailleurs là aucun rigorisme. Il ne s’agit en aucune façon de respecter la règle parce que c’est la règle, par exemple sous le seul prétexte qu’elle est légale. Il s’agit bien au contraire de saisir les raisons qui font qu’une règle est jugée légitime.

L’individualisme se décline-t-il en postmatérialisme ?

61Cela dit, si l’individualisme indifférencié, ses variantes ou même ses inverses n’offrent pas un cadre général d’explication, d’autres théories ayant cette prétention ont été avancées, et parmi celles-ci la thèse d’une tendance au postmatérialisme est sans doute la plus connue. Inglehart ([1990] 1993), notamment, soutient que les sociétés industrielles avancées connaissent depuis le début des années soixante-dix une transition culturelle les faisant passer d’un système de valeurs matérialistes à un système de valeurs postmatérialistes. Autrement dit, du fait de l’enrichissement économique absolu de ces sociétés, les nouvelles générations ont été baignées durant leur enfance et leur adolescence dans un environnement où rien ne leur a réellement manqué ; et, par voie de conséquence, à l’âge adulte, les individus issus de ces générations apparaissent moins âpres au gain matériel que les générations précédentes. Ils ne valorisent plus les besoins physiques et la sécurité matérielle (survival values), mais l’épanouissement personnel et les satisfactions esthétiques (self-expression). Comme on le voit, cette thèse n’est finalement qu’une manière renouvelée de soutenir un progrès de l’individualisme, ici fortement lié à l’affranchissement des besoins de base.

62Pour tout dire, cette théorie doit beaucoup aux discours prophétiques des années soixante-dix sur la jeunesse éduquée américaine ; elle en reprend les motifs séduisants et y ajoute un vernis théorique. La grande force d’Inglehart tient à ce qu’à la différence d’autres auteurs de l’époque il a mis en place un dispositif d’enquêtes pour valider sa théorie. On ne peut que saluer l’entreprise. Mais comment peut-on encore aujourd’hui défendre cette thèse, précisément à partir des données qui ont été amassées depuis (notamment le WVS utilisé dans cette étude) ? Et dans ces conditions comment la théorie peut-elle être toujours jugée valide par une partie de la communauté scientifique ?

63Commençons par quelques faits. Parler de postmatérialisme semble peu sérieux quand on sait que 91 % des Européens des 25 pays de l’Union déclarent en 1999 (la question n’ayant jamais été posée aux États-Unis, ni en Europe avant cette date) que selon eux pour qu’une société soit juste, il faut en premier lieu qu’elle assure à tous les besoins de base. Cette exigence vient avant la reconnaissance des mérites individuels (81 %) ou la réduction des inégalités de revenus (65 %) – deux autres critères usuels de justice sociale. Pour ce qui est du fondement même du vivre ensemble, la justice sociale, la quasi-totalité des Européens rejettent donc fermement tout postmatérialisme ou autre postmodernisme. La théorie d’Inglehart laisse par ailleurs entendre que nous devrions accorder moins d’importance à l’argent. Il s’agit là de matérialisme au sens le plus plat du terme, mais il se trouve que la question a été posée telle quelle dans les enquêtes que nous étudions et que l’on ne constate strictement aucune évolution des réponses à cette question depuis 1980.

64Ce ne sont pas là les seules anicroches et la théorie du postmatérialisme rencontre bien d’autres problèmes dirimants. Avant tout, c’est la construction même de l’indice de postmatérialisme qui apparaît curieuse. Les enquêtés ont à se prononcer sur deux priorités que doit poursuivre leur pays parmi quatre options : (1) le maintien de l’ordre dans le pays considéré, (2) l’augmentation de la participation des citoyens aux décisions du gouvernement, (3) la lutte contre l’inflation et (4) la garantie de la liberté d’expression. Les matérialistes sont supposés répondre (1) et (3), et les postmatérialistes (2) et (4) ; les autres sont classés dans une catégorie dite « mixte ». Mais comment justifier une telle construction ? On peut déjà se demander si l’on peut en soi hiérarchiser ces options. En outre, on ne voit tout simplement pas le rapport entre les items (2)-(4) et le postmatérialisme, qui selon la définition qui nous en est donnée traduit des besoins spirituels, des satisfactions esthétiques, etc. Les modalités invoquées renvoient davantage à la citoyenneté ou à la culture civique. Et il en va de même pour le matérialisme. Quel rapport peut-il bien avoir avec le maintien de l’ordre ? Normalement, ces critiques auraient dû suffire, mais elles ont été faites de longue date et n’ont pas mis un terme à la théorie. L’examen critique a donc été poursuivi et, à cet égard, l’investigation menée par Darren Davis et Christian Davenport (1999) a l’avantage d’être systématique. Or les résultats qu’ils obtiennent sont très clairs : loin de traduire une dimension sous-jacente orientant les réponses des enquêtés, l’indice de postmatérialisme ne vaut guère mieux qu’une construction de réponses faite au hasard. Il n’est donc plus possible de se contenter de quelques cas épars allant « heureusement » dans le sens du modèle, tout en ignorant les autres. Et même si après cette démonstration on croit encore que l’indice vaut quelque chose, il s’avère que de toute façon la thèse d’une montée du postmatérialisme ne correspond pas à une tendance des vingt ou trente dernières années. De ce point de vue, la modalité de réponse touchant à la lutte contre l’inflation (censée traduire une orientation matérialiste) pose évidemment problème (Haller, 2002). En Europe, où nous sommes passés d’une époque de forte inflation (fin des années soixante-dix et début des années quatre-vingt) à une politique de désinflation compétitive, pour finir dans les années quatre-vingt-dix sur des niveaux d’inflation particulièrement faibles, l’opinion sur cette inflation n’a fait qu’accompagner cette conjoncture économique. L’indice de postmatérialisme y varie tout simplement en raison inverse de la baisse de l’indice des prix. L’effet générationnel, que défend Inglehart, mais tout de même bien paradoxal dans le contexte de chômage ou de précarité que connaissent les jeunes sur toute la période, n’est donc qu’un effet conjoncturel. On peut dès aujourd’hui prédire que le soi-disant indice de matérialisme remontera avec l’inflation. Pire encore, même si l’on prêtait foi à cet indice, Harold Clarke, Nitish Dutt et Jonathan Rapkin (1997) montrent non seulement que le contexte économique est tout à fait décisif pour expliquer ses variations mais que, qui plus est, si l’on s’efforce de raisonner à inflation constante, à l’aide d’un modèle statistique, le postmatérialisme tel que défini par Inglehart serait plutôt en régression depuis les années soixante-dix.

Tradition et modernité

65Plus récemment, Inglehart s’est tourné vers une thèse complémentaire, à savoir que la croissance économique induirait un déplacement vers des valeurs plus « rationnelles » par opposition aux valeurs « traditionnelles » (Inglehart et Baker, 2000). Mais, encore une fois, une thèse « séduisante » est validée à l’aide d’une sélection hâtive de corrélations (en l’occurrence à partir d’une analyse factorielle dont on trouvera facilement le résultat sur l’Internet). Or cette thèse est tout aussi équivoque que la précédente. Pour la soutenir jusqu’à son terme, il faut finir par admettre que les valeurs dites traditionnelles seraient irrationnelles. Cela revient à ne pas saisir que ces valeurs s’appuient sur des raisons tout aussi solides que les valeurs plus contemporaines. On a toujours tort de croire que seul le plus récent a la raison pour lui. Une telle croyance n’est d’ailleurs pas limitée à la sociologie des valeurs et Raymond Boudon (1990) a bien montré pourquoi cette idée fausse perdure dans nombre de discours, y compris scientifiques. De toute façon, la rationalité dont la modernité pourrait seule se targuer n’est en générale pas clairement définie. On peut donc jouer sur les mots et soutenir, par exemple, que le rejet du mariage est rationnel tandis que son acceptation (traditionnelle) ne le serait pas. Un tel raccourci véhicule (au moins) deux erreurs. Tout d’abord, il suppose que la modernité est une simple inversion de la tradition : le « système » des valeurs modernes serait platement antagonique au « système » des valeurs traditionnelles  [12]. Mais cela traduit une incompréhension du projet propre à la modernité, qui est d’imposer le moins possible de valeurs en reconnaissant chaque sujet comme libre d’évaluer par lui-même. On n’est pas moderne parce que l’on rejette le mariage ; on est moderne parce que l’on juge soi-même de la valeur du mariage, sans plus s’en remettre aveuglément au choix passé. La seconde erreur, sans doute plus lourde de conséquences, réside dans l’idée que la rationalité serait du côté des valeurs contemporaines (et occidentales). Comme si les Anciens (ou aujourd’hui les habitants des pays en voie de développement) avaient été irrationnels ou stupides au point de choisir systématiquement la « mauvaise » valeur, la « fausse ». Comme si, pour poursuivre avec le même exemple, seuls ceux qui rejettent le mariage étaient doués de raison. Comme toujours, l’hypothèse évolutionniste sous-jacente se contente de nous expliquer que les valeurs d’aujourd’hui se répandent parce qu’elles sont rationnelles, et qu’elles sont rationnelles parce qu’elles se répandent. Remarquable tautologie, qui peut virer au dogmatisme si l’on n’y prend pas garde.

66La véritable différence ne tient évidemment pas au fait de posséder ou non la raison, mais au fait que les valeurs modernes (dont la promotion remonte tout de même au moins aux Lumières) résultent d’un choix rationnel et raisonnable, là où les valeurs traditionnelles ne relèvent que d’un choix rationnel. Ces dernières s’appuient sur la raison dans un cadre coutumier qu’elles ne critiquent pas. Les premières, au contraire, se servent de la raison pour interroger également ce cadre. Et, pour ce faire, au lieu de préjuger de ce qu’est la raison, il faut commencer par reconnaître autrui comme raisonnable, et chercher en commun les principes susceptibles de fonder un cadre acceptable par tous. Cette différence se retrouve au niveau du droit : dans une société traditionnelle, chacun agit rationnellement à partir d’un cadre légal qu’il ne critique pas ; dans une société moderne, chacun agit rationnellement mais aussi raisonnablement en interrogeant la légitimité de ce cadre légal.

67Le mouvement des vingt dernières années, en Europe comme aux États-Unis, s’inscrit alors dans une tendance de beaucoup plus long terme de progression du raisonnable. Derrière la confrontation des valeurs, entre celles qui sont ou deviennent majoritaires aujourd’hui et celles qui s’imposaient hier, l’enjeu tient tout entier dans ce progrès du raisonnable. La montée de l’individualisme, du moins tel que nous l’avons réinterprété, est à cet égard un argument en faveur même de cette thèse. Elle fait clairement partie de cet enjeu dès lors que cet individualisme ne vaut, aux yeux des Européens, comme des Américains, que s’il est enchâssé dans le raisonnable.

68Au bout du compte, nous n’assistons ni à une soi-disant « perte des repères » ni à une simple individualisation des valeurs. L’évolution principale se situe bien plutôt en amont : il s’agit de l’affermissement du libéralisme moral, au sens où la liberté de chacun de penser différemment et de choisir ses projets de vie est plus clairement affirmée par autrui. Pour autant, un tel libéralisme refuse de considérer les choix effectués par chacun comme purement arbitraires. Ces choix prétendent au contraire être raisonnables, justifiables face aux autres, même si ceux-ci n’ont pas la même conception du bien.

69Sans prendre en compte ce progrès du raisonnable, nous ne pourrions pas comprendre certains consensus, par exemple le fort consensus observé plus haut, en Europe comme aux États-Unis, autour de l’idée de démocratie et de respect des libertés des uns et des autres. En effet, si les choix de valeurs n’étaient qu’arbitraires, nous devrions d’une manière générale être confrontés à une répartition plus équilibrée des réponses entre les différentes options, en particulier entre « démocratie » et « régime autoritaire ». Le résultat contraire observé montre qu’à l’évidence les citoyens ne choisissent pas sans raison leurs valeurs. Et en l’occurrence, du point de vue du raisonnable, la préférence pour la démocratie n’est nullement mystérieuse, puisque l’autre option nie la liberté d’autrui.

70Nous ne pourrions pas davantage comprendre pourquoi les changements en matière de valeur se traduisent, encore une fois en Europe comme aux États-Unis, dans certains cas par une acceptation grandissante de l’épanouissement de l’individu, et dans d’autres par une adhésion ferme à l’idée qu’il y a des limites à respecter par chacun. Soutenir une théorie qui revient d’une manière ou d’une autre à affirmer la montée de l’individualisme ou, à l’inverse, celle d’un retour équivoque à l’autorité, c’est ne voir qu’un aspect du changement. Plus encore, c’est laisser dans l’ombre les raisons qui font que telle théorie est pertinente pour tel aspect et non pour tel autre, avec le risque de fondre l’explication dans la description. La thèse d’une diffusion du raisonnable offre au contraire un cadre général d’explication.

71À l’heure où l’on s’interroge beaucoup sur les valeurs communes des Européens, il faut souligner que ce progrès du raisonnable, cette ouverture de la raison aux raisons des autres, est bien plus essentiel qu’un simple alignement sur un même faisceau de valeurs. Il assure la possibilité de vivre ensemble malgré des différences patentes, sans céder aux raccourcis communautariens ou aux renfermements égotistes. Mais pour approfondir ce processus en Europe et faire effectivement société sous une forme institutionnelle ou une autre (Habermas, [1998] 2000), encore faut-il vouloir ce qui n’est que simplement possible.


ANNEXE Bref résumé des disparités et convergences entre les nations européennes

72En s’en tenant à l’Europe, on peut mesurer la diversité nationale en effectuant pour chaque question une analyse de variance. L’indice F de Fisher permet alors une évaluation adéquate et synthétique de l’hétérogénéité et de son évolution lorsque l’on compare ses valeurs aux différentes dates de l’enquête. Il est ensuite possible de juger de l’importance des dispersions relativement les unes aux autres en les rangeant en deux groupes d’opinions de tailles proches. Quant aux évolutions, elles peuvent être réparties avec des poids relativement égaux entre quatre types représentant la convergence, la divergence, la stabilité et l’instabilité.

73Commençons par les niveaux de dispersion entre nations européennes en 1999. Les numéros indiqués ci-après entre parenthèses renvoient aux sept blocs thématiques d’opinions utilisés précédemment dans cet article. (1) La liberté et ses limites. L’Europe est assez unie autour de l’idée qu’il faudrait accorder plus d’importance à l’épanouissement individuel. Jugé à cette aune, il n’y a pas véritablement de nations plus individualistes que d’autres. En revanche, s’agissant des pratiques et des actes que l’on tolère chez autrui, les opinions européennes apparaissent divisées. L’écart est notamment élevé pour le suicide, l’avortement et l’euthanasie. (2) Des sociétés civiles. Il existe une forte disparité des niveaux de confiance exprimée par les individus envers leurs concitoyens. Les nations se rapprochent davantage quant à leurs opinions à l’égard des actions protestataires. En revanche, bien qu’il ne s’agisse pas des mêmes institutions, la confiance dans la police, les syndicats, le parlement, l’administration, la fonction publique et le système éducatif sont très proches d’un pays à l’autre. Enfin, les condamnations de ceux qui contre-viennent aux règles de l’ordre public sont très similaires. (3) Accueil universel et sensibilités variées. Les opinions européennes se rejoignent largement pour accueillir les voisins à partir de critères universalistes. (4) Religion, la cacophonie. Les nations européennes sont fortement divisées sur les questions religieuses. Il y a un fort clivage entre un camp de la sortie de la religion (France et pays nordiques) et le camp attaché à la religion et à son institution catholique (pays du sud et Irlande). (5) Des conditions de travail appréciées différemment, mais un même désir d’autonomie. Les Européens sont plutôt proches sur des questions comme le salaire au mérite ou le fait d’être convaincu avant d’obéir à son supérieur hiérarchique. (6) Plébiscite sur la famille, mais des conceptions différentes de la vie familiale. Les enquêtés sont d’accord pour dire qu’il faut donner plus d’importance à la vie familiale, mais il ne s’agit manifestement pas de la même famille. On observe par exemple un consensus autour de l’idée que le mariage n’est pas une institution dépassée, mais de fortes disparités entre nations à propos du divorce. (7) Un apprentissage du respect d’autrui, mais des éducations. Dans des proportions à peu près similaires dans tous les pays, les parents disent vouloir transmettre à leurs enfants la tolérance et le respect des autres. En revanche, des spécificités nationales apparaissent sur d’autres qualités à transmettre, comme l’obéissance, l’indépendance ou la générosité.

74Compte tenu de ces différences nationales, quelles sont les tendances à la convergence entre 1980 et 2000 ? (1) Pas de rapprochement clair sur une conception de la liberté. Chaque pays semble suivre son propre chemin. Les opinions ont convergé sur l’homosexualité et divergé sur le suicide ; elles sont restées stables sur le mensonge et ont été instables pour l’euthanasie, l’usage de drogues douces, l’avortement ou le respect de l’autorité. (2) Société civile : accord renforcé sur l’importance des règles, désaccord sur les moyens de les produire. Les nations se sont légèrement rapprochées dans leur condamnation des incivismes et dans leur confiance exprimée à l’égard de quelques institutions comme l’administration, le service public ou leur parlement respectif. La perte de confiance à l’égard du personnel politique est un phénomène général en Europe. On observe plutôt une divergence des opinions concernant les actions protestataires et aucune évolution sur la participation politique sous différentes formes. (3) Des voisins, des nations, des changements variés. Sur fond d’universalisme, la sélectivité sociale connaît des tendances différentes suivant les types de voisins considérés sans que l’on puisse facilement aboutir à une conclusion simple. (4) Convergence sur la sortie de la religion, divergence sur le religieux. Les quelques convergences que l’on observe ici résultent de l’accroissement des personnes se déclarant sans religion. Pour le reste, dans le domaine des croyances personnelles, les divergences entre nations dominent plutôt. (5) Convergence sur l’autonomie au travail, divergence sur sa rétribution. Les opinions se sont rapprochées sur la question de savoir si, au travail, il faut obéir sans discuter ou d’abord être convaincu. Elles ont été instables sur la question du salaire au mérite. (6) Aucune tendance vers un modèle européen de la famille. La stabilité domine en ce domaine. S’agissant des qualités pour réussir son mariage, on observe une convergence à propos de la fidélité, de la compréhension et du fait d’avoir des enfants, une stabilité à propos, entre autres, du partage des tâches ménagères. (7) Une éducation qui se veut plus respectueuse d’autrui. Les opinions nationales quant aux qualités à transmettre aux enfants ont fortement varié. Elles se sont rapprochées sur la tolérance, l’esprit d’économie et les bonnes manières ; elles sont restées stables sur la générosité ; et elles ont divergé pour l’indépendance, l’obéissance, l’imagination et la foi religieuse.

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Date de mise en ligne : 01/05/2007

https://doi.org/10.3917/rfs.474.0899

Notes

  • (1)
    Pour plus de précisions sur cette enquête et pour connaître les résultats des différentes vagues, on pourra consulter, pour l’Europe, Les valeurs du temps présent (Stoetzel, 1983), le numéro 177 de la revue Futuribles (juillet-août, 2002) et, pour un focus sur les jeunes, le livre dirigé par Olivier Galland et Bernard Roudet (2005). Pour la France, les livres édités sous la direction de Hélène Riffault (1994) d’une part et de Pierre Bréchon (2000) d’autre part offrent une utile synthèse dans de nombreux domaines. Un article de Bréchon (2002) permet de situer ce dispositif international d’investigation par comparaison à d’autres.
  • (2)
    Dans une perspective proche de celle-ci, rappelons que Durkheim (1898) distingue un individualisme lié à l’utilitarisme, qui ne sait voir que l’intérêt personnel, d’un « individualisme humaniste » qui valorise, au-delà de ces intérêts égoïstes, « la qualité d’homme in abstracto ». S’appuyant à bon dr oit s ur Rousseau et Kant pour cerner les caractéristiques de cet humanisme, Durkheim insiste sur la raison pratique mais malheureusement sans toujours la distinguer nettement d’une religion de l’humanité. Or cet individualisme « humaniste » ou r ais onnable a pour tr ait essentiel de faire de l’homme une fin en soi et il s’oppose par là tout autant à un individualisme « indifférencié » ou égoïste qu’à un humanisme par altruisme ou par sainteté. Dans la Métaphysique des mœurs, Kant (Doctrine de la vertu, [1797] 1994, I, I, § 11) résume parfaitement ce point de vue : « Comme sujet d’une raison moralement pratique, l’homme est au-dessus de tout prix ; car, en tant que tel (homo noumenon), il doit être e stimé, non pas simplement comme moyen en vue des fins d’autrui, ni même en vue des siennes propres, [mais] en soi, c’est-à-dire qu’il possède une dignité (une valeur intrinsèque absolue), par laquelle il force à son égard le respect de tous les autres êtres raisonnables de ce monde, et peut avec tout autre membre de cette espèce se mesurer et s’estimer sur un pied d’égalité. L’humanité présente en sa personne est l’objet du respect qu’il peut exiger de tout autre homme – étant entendu cependant qu’il ne doit pas non plus faire en sorte de le perdre. »
  • (3)
    Cela peut s’exprim er de bien des manièr es diff érentes s elon que dans le processus réflexif qui conduit au choix raisonnable l’accent est mis sur le sujet ou l’intersubjectivité. On peut par exemple remarquer que cette procédure pure s’accorde avec la notion de volonté générale (Rousseau, [1762] 1943) ou qu’elle est celle qui prévaut dans le cadre d’une éthique de la dis cuss ion ( Apel, 1988 ; Habermas, 1991). On peut aussi dire qu’elle revient à placer un sujet derrière un voile d’ignorance (Rawls, 1971) pour l’amener à se fonder sur des raisons neutres (Nagel, 1991) et non seulement relatives à lui. Si l’on admet que de toute façon subjectivité et intersubjectivité sont des concepts réciproques (Fichte, [1796-1797] 1984), il y a là des nuances qui peuvent être méthodologiquement importantes mais qui ne sont pas fondamentales. Dans tous les cas, le choix raisonnable reste celui d’une maxime qui est telle que chacun puisse vouloir qu’elle devienne une loi applicable à tous, autrement dit celui de l’impératif catégorique (Kant, [1785] 1994) : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme fin, jamais simplement comme moyen. »
  • (4)
    O utr e les redr essem ents propr es à chaque pays, pour calculer des moyennes européennes chaque échantillon a été pondéré de façon à tenir compte de l’importance démographique de la population âgée de 15 ans et plus dans le pays correspondant au moment de l’enquête (Source : OCDE). Cette opération laisse inchangé le nombre total d’individus interrogés à chaque date. Ce nombre est ensuite corr igé pour tenir compte de l’évolution démographique réelle entre 1980 et 2000. La même correction a été faite pour les États-Unis. Les tailles d’é chantillon s ont alor s pour l’Europe de 13 441,14 625 et 15 494 individus à chacune des trois dates, et pour les États-Unis de 1 627,1 779 et 1 959 individus.
  • (5)
    Européens et Am éric ains jugent d’ailleurs assez positivement l’économie de marché. 66 % des Européens et 69 % des Américains affirment que les individus doivent davantage avoir la responsabilité de subvenir à leurs propres besoins plutôt que de recourir à l’État. Dans le même esprit, 76 % des Européens et 80 % des Américains considèrent que la concurrence est plutôt une bonne chose. Le capitalisme est de plus bien accepté aux États-Unis. Par exemple, 83 % des Américains pensent que la propriété privée des entreprises doit être développée, et non pas leur nationalisation. Sur la base des éléments dont nous disposons pour l’Europe, il semble qu’il en aille à peu près de même.
  • (6)
    Pour certaines questions, l’enquêté devait se positionner sur une échelle allant de 1 (jamais justifié) à 10 (toujours justifié). En général, nous commentons l’évolution de la proportion d’individus ayant répondu entre 1 et 5, donc étant plutôt défavorable à l’acte en question. Mais nos observations portent aussi sur l’évolution de la proportion d’individus répondant que cet acte n’est jamais justifié (modalité 1 uniquement).
  • (7)
    Pour les États-U nis, les WVS ne permettent pas de suivre adéquatement les autoaffiliations religieuses sur toute la période, mais d’autres sources (American National Election Studies [ANES], General Social Survey [GSS]) semblent m ontrer une relative bais se des religions protestantes principales, un maintien des religions juives ou catholiques et une certaine croissance des autres religions et sans-religion. Ces fluctuations sont cependant beaucoup moins nettes qu’en Europe et même en fin de période les sans-religion y restent beaucoup moins nombreux (sans doute aux alentours de 10 % contre 28 % en Europe).
  • (8)
    Bien que la croyance au péché continue de reculer, la conviction qu’« il y a des lignes directrices parfaitement claires pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal, quelles que soient les circonstances » a augmenté ces vingt-cinq dernières années. 27 % des Eur opé ens y croyaient en 1981, ils sont aujourd’hui 33 % (côté américain, on est passé de 37 % à 49 %). L’opinion inverse, qui veut que « le bien et le mal dépendent entièrement des circonstances » est pour sa part passée de 66 % à 60 %. Comment interpréter ces résultats ? Dire que le bien et le mal dépendent des circonstances pourrait être une manière de réserver son jugement et plaiderait pour une « éthique de la responsabilité ». À l’inverse, l’opinion qu’il y a des lignes dir ectr ices par faitem ent cla ir es renver rait plutôt à une « éthique de la conviction » où le bien et le mal sont d’ores et déjà connus et indiscutables. Mais si cette interprétation est exacte, comment expliquer le reflux de l’option « responsable » alors même que la société civile se fait plus active, en Europe comme aux États-Unis ? Il manque un faisceau de preuves pour étayer cette lecture. Peut- êtr e l’enquêté se dit- il que si tout dépendait entièrement des circonstances alors les règles de vie en société perdraient de leur caractère de généralité. Il s’en déduirait vite qu’il ne pourrait plus y avoir de règles. Or, si le citoyen se réserve le droit de juger par lui-même du bien et du mal, il ne laisse pas non plus les circonstances décider pour lui (ce qu’implique pourtant le terme « entièrement » dans la formulation de la question). Au fond, le Moderne devrait refuser de trancher entre l’option « cela dépend entièrement des circonstances » et « il y a des lignes claires quelles que soient les circonstances », ce que font 6 à 7 % des enquêtés. Tous ces é léments militent finalement en faveur d’une interprétation très prudente des réponses à cette question.
  • (9)
    La ques tion permettant d’évaluer l’adhésion au principe du salaire au mérite s’appuie sur le scénario suivant : « Il s’agit de deux secrétaires qui ont le même âge et qui font pratiquement le même travail. L’une des secrétaires découvre que sa collègue gagne 1 000 francs (150 euros) par mois de plus qu’elle. Cependant, la mieux payée des deux secrétaires est plus rapide, plus efficace, et on peut lui faire davantage confiance. À votre avis, est-il juste ou pas que l’une des secrétaires soit mieux payée que l’autre ? »
  • (10)
    On trouvera sur les sites Internet du World Values Survey ou de l’European Values Survey une première liste de centaines de livres ou d’articles scientifiques publiés sur la base de ces données.
  • (11)
    Il apparaît nettement une échelle de Guttman à deux niveaux où « l’indépendance » se trouve incluse dans « tolérance ou respect d’autrui » et « sens des responsabilités ».
  • (12)
    Voir également sur ce point l’article de O. Galland et Y. Lemel dans cette même livraison de la revue.

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