Couverture de RFSE_017

Article de revue

Les effets de la sous- traitance sur les salariés du donneur d’ordres

Pages 85 à 101

Notes

  • [1]
    La soft law consiste en des règles de droits non obligatoires et non prescriptives, mais incitatives et fondées sur l’adhésion des cocontractants à les respecter.
  • [2]
    Le projet « Artemis » n’a pas été présenté au comité d’entreprise, la direction de l’établissement estimant qu’il s’agissait d’un projet stratégique ne relevant pas de la compétence de cette instance. Les représentants du personnel ont contesté ce point de vue en recourant à une procédure pour délit d’entrave à l’encontre de leur direction en juillet 2010 qui aboutira à la condamnation de cette dernière en janvier 2012.
  • [3]
    Sur ces questions, voir Pichault et al. [2008, p. 9 et suivantes] qui détaille les « tentations » auxquelles un intervenant peut être soumis : « l’affairisme » (accepter une demande dans de mauvaises conditions), le « pragmatisme » (le maintien à tout prix de bonnes « relations » avec les acteurs), et la fin précipitée qui consiste à « s’échapper » de l’intervention sans en avoir négocié initialement le terme. Une contractualisation préalable permet d’éviter certains des travers propres à ce type d’interventions, lesquelles se déroulent généralement dans le cadre de tensions sociales et de positions asymétriques de pouvoir détenues par les acteurs.
  • [4]
    Deux mouvements de débrayage sont organisés réunissant 65 % des salariés du service, avec une pointe de participation à plus de 80 % dans l’établissement lyonnais du service.

1 – Introduction

1Les économies occidentales se caractérisent depuis les années 1970 par un recours croissant à la sous-traitance, et plus généralement par le développement de formes d’entreprises-réseau [Mariotti, 2004], en lieu et place de l’entreprise intégrée. Cette forme d’organisation de la production est loin d’être neutre du point de vue des conditions d’emploi et de travail. De nombreuses recherches ont montré comment le développement de la sous-traitance contribuait à renforcer la dichotomie entre les salariés du « centre » et ceux de la « périphérie » [Caire, 1982 ; Algava et Amira, 2011 ; Thébaud-Mony, 2001 ; Doniol-Shaw et al., 2001 ; Grusenmeyer, 2007 ; Gollac et Volkoff, 1996 ; Beaujolin, 1999 ; Perraudin et al., 2014]. En effet, les salariés d’entreprises sous-traitantes bénéficient très souvent de conditions de travail et d’emploi dégradées vis-à-vis de celles des salariés des donneurs d’ordres qui les emploient et dont ils partagent généralement les tâches. La sous-traitance, comme les « formes d’emploi atypiques », instaure une relation d’emploi triangulaire d’autant plus génératrice de précarité socio-économique que les formes traditionnelles de régulation et de protections salariales (syndicalisme, droit du travail, définition de postes et classifications) peinent à les prendre en compte [Morin, 1994].

2En s’appuyant sur une recherche-action menée dans une grande entreprise de transport qui souhaite accroître la sous-traitance de ses activités, cet article visera à montrer que ce processus n’est pas sans conséquences en ce qui concerne les conditions d’emploi et de travail des salariés du donneur d’ordres. Il suscite chez ces derniers – le management et une partie de la direction – une crainte pour l’avenir de l’entreprise. Un sentiment d’insécurité se développe qui renvoie à la « déstabilisation des emplois stables » [Castel, 1995] et qui affecte les salariés de cette grande entreprise, connue pourtant comme un modèle social avantageux. En fait, le recours à la sous-traitance n’opère pas seulement comme un partage relativement neutre de l’activité entre le donneur d’ordres et les sous-traitants. Plus fondamentalement, cette opération se traduit par une mise en concurrence des équipes externes et internes, affectant négativement les possibilités de coopération et obligeant les salariés du donneur d’ordres à constamment justifier leur existence par leur performance réelle ou supposée. Une véritable mise à l’épreuve au sens de l’économie des conventions se dessine, dans laquelle les conventions marchandes revêtent une importance renforcée pour juger de la valeur des personnes et des services proposés. Enfin, les sous-traitants se voient confier des tâches jusqu’ici considérées comme stratégiques alors que les métiers des salariés du donneur d’ordres se recomposent autour de tâches de gestion de projet que beaucoup d’entre eux considèrent comme du « sale boulot » [Hughes, 2010]. In fine, la sous-traitance transforme autant qu’elle renforce la distinction entre le centre et ses marges avec des salariés du donneur d’ordres qui conservent les conditions d’emploi les plus favorables, mais voient externalisée une part substantielle du travail qu’ils considèrent intéressant.

3Nous verrons néanmoins que les réactions des salariés de ce donneur d’ordres à ce déplacement des frontières entre le centre et les marges ne sont pas univoques. Si pour certains il s’agit d’une véritable remise en cause de leur professionnalité, par le dessaisissement des tâches techniques ou d’une remise en cause des équilibres établis entre vie privée et vie professionnelle, d’autres s’en saisissent au contraire dans une perspective de carrière pour améliorer leur employabilité. Mais cette amélioration potentielle de l’employabilité revêt des modalités particulières : c’est désormais sur les épaules des salariés que repose l’organisation de leur parcours professionnel dans un contexte où ils sont inégalement armés pour s’affirmer comme de véritables « entrepreneurs de soi ». S’opère ainsi un transfert de responsabilité de l’entreprise vers les salariés. Un modèle individualiste se diffuse, dans lequel le partage entre les « gagnants » et les « perdants » est plus incertain qu’autrefois et ne recoupe pas entièrement les limites entre le centre et les marges.

4Après avoir présenté de manière rapide la façon dont est analysé dans la littérature l’impact de la sous-traitance sur les conditions d’emploi et de travail, nous préciserons le cadre de la recherche-action menée, en décrivant le projet de l’entreprise et la méthodologie déployée pour analyser celui-ci. Nous examinerons ensuite les risques encourus du côté du donneur d’ordres, la mise à l’épreuve que ceux-ci imposent aux salariés ainsi que la redéfinition potentielle de leur métier. Dans la dernière partie, nous exposerons les différentes formes d’actions collectives et individuelles des salariés vis-à-vis de ces évolutions.

2 – La sous-traitance : un renforcement des clivages entre le centre et ses marges ?

5Une importante littérature a été consacrée à montrer comment le développement de la sous-traitance participe de l’affaiblissement du « barrage fordiste » qui permettait l’encadrement des externalités négatives produites par les entreprises [Daudigeos et Valiorgue, 2010]. De nombreux travaux ont ainsi mis en évidence que les relations entre donneurs d’ordres et sous-traitants ne sont pas des rapports neutres et que le recours au marché n’exclut pas le rapport de force. Souvent, les grands donneurs d’ordres ont, en effet, la possibilité de transférer certaines de leurs contraintes à des sous-traitants de par leur position dominante [Duhautois et Perraudin, 2010]. Les rapports entre un sous-traitant et son donneur d’ordres sont généralement décrits comme une forme de domination [Supiot, 2010]. Au-delà de la diversité des situations [Ponnet, 2011], marquées par une interdépendance dont le sous-traitant peut parfois être le bénéficiaire [Mariotti, 2004], il existe une tendance fortement favorable au donneur d’ordres ; sa position est avantageuse en raison de la dépendance économique du sous-traitant.

6Cette relation de dépendance économique n’est pas sans conséquences sur les conditions de travail et d’emploi des salariés sous-traitants : de nombreuses recherches ont ainsi mis en avant les risques liés à la sous-traitance. Deux études réalisées par la DARES à partir de l’enquête COI (Changements organisationnels et informatisation) [Algava et Amira, 2011] et REPONSE 2010-2011 [Perraudin et al., 2014] montrent que les conditions de travail sont plus dégradées dans les entreprises sous-traitantes que dans les autres entreprises (un travail moins autonome, plus normé et contrôlé, avec des contraintes temporelles plus importantes, des accidents du travail plus fréquents, une moins grande satisfaction au travail, des salaires moins importants mais également des relations professionnelles moins développées). Cette analyse a été complétée par de nombreuses recherches plus qualitatives qui pointent des risques professionnels plus importants [Thébaud-Mony, 2001 ; Doniol-Shaw, 2001 ; Grusenmeyer, 2007], une intensification du travail [Gollac et Volkoff, 1996] ou encore une précarisation socio-économique [Caire, 1982 ; Beaujolin, 1999]. La sous-traitance se caractérise en effet par une relation d’emploi triangulaire entre un salarié, un employeur de droit (le sous-traitant) et un employeur de fait (le donneur d’ordres). Cette situation tend à instaurer une distance entre la relation d’emploi et la relation de travail. Des salariés travaillent au quotidien pour le compte d’une entreprise (le donneur d’ordres) qui ne les emploie pas, mais qui participe à définir les conditions d’exécution de leur travail. Des salariés effectuant un travail proche, mais dans des structures juridiquement séparées peuvent ainsi avoir des conditions de travail et d’emploi très différentes.

7Les contraintes que fait peser l’organisation de la sous-traitance sur les conditions de travail et d’emploi des salariés des sous-traitants sont encore renforcées par la difficulté rencontrée par les formes de régulations traditionnelles pour assurer aux salariés des entreprises sous-traitantes le même régime de protection que pour les autres. Les difficultés du droit du travail à prendre en compte les multiples et nouvelles formes d’organisation de la production nées de l’éclatement de l’entreprise intégrée, et regroupées sous le terme d’entreprise réseau [Mariotti, 2004] ont été largement documentées [Supiot, 1999 ; Lefèbvre, 2009] et conduisent certains auteurs à parler de la sous-traitance comme d’une forme de contournement du Code du travail [Morin 1994 ; Chassagnon 2008]. Face à ces contournements, le droit du travail privilégie traditionnellement une solution : le transfert de responsabilité de l’employeur de droit – le sous-traitant – vers l’employeur de fait – le donneur d’ordres. Cette solution est adaptée dans les cas extrêmes de fausse sous-traitance dans lesquels la direction du travail est réalisée directement par le donneur d’ordres. Le Code du travail peine en revanche à prendre en compte les situations de « codirection du travail » [Morin, 2005] qui caractérisent la plupart des relations de sous-traitance. Généralement, pour les salariés des sous-traitants, les injonctions de leur direction se superposent à celles du donneur d’ordres plus qu’elles ne s’y substituent. De la même manière, il reste difficile pour les salariés de se mobiliser dans des mouvements sociaux pour contester ces formes d’organisation du travail éclaté. En effet, ces dernières ont pour conséquence de participer à une « dissémination de la conflictualité » [Veltz, 2000] qui rend difficile la mise en place d’actions collectives.

8Face à ces difficultés du droit, les formes de soft law[1] et de responsabilité sociale des entreprises (RSE) appliquées aux relations interfirmes [Baudry et Chassagnon, 2012] sont souvent mises en avant comme constituant une réponse adaptée (codes et chartes éthiques des donneurs d’ordres intégrant des clauses sur les conditions de travail minimales des sous-traitants, introduction de critères « extra-financiers » de sélection des sous-traitants, accords-cadres internationaux, accords de filières, etc.). Néanmoins, si ces propositions plus souples de régulations semblent mieux couvrir les multiples formes prises par l’entreprise réseau, la question de leur efficacité demeure ouverte. Les analyses soulignent tout d’abord qu’il est important de ne pas confondre la diffusion de la notion de RSE et son efficacité. Cette notion a certes connu un développement important, mais son influence sur la nature des relations entre donneur d’ordres et sous-traitant reste limitée [Sobczak, 2002]. Bien que la RSE soit réputée favorable aux salariés des entreprises sous-traitantes, elle n’intervient pas uniquement comme un droit supplémentaire pour ces derniers. Elle peut, en effet, au contraire acquérir une force contraignante. Ne pas suivre un principe d’une charte RSE peut être un motif de licenciement pour un salarié ou de rupture de contrat pour un sous-traitant [Mazuyier, 2009]. Pour A. Supiot, le développement de cette nouvelle forme de régulation se fait au détriment du principe d’égalité, puisque son objet n’est pas « de sceller une alliance entre égaux, mais d’organiser l’exercice d’un pouvoir » [Supiot, 2009, p. 9]. De même, l’efficacité des dispositifs RSE est directement liée à la mise en place de dispositifs de contrôle, généralement inexistants. Lorsqu’ils sont présents, ils sont souvent conduits de manière opaque et sans contrôle indépendant, ce qui nuit fortement à leur efficacité [Sobczak, 2002].

9Les analyses rappelées ici brièvement montrent donc des conditions de travail davantage dégradées pour les salariés des entreprises sous-traitantes ainsi que l’incapacité des mécanismes traditionnels, notamment ceux du Code du travail, ou ceux introduits plus récemment, comme la RSE, à faire face à cette situation. La sous-traitance est alors souvent décrite comme participant d’une distinction entre, d’une part, un noyau central de salariés protégés et disposant de bonnes conditions de travail et d’exercice des métiers, et d’autre part, des marges marquées par l’imposition de conditions dégradées, l’insécurité (économique et statutaire) et l’exécution pour ces salariés de fonctions ancillaires [Doeringer et Piore, 1971]. Au dualisme du marché du travail correspondrait ainsi un dualisme des structures industrielles entre le donneur d’ordres et ses sous-traitants [Caire, 1982]. Les travaux sur le dualisme du marché du travail ont néanmoins souvent été mis à mal par des enquêtes empiriques qui complexifient ce portrait et montrent la multiplicité des cas de figure. De plus, c’est désormais l’ensemble du salariat qui est fragilisé, y compris les emplois considérés comme stables [Castel, 1995]. Même les salariés des grandes entreprises qui étaient traditionnellement les plus protégés des fluctuations du marché dans leur travail voient cette protection progressivement remise en cause, mettant ainsi à mal le contrat moral que les employés estimaient avoir passé avec leur entreprise : sécurité contre engagement [Cappelli, 1995]. L’objectif de cet article est alors d’interroger empiriquement ce dualisme autour de la relation de sous-traitance. S’il est généralement acquis que les salariés du donneur d’ordres continuent à bénéficier de conditions de travail et d’emploi plus stables et protégées, l’exemple développé ci-après montre que cette question ne se pose pas tout à fait dans ces termes, et qu’un réagencement par la sous-traitance peut se traduire par une atteinte aux conditions de travail des salariés du centre. En adoptant un regard microsociologique sur les entreprises donneuses d’ordres et les salariés qui les composent, il s’agit d’évaluer dans quelle mesure leurs conditions d’emploi et de travail ont été transformées par le recours à la sous-traitance.

3 – Une recherche-action portant sur un projet de restructuration des rapports de sous-traitance

10Avec plus de 750 salariés-cadres, le service informatique de cette grande entreprise française de transport réalise la plupart des développements et la maintenance des applications informatiques. En 2009, la direction, souhaitant restructurer les relations entre ce service et ses sous-traitants, développe le projet « Artemis ». Le bénéfice attendu en est une baisse significative des coûts et un encadrement plus strict des modalités de recours à la sous-traitance (de nombreux salariés des entreprises sous-traitantes travaillent dans les locaux de l’entreprise pour des durées longues au risque d’une accusation de délit de marchandage). Ce projet vise à mettre en œuvre une organisation du travail en « centre de service ». Cette modalité d’organisation repose sur une recommandation de la norme ITIL (Information Technology Infrastructure Library, c’est-à-dire la Bibliothèque pour l’infrastructure des technologies de l’information) conçue par l’OGC (l’Office public britannique du commerce). Cette norme est un référentiel de « bonnes pratiques » pour gérer les services informatiques d’une entreprise. Concrètement, le centre de service est une unité de travail pilotée par un salarié du donneur d’ordres, mais dans laquelle la majorité des tâches est sous-traitée. Le rôle des salariés du service est alors de réaliser l’interface entre les « clients internes », c’est-à-dire les autres services de l’entreprise, et les entreprises sous-traitantes qui développent les applications. Ainsi, pour le porteur du projet « Artémis », le centre de service est conçu comme le « guichet unique pour toutes les demandes des clients ». Dans le projet, cette organisation est utilisée comme un moyen de recentrer le travail du service autour des tâches relationnelles avec ces « clients internes ». Les tâches de conception et de développement techniques des applications informatiques seront externalisées en majorité. Ce modèle organisationnel est, en effet, conçu explicitement par les porteurs de projet comme permettant de piloter des projets informatiques sans s’impliquer trop fortement dans ses aspects techniques. Ces derniers sont alors délégués à des prestataires externes à qui l’on demande de travailler de manière indépendante et qui peuvent alors être délocalisés, contrairement aux pratiques en vigueur, hors des murs de l’entreprise.

11Pour la mise en œuvre de cette nouvelle organisation et pour assurer la gestion des relations contractuelles avec les sous-traitants, le service s’est associé avec un acteur majeur de l’informatique. Celui-ci devient le partenaire principal du service informatique et fixe les nouvelles règles du jeu concernant le recours à la sous-traitance. Désormais, le nombre de fournisseurs de rang 1 est limité à trois sociétés qui sont référencées pour une durée de trois ans. Pendant cette période, des contrats de sous-traitance ne peuvent être signés qu’avec l’une de ces trois entreprises. Celles-ci peuvent avoir, à leur tour, recours à la sous-traitance pour diminuer les coûts, notamment en utilisant l’offshore. Le partenaire principal se fait fort d’obtenir par ce biais une diminution importante des coûts des sous-traitants. En échange, la direction du service informatique s’est engagée à augmenter de manière significative le volume d’activités sous-traitées. Pour les entreprises sous-traitantes qui intervenaient dans ce service, mais qui n’ont pas été retenues, ce projet signifie donc une perte de marché. Celle-ci n’a eu néanmoins que des effets limités en matière d’emploi pour leurs salariés. En effet, le service a fait pression sur les trois sociétés retenues pour qu’elles réemploient les prestataires en poste afin de conserver leur expertise et de réduire les conséquences sociales du projet. Les salariés sous-traitants qui le souhaitaient ont donc pu rester dans le service.

12Le projet a suscité un fort, mais bref mouvement de protestation de la part des salariés du service. Finalement présenté au personnel en décembre 2009 et imposé sans concertation [2], il génère des débrayages largement suivis en février et mars 2010. Face à ce mouvement social et aux premières difficultés de mise en œuvre du projet, le directeur du service informatique est alors remplacé. Le nouveau directeur a pour mission de mener une politique de gestion du changement sans en modifier le contenu. Le responsable des ressources humaines décrit ainsi son rôle : « Faire en sorte que dans le changement, les personnes se sentent au mieux. » L’enjeu n’est donc pas de remettre en cause le changement ni de développer une véritable négociation sociale autour du déploiement de celui-ci, mais de s’assurer que le projet se fasse sans provoquer trop de « casse » sociale et organisationnelle.

13Les représentants du personnel et la direction s’entendent alors pour conduire un processus paritaire autour de l’accompagnement des conséquences du projet « Artemis ». La recherche-action sur laquelle se base cet article est issue de cette dynamique. Elle débute à la demande des représentants du personnel souhaitant aller plus loin que ne le permettent généralement les expertises. Ceux-ci sollicitent l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), qui intervenait par ailleurs dans d’autres établissements de cette entreprise, pour un accompagnement. Le principe ayant été validé par la direction, un comité de pilotage paritaire est alors mis en place. La démarche en elle-même est proche des méthodes d’intervention classique de l’Anact et des méthodologies mises en avant par l’ergonomie de l’activité en France [Guérin et al., 2006]. Une première phase d’analyse du travail est menée par les auteurs qui conduisent alors une série d’entretiens semi-directifs. Tout d’abord, fin 2010, quinze entretiens sont menés avec les porteurs du projet du côté de la direction ainsi que les représentants du personnel. S’y ajoutent ensuite vingt-six entretiens, réalisés entre janvier et mars 2011, avec des salariés issus des différents métiers de ce service. Enfin, les intervenants conduisent également des entretiens collectifs avec cinq groupes de trois à dix personnes qui se réunissent jusqu’à trois fois entre avril et juin 2011. Trois entretiens avec des prestataires externes ont complété ce dispositif d’enquête fin 2011. Cette première phase permet de déboucher sur un diagnostic des conditions de travail dans le service, qui est validé par les partenaires sociaux, puis restitué de manière ouverte à l’ensemble du personnel. En 2012, une seconde phase est alors enclenchée qui prévoit d’élaborer des réponses organisationnelles à ce diagnostic par un groupe de travail composé de salariés avec et sans fonction d’encadrement. Dans cette phase, les intervenants constatent la persistance de l’opposition des salariés au projet et proposent d’élargir le champ de la démarche non plus seulement à l’anticipation de ses conséquences sociales, mais au contenu du projet même en le soumettant à un débat collectif. Cette proposition sera refusée par la direction et cette seconde phase tournera court. En effet, l’opposition des salariés se traduit alors concrètement par une absence de volontaires pour les groupes de travail. Ces derniers apparaissent surtout comme un moyen d’accompagner un changement que le personnel ne souhaite pas. L’intervention est alors arrêtée à l’initiative des intervenants en mars 2013, interrompant alors de fait l’accès au terrain dont ils bénéficiaient.

14Cette démarche permet d’illustrer certains intérêts et limites d’une recherche-action vis-à-vis des autres méthodes d’analyse [Liu, 1997 ; Pichault et al., 2008]. L’objectif de l’intervention consistait à la fois à produire des connaissances, mais aussi à apporter au système d’action observé des éléments de méthodologie susceptibles de générer des effets concrets et de résoudre des problèmes auxquels les acteurs faisaient face. Cette situation place les intervenants dans une posture particulièrement complexe : les éléments empiriques mis à jour, leurs propositions méthodologiques et conceptuelles concourent directement à modifier les conditions dans lesquelles les acteurs sociaux débattent et prennent des décisions. Les intervenants deviennent alors presque partie prenante du système d’action qu’ils observent. En retour, les conditions de déroulement de l’action peuvent faire l’objet d’une prise de connaissance par les intervenants. C’est de ce processus que nous témoignerons par la suite. Dans ce type d’intervention, la négociation des conditions d’accès de l’intervenant au terrain est particulièrement importante (instruction de la demande, évitement des rapports asymétriques et des tentatives de manipulation des résultats, etc.). Il est également nécessaire de ne pas mettre fin précipitamment à l’intervention ou de faire perdurer la présence des intervenants au-delà du nécessaire [3]. De ce point de vue, le refus de la direction du service de s’engager dans une discussion collective du contenu d’« Artemis » est révélateur des limites des intervenants à faire évoluer le système client dans un sens qui soit accepté par l’ensemble des parties. Cette conclusion s’est imposée aux intervenants comme aux parties en présence. Dès lors, il devenait impossible de continuer l’intervention et la recherche-action prenait fin non sans d’ailleurs que les intervenants ne s’expliquent et ne produisent des contenus rendant compte de l’ensemble du processus.

4 – Une mise à l’épreuve organisée des salariés du centre

15Avant le développement de ce projet, la performance attendue du service informatique étudié consistait à réaliser des opérations de « traductions » entre les compétences techniques détenues par les prestataires externes et la situation des « clients » internes concernant les spécificités de l’entreprise de transport. Dans ce dernier cas, la connaissance des besoins de la société de transport dont ils disposent leur permet d’assurer un rôle d’interface entre le technique et le fonctionnel. La maîtrise de ces deux champs de compétence a déjà été écornée par les processus antérieurs d’externalisation. Néanmoins, le collectif de travail conserve des connaissances relatives à ces deux champs, ce qui permet aux salariés de réaliser le passage de l’un à l’autre : ils peuvent ainsi assurer un appui à la définition des besoins par leurs clients et en favoriser la traduction en termes techniques. Ils sont ensuite à même de s’assurer que ces aspects techniques et fonctionnels sont bien respectés dans les livrables réalisés par les sous-traitants. En multipliant les tâches sous-traitées (en nombre et en complexité), l’autonomisation des sous-traitants entraînée par le projet « Artemis » menace la place du service informatique comme acteur prépondérant dans l’ensemble de la chaîne de production des prestations informatiques. Les salariés rencontrés, mais également les managers et une part importante de la direction, craignent qu’à terme les clients ne passent directement commande aux prestataires externes et ne vident de sa substance le rôle du service. Ainsi, un des porteurs du projet avoue que « tout le monde se pose la question : à quoi sert le service ? ».

16Parallèlement, le partenariat avec l’acteur majeur du secteur informatique suscite chez les salariés et les managers la crainte que le projet « Artemis » ne soit la première étape d’une externalisation complète de l’informatique au profit de ce partenaire. « Beaucoup d’entreprises externalisent aujourd’hui complètement leur service informatique. Avec ce projet, on voit très bien où [les porteurs du projet] veulent aller », nous dira ainsi un salarié interviewé. « On file l’informatique à la société extérieure », nous précisera un autre. En effet, le partenaire affiche publiquement son ambition de devenir l’entreprise leader du secteur de l’informatique lié au transport. De plus, pour les salariés, il existe un risque que le partenaire s’approprie les savoirs informatiques et fonctionnels de l’entreprise étudiée, lesquels sont liés étroitement à son cœur de métier (notamment les logiciels qui permettent d’organiser le transport), et puisse à terme concurrencer l’entreprise sur ces derniers. Face à ces craintes, la réponse de la direction consiste à mettre le service au pied du mur : « L’avenir du service est lié à la valeur de ce que l’on va apporter, mais il faut le justifier […] elle sera liée à la valeur des prestations. » Cette réponse traduit un important changement de logique : pour la direction, il ne s’agit pas de positionner le service comme le seul acteur pour réaliser une tâche, mais d’organiser une mise en concurrence entre différentes entités pour augmenter leur performance.

17En formalisant les relations avec les sous-traitants, le projet « Artemis » a pour conséquence de « désingulariser » [Karpik, 2007] les interactions entre les salariés internes et les prestataires externes. Certains sous-traitants travaillant depuis de nombreuses années pour un même projet et avec la même équipe du donneur d’ordres étaient devenus des véritables spécialistes de ces questions, détenant des savoirs cruciaux pour le bon fonctionnement des applications. Il était difficile d’imaginer pouvoir les remplacer facilement. La « désingularisation » – et c’est un des objectifs avoués des porteurs du projet « Artemis » –, en rendant disponibles ces savoirs et en les banalisant, vise à faciliter leur mise en concurrence, voire leur remplacement éventuel [Reverdy, 2009]. Les proximités entre les salariés du service et ceux des entreprises sous-traitantes, à la fois géographiques (les sous-traitants travaillaient dans les locaux du donneur d’ordres) et fonctionnelles (externes et internes exerçaient des métiers proches) avaient permis d’organiser des réseaux de compétences et de coopérations. Or, pour les porteurs de projet, cette proximité, qui est décrite comme une forme de « connivence », pose problème puisqu’elle ne permettrait pas aux salariés du service informatique de tirer le maximum des salariés prestataires (les périphériques), de juger leurs productions objectivement et de les mettre en concurrence avec d’autres sous-traitants, ou inversement aux sous-traitants de travailler avec d’autres salariés du service. On le voit, avec « Artemis », le processus de formalisation des rôles et missions touche les métiers des salariés du donneur d’ordres, et ces derniers voient également leurs tâches « désingularisées ». Ils sont donc eux aussi plus facilement remplaçables et, au même titre que les sous-traitants, mis en concurrence.

18Cette mise en concurrence est d’autant plus mal vécue qu’elle ne se fait pas sur un pied d’égalité. Les porteurs du projet « Artemis » justifient en réalité ce projet par une évaluation extrêmement négative de la performance du service informatique et de ses salariés. Ainsi, un membre du comité de direction nous a confié que le service était « ringard », « opaque » ou encore « bureaucratique », et que la recherche d’« agilité », de « flexibilité » par le biais du recours à la sous-traitance représentait les buts principaux du projet.

19In fine, le projet « Artemis » organise donc une mise à l’épreuve du service et de ses salariés, en développant la concurrence entre ceux-ci et avec les équipes de sous-traitants. Tout un chacun, par ses performances, devra justifier plus fortement la possibilité qu’ont les clients de recourir à ce collectif professionnel, qui a le défaut d’être encastré dans une organisation, plutôt que de recourir à des prestations achetées sur le marché. Ce projet engendre un fort sentiment d’insécurité chez les agents avec un avenir professionnel qui est caractérisé comme « en incertitude complète, dans le flou le plus total », pour reprendre les mots d’un salarié rencontré. Ce projet participe alors au renforcement d’une forme de « domination douce » [Courpasson, 1997] qui repose non pas sur une précarité de l’emploi, comme c’est généralement le cas, mais celle du travail lui-même dont le contenu devient incertain et soumis à une concurrence de la part de nombreux acteurs. En effet, dans le service étudié, les salariés bénéficient d’un statut d’emploi très protecteur et, dès le lancement du projet, les encadrants ont réaffirmé qu’il ne se traduirait pas par des pertes d’emploi. Néanmoins, des mutations dans d’autres services de l’entreprise sont annoncées pour permettre d’augmenter le recours à la sous-traitance. Dès lors, pour les salariés du service attachés à leur métier d’informaticien, le projet fait naître la crainte d’une mise à l’écart du travail qu’ils jugent intéressant.

5 – Une redéfinition imposée du « cœur de métier »

20Le projet « Artemis » impose un nouveau découpage des tâches entre le service et les différents prestataires. Il participe d’une transformation de la définition de ce qui constitue le « cœur de métier » du service vers lequel il s’agit de se recentrer. Avec le projet, les tâches du service sont désormais consacrées prioritairement à des activités de conduite de projet et de relation avec les « clients ». Pour un membre de la direction, il s’agit de la sorte de « remonter vers le client, d’internaliser l’expertise pour contrôler les centres de services ». Cette nouvelle définition introduit une rupture importante vis-à-vis des logiques antérieures. Les aspects propres aux métiers de l’informatique sont en grande partie externalisés. Schématiquement, le processus de production des applications peut être décrit comme comportant six grandes activités : la relation client (avec lequel sont définies les spécifications des applications à concevoir), l’architecture (qui vise à penser l’articulation entre toutes les applications utilisées), la conception (qui consiste à trouver des solutions techniques répondant aux spécifications), le développement (c’est-à-dire la réalisation de ces solutions techniques), l’intégration (qui vise à « packager » les applications pour les rendre plus facilement déployables) et la maintenance (qui assure le dépannage en cas de problème en cours d’utilisation). Avant le projet, les activités de maintenance, d’intégration et de développement étaient largement sous-traitées. Le projet « Artemis » prévoit d’augmenter le taux de sous-traitance de ces activités, mais également d’externaliser la conception qui était jusqu’ici l’apanage des salariés du donneur d’ordres et qui est largement considérée comme étant l’activité noble du métier d’informaticien. Les activités informatiques qui sont conservées en interne concernent l’architecture, c’est-à-dire la partie la plus en amont de la conception des applications. Si cette activité est également considérée comme noble, sans doute même plus que la conception, elle n’est pas, tant s’en faut, susceptible de pouvoir occuper l’ensemble des informaticiens du service.

21Les nouvelles tâches vers lesquelles les salariés du donneur d’ordres devront se redéployer concernent donc la gestion de projet et la relation avec les clients. Or ces dernières, touchant moins directement les compétences informatiques et davantage des savoir-faire gestionnaires, sont considérées comme du « sale boulot » [Hughes, 2009] par un grand nombre de salariés. Ainsi, pour un des salariés rencontrés : « Piloter des prestations sans voir ce qu’il y a derrière, cela m’intéresse moins […], on ne gère que des tableaux Excel […, c’est également s’éloigner de tout ce qui est technique. »

22La manière dont le processus de changement est conduit suscite également de nombreuses tensions au sein du collectif d’informaticiens. Le projet « Artemis » et la nouvelle définition du cœur de métier qu’il porte ont été mis en œuvre sans concertation préalable avec les salariés du service et leurs représentants. Cette définition est même présentée comme une évidence pour éviter d’ouvrir le débat sur ce sujet [Mariotti, 2004]. Elle marque, pour les salariés rencontrés, une étape dans la non-prise en compte de leur avis. « Mon impression avec cette externalisation, c’est que la direction considère qu’on ne sait pas bosser et qu’ils vont nous apprendre à le faire », nous dira l’un d’entre eux. L’externalisation de tâches vécues comme névralgiques par une majorité de salariés du donneur d’ordres opère donc une recomposition forcée de la professionnalité autour d’activités considérées comme du « sale boulot ». Ce processus marque aussi une baisse de la capacité des professionnels à agir sur les normes de leur métier [Rousseau et Ruffier, 2014]. En ce sens, le projet « Artemis » participe également d’une « déprofessionnalisation » [Demailly et de La Broise, 2009], c’est-à-dire d’une restructuration des normes professionnelles imposée par des acteurs extérieurs à la profession. Le projet est ainsi caractéristique du développement de normes hétéronomes qui s’imposent au détriment de celles érigées par les professionnels [Boussard et al., 2010].

6 – Une transformation vécue de manière contrastée

23Dans les mois suivant l’annonce du projet, entre janvier et mars 2010, un fort mouvement social [4] s’est développé qui traduisait le rejet quasi unanime de la part des salariés de cette nouvelle forme d’organisation. À cette première période de conflit a succédé une seconde, marquée par la mise en place de la démarche de recherche-action paritaire, développée entre la fin 2010 et le début 2012. Dans cette seconde phase, si l’opposition des salariés reste forte, comme l’attestent nos entretiens, ainsi qu’un sondage réalisé par la direction qui montre que 83 % des salariés désapprouvent le projet, elle ne donne plus lieu à de nouveaux mouvements sociaux. La contestation se fait latente et plus silencieuse. L’année 2012 est marquée par l’épuisement progressif de l’action paritaire menée avec les intervenants de l’Anact, même si l’opposition au projet, autant de la part des organisations syndicales que d’une majorité des salariés, reste importante. Dans la même période, la direction multiplie les efforts unilatéraux pour accompagner le projet et assurer son déploiement. L’enjeu consiste à convaincre les salariés d’accepter le changement ou à tout le moins de ne plus s’y opposer de façon frontale. Les porteurs de projet s’associent avec des consultants internes et externes pour expliquer le sens des changements, identifier les réticences et proposer à certains de nouveaux postes et des promotions. La rhétorique de la résistance au changement [De Coninck, 1998] est alors évoquée pour disqualifier les discours critiques et les demandes pour ouvrir une discussion portant sur le contenu du projet. Des rencontres avec l’ensemble du personnel, réuni successivement en sous-groupes, sont organisées pour confronter les points de vue des porteurs du projet avec ceux des salariés plus ou moins hostiles à « Artemis ». L’enjeu est de convaincre ces derniers de la validité des changements en cours. En même temps, cette confrontation qui se veut ouverte à l’ensemble du personnel restreint le champ du débat à des questions d’attitudes et de motivations. Il ne s’agit plus d’examiner la matérialité du projet, son efficience, sa pertinence pour l’entreprise et la capacité de celui-ci à soutenir la qualité des prestations du service, mais à déterminer qui entretient une attitude négative afin de les corriger ou au moins d’obtenir une adhésion tacite et silencieuse chez beaucoup.

24Cette politique d’accompagnement du changement va s’avérer efficace du point de vue de la dynamique sociale : sans vraiment convaincre les salariés des bienfaits du projet, la critique de celui-ci va devenir progressivement moins virulente. Petit à petit, les débats entre salariés se déplacent de la contestation du bien-fondé du projet vers les conditions de son déploiement ; l’enjeu consiste dès lors à aménager le projet dans un sens favorable à certains salariés. La direction reprend d’ailleurs une politique de promotion professionnelle et d’avancement qui s’était faite parcimonieuse ces dernières années. Il ne s’agit donc plus pour les salariés de modifier le projet, mais de s’engager individuellement dans les nouvelles dynamiques ouvertes par la mise en place des centres de services et de postuler sur les postes nouvellement ouverts. Cette politique a conduit à briser l’unité des salariés face au projet. Trois idéaux-types pouvaient alors être différenciés en s’appuyant sur la typologie développée par V. Boussard dans une entreprise similaire [Boussard, 2009].

25Le premier type qu’elle nomme « carrière » est composé de salariés qui sont attachés à l’idée de rentabilité et tirent leur légitimité de la mise en place des dispositifs de gestion proposés pour moderniser l’entreprise en se basant sur les normes du secteur privé. Généralement, ces salariés se caractérisent aussi par le fait qu’ils ont eu une carrière rapide. Leur évolution ne se fait pas dans le cadre d’un métier, mais par apprentissages et reconversions successives. Ce sont les cadres les plus proches de « l’ethos » managérial. Dans le service étudié, ils rejoignent dans un premier temps les critiques de leurs collègues vis-à-vis du projet. Néanmoins, parallèlement à la mise en place de la politique de conduite du changement, leur posture évolue. Le projet est alors présenté comme un moyen d’améliorer leur employabilité. Ainsi, un salarié rencontré nous dira : « J’essaie toujours de rebondir face à l’environnement et tirer le meilleur de la situation. J’essaie de ne jamais être en position de repli, de recul, de contestation. L’idée est de fournir son meilleur sur son poste pour essayer de progresser. » S’ils gardent quelques réserves sur le bien-fondé du projet, ils estiment qu’il a également de bons côtés : « Du point de vue de l’entreprise, c’est vrai que je me demande si cela sert vraiment l’entreprise d’externaliser ce métier […, mais quelque part, le projet a aussi une certaine logique, on se recentre sur notre cœur de métier. » La légitimité des critiques de leurs collègues est également remise en cause : « L’entreprise ne nous appartient pas, donc ce n’est pas à nous de décider. » Ils insistent enfin surtout sur le fait que leur situation personnelle n’est pas mise en danger : « [Le projet] ne me touche pas plus que cela, il faut s’adapter à cette nouvelle situation. […] Pour ma carrière personnelle, cela ne m’affecte pas plus que cela. » In fine, ils réaffirment l’importance du parcours sur le contenu du métier : « Tant que je suis reconnu, cela me permet de trouver de l’intérêt dans mon métier. »

26Le deuxième type « métier » est constitué de cadres qui basent leur légitimité sur leur métier, sont attachés à l’idée de qualité de service et se voient comme des experts. Les dispositifs gestionnaires sont vus comme des contraintes bureaucratiques que l’on contourne autant que possible. Dans le service étudié, ces salariés insistent tout d’abord sur leur attachement au métier d’informaticien : « Je suis un autodidacte de l’informatique, j’ai beaucoup d’intérêt pour ce métier. » Ils insistent alors particulièrement sur la rupture introduite par le projet « Artemis » à ce sujet : « Le boulot va être moins intéressant : on va juste servir de boîte aux lettres et de punching-ball », nous dira un salarié. Pour un second : « Avant on avait le choix entre le technique et le management humain, avec le projet on ne fera que du pilotage de comptes ou d’indices. » « Moi, je suis informaticien et pas gestionnaire […] le boulot d’informaticien, il n’y en aurait plus », nous dira encore un troisième. S’ils reconnaissent être protégés, ils mettent en avant leur sentiment d’être mis de côté dans le travail : « Nous sommes démotivés, écœurés, mais on sait qu’on est protégés, on aura toujours un travail à Lyon, ce n’est pas valorisant mais on peut vivre avec. » Ils font enfin valoir les risques pour la qualité de service et les effets sur le sens au travail : « Pour moi, l’inquiétude c’est avant tout la transformation du métier, la disparition de la qualité de service, comment je vais pouvoir continuer à apporter une pierre à cet édifice. »

27Le troisième type, « conciliation », est constitué majoritairement de femmes qui sont venues dans cette entreprise pour concilier vie professionnelle et vie familiale. Dans le service étudié, il est par exemple caractérisé par cette salariée qui a choisi de se former au métier d’informaticien pour pouvoir revenir dans la région lyonnaise dont elle était originaire. Pour ce type de salarié, le projet constitue un risque important qui remet en cause les équilibres établis entre vie privée et vie professionnelle. En effet, si leurs emplois sont protégés, ces salariés craignent de devoir déménager, en cas de réaffectation, pour continuer à effectuer leur métier. Le service étudié était en effet réparti entre deux sites principaux : à Lyon et à Paris. Certains salariés craignent que l’entreprise n’ait décidé de concentrer ses services informatiques à Paris, ne laissant de la sorte plus la possibilité d’exercer ce métier en province. Pour un salarié, « les centres de services risquent d’être montés à Paris et je ne veux pas remonter ». Ainsi, pour un des responsables du département Ressources humaines du service étudié : « Sur Lyon, il y a un sujet déménagement, les gens ont peur de devoir changer. » « La principale inquiétude, c’est sur le lieu géographique », nous confirmera un salarié rencontré.

28Après une première période d’uniformité dans la critique, les réactions des salariés au projet tendent donc à se différencier. Si certains y voient une opportunité de carrière, d’autres craignent pour leur métier, le sens de leur travail ou pour les équilibres construits entre vie professionnelle et vie privée. Alors que les premiers s’engagent dans la politique de conduite du changement en postulant et en obtenant les nouveaux postes clés qui sont définis, les autres restent en retrait. De plus, ils risquent de voir les tâches qui leur sont confiées transformées si le projet « Artemis » touche leur périmètre. En fin de compte, le projet organise autour de la sous-traitance une mise en concurrence des salariés et permet d’effectuer un tri entre eux. Il opère ainsi un transfert de la responsabilité du déroulement des carrières du point de vue des contenus des métiers de l’entreprise aux salariés. C’est à ces derniers de s’adapter et de saisir les occasions qui se présentent. Mais de ce point de vue, chacun ne dispose pas des mêmes ressources. Pour les salariés du type « carrière » qui sont plus proches de l’ethos gestionnaire, la possibilité de se conformer aux opportunités qui se présentent est plus forte. Pour les deux autres groupes, ces possibilités risquent de s’amenuiser avec le temps : moins de facilité à exercer un métier dont la composante technique disparaît dans un cas, plus de rigidité dans la localisation de l’emploi de l’autre.

7 – Conclusion

29Par le recours à la sous-traitance, le projet « Artemis » organise donc une transformation des rapports entre le centre et la marge, qui s’accompagne d’une fragilisation des salariés du centre. Le rapport entre centre et marges est donc profondément réagencé. Le recours aux marges, avec les prestataires externes, permet aux porteurs de projets de mettre à l’épreuve une partie des salariés du centre, jugée peu efficace. S’opère un véritable tri, les salariés du type « carrière » étant à même de profiter du projet pour être avancés et accéder à des postes décisionnaires et valorisés. Par ailleurs, les salariés des types « métier » et « conciliation » privilégiant le contenu de leur travail ou les équilibres acquis entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle se réfugient dans une posture de retrait qui légitime en retour leur mise à l’écart de ces postes. Ceux que l’on considère généralement comme des salariés appartenant aux marges, en raison d’une plus grande précarité de leur statut, se voient attribuer dans ce processus des tâches considérées comme les plus nobles par une grande partie des salariés du centre. À l’inverse, une grande partie des salariés que l’on considère comme faisant partie du centre en raison des protections dont ils bénéficient en matière d’emploi voient leurs sources de satisfaction au travail s’effriter, qu’elles résident dans la réalisation d’un métier particulier ou dans leur capacité à concilier leurs exigences professionnelles et privées.

30Comme le note M. Lallement, s’intéresser à la précarité nécessite de prendre en compte non seulement la question de l’emploi, mais également celle du travail [Lallement, 2007]. Si la précarité dans l’emploi implique généralement des conditions de travail dégradées [Rouxel, 2009], les rapports entre ces deux termes ne sont pas toujours aussi simples. Dans le cas étudié, les marges, en ce qui concerne l’emploi, ne correspondent pas strictement à celles du travail. Le découpage entre les tâches « nobles » et le « sale boulot » se révèle en effet complexe. Dans le cas du projet étudié, une grande partie des salariés du donneur d’ordres considère effectivement que le contenu de leur travail se dégrade. Loin d’exercer des tâches ancillaires, les prestataires externes se voient alors confier une partie de travail que les salariés du donneur d’ordres leur envient. Parallèlement, nous l’avons vu, la capacité de ces derniers à agir sur leurs normes professionnelles se dégrade en raison du développement de normes hétéronomes, d’une part, mais également par le fait que s’ils ne réussissent pas la mise à l’épreuve organisée par le projet, ils n’accèdent pas aux postes décisionnaires, d’autre part. Si des avantages sur les conditions d’emploi sont maintenus, leur place dans le processus de production du service risque d’être fortement amoindrie.

31En reprenant la typologie développée par S. Paugam, il est alors possible de décrire les changements vécus par les salariés du donneur d’ordres des types « métier » et « conciliation » comme le passage d’une situation d’intégration assurée dans laquelle les salariés sont satisfaits de leurs conditions de travail et d’emploi, à l’intégration laborieuse dans laquelle le rapport aux conditions de travail se dégrade [Paugam, 2000].

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Notes

  • [1]
    La soft law consiste en des règles de droits non obligatoires et non prescriptives, mais incitatives et fondées sur l’adhésion des cocontractants à les respecter.
  • [2]
    Le projet « Artemis » n’a pas été présenté au comité d’entreprise, la direction de l’établissement estimant qu’il s’agissait d’un projet stratégique ne relevant pas de la compétence de cette instance. Les représentants du personnel ont contesté ce point de vue en recourant à une procédure pour délit d’entrave à l’encontre de leur direction en juillet 2010 qui aboutira à la condamnation de cette dernière en janvier 2012.
  • [3]
    Sur ces questions, voir Pichault et al. [2008, p. 9 et suivantes] qui détaille les « tentations » auxquelles un intervenant peut être soumis : « l’affairisme » (accepter une demande dans de mauvaises conditions), le « pragmatisme » (le maintien à tout prix de bonnes « relations » avec les acteurs), et la fin précipitée qui consiste à « s’échapper » de l’intervention sans en avoir négocié initialement le terme. Une contractualisation préalable permet d’éviter certains des travers propres à ce type d’interventions, lesquelles se déroulent généralement dans le cadre de tensions sociales et de positions asymétriques de pouvoir détenues par les acteurs.
  • [4]
    Deux mouvements de débrayage sont organisés réunissant 65 % des salariés du service, avec une pointe de participation à plus de 80 % dans l’établissement lyonnais du service.
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