Couverture de RFSE_027

Article de revue

Comment saisir l’entreprise et sa dimension politique ?

Pages 211 à 221

Notes

  • [1]
    Au sens de Favereau [1989].
  • [2]
    Pour une distinction plus précise entre les approches développées dans ces deux articles, voir [Baudry, Chassagnon, 2014, chapitre 2].
  • [3]
    C’est notamment le titre d’un programme de recherche financé par l’Agence Nationale de la Recherche coordonnée par Julienne Brabet, et qui a notamment donné lieu à un numéro spécial de la Revue internationale de psychosociologie [2010/38, vol. 16].
  • [4]
    Voir par exemple l’idée de « société à objet social étendu » [Segrestin, Hatchuel, 2012a ; Segrestin et al., 2015].
  • [5]
    Voir par exemple l’idée de « bicaméralisme économique » [Ferreras, 2012].
  • [6]
    Organisé au Collège des Bernardins entre 2009 et 2011, il donnera lieu à plusieurs ouvrages collectifs [Roger, 2012 ; Lyon-Caen, Urban, 2012 ; Segrestin, Hatchuel, 2012 ; Favereau, 2014 ; Segrestin, Roger, Vernac, 2014].
  • [7]
    Nous reprenons ici, selon la même structuration, les développements présentés dans [Roger, 2012 ; Collège des Bernardins, 2011 ; Favereau, 2014].
  • [8]
    Ces tensions sont sociales – conflit capital/travail – et écologiques – conflit entre préservation de l’environnement et accumulation du capital [Krichewsky, 2011].
  • [9]
    Il s’agit d’une action publique régionale de transition énergétique qui s’articule, comme on l’a montré [Cordrie, 2020], autour d’une réponse à la question environnementale formulée et mise en œuvre par des entreprises.
  • [10]
    « Public purpose » [Commons, 1950, p. 75].
  • [11]
    Ce que Commons appelle les « transactions de répartition » opérées par la puissance publique [Commons, 1934, p. 67‑68].
English version
Versión en español

1. Introduction : distinguer l’entreprise de la société

1Pour étudier la manière dont l’économie se saisit de l’objet « entreprise », il est utile de partir des travaux du juriste J.-P. Robé [1999, 2009, 2010], qui ont largement contribué à remettre cet objet sur le devant de la scène des approches institutionnalistes. À partir d’une interrogation sur la propriété de l’entreprise, il rappelle que « personne n’est “propriétaire” de la grande entreprise […]. Les actionnaires ne sont propriétaires que des actions émises par les sociétés commerciales qui servent de support juridique aux entreprises, pas de l’entreprise en soi » [Robé, 2009, p. 30‑33]. Aussi, si la société constitue le support juridique permettant à l’entreprise d’accumuler des capitaux, elle ne la résume nullement. Pour saisir l’entreprise comme institution, tant économique que politique, il faut dès lors se prémunir, nous dit Robé, de cet écueil consistant à la réduire à la société anonyme. On se propose ici d’avancer vers une telle conceptualisation, en procédant en trois temps. Il s’agira d’abord de montrer que les approches issues de la théorie standard, même étendue [1], tombent dans ce réductionnisme, qui les conduit à occulter la dimension politique de l’entreprise. Nous nous intéresserons ensuite à un ensemble de travaux institutionnalistes, qui tendent à former ce que l’on peut appeler une « théorie de l’entreprise comme institution politique du capitalisme ». Nous proposerons de distinguer, au sein de cette théorie, deux dimensions : une dimension politique « interne », qui permet de saisir l’entreprise comme un espace politique structuré par des règles qui organisent, à l’intérieur, des rapports de pouvoir ; une dimension politique « externe », qui insiste sur le fait que l’entreprise est aussi un acteur qui, à l’extérieur, agit sur la régulation. Si la première a fait l’objet de nombreux travaux, la seconde reste encore largement en friche, et nous tracerons à grands traits, dans un dernier temps, la voie vers une exploration de cette seconde dimension.

2. Les approches standards et standards étendues : des théories de la société anonyme

2À partir des Éléments d’économie politique pure de Walras [1874], l’économie standard va reposer sur un socle théorique caractérisé par la prégnance du couple marché – homo œconomicus. Dans ce cadre, l’entreprise est saisie en référence au marché, et plus précisément comme « ce qui n’est pas le marché », avec cette même question : si l’entreprise existe, c’est qu’il doit y avoir quelque chose qu’elle réalise « mieux » que le marché, de façon plus efficace. De cette posture découlent des théories fonctionnalistes qui font de l’entreprise une organisation strictement économique, réduite à la société anonyme.

3Pour la microéconomie néoclassique s’inscrivant dans le sillage direct de Walras, l’entreprise se réduit à un agent individuel, « le producteur », dont le comportement s’étudie à travers l’optimisation d’une fonction de production ayant pour but de maximiser un profit. Cette perspective, à ce point technologique que, comme l’écrivent Baudry et Chassagnon, « tous les individus qui concourent à la réalisation [de la production] peuvent être assimilés à des automates » [2014, p. 3], élude donc complètement la dimension humaine de l’activité de production réalisée dans le cadre de l’entreprise. Elle sera amendée, au cours du XXe siècle, par différentes tentatives théoriques levant partiellement certains postulats néoclassiques [Favereau, 1989]. Évoquons les deux qui nous paraissent les plus importantes : l’entreprise comme « nœud de contrats » ; l’entreprise comme adaptation aux défaillances du marché.

4La représentation de l’entreprise comme nœud de contrats a d’abord été proposée par Alchian et Demsetz [1972], avant d’être prolongée par Jensen et Meckling [1976] [2]. Les auteurs rompent avec la représentation de l’entreprise comme agent individuel, et l’envisagent comme un ensemble de relations contractuelles. Ainsi l’entreprise n’est-elle qu’une fiction juridique, une structure distincte des parties engagées dans les relations contractuelles qui la constituent. Ce contractualisme permet aux auteurs de conclure à l’absence de « contrôle autoritaire ; l’arrangement est simplement une structure contractuelle sujette à des renégociations constantes avec l’agent central » [Alchian, Demsetz, 1972, p. 794]. L’entreprise apparaît alors comme un ensemble de relations d’agence entre elle et chacune des parties. C’est précisément ce qui en fait, pour les auteurs, une réponse efficiente au problème de coordination dans la production : alors que le marché nécessite des contrats bilatéraux entre toutes les parties, l’entreprise permet d’établir de tels contrats, mais seulement entre l’agent central et chacune des parties. Dans cette perspective, il n’y a donc pas de différence de nature entre une relation salariale et une relation commerciale. L’entreprise n’est finalement que la fiction juridique servant de réceptacle à cet ensemble de contrats bilatéraux, mais elle n’existe pas en tant que telle : « l’entreprise privée ou la firme n’est qu’une forme de fiction légale qui sert de liaison à des relations contractuelles » [Jensen et Meckling, 1976, p. 310]. Pas d’entreprise, donc, seulement des relations entre une structure fictive et des individus. Les rapports de pouvoir sont fondus dans ce dispositif pacificateur qu’est le contrat impliquant des individus libres et égaux. En la réduisant à son support juridique, cette approche évacue donc complètement la dimension politique de l’entreprise.

5Une seconde tentative de théorisation va être entreprise, en particulier par Williamson [1975, 1985], avec pour ambition de poursuivre et renouveler le projet initié par Coase dans son article séminal sur « la nature de la firme » [1937]. Williamson reprend de ce dernier l’idée de coûts liés à l’utilisation du marché, qu’il étend à travers le concept de « coûts de transaction ». Il s’inspire également des travaux d’Herbert Simon [1945, 1957], à qui il emprunte le concept de rationalité limitée, afin de pointer les limites cognitives des individus. À cette première hypothèse comportementale, Williamson ajoute celle d’opportunisme : la coordination ne peut dès lors reposer sur la confiance, et la réalisation des contrats est potentiellement compromise par un opportunisme ex ante (sélection adverse) et un opportunisme ex post (aléa moral). Enfin, Williamson reprend de Michael Polanyi [1967] ses travaux mettant en évidence l’importance de la spécificité des actifs impliqués dans les transactions : la plupart des transactions économiques mettent en jeu des actifs non redéployables, dont la valeur s’accroît au fur et à mesure que la relation entre cocontractants est reconduite dans le temps. Pour Williamson, c’est en grande partie de cette spécificité des actifs que va découler le choix du mode de coordination, qui était déjà la question de Coase, entre firme et marché. Plus les coûts de transaction liés à la rationalité limitée, à l’opportunisme des agents et à la spécificité des actifs s’élèvent, plus il devient efficace d’internaliser ces transactions au sein de la firme, car la hiérarchie sur laquelle elle repose, et qui la constitue en tant que mode de coordination alternatif au marché, permet précisément de régler ces problèmes. L’entreprise s’identifie alors à une relation d’autorité, la hiérarchie, qui provient de la nécessité qu’ont les individus, alors qu’ils sont plongés dans un monde d’incertitude, d’opportunisme et d’irréversibilité, de s’engager mutuellement. Mais en faisant du choix du mode de coordination – firme ou marché – le résultat d’un calcul d’optimisation des coûts de transaction, Williamson tombe dans le problème classique du fonctionnalisme [Postel, 2003, chap. 4]. Ainsi l’entreprise émergerait-elle en raison de son efficacité à combler les failles de la nature humaine telle que décrite par Williamson. Si elle fournit une solide justification économique à l’existence de l’institution entreprise, cette approche en occulte la dimension politique, diluée dans l’efficacité.

6Finalement, que l’entreprise soit perçue comme un nœud de contrat (version Alchian et Demsetz) ou comme adaptation aux défaillances du marché (version Williamson), l’économie standard, même étendue aux contrats, peine à saisir sa dimension politique. Au-delà des hypothèses sur lesquelles reposent ces théories, c’est plus profondément la manière de poser la question qui pose problème : en se demandant continûment ce que l’entreprise réalise plus efficacement que le marché et qui pourrait expliquer son existence, elles cherchent à fonder une justification exclusivement économique à une institution de nature politique. Si la question des modes de coordination de l’action humaine, et de leur efficacité d’un point de vue instrumental, peut produire des résultats importants, ils ne fondent pas une théorie de l’entreprise comme institution politique.

3. Vers une théorie de l’entreprise comme institution politique du capitalisme

7Le cadre de la théorie standard ne permettant pas de penser l’entreprise autrement qu’au prisme de son efficacité économique, la nature politique des rapports humains se trouvant dissoute dans la liberté des contrats, il faut abandonner ses hypothèses et sa posture. C’est précisément ce que font de nombreux travaux de sciences sociales – en économie, sciences de gestion, droit et sociologie notamment – qui, depuis les années 2000, réinterrogent ce « point aveugle du savoir » [Segrestin, Roger, Vernac, 2014] qu’est l’entreprise. Au-delà de leur diversité, ces travaux nous semblent contribuer à une même approche politique de l’entreprise [Cazal, 2016 ; Cordrie, 2018]. Plus particulièrement, notre proposition est la suivante : ces travaux tendent à constituer une théorie de l’entreprise comme institution politique du capitalisme, dont il faut distinguer deux dimensions. L’entreprise est à la fois un espace politique structuré par des règles, organisant des rapports de pouvoir et faisant émerger un ordre interne – c’est ce que nous proposons de qualifier de dimension politique « interne » de l’entreprise – mais aussi un acteur politique qui, à l’extérieur, agit sur le cadre institutionnel dans lequel elle évolue – c’est ce que nous proposons de qualifier de dimension politique « externe ». À travers une brève revue de la littérature, montrons que si la première a été largement explorée, par des travaux s’intéressant à la responsabilité sociale des entreprises (RSE), à la gouvernance ou au travail, la seconde gagnerait en revanche à être complétée, ce qui constitue à notre sens l’un des enjeux d’une théorie de l’entreprise comme institution politique du capitalisme.

8Parmi la vaste littérature à laquelle a donné lieu le thème de la RSE, laissons de côté l’approche en termes de « parties prenantes » développée par Freeman [1984], pour montrer comment les approches institutionnalistes de la RSE conduisent à une réflexion sur l’entreprise comme espace politique [Boidin, Postel, Rousseau, 2009 ; Postel et al., 2011 ; Postel, Sobel, 2013 ; Gendron, Girard, 2013 ; Capron, Quairel-Lanoizelée, 2015, 2016 ; Chanteau, Martin-Chenut, Capron, 2017 ; Bommier, Renouard, 2018]. Ce qui, au fond, caractérise ces approches, c’est une posture consistant à la considérer comme le symptôme d’une évolution lente et progressive, plutôt que comme l’émergence d’une nouveauté radicale. Comme le précisait l’introduction du dossier de la Revue Française de Socio-Économie consacré à la RSE, elle n’est pas « un phénomène lié à une nouveauté du côté de l’entreprise… mais le reflet exact de la nouveauté institutionnelle que constituent la déréliction des États sociaux nationaux et le vide de régulation qui s’ensuit » [Postel, 2009]. C’est donc parce que le compromis social fordiste se délite qu’apparaît la RSE [Postel, 2017], et se pose dès lors la question de son « potentiel régulatoire » [3] [Postel et al., 2011], c’est-à-dire de sa capacité à produire une forme de régulation des conflits sociaux et environnementaux suffisamment stable. Pour les auteurs institutionnalistes [Cazal, 2008, 2011 ; Boidin, Postel, Rousseau, 2009 ; Postel, Sobel, 2011, 2013], ce potentiel régulatoire dépend au fond des appuis collectifs sur lesquels la RSE est susceptible de reposer, afin de « réarmer les parties prenantes » [Postel, 2017]. Cette problématique articulant RSE et régulation interroge finalement l’entreprise au prisme des rapports de pouvoir entre les différents groupes d’acteurs qui lui sont constitutifs [Capron, Quairel-Lanoizelée, 2015 ; Chanteau, Martin-Chenut, Capron, 2017 ; Bommier, Renouard, 2018]. En effet, la RSE suppose la mobilisation des « parties prenantes » de l’entreprise, en vue d’activer une discussion portant sur les finalités et l’organisation de la production. À ce niveau, ces travaux mettent en avant l’inégalité structurelle sur laquelle se fonde le rapport salarial [Marx, 1867]. Pour que la voix des parties prenantes puisse compter, il faut rééquilibrer ces rapports de pouvoir, ce qui n’est possible qu’à travers des institutions collectives [Postel, Rousseau, Sobel, 2006] allant dans le sens d’une démocratisation de l’entreprise. Comme l’écrit Didier Cazal, « faire entrer les entreprises en démocratie, ce qui constitue le sens même de la question politique abordée, implique aussi de faire entrer la démocratie dans l’entreprise » [Cazal, 2016]. Sur cette question, certains travaux envisagent des pistes de transformation de l’entreprise, passant par une modification de son statut juridique [4] ou de son organisation interne [5], tandis que d’autres insistent au contraire sur l’impossibilité d’opérer une telle transformation dans le cadre d’un rapport salarial aménagé seulement à la marge [Lordon, 2008]. En interrogeant les rapports de pouvoir constitutifs de l’entreprise, ces travaux soulignent ainsi ce que nous appelons sa dimension politique « interne ».

9Cette dimension va être prise directement pour objet par un deuxième ensemble de travaux, qui s’est notamment constitué dans le cadre, et à la suite, du séminaire « L’entreprise, formes de la propriété et responsabilité sociale » [6]. L’objectif est d’interroger la « grande déformation » qu’a connue l’entreprise [Favereau, 2014], sous les effets de la financiarisation et de la gouvernance actionnariale. Pour ce faire, le point de départ est le constat établi par Robé [1999], évoqué en introduction, selon lequel l’entreprise, au contraire de la société anonyme, n’a pas d’existence juridique. Contre les théories standards de la firme, les auteurs [Collège des Bernardins, 2011] montrent que, non seulement l’entreprise n’est pas réductible à une entité purement juridique aux services des propriétaires-actionnaires (c’est leur proposition positive), mais encore que cette conception et sa mise en œuvre au travers de la gouvernance actionnariale, est destructrice pour l’entreprise (c’est leur proposition normative). Comme le résument Segrestin et Hatchuel, « à partir des années 1970, […] les principes de corporate governance ont fait prévaloir les objectifs de la société anonyme, c’est-à-dire l’intérêt des actionnaires, sur ceux de l’entreprise. […] Indiscutablement, l’absence de doctrine sur l’entreprise et le vide juridique qui l’entourait ont fait le lit de la société de capitaux – contre l’entreprise » [Segrestin, Hatchuel, 2012, p. 50-51]. À partir de là, les auteurs mobilisent diverses disciplines, pour souligner la diversité des facettes de l’entreprise [7]. L’anthropologie met l’accent sur l’entreprise comme communauté de personnes et conduit à la considérer comme un « dispositif d’accomplissement personnel ». L’économie (des conventions), dans la veine de Favereau [1989], l’attrape comme un mode de coordination entre trois types de « pouvoirs de valorisation », celui des consommateurs, celui du capital, et celui du travail. La gestion et l’histoire conduisent à saisir l’entreprise comme un régime d’action collective orienté vers la création de potentiels communs [Segrestin, Hatchuel, 2012]. Enfin, le droit et la science politique montrent l’entreprise comme un dispositif de pouvoir privé, structuré par l’outil juridique qu’est le statut de société anonyme [Robé, 2012]. Aussi l’entreprise doit être pensée dans toutes ses dimensions, non seulement économique, mais aussi cognitive, éthique et politique [Collège des Bernardins, 2011]. En explorant sa dimension politique « interne », ces travaux constituent un apport décisif à la théorisation de l’entreprise comme institution politique : ils montrent l’entreprise comme un espace politique qui articule une diversité de rapports de pouvoir, et pas uniquement celui qui assujettit les dirigeants aux actionnaires – sur lequel se concentre la théorie de l’agence, réduisant ainsi l’entreprise à la société anonyme.

10Le troisième ensemble de travaux constitue une forme d’extension du programme de recherche ouvert au Collège des Bernardins, mais avec une problématique centrée désormais sur la question du travail. Elle donnera lieu à la publication d’un ouvrage collectif, partant précisément du principe qu’il faut Penser le travail pour penser l’entreprise [Favereau, 2016], et sera également alimentée par les travaux d’Isabelle Ferreras [2007, 2012, 2017], sur lesquels il est intéressant de s’attarder. Son point de départ est l’observation selon laquelle le travail, comme activité sociale, est de nature fondamentalement politique, car les individus y font référence au travers de conceptions du juste [Ferreras, 2007]. Or ces conceptions de la justice mobilisées par les travailleurs, dans nos sociétés occidentales, s’appuient sur une norme particulière, celle de la justice démocratique. Autrement dit, les travailleurs qui franchissent les portes de leur lieu de travail s’attendent à être traités comme les citoyens d’un régime démocratique. Le travail est donc une activité immédiatement politique, réalisée par des travailleurs qui sont aussi et surtout citoyens de sociétés démocratiques. Or, et c’est là le deuxième temps de l’argumentation [Ferreras, 2012], il existe une contradiction entre ces aspirations démocratiques au travail et le cadre dans lequel celui-ci s’effectue : l’entreprise. En effet, le régime d’interaction mis en place dans l’entreprise, et qui structure aussi bien les relations salariés-clients que les relations salariés-employeur, est le régime que Ferreras qualifie de « domestique », c’est-à-dire « un mode d’exercice du pouvoir où le “chef” (Principal) règne sans avoir besoin de justifier ses ordres, cependant que ses exécutants, qu’il s’agisse de ses salariés, de ses domestiques, voire de ses esclaves, exécutent » [Ferreras, 2012, p. 156]. Ces deux premières étapes invitent à une troisième : non seulement la reconnaissance de la nature politique de l’activité de travail amène à interroger le traitement dont elle fait l’objet, à l’intérieur de l’entreprise, mais ces réflexions conduisent plus généralement à interroger l’entreprise comme une « entité politique » [Ferreras, 2017]. Pour cela, Ferreras défend l’idée que l’entreprise est une institution qui, fondamentalement, met en jeu deux types de rationalité : une rationalité instrumentale portée en premier lieu par ceux qui investissent leur capital, qui prend la forme contemporaine de la maximisation de la valeur actionnariale ; une rationalité expressive portée en particulier par ceux qui investissent leur force de travail, et qui « fait référence au registre du sens et des valeurs, en opposition à celui de l’instrumentalité. Il se rapporte au domaine des significations construites au travers de l’expérience vécue, des valeurs, en définitive, aux conceptions de la justice » [Ferreras, 2017, p. 81]. À partir de là, l’entreprise apparaît comme une entité politique, en tant qu’elle met en jeu ces deux formes de rationalité, instrumentale et expressive. C’est là l’erreur commise par la théorie standard de l’entreprise : en réduisant l’entreprise à un instrument au seul service des actionnaires, elle considère uniquement la rationalité instrumentale, en occultant la rationalité expressive, alors que c’est précisément la combinaison des deux qui, pour l’auteure, constitue une entreprise. Cette coexistence n’implique pas une pacifique harmonie, mais plutôt une lutte interne au sein de l’entreprise, et c’est cette lutte, et la manière dont les deux rationalités sont agencées par un ensemble de règles collectives, qui font de l’entreprise une entité proprement politique. Ce cheminement débouche donc sur une conclusion forte : réduire l’entreprise à la société anonyme n’est pas une banale confusion sémantique, c’est se positionner contre l’expression, dans l’entreprise, de cette rationalité portée en premier lieu par les travailleurs, et donc nier son existence.

4. Pour une exploration de la dimension politique externe de l’entreprise

11Ces trois ensembles de travaux constituent de solides apports à une théorie de l’entreprise comme institution politique… à l’intérieur. Mais, comme le note Ferreras, il manque une dimension : « en vue du développement de la théorie politique de l’entreprise, nous avons choisi, dans un premier temps, de nous concentrer sur la vie interne de l’entreprise […]. Toutefois, sa vie externe est tout aussi importante : à l’extérieur, l’entreprise est un acteur politique. […] L’étude de l’impact externe de l’entreprise comme acteur politique nécessite autant d’efforts que pour l’étude de sa vie interne » [Ferreras, 2017, p. 109-111, nous mettons en italique].

12C’est aussi la thèse que nous défendons [Cordrie, 2020] : l’un des enjeux de cette perspective institutionnaliste de l’entreprise est d’interroger son rôle comme acteur politique, dans le capitalisme. La piste qu’il s’agit d’examiner est l’hypothèse selon laquelle l’entreprise, non seulement agit sur les règles qui gouvernent directement son activité [Fligstein, 2002], en vue de défendre ses « intérêts immédiats » [Palpacuer, Balas, 2010], mais aussi sur la régulation des tensions que produit le capitalisme [8], en vue d’assurer sa reproduction. Ainsi peut-on l’observer, par exemple à travers des enquêtes de terrain telles que celle que nous avons menée autour de la « troisième révolution industrielle en Hauts-de-France » [9], participer de la construction de formes de régulation par lesquelles elle entend prendre en charge la résolution des tensions autour de la question environnementale. Une voie possible pour avancer dans l’exploration de cette dimension politique externe est d’avoir recours aux travaux de J. R. Commons [1924, 1934, 1950], dont l’approche institutionnaliste et pragmatiste invite à penser la régulation en plaçant la focale sur les acteurs. Elle nous a en particulier conduits à saisir ces espaces de régulation comme des processus de construction de compromis, caractérisés par une « sélection artificielle des règles » [Commons, 1934 ; Bazzoli, 2018], fruit d’interactions entre acteurs mus par des intérêts et des valeurs spécifiques. Ce cadre permet dès lors d’interroger l’action politique de l’entreprise, qui réside dans sa capacité à imposer, au sein de ce processus, ses propres valeurs et ses propres intérêts, participant ainsi de la production des « buts publics » [10] que s’assigne la souveraineté [Commons, 1899] d’une part, des règles qui expriment et cristallisent ces buts d’autre part [11]. En effet, « pour Commons, les règles existantes à un moment donné […] expriment un but public opérant une sélection et une régulation des intérêts sociaux conflictuels » [Bazzoli, Kirat, 2010], et l’enjeu est ici d’insister sur le rôle – politique – que joue l’entreprise dans cette sélection.

13Insistons pour conclure sur le fait qu’au-delà de cette piste commonsienne, l’exploration de la dimension politique externe de l’entreprise constitue à notre sens un chantier qui mériterait d’être nourri d’enquêtes s’intéressant à l’action politique de l’entreprise et à ses diverses modalités. L’enjeu est d’avancer vers une théorie de l’entreprise comme institution politique du capitalisme qui, comme le notait Ferreras, sera pleinement opérationnelle lorsque ses deux dimensions – interne et externe – auront été analysées et articulées.

Bibliographie

Bibliographie

  • Alchian A. A., Demsetz H. (1972), « Production, Information Costs, and Economic Organization », The American Economic Review, vol. 62, n° 5, p. 777‑795.
  • Baudry B., Chassagnon V. (2014), Les théories économiques de l’entreprise, Paris, La Découverte.
  • Bazzoli L. (2018), « Le compromis chez John R. Commons », dans Politiques du compromis, Christian Thuderoz.
  • Bazzoli L., Kirat T. (2010), « Le capitalisme raisonnable, l’emploi et la responsabilité sociale de l’entreprise selon J. R. Commons et l’école du Wisconsin », document de travail.
  • Boidin B., Postel N., Rousseau S. (dirs.) (2009), La responsabilité sociale des entreprises : une perspective institutionnaliste, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du septentrion, 199 p.
  • Bommier S., Renouard C. (2018), L’entreprise comme commun : au-delà de la RSE, 264 p.
  • Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2015), L’entreprise dans la société. Une question politique, Paris, La Découverte, 280 p.
  • Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2016), La responsabilité sociale d’entreprise, Paris, La Découverte, 128 p.
  • Cazal D. (2008), « Parties prenantes et RSE : des enjeux sociopolitiques au-delà des contrats », Revue de l’organisation responsable, vol. 3, n° 1, p. 12‑23.
  • Cazal D., 2011, « RSE et théorie des parties prenantes : les impasses du contrat », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 9.
  • Cazal D. (2016), « L’entreprise, une institution politique. Capron M., Quairel-Lanoizelée F. (2015), L’entreprise dans la société. Une question politique, La Découverte, Paris. Favereau O. (2014), Entreprises : la grande déformation, Parole et silence - Collège des Bernardins, coll. « Humanités », Paris. Segrestin B., Roger B., Vernac S. (dir.) (2014), L’entreprise. Point aveugle du savoir, Sciences humaines, Auxerre », Revue Française de Socio-Économie, n° 16, p. 259‑264.
  • Chanteau J.-P., Martin-Chenut K., Capron M. (dirs.) (2017), Entreprise et responsabilité sociale en questions : savoirs et controverses, Paris, Classiques Garnier (Rencontres), 342 p.
  • Coase R. H. (1937), « The Nature of the Firm », Economica, vol. 4, n° 16, p. 386‑405.
  • Collège des Bernardins (2011), « L’entreprise : formes de la propriété et responsabilités sociales », Investigations et Implications : Document Introductif au Colloque.
  • Commons J. R. (1899), « A Sociological View of Sovereignty », American Journal of Sociology, vol. 5, n° 1.
  • Commons J. R. (1924), Legal foundations of capitalism, New Brunswick, U.S.A, Transaction Publishers, 394 p.
  • Commons J. R. (1950), The economics of collective action, Madison, University of Wisconsin Press, 382 p.
  • Commons J. R. (1990, 1934), Institutional Economics. Its place in Political Economy, réédition Transaction Publishers, New York, Macmillan.
  • Cordrie B. (2018), « Penser l’entreprise comme espace politique : Ostrom avec Commons », Revue de l’organisation responsable, vol. 13, n° 2, p. 11‑21.
  • Cordrie B. (2020), L’entreprise, acteur politique. Une analyse institutionnaliste d’un compromis : la troisième révolution industrielle en Hauts-de-France, Thèse de doctorat, Université de Lille.
  • Favereau O. (1989), « Marchés internes, marchés externes », Revue économique, vol. 40, n° 2, p. 273‑328.
  • Favereau O., (2014), Entreprises la grande déformation, Paris, Parole et silence : Collège des Bernardins.
  • Favereau O. (dir.) (2016), Penser le travail pour penser l’entreprise, Paris, Presses des Mines, 178 p.
  • Ferreras I. (2007), Critique politique du travail, Presses de Sciences Po.
  • Ferreras I. (2012), Gouverner le capitalisme ? pour le bicamérisme économique, 1re édition, Paris, PUF, 292 p.
  • Ferreras I. (2017), Firms as political entities : saving democracy through economic bicameralism, Cambridge, United Kingdom New York, NY, Cambridge University Press, 213 p.
  • Fligstein N. (2002), The architecture of markets : an economic sociology of twenty-first century capitalist societies, 2. print. and 1. paperback print, Princeton, NJ, Princeton Univ. Press, 274 p.
  • FreemanR. E. (1984), Strategic management : a stakeholder approach, Reissue, Cambridge New York Melbourne Madrid Cape Town Singapore, Cambridge University Press, 276 p.
  • Gendron C.,Girard B. (dirs.) (2013), Repenser la responsabilité sociale de l’entreprise : l’école de Montréal, Paris, Armand Colin (Recherches), 429 p.
  • Jensen M. C., Meckling W. H. (1976), « Theory of the firm : Managerial behavior, agency costs and ownership structure », Journal of Financial Economics, vol. 3, n° 4, p. 305‑360.
  • Krichewsky D. (2011), « Crise et modalités d’élaboration d’un compromis social dans le nouveau capitalisme indien », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 9.
  • Lordon F. (2008), Et la vertu sauvera le monde... : après la débâcle financière, le salut par l’« éthique » ?, Paris, Raisons d’agir.
  • Lyon-Caen A., Urban Q. (dirs.) (2012), La crise de l’entreprise et de sa représentation, Paris, Dalloz, 137 p.
  • Marx K. (2014, 1867), Le capital Livre I, Paris, PUF, « Quadrige, 100  p.
  • Palpacuer F., Balas N. (2010), « Comment penser l’entreprise dans la mondialisation ? », Revue française de gestion, n° 201, p. 89‑102.
  • Polanyi M. (1967), The tacit dimension, Garden City, N. Y., Anchor Books.
  • Postel N. (2003), Les règles dans la pensée économique contemporaine, Paris, CNRS éditions, 260 p.
  • Postel N. (2009), « Sur les relations entre l’éthique et le capitalisme », Revue Française de Socio-Économie, n° 4, p. 9‑13.
  • Postel N. (2017), « “L’entreprise responsable” : sujet ou objet politique et éthique ? », inEntreprise et responsabilité sociale en questions : savoirs et controverses, Paris, Classiques Garnier, p. 265‑284.
  • Postel N.,Cazal D., Chavy F., Sobel R. (dirs.) (2011), La responsabilité sociale de l’entreprise : nouvelle régulation du capitalisme ?, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 416 p.
  • Postel N., Rousseau S., Sobel R. (2006), « La responsabilité sociale et environnementale des entreprises : une reconfiguration du rapport salarial fordiste ? », Économie appliquée, n° 4, p. 77‑84.
  • Postel N., Sobel R. (2011), « Polanyi contre Freeman », Revue de la régulation. Capitalisme, institutions, pouvoirs, n° 9.
  • Postel N., Sobel R. (dirs.) (2013), Dictionnaire critique de la RSE, Villeneuve-d’Ascq, France, Presses universitaires du Septentrion, 498 p.
  • Robé J.-P. (1999), L’entreprise et le droit, 1re éd, Paris, Presses universitaires de France, 127 p.
  • Robé J.-P. (2009), « À qui appartiennent les entreprises ? », Le Debat, n° 155, p. 32‑36.
  • RobéJ.-P. (2010), « L’entreprise au coeur du droit », Les Cahiers de la Justice, n° 3, p. 111‑126.
  • RobéJ.-P. (2012), « L’entreprise et la constitutionnalisation du système-monde de pouvoir », inRoger B. (dir.), L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Paris, Lethielleux, Collège des Bernardins, p. 273‑344.
  • Roger B. (dir.) (2012), L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Paris, Lethielleux, Collège des Bernardins, 569 p.
  • Segrestin B., Hatchuel A. (2012a), Refonder l’entreprise, Paris, Seuil, 119 p.
  • Segrestin B., Hatchuel A. (2012b), « L’entreprise comme dispositif de création collective : vers un nouveau type de contrat collectif », dans Roger B. (dir.), L’entreprise, formes de la propriété et responsabilités sociales, Paris, Lethielleux, Collège des Bernardins, p. 219‑272.
  • Segrestin B., Levillain K., Vernac S., Hatchuel A. (dirs.) (2015), La société à objet social étendu : un nouveau statut pour l’entreprise, Paris, Mines ParisTech.
  • Segrestin B., Roger B. Vernac S. (dirs.) (2014), L’entreprise : point aveugle du savoir, Auxerre, Sciences humaines.
  • Simon H. A. (1945,) Administrative behavior : a study of decision-making processes in administrative organizations, 4th ed, New York, Free Press, 368 p.
  • Simon H. A. (1957), Models of Man : Social and Rational, New York, John Wiley abd Sons, 279 p.
  • Walras L. (1874), Éléments d’économie politique pure. Œuvres Économiques Complètes, 1988e édition, Paris, Economica.
  • Williamson O. E. (1975), Markets and hierarchies, analysis and antitrust implications : a study in the economics of internal organization, New York, Free Press, 286 p.
  • Williamson O. E. (1985), The economic institutions of capitalism : firms, markets, relational contracting, 2010e édition, New York, Free Press, 450 p.

Notes

  • [1]
    Au sens de Favereau [1989].
  • [2]
    Pour une distinction plus précise entre les approches développées dans ces deux articles, voir [Baudry, Chassagnon, 2014, chapitre 2].
  • [3]
    C’est notamment le titre d’un programme de recherche financé par l’Agence Nationale de la Recherche coordonnée par Julienne Brabet, et qui a notamment donné lieu à un numéro spécial de la Revue internationale de psychosociologie [2010/38, vol. 16].
  • [4]
    Voir par exemple l’idée de « société à objet social étendu » [Segrestin, Hatchuel, 2012a ; Segrestin et al., 2015].
  • [5]
    Voir par exemple l’idée de « bicaméralisme économique » [Ferreras, 2012].
  • [6]
    Organisé au Collège des Bernardins entre 2009 et 2011, il donnera lieu à plusieurs ouvrages collectifs [Roger, 2012 ; Lyon-Caen, Urban, 2012 ; Segrestin, Hatchuel, 2012 ; Favereau, 2014 ; Segrestin, Roger, Vernac, 2014].
  • [7]
    Nous reprenons ici, selon la même structuration, les développements présentés dans [Roger, 2012 ; Collège des Bernardins, 2011 ; Favereau, 2014].
  • [8]
    Ces tensions sont sociales – conflit capital/travail – et écologiques – conflit entre préservation de l’environnement et accumulation du capital [Krichewsky, 2011].
  • [9]
    Il s’agit d’une action publique régionale de transition énergétique qui s’articule, comme on l’a montré [Cordrie, 2020], autour d’une réponse à la question environnementale formulée et mise en œuvre par des entreprises.
  • [10]
    « Public purpose » [Commons, 1950, p. 75].
  • [11]
    Ce que Commons appelle les « transactions de répartition » opérées par la puissance publique [Commons, 1934, p. 67‑68].
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.83

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions