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Article de revue

Éditorial. Contrôler les chômeurs : une histoire qui se répète (forte de ses croyances et à l’abri des réalités)

Pages 9 à 25

Notes

  • [1]
    Thèse publiée sous le titre Les mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris : Éditions Ouvrières, 1971, 2 vol.
  • [2]
    Rappelons aussi la publication de Louis-Napoléon Bonaparte, futur président de la Seconde République puis empereur des Français, L’extinction du paupérisme, 1844.
  • [3]
    Saint-Marc de Girardin (1801-1873), discours à la Chambre le 8 décembre 1831, Le Journal des débats.
  • [4]
    Les dispositifs devant aider au placement ont toujours existé : places de grève, bureaux de placement des Communes, appui des associations et corporations de métiers [De Larquier, 2000]. Ces dispositifs, après 1945, ont progressivement été discrédités et la nécessité d’un service national, central, s’est peu un peu imposée dans l’appareil d’État.
  • [5]
    C’est tout l’enjeu de la mise en place du code ROME (Répertoire opérationnel des métiers et des emplois). Sur le sujet, voir notamment Pillon (2015).
  • [6]
    À tout moment, et notamment en fin de mois, le DE, doit justifier « d’actes positifs et répétés de recherche d’emploi ».
  • [7]
    En juin 2017, sur 5,866 millions DEFM inscrits à Pôle emploi en catégorie A/B et C, 2,749 millions étaient indemnisés au titre de l’assurance chômage [Unédic, 2018].
  • [8]
    À ce jour, seule l’évaluation de l’expérimentation a été rendue publique (voir Pôle emploi (2014)). Les résultats de l’évaluation suite à la généralisation ont été diffusés par la presse le 8 novembre 2017, cf. notamment Ruello (2017).
  • [9]
    Chiffres non publics mais consultés par Alternatives économiques [Foulon, 2017].
  • [10]
    Comme l’ont souligné Gautié et Lefresne (1997) et Duclos (2013), si la politique d’emploi a pour ambition de modifier le comportement de l’entreprise, notamment en l’incitant à créer plus d’emploi, force est de constater que l’entreprise reste avant tout une « boîte noire » à qui l’on adresse des incitations sans réellement chercher à peser sur ses fonctionnements concrets. L’essentiel de la politique d’emploi, notamment avec les stratégies d’activation, fait de facto peser les ajustements sur les individus.

1 Le travail rémunéré constitue aujourd’hui, au terme d’une évolution séculaire, la forme décisive d’intégration sociale, la famille ou encore la solidarité du village ayant été progressivement très affaiblies par le capitalisme industriel. De ce fait, le non-travail ou le travail non reconnu socialement est un facteur majeur d’exclusion. Comment en est-on arrivé à cette situation ? Comment, quand et par qui les frontières de l’activité économique – activité pouvant prétendre à rémunération – ont-elles été définies ? Par quel processus certains(es) ont-ils (elles) été évincé(e)s du cadre du travail ? Comment cela s’est-il articulé à des enjeux de contrôle ? De quoi le renforcement du contrôle des chômeurs est-il le signe ?

2 Les réponses à ces questions sont d’autant plus difficiles à trouver que les frontières entre l’activité économique, l’emploi et l’inactivité sont bouleversées par la déconstruction méthodique des lois et réglementations du travail édifiées depuis la Libération. Salariés pauvres, chômeurs découragés ou rayés des listes constituent de nouvelles franges d’un territoire de l’emploi dont les frontières sont brouillées.

3 Historiquement, la définition de la limite entre travail et non-travail conditionne celle du chômage, et la volonté de contrôler les chômeurs est avant tout une volonté de contrôler la main-d’œuvre et de maîtriser son temps de travail (1). Cet enjeu de contrôle ressurgit aujourd’hui aidé par les représentations économiques qui font du demandeur d’emploi un individu « maximisateur » et cherchant avant tout son intérêt monétaire (2). Ces représentations, ces croyances, légitiment les politiques d’activation faisant du contrôle le levier présumé de l’amélioration des taux de retour à l’emploi, occultant tous les enjeux d’ordre macroéconomique. Au-delà d’une gestion des problèmes sociaux renvoyant à l’individualisation des causes des phénomènes (tout comme au XIXe siècle avant l’émergence de justifications contribuant à fonder la légitimité de l’État social), reste une question : quels sont les effets de ces contrôles (3) ?

1 – Contrôle du travail et contrôle des chômeurs : les deux faces d’une même pièce – Bref aperçu historique

4 Le contrôle du chômage est inséparable de celui du travail et le recours à l’histoire montre que depuis la fin du XXe siècle, marquée par la désindustrialisation, les mécanismes de contrôle du travail et du chômage introduits avec l’industrialisation il y a deux siècles réapparaissent.

1.1 – « L’oisiveté est la mère de tous les vices »

5 « L’oisiveté est la mère de tous les vices. » Pourtant, l’un des privilèges des nobles de l’Ancien Régime n’était-il pas de ne pas travailler ? En proclamant l’égalité de tous devant la loi, en supprimant les privilèges et les corporations, puis en abolissant l’esclavage, la Révolution française élimine, entre autres, les verrous qui s’opposaient à la mise au travail de toute la population et au développement du salariat. Elle réunit ainsi les conditions de possibilité de l’industrialisation.

6 L’abondance relative de la main-d’œuvre disponible et la modicité des salaires expliquent qu’en France, contrairement à l’Angleterre, la mécanisation soit progressive et le coût d’entrée en industrie peu élevé [Dewerpe, 1996]. Il reste cependant à attirer, et surtout à maintenir, des salariés dans les ateliers et dans les usines alors que le travail est pénible, aléatoire et peu rémunéré.

7 Aucun garde-fou ne s’oppose à la flexibilité du travail. Dépendant d’une demande fluctuante, l’embauche est aléatoire et le salaire, défini de façon arbitraire, est payé à la pièce ou à la journée. Outre une limite physiologique, la seule borne à l’exploitation réside dans la nécessité pour le patron de disposer d’ouvriers prêts à travailler. La nécessité de fixer la main-d’œuvre est l’une des difficultés majeures de l’industrialisation du XIXe siècle. Tant qu’elle est mobile, enserrée dans des réseaux de solidarité familiale, géographique, mutualiste ou de métier, qu’elle est pluriactive et qu’elle garde un lien avec la terre, la main-d’œuvre se préserve une certaine liberté et une autonomie relative face à la conjoncture. Cette marge de manœuvre disparaît lorsque le monde des travailleurs est complètement intégré au salariat. L’histoire de l’industrialisation du XIXe siècle est précisément celle de l’affirmation du contrôle sur le travail, sur le temps de travail, sur les gestes du travail et, par conséquent, sur le non-travail [Zancarini-Fournel, 2016]. Les tâtonnements qui conduisent à la mise en place du contrôle conduisent à une alliance entre les propriétaires du capital et les titulaires de la violence légitime. La mise au travail, processus qui condamne le monde ouvrier à dépendre du salaire, se prolonge tout au long du siècle. C’est la condition nécessaire de l’industrialisation.

8 Le fléau que représente le turnover pour les premières sociétés des charbonnages est mis en évidence par Rolande Trempé dans sa thèse d’État sur les mineurs de Carmaux [Trempé, 1971] [1]. Ce turnover représente un coût pour l’entreprise. Il oblige à hiérarchiser les emplois, à « choyer » le personnel qualifié et spécialisé et à consentir quelques dédommagements en termes de salaires, de conditions de travail et de vie. Il explique également l’adoption des premières mesures paternalistes [Noiriel, 2002].

9 L’oisiveté, la pauvreté assumée et la libre circulation des travailleurs deviennent les cibles des politiques publiques. Les employeurs exercent des pressions sur les gouvernants pour arracher les ouvriers-paysans à la terre et les isoler des solidarités familiales et villageoises, pour s’approprier leur temps et les mettre au travail.

10 La proto-industrialisation, qui introduit l’outillage et la machine dans la cellule familiale, est une première forme d’appropriation des temps morts par la production capitaliste. La mise en usine est une étape supplémentaire. Le processus ne s’appuie pas uniquement sur le renforcement de la police du travail. Il passe aussi par la misère économique, sociale et morale à laquelle l’industrialisation condamne la classe ouvrière et paysanne et la prive de toute capacité de résistance à la salarisation. Cette misère est attestée par tous les observateurs sociaux du début du XIXe siècle [Villermé, 1840 ; Le Play, 1855] [2]. Comme le montre Marc Leleux, cette misère nourrit la hantise suscitée par le maintien d’une partie de la population – « les sans travail » – dans une situation d’extrême précarité et pèse d’un poids décisif sur les salaires [Leleux, 2013].

11 Un arsenal législatif et réglementaire soutient le processus de la mise au travail. En reconnaissant l’égalité de tous devant la loi et en sacralisant la propriété privée, le Code civil fait de l’appât du gain monétaire un moteur de l’activité. Il fait aussi de la richesse matérielle un déterminant de la position sociale. Il accélère aussi la disparition des biens collectifs et l’effritement des solidarités. Le Consulat puis le Premier Empire introduisent une réglementation coercitive qui, avec la réorganisation administrative du territoire et le rétablissement de l’esclavage, enserre la population laborieuse dans un maillage policier. Le livret ouvrier, « passeport intérieur » tenu par le patron et exigé à toute embauche, est rendu obligatoire en 1803. Notés sur le livret, chaque période de chômage et chaque changement d’emploi doivent être expliqués. La pratique tombe en désuétude dans le dernier tiers du XIXe siècle et le livret est supprimé en 1890. Le contrôle qu’il représente perdure pendant tout le siècle.

12 La crainte suscitée par la violence des émeutes populaires renforce les pressions en faveur de l’encadrement des prolétaires, qu’ils soient occupés ou chômeurs [Tartakowsky et Pigenet, 2012]. La révolte des canuts lyonnais de 1831 par exemple conduit un parlementaire à assimiler les artisans lyonnais, pourtant qualifiés et indépendants, représentants de « l’aristocratie ouvrière », à des « barbares » et à des « sauvages » [3]. Ce qui deviendra la maxime « classe laborieuse, classe dangereuse » apparaît. Les travailleurs manuels urbains salariés (prolétaires) ou dépendant de fabricants effraient d’autant plus s’ils sont privés d’ouvrage. Or les périodes de chômage sont fréquentes et l’oisiveté, même condamnée par les élites, est rarement choisie. Le chômage condamne à l’indigence. Sa crainte explique que les travailleurs soient prêts à accepter des conditions de travail et de vie indignes que traduit la faiblesse de leur espérance de vie.

13 Le XIXe siècle reste celui de l’enfermement, dans les prisons, dans les asiles et aussi dans les usines que les ouvriers qualifient de « bagnes ». À l’extérieur comme à l’intérieur de l’usine le « non-travail » est pourchassé. La lutte contre les temps morts dans l’usine est à l’origine du taylorisme, la dépendance à l’égard du numéraire contraint au salariat à l’extérieur de l’usine. La philosophie morale qui accompagne l’industrialisation rend chacun responsable de sa situation. Le chômeur est donc jugé responsable de sa position. L’inactivité est condamnée, l’inactif est un paria qu’il faut punir. En Angleterre, pays pionnier de l’industrialisation, l’indigent est enfermé dans les sweat house. En France, marquée par le malthusianisme démographique, le non-travail n’est pas mieux toléré mais les révolutions et la fréquence des périodes de chômage influencent les pratiques.

1.2 – Vers un droit du travail et au travail

14 Un changement majeur dans la conception du travail et du non-travail se manifeste juste après la Révolution de 1848. La Constitution de la Seconde République proclame le droit au travail, inversant l’ordre antérieur qui prescrivait le devoir de travailler. Une commission parisienne, dite Commission du Luxembourg, se spécialise dans les questions du travail. Elle définit et encadre des ateliers nationaux qui assurent à chacun quelques heures de travail contre une indemnité journalière. La crise sévit à Paris depuis 1846 et pousse au chômage des centaines d’ouvriers attirés par la construction des fortifications. Pour la première fois, le gouvernement cherche à réguler la situation. Il considère que la conjoncture est responsable du chômage et fait appel à la solidarité nationale pour y remédier. La Révolution de 1848 ne fait pas long feu et la responsabilité individuelle des chômeurs, le livret ouvrier, le contrôle de la main-d’œuvre sont remis au premier plan jusqu’à l’affirmation de la Troisième République.

15 La volonté politique d’améliorer le sort de la classe laborieuse et de lui donner les moyens d’agir réapparaît avec la République des républicains (année 1880) qui fait de la question sociale une priorité. La loi Waldeck-Rousseau de 1884 reconnaît la liberté syndicale. Le législateur pose les prémices de l’assurance et de la solidarité. L’assistance médicale des indigents est introduite en 1893, la loi sur les accidents du travail de 1898 inverse la charge de la preuve aux dépens des employeurs.

1.3 – Construction statistique du chômage et contrôle

16 On le constate cependant, la volonté de contrôler les travailleurs, d’éliminer les temps morts et l’oisiveté précède largement la définition des statistiques d’activité professionnelle et de chômage qui apparaissent à la fin du XIXe siècle [Baverez et al., 1986].

17 Dans le cadre du nouvel office du Travail créé en 1891, la statistique définit l’activité économique, puis elle publie les premières nomenclatures des professions. C’est « la naissance du chômage », perçu comme une situation individuelle mais qui engage la collectivité. En 1911, le gouvernement forme un comité d’études relatives à la prévision des chômages industriels pour en comprendre les motifs et y trouver des remèdes. Notons cependant qu’aucun système unifié d’indemnisation du chômage n’est envisagé. Les dédommagements continuent de relever des municipalités. Le système est particulièrement inéquitable puisqu’il condamne les zones les plus touchées par la crise des années 1930 à une plus grande fragilité.

18 La régulation de l’emploi ne se définit pas à l’échelle nationale mais dans des zones salariales et les écarts entre salaires parisiens et provinciaux demeurent très élevés. Les quelques tentatives d’harmonisations introduites en 1919, la journée de huit heures ou la loi sur les conventions collectives par exemple, peinent à surmonter les particularismes locaux et les politiques d’entreprises. Le renvoi des femmes dans leur foyer après la Grande Guerre, la faible mécanisation des secteurs fortement employeurs de main-d’œuvre comme le textile, la présence de nombreux travailleurs étrangers licenciés en cas de difficulté sont autant de soupapes qui limitent l’explosion du chômage. Il faut attendre le Front populaire pour infléchir ces pratiques et introduire une politique nationale avec la généralisation des conventions collectives et les accords de Matignon. Les réformes sont anéanties par l’accélération du réarmement puis par l’entrée en guerre.

19 Ce n’est qu’à la Libération que la Constitution de la Quatrième République proclame le droit au travail, renouant avec la Seconde République et reconnaissant le droit à une indemnité de chômage [Vigna, 2012]. Les projets du Conseil national de la résistance qui fondent la Sécurité sociale prévoient un seul régime de couverture sociale dans lequel le risque de chômage peut être intégré, au même titre que la santé, la maladie, la famille et la vieillesse. La mise en œuvre du projet conduira à séparer les risques et à n’instaurer une assurance chômage qu’en 1958. La situation de chômage relève alors de la solidarité nationale au même titre que les autres risques sociaux. En contrepartie, l’ayant droit accepte que sa situation soit contrôlée, mais le contrôle n’est pas la priorité.

20 L’amélioration des connaissances sur le monde du travail, celle des statistiques et des définitions des situations permettent de préciser les conditions nécessaires pour être reconnu comme chômeur : être immédiatement disponible, faire état de recherches actives, avoir travaillé moins de tant d’heures dans la période de référence précédant la déclaration, etc. Plusieurs définitions coexistent pour mesurer le phénomène : celle de la Population disponible à la recherche d’un emploi (PDRE) suivant la définition du BIT ou celle de la Population disponible en fin de mois (PDFM) des enquêtes emplois mises en place depuis les années 1950 par le ministère du Travail et l’INSEE [Touchelay, 2008].

21 La meilleure connaissance des mécanismes de l’emploi confirme l’existence de situations de chômage involontaire, frictionnel et conjoncturel, lié aux fluctuations économiques locales, régionales ou nationales. Déculpabilisé, le chômeur est également plus rare puisque le plein-emploi caractérise la période injustement qualifiée de « Trente glorieuses » [Pessis et al., 2013 ; Sicot, 1994]. Alors que la durée hebdomadaire du travail atteint son maximum dans les années 1960, la question du contrôle du chômage passe au second plan. Elle se repose avec la création de l’ANPE en 1967 qui témoigne d’un dérèglement de la situation. Elle se pose davantage encore lorsque le chômage n’est plus frictionnel mais qu’il devient systémique. Avec les dérèglements économiques, on retrouve certains « réflexes » des périodes antérieures à la Libération, et en particulier la culpabilisation des chômeurs qui sont accusés de refuser de travailler et de « profiter » du système et de la solidarité nationale. Comme le note justement Muller [1991, p. 8], « si la catégorie du “chômeur statistique” manifeste une certaine longévité, celle du chômeur involontaire méritant l’aide publique fluctue. Elle s’étend ou se resserre selon l’urgence du moment et les fonds disponibles ».

22 Il importe aux autorités publiques de distinguer les « chômeurs involontaires » des « autres ». Se mélangent alors indemnisation, aide de placement, pour aider les chômeurs involontaires à s’éloigner de l’oisiveté, et contrôle pour s’assurer de la dimension « réellement involontaire » de la situation de chômage vécue, dans des dispositifs qui, progressivement, se centralisent [4] sous l’impulsion de l’appareil d’État [Muller, 1991].

2 – Le retour de l’idée des chômeurs « volontaires »

23 Au-delà des institutions, de leurs évolutions et des compromis institués pour leur fonctionnement, les croyances et les représentations jouent de façon non linéaire (c’est-à-dire pas toujours dans le sens d’un « mieux » ou d’un « moins bien ») sur la vision « du social ». En la matière, croyances et représentations économiques ont largement contribué à faire advenir, à partir de la fin des années 1970, la notion de « marché du travail » [Duclos et al., 2018] et l’idée de comportement d’acteurs rationnels qui pourraient, sur la base de considérations monétaires, choisir d’être des chômeurs « volontaires ». De victime d’une économie incapable de satisfaire les besoins de tous – au risque de provoquer une situation explosive – le choix d’individualiser le « traitement » des chômeurs est celui d’une société qui ne croit plus dans ses capacités régulatrices, une société d’exclusion qui ne se juge plus responsable de ses dysfonctionnements et dans laquelle la solidarité devient un délit et une source d’inefficacité économique.

2.1 – « Marché du travail » et « opportunisme » des demandeurs d’emploi : fondements des politiques d’activation

24 L’approche néoclassique pense le marché du travail comme n’importe quel marché avec une offre (émise par des individus) et une demande (émise par des entreprises) de travail qui s’ajustent via un mécanisme de prix (le salaire) en situation d’équilibre partiel. Sur ce marché, les agents sont symétriques (il n’y a pas de rapport de force et encore moins de rapport de subordination), parfaitement informés et maximisateurs. Des prolongements théoriques ont « enrichi » ce modèle de base en levant certaines hypothèses du modèle, par exemple en introduisant une hypothèse d’information imparfaite (Phelps ou Mortensen), une hypothèse d’hétérogénéité du facteur travail (Becker) ou encore une hypothèse de « rigidités institutionnelles » (Stigler). Pour autant, l’idée que le marché du travail est un « espace » unifié, homogène (il n’existe « qu’un » marché du travail) reste durablement ancrée et se distille au sein l’appareil d’État dans la façon de conceptualiser les politiques d’emploi [Colomb, 2012]. Ainsi, le projet de création de l’ANPE fait explicitement référence à la volonté de favoriser la « transparence du marché du travail » [Pillon, 2015] en instituant, en 1962, un opérateur devant faciliter la diffusion d’informations sur l’existence de postes vacants et la reconversion de la main-d’œuvre dans les secteurs qui recrutent et produire une information mettant en avant les compétences transversales des travailleurs plutôt que leur qualification sectorielle [5]. Aujourd’hui encore, l’un des chantiers de Pôle emploi vise, grâce à la constitution d’un agrégateur d’offres, à avancer vers cette transparence du marché du travail [Fondeur, 2016].

25 Si des réformes ou des aménagements institutionnels sont pensés pour aider à équiper – et donc faire émerger – ce « marché du travail », la théorie économique contribue également à légitimer qu’un des leviers permettant un « meilleur » fonctionnement du marché du travail repose sur l’encadrement des comportements individuels.

26 Les modèles dits du job search [Stigler, 1962] basent leurs modélisations sur le comportement du chômeur en considérant que le retour à l’emploi dépend d’un arbitrage monétaire : le demandeur d’emploi se fixe un salaire de réservation qui représente le niveau de rémunération en dessous duquel il ne souhaite pas descendre et qui lui sert à jauger l’intérêt des offres d’emploi qui lui sont proposées à un instant t, en intégrant la probabilité d’offres futures. Tout élément qui contribue à accroître le salaire de réservation de l’individu conduit à accroître les exigences de ce dernier pour retourner en emploi, et donc ralentit sa vitesse de retour à l’emploi. Ainsi, des allocations-chômage trop généreuses – comme composante du salaire de réservation – conduiraient à augmenter le chômage et à faire des demandeurs d’emploi des chômeurs volontaires. Le non-emploi est ainsi préféré à l’emploi suite à leur arbitrage monétaire.

27 Considérant, suite à ce raisonnement, qu’une partie du chômage est imputable aux comportements individuels, les politiques d’emploi vont chercher à mieux contrôler l’action des demandeurs d’emploi.

28 Les contrôles et les sanctions se sont développés dès les années 1970 aux États-Unis, et se sont généralisés en Europe au début des années 2000, les pays s’appuyant sur les recommandations de l’OCDE (1997, 2006) et celles de la Commission européenne (1998). Trois principaux leviers sont mobilisés – seuls ou de façon concomitante – [Parent, 2014] : contrôler l’effectivité de la recherche d’emploi (contrôles réguliers), mettre en place des sanctions (effet de menace) et attribuer des primes en cas de reprise d’emploi (« making work pay »). Ces politiques d’activation posent le revenu de remplacement (assurance chômage ou prestations assistantielles) comme la contrepartie de la recherche d’emploi. Plus un système est généreux, plus il faut renforcer les contrôles.

2.2 – L’offre raisonnable d’emploi, pierre angulaire du contrôle de chômeurs depuis dix ans

29 Si des formes de contrôle – de « pointage » [Muller, 1991] – des chômeurs ont toujours existé (cf. 1), la mise en place d’un « guichet unique » via la naissance de Pôle emploi (issu de la fusion des Assedics et des agences de l’ANPE) a conduit à redéfinir le cadre de la recherche d’emploi et à directement relier contrôle de la recherche d’emploi, placement et administration de l’assurance chômage. C’est d’ailleurs une des justifications mêmes de la fusion : « La fusion est […] une opportunité de mettre dans les mains des conseillers à l’emploi l’ensemble des outils de l’activation. […] [À travers le conseiller unique] la politique d’activation des demandeurs d’emploi se dote d’un nouveau levier : confronter les demandeurs d’emploi, à chaque entretien de suivi, à leurs devoirs en matière de recherche d’emploi et aux sanctions auxquelles ils s’exposent en cas d’efforts jugés insuffisants pour “rechercher activement un emploi” » [Pillion et Vivès, 2016, p. 416].

30 Le cadre du contrôle des chômeurs a été posé par la loi du 1er août 2008 relative aux droits et aux devoirs des demandeurs d’emploi qui définit, comme support possible de ce contrôle, l’Offre raisonnable d’emploi (ORE – reprise dans l’article L. 5411-6 du Code du travail).

31 L’ORE repose sur plusieurs critères :

  • les compétences du demandeur d’emploi telles qu’elles sont définies par le ROME (Répertoire opérationnel des métiers et des emplois) ;
  • un salaire dit « acceptable », pourcentage du salaire antérieur, qui est dégressif dans le temps ;
  • une distance géographique entre le lieu de travail et le lieu de résidence qui s’agrandit en fonction du temps d’inscription sur les listes des demandeurs d’emploi (DE) (cf. tableau 1).

Tableau 1

Évolution des critères définissant l’Offre raisonnable d’emploi (ORE)

Durée d’inscription Niveau de rémunération Distance géographique
Moins de 3 mois Équivalent au salaire perçu antérieurement Dans la zone géographique choisie par le DE
Entre 3 et 6 mois Au moins 95 % du salaire perçu antérieurement Dans la zone géographique choisie par le DE
Entre 6 mois et un an Au moins 85 % du salaire perçu antérieurement Zone géographique à moins de 30 km ou une heure du domicile
Au moins 1 an Au moins équivalent au montant des allocations-chômage perçues Zone géographique au-delà de 30 km ou une heure du domicile

Évolution des critères définissant l’Offre raisonnable d’emploi (ORE)

32 Les propositions d’emploi entrant dans le périmètre d’une ORE dépendent donc de la durée d’inscription sur les listes. Plus la durée d’inscription sur les listes s’allonge, plus les critères de ce qui peut être considéré comme une ORE s’assouplissent. Les valeurs prises par ces critères sont arrêtées au moment de l’entretien d’inscription du demandeur d’emploi où il établit son projet personnalisé d’accès à l’emploi (PPAE) avec son conseiller. Cette ORE sert de référence, d’étalon, pour arbitrer dans les offres d’emploi proposées, par le conseiller, au demandeur d’emploi : toute offre proposée conforme à l’ORE est jugée comme devant être acceptée par le demandeur d’emploi (DE) qui ne peut pas en refuser plus de deux sous peine d’être radié des listes (par ailleurs les refus lors des deux premières propositions doivent être justifiés sous peine là aussi d’être radié).

33 Cette ORE [6] est présentée aujourd’hui comme le levier pour renforcer le contrôle des chômeurs. En effet, dans une note du ministère du Travail publiée par Le Canard enchaîné du 27 décembre 2017 et confirmé par les premières annonces de mars 2018, le gouvernement fait état de son intention de durcir le contrôle des DE dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage. Le projet du gouvernement viserait à ce qu’un DE ne puisse refuser plus d’une fois une ORE proposée et définie conjointement avec le conseiller, et appliquerait un barème de sanction plus drastique dès le premier refus (cf. tableau 2).

Tableau 2

Règles de radiation en vigueur début 2018 et règles envisagées dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage

Règles en vigueur début 2018 Règles applicables envisagées
Qui radie ? Le préfet (ce qui assure un contrôle administratif des décisions prises par l’opérateur) Pôle emploi (a priori sans réévaluation de la décision prise)
Principaux motifs de radiation Si absence d’actes positifs et répétés de recherche d’emploi
Si refus d’une ORE sans motif
Si refus de réponse à une convocation de Pôle emploi sans motif
Si refus d’une formation ou d’un contrat aidé
Mise en place d’une ORE « librement négociée », sanction dès le premier refus, suppression du motif de radiation si il y a un refus de formation
Conséquences de la radiation Impossibilité de s’inscrire pendant 15 jours sur les listes de DE si refus de formation, 2 mois si refus d’ORE
Si les manquements sont répétés, cette impossibilité s’étend à 6 mois
En plus de la radiation, diminution ou suppression possible de l’allocation chômage : -20 % la première fois, -50 % ou suppression totale si les manquements sont répétés
Impossibilité de s’inscrire pendant 2 mois directement
Diminution ou suppression possible de l’allocation chômage d’emblée de -50 % et suppression totale si les manquements sont répétés
Autres éléments Expérimentation d’un contrôle renforcé avec une équipe dédiée lancée en 2013 avec généralisation du dispositif en 2015 (équipe de 200 agents dédiés au contrôle de la recherche d’emploi) Augmentation du nombre d’agents dédiés aux contrôles (de 200 à 1 000)
Demande au demandeur d’emploi de tenir un journal de bord numérique pour mieux contrôler les formes prises par sa recherche d’emploi

Règles de radiation en vigueur début 2018 et règles envisagées dans le cadre de la réforme de l’assurance chômage

2.3 – Où sont les « chômeurs volontaires » ?

34 Cette omniprésence du débat sur le contrôle des chômeurs laisse entendre, en creux, que ce problème serait un « vrai enjeu » pour le système d’assurance chômage, tout à la fois une clef pour faire baisser les chiffres du chômage et une clef pour « redresser » les comptes de l’assurance chômage. Il n’est donc pas inutile de donner quelques ordres de grandeur sur le sujet.

35 Premier chiffre à rappeler : plus d’un demandeur d’emploi sur deux inscrits à Pôle emploi (53 %) [7] ne reçoit pas d’indemnisation au titre de l’assurance chômage (en raison de droits constitués insuffisants, de droits épuisés ou de situations d’activité réduite). La moitié touche moins de 900 euros par mois et 75 % moins de 1 200 euros par mois. Par ailleurs, 36 % des demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi sont en catégories B et C (activité réduite de plus ou de moins de 78 h/mois) ce qui veut dire que plus d’un tiers des demandeurs d’emploi travaillent [Unédic, 2018] !

36 Qu’en est-il de la fraude ? Pôle emploi a lancé l’expérimentation d’un contrôle renforcé en 2013 en instituant une équipe dédiée au contrôle des demandeurs d’emploi pour apprécier l’effectivité de leur recherche. Ce dispositif, initialement lancé dans quelques régions, a été généralisé à l’ensemble du territoire en 2015. Cette mesure a été évaluée au moment de son expérimentation puis de sa généralisation [8]. Les résultats sont concordants : sur les contrôles effectués, 85 % des demandeurs d’emploi recherchent effectivement un emploi. Sur les 14 % restants qui ont été radiés, 60 % n’étaient pas indemnisés au titre de l’assurance chômage. Au final, les demandeurs d’emploi qui bénéficient de droits sans s’acquitter de leurs devoirs concernent 15 000 inscrits, soit 5,5 % des chômeurs contrôlés. Ces chiffres sont corroborés avec les chiffres du ministère du Travail pour l’année 2016 portant sur le nombre et les motifs de radiation [9] : sur les 625 000 radiations prononcées, 4 % sont justifiées par une insuffisance de recherche d’emploi, 0,4 % sont le fait d’une fraude caractérisée (fausse déclaration) et 0,02 % (111 radiations) découlent d’un second refus à une offre raisonnable d’emploi. L’essentiel des radiations (95 %) résulte d’une non-réponse à une convocation du service public de l’emploi, qui est souvent le signe d’un emploi retrouvé ce qui conduit l’ancien demandeur d’emploi à ne pas faire l’effort de s’actualiser y compris pour communiquer sur le fait qu’il ait retrouvé un emploi. La fraude caractérisée, en masse financière, représente quant à elle moins de 0,5 % des allocations versées.

37 Les fameux « chômeurs volontaires » sont donc très peu nombreux, ils font plus figure d’épouvantails justifiant des orientations de politiques d’emploi spécifiques qu’ils ne constituent une « explication » des causes du chômage. Le thème du contrôle de la recherche d’emploi n’est historiquement pas nouveau, mais il procède toujours du même registre : individualiser les causes, considérer que la situation vécue par un demandeur d’emploi relève de sa seule responsabilité (le fameux « c’est la faute aux chômeurs ») sans questionner les facteurs socio-économiques.

38 Si le débat sur les orientations – philosophiques et économiques – des politiques d’emploi est un débat en soi, reste un autre débat moins abordé : quelle est l’efficacité économique et sociale des politiques déployées ? Contrôler les chômeurs est-il efficace ?

3 – Des contrôles contre-productifs – Retour sur les évaluations existantes

39 En matière de contrôle et d’incitation à la recherche d’emploi, un certain nombre d’études et d’évaluations ont été publiées reposant sur des méthodologies variées (quantitatives et qualitatives, expérimentales ou non). Elles questionnent l’efficacité des dispositifs et des outils de contrôle mobilisés visant à accélérer le taux de retour à l’emploi des demandeurs d’emploi pour faire baisser le chômage.

3.1 – Un taux de retour à l’emploi qui globalement n’augmente pas ou se dégrade sous l’effet du renforcement des sanctions

40 Est-il raisonnable de parier sur des mécanismes de type contrôle/sanction pour renforcer le retour à emploi d’un individu ? Est-ce qu’obliger quelqu’un à répondre à une offre pour montrer qu’il « s’active » donne la garantie que cette personne va trouver plus vite – et si possible durablement – un emploi adéquat ?

41 En théorie, l’existence de mécanismes coercitifs joue principalement à deux moments dans l’épisode de chômage d’une personne [Dares, 2013] :

  • ex ante, via un « effet de menace », c’est-à-dire que la connaissance même des règles en vigueur conduit l’individu à intensifier son comportement de recherche d’emploi pour éviter d’être sanctionné ;
  • ex post, où l’application des sanctions et leur gradation diminuent le risque de « récidive ».

42 Les études et évaluations qui considèrent globalement (c’est-à-dire tous chômeurs confondus) que le binôme contrôle/sanction accélère le taux de retour à l’emploi (et raccourcit donc l’épisode de chômage d’un individu) soulignent, dans le même temps, que cette accélération du retour à l’emploi dégrade la qualité du processus d’appariement :

  • d’une part, l’effet de menace conduit les individus à réduire leur temps de prospection et à accepter « le premier emploi venu », emploi qui peut être éloigné de leur potentiel de savoir-faire et de compétences. La réduction du temps de recherche en emploi (du fait des dispositifs de sanction existants) prive l’individu de trouver un emploi « le plus ajusté possible » à ses qualités [Acemoglu, 2001] ;
  • d’autre part, ce retour rapide à l’emploi se traduit souvent par un retour à l’emploi moins durable et une trajectoire de revenu plus défavorable à la personne [Cockx et Dejemeppe, 2007 ; Petrongolo, 2009].

43 Au-delà des enjeux sur la trajectoire individuelle du demandeur d’emploi, le volet sanction des dispositifs d’accompagnement et d’activation a aussi des effets directs sur la vie des entreprises [Blasco et Pertold-Gebicka, 2014]. La dégradation du processus d’appariement, entre un poste et les caractéristiques d’un individu, conduit à un risque de turnover plus important et de sous-production potentielle (puisque la personne aurait été beaucoup plus efficace sur un autre poste), risques supportés par l’entreprise [10].

44 Le chômage étant un phénomène pluriel et marqué par de fortes inégalités (par exemple entre les qualifiés et les non-qualifiés), un certain nombre d’études et d’évaluations se sont penchées sur l’effet du renforcement du contrôle de la recherche d’emploi sur les trajectoires des individus peu qualifiés, qui sont souvent ceux qui connaissent les plus longues durées de chômage. Le renforcement des contrôles et des sanctions suppose que le demandeur d’emploi puisse faire la preuve de sa recherche continue d’emploi. Or, dire que l’on a discuté avec un ancien collègue d’un poste éventuel ou que l’on est allé se présenter en personne dans des entreprises sont des démarches peu contrôlables. Elles reposent sur la bonne foi du demandeur d’emploi et la capacité du conseiller à le croire. À l’inverse, donner la liste des offres d’emploi auxquelles on a répondu en faisant une copie de l’offre en question, du CV et lettres de motivation envoyés sont autant de preuves tangibles que le demandeur d’emploi peut mobiliser lors d’un contrôle. Le renforcement du contrôle de la recherche d’emploi conduit donc à une substitution des canaux de recherche d’emploi en favorisant les canaux formels sur les canaux informels [Parent, 2014]. Or, notamment en France, la grande majorité des recrutements passe par des canaux informels (c’est-à-dire sans rédaction d’une offre d’emploi en tant que telle). Cette part des recrutements informels est d’autant plus forte que les publics sont peu qualifiés [Marchal et Rieucau, 2010 ; Dares, 2017 entre autres]. Les politiques d’activation ont donc un effet contre-productif car la substitution des canaux de recrutement conduit les publics peu qualifiés à se concentrer sur la partie formalisée du recrutement qui est la partie la plus sélective [Marchal et Rieucau, 2005]. Par ailleurs, pour les personnes peu qualifiées, la confrontation avec les offres d’emploi produit un très fort effet d’autosélection les conduisant à ne pas oser répondre aux annonces consultées [De Larquier et Rieucau 2017]. Le renforcement des contrôles aurait donc pour effet de faire baisser le taux de retour à l’emploi des femmes, des jeunes et des peu qualifiés.

3.2 – Déstabilisation des trajectoires individuelles et défiance vis-à-vis de l’institution

45 Jusqu’à présent, c’est surtout l’effet quantitatif de la menace de la sanction (effet dit « ex ante ») qui a été étudié. Peu d’enquêtes ont porté sur les pratiques de recherche d’emploi en contexte d’activation, et moins encore sur l’expérience et les conséquences des radiations. Les enquêtes sur les chômeurs ont abondamment montré les effets délétères du chômage, tant en termes d’estime et de confiance en soi, de déstabilisation des réseaux et des environnements relationnels proches, de frugalité contrainte, et plus généralement de dégradation des statuts sociaux, et ce d’autant plus que le chômage perdure [Demazière, 2006]. Ainsi, l’influence des programmes institutionnels cherchant à guider, stimuler, attester, contrôler la recherche d’emploi, associés à l’augmentation de la pression à la sanction, ont également mis en évidence les référentiels normatifs sur lesquels ils s’appuient. Normée, la recherche d’emploi est autant l’expression d’une pratique que l’incitation à un travail sur soi, à l’élaboration d’une discipline personnelle nécessitant automotivation, responsabilisation et intériorisation des spécificités du marché du travail dans ses propres conduites. Cette exigence de gouvernement de soi rend dès lors problématique toute mise en évidence de facteurs contextuels dans l’explication de la persistance dans le chômage auprès des instances de contrôle, provoquant intériorisation des motifs de discrimination à l’embauche notamment, et renforçant usure et découragement sur fond de culpabilisation [Boland, 2016].

46 Une enquête récente menée à Bruxelles à propos des chômeurs exclus définitivement du bénéfice des allocations de chômage pour défaut de recherche d’emploi [Demazière et al., 2017] met en évidence le mécanisme problématique de « double recherche d’emploi » menée simultanément par ces personnes. L’une, inscrite dans les canaux formels, était, au fil du temps, jugée sans signification par les demandeurs d’emploi car ne conduisant à aucun résultat probant, si ce n’est d’assurer la conformité avec les prescrits institutionnels et des instances de contrôle. L’autre, informelle, jugée pertinente et aux résultats plausibles, notamment sur base d’expériences antérieures concluantes, mais ne pouvant être attestée. Ce décalage conduit, progressivement, à des failles dans la recherche d’emploi formelle (pas assez de preuves, de mauvaise qualité, non régulières, pas suffisamment diversifiées, etc.) auxquelles les contrôleurs répondent par un enserrement dans des dispositifs coercitifs aux exigences croissantes (contractualisation, contrôle renforcé, suspension des allocations) qui mènent à l’exclusion. Rendue indicible, la recherche d’emploi réelle conduit les exclus à développer un sentiment d’injustice et un ressentiment durable vis-à-vis d’un service public de l’emploi borné dans son programme institutionnel, individualisant les conduites mais ne permettant pas l’expression – et la prise en considération – des situations vécues. Par ailleurs, la possibilité d’un « effet ex post » de l’exclusion du chômage, qui produirait un sursaut de recherche d’emploi, est très relative : la tendance lourde observée est davantage celle de l’exacerbation des inégalités de ressources entre chômeurs en l’absence, désormais, d’appuis institutionnels à la recherche d’emploi. Et le développement de processus marqués de dévalorisation de soi, de dégradation statutaire et de paupérisation économique et relationnelle.

4 – Conclusion

47 Dans un contexte de crise et de montée en légitimité d’un discours libéral, l’ombre de la « responsabilité individuelle » et du « manque de volonté » ont réorienté les politiques d’emploi vers une logique d’activation reposant sur la carotte et le bâton : le renforcement des contrôles et des incitations financières à la reprise d’un emploi.

48 Ces politiques ne sont pas nouvelles. Elles cherchent, sous une forme « rénovée », à contrôler la mise au travail des salariés, à contrôler les temps de travail et de hors-travail socialement valorisés.

49 La théorie économique standard a contribué ces dernières années à réactiver des croyances faisant du « marché du travail » un marché comme un autre, et des chômeurs des individus maximisateurs, légitimant les politiques d’activation. Or ces politiques, outre qu’elles ne règlent en rien la question du chômage, occultant tous les enjeux macroéconomiques – le chômage comme « file d’attente » [Salais, 1980] – et sociologiques – le chômage comme diversité des expériences vécues [Schnapper, 1981 ; Demazière et Zune 2016] –, ont des effets contre-productifs qui ressortent de façon récurrente à travers la diversité des évaluations existantes. Alors que les politiques d’activation semblent faire rimer accompagnement et contrôles, elles vident en fait l’accompagnement de toute substance en ne questionnant à aucun moment les « besoins » des demandeurs d’emploi. Les résultats de l’expérimentation menée par Pôle emploi sur le contrôle de la recherche d’emploi sont, de ce point de vue, éclairants [Pôle emploi, 2014] : l’expérimentation met en évidence qu’une partie des demandeurs d’emploi contrôlés connaissait des situations d’isolement et sont peu accompagnés pour la recherche d’emploi. L’intervention d’un tiers (ici le contrôleur) dans la relation qui s’est nouée entre le DE et son référent a pour effet avant tout de redynamiser et de reconfigurer la situation d’accompagnement en aidant le DE à sortir d’une forme d’enfermement dans lequel il se sent face à son conseiller. La question devient celle de savoir s’il est possible d’individualiser le comportement de recherche d’emploi sans en même temps isoler et éloigner le demandeur d’emploi d’un possible retour à l’emploi. Loin des modélisations hors-sol du comportement des chômeurs, on ne saurait que grandement recommander de complexifier la question afin d’éviter les conséquences délétères d’une brutalité institutionnelle annoncée.

50 Et si au final ce n’était pas les chômeurs qu’il fallait contrôler, mais les institutions pour s’assurer qu’elles donnent bien des moyens aux demandeurs d’emploi de rebondir ?

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Date de mise en ligne : 25/05/2018

https://doi.org/10.3917/rfse.020.0009

Notes

  • [1]
    Thèse publiée sous le titre Les mineurs de Carmaux 1848-1914, Paris : Éditions Ouvrières, 1971, 2 vol.
  • [2]
    Rappelons aussi la publication de Louis-Napoléon Bonaparte, futur président de la Seconde République puis empereur des Français, L’extinction du paupérisme, 1844.
  • [3]
    Saint-Marc de Girardin (1801-1873), discours à la Chambre le 8 décembre 1831, Le Journal des débats.
  • [4]
    Les dispositifs devant aider au placement ont toujours existé : places de grève, bureaux de placement des Communes, appui des associations et corporations de métiers [De Larquier, 2000]. Ces dispositifs, après 1945, ont progressivement été discrédités et la nécessité d’un service national, central, s’est peu un peu imposée dans l’appareil d’État.
  • [5]
    C’est tout l’enjeu de la mise en place du code ROME (Répertoire opérationnel des métiers et des emplois). Sur le sujet, voir notamment Pillon (2015).
  • [6]
    À tout moment, et notamment en fin de mois, le DE, doit justifier « d’actes positifs et répétés de recherche d’emploi ».
  • [7]
    En juin 2017, sur 5,866 millions DEFM inscrits à Pôle emploi en catégorie A/B et C, 2,749 millions étaient indemnisés au titre de l’assurance chômage [Unédic, 2018].
  • [8]
    À ce jour, seule l’évaluation de l’expérimentation a été rendue publique (voir Pôle emploi (2014)). Les résultats de l’évaluation suite à la généralisation ont été diffusés par la presse le 8 novembre 2017, cf. notamment Ruello (2017).
  • [9]
    Chiffres non publics mais consultés par Alternatives économiques [Foulon, 2017].
  • [10]
    Comme l’ont souligné Gautié et Lefresne (1997) et Duclos (2013), si la politique d’emploi a pour ambition de modifier le comportement de l’entreprise, notamment en l’incitant à créer plus d’emploi, force est de constater que l’entreprise reste avant tout une « boîte noire » à qui l’on adresse des incitations sans réellement chercher à peser sur ses fonctionnements concrets. L’essentiel de la politique d’emploi, notamment avec les stratégies d’activation, fait de facto peser les ajustements sur les individus.

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