Couverture de RFSE_HS1

Article de revue

La chimie verte, une fausse rupture ? Les trajectoires de la transition écologique

Pages 139 à 153

Notes

  • [1]
    Voir son site : http://www.transitionsnetwork.org/. Ce courant de pensée est très actif dans les revues Research Policy et Environmental Innovation and Societal Transitions.
  • [2]
    Voir, sur son site internet, Star-COLIBRI [2011], la vision pour le futur de la bioraffinerie en 2030.
  • [3]
    Ces briques élémentaires de la chimie sont des hydrocarbures C2-C4 (éthylène, propylène, butène, butadiène) et les hydrocarbures aromatiques dits « BTX » (benzène, toluène et xylène). Le craquage permet d’obtenir des molécules suffisamment légères pour être faciles à purifier et à travailler en chimie industrielle. Le lecteur connaît les dérivés de ces produits dans sa vie courante (caoutchouc synthétique et PVC issus de l’éthylène, bisphénol A, polystyrène ou nylon issus du benzène, polyester issu du xylène, etc.).
  • [4]
    Acide désoxyribonucléique contenant l’information génétique.
  • [5]
    Acide ribonucléique recevant la traduction de cette information et la transmettant aux protéines.
  • [6]
    Il faut se rappeler que la célèbre Ford T a roulé à l’éthanol (qui n’est jamais que le produit d’une fermentation alcoolique, expliquant que d’autres voitures aient roulé… au whisky !) et que, parmi les premiers diesels, on compte ceux faits à partir d’huile d’arachide. Le pain, le yaourt, la choucroute ou le vinaigre sont des produits de biotechnologies de fermentation, plus sophistiqués qu’ils n’en ont l’air lorsqu’on cherche à en comprendre les réactions en recherche fondamentale.
  • [7]
    Voir notre recension de l’ouvrage de Bensaude-Vincent et Simon [2008] publiée dans la revue Développement durable et territoires  : https://developpementdurable.revues.org/8216.
  • [8]
    Voir l’éditorial, véhément pour une revue scientifique, de Verhé [2010].

1 – Introduction

1Les tentatives de construction, par des acteurs économiques, scientifiques et politiques, de schémas de transition liés à l’usage des ressources renouvelables en chimie empruntent la voie d’innovations sémantiques diverses, au sein desquelles le « paradigme de la chimie verte » [Anastas, Warner, 1998], la « bioraffinerie » [Octave, Thomas, 2009] et, plus récemment, la « bioéconomie » [European Commission, 2012] occupent une place de choix.

2Pour notre part, nous appelons « chimie doublement verte » non pas un secteur en cours d’émergence, mais la problématique d’action collective née de la confluence de deux questions. La première est issue de la contestation des effets environnementaux négatifs de la chimie qui va donner lieu à la formation, au sein de l’agence américaine de protection de l’environnement (EPA), d’une stratégie de démarche volontaire, non contraignante. S’appuyant sur douze principes de chimie verte, elle est diffusée à l’ensemble de la communauté des chimistes académiques au cours de la décennie 2000-2010. La seconde est celle de l’usage des ressources végétales renouvelables en chimie s’appuyant sur une rhétorique des produits « biobasés », laquelle, de l’avis des spécialistes, peut être non respectueuse de l’environnement. L’unification des deux questions – comment rendre soutenable économiquement et écologiquement cette chimie du végétal ? – justifie notre appellation de « chimie doublement verte ».

3Nous souhaitons en discuter le rapport avec les sciences sociales qui cherchent à interpréter et accompagner les transitions vers la durabilité. La complexité de la question tient au fait que le chercheur est amené à travailler dans une perspective transdisciplinaire et multiniveau, de la molécule de carbone aux grands mouvements de redéfinitions institutionnelles d’un secteur et de filières dédiées, en passant par les stratégies des acteurs. Cette complexité tient également au fait qu’on étudie ici une « histoire en train de se faire », dans laquelle les stratégies d’acteurs sont indissociables de leurs constructions de discours qui se veulent structurants pour l’émergence du paradigme de la chimie verte et d’un secteur dédié aux produits « biobasés ». Ces discours relèvent très largement d’une « économie des promesses » [Joly, 2010], au sens où les acteurs produisent des promesses technico-économiques (substituer du carbone fossile par du carbone renouvelable) et écologiques (réduire les émissions de CO2 ou bannir les molécules toxiques, par exemple). Nous insisterons sur le fait que ces acteurs expriment ces promesses, à partir de leurs propres patrimoines productifs privés et collectifs ; les sciences sociales devant, à travers leurs propositions analytiques et normatives, rendre compte de la diversité de ceux-ci pour éclairer le débat public sur les « arènes de développement » [Jørgensen, 2012] où se confrontent ces différentes visions du futur.

4Parmi les différentes approches possibles, un important courant de pensée, qui a émergé au tournant des années 2000, est organisé aujourd’hui à travers le réseau Sustainability Transition Research Network (STRN) [1]. Cherchant à intégrer différents champs et théories des sciences sociales (Science studies, économie évolutionniste et sociologie « à la Giddens ») dans une perspective multiniveau [Grin et al., 2010], il peut être caractérisé comme une « sociologie générale de systèmes sociotechniques » au service de l’action. Ce courant, qui reconnaît la nécessité de documenter ses discussions théoriques à l’aide d’études de cas, a inspiré quelques travaux dans le domaine qui nous intéresse [Langeveld et al., 2010]. Néanmoins, on montrera qu’il propose une représentation positive et normative dans laquelle la variété initiale liée à la phase d’exploration de différentes solutions dans des niches d’innovation doit se réduire dans la phase d’exploitation par l’adoption d’une conception dominante qui s’imposerait comme la voie de transition unique vers un nouveau système sociotechnique soutenable.

5Comme nous l’avons montré ailleurs [Nieddu et al., 2010, 2014b], les choses ne se déroulent pas forcément ainsi. En effet, la chimie doit, en tant que discipline, être appréhendée comme une « technoscience » intrinsèquement liée à l’industrie. En effet, les chimistes ont la possibilité d’explorer des centaines de voies de réactions chimiques, et ils ont besoin des relations avec les industriels pour orienter ces réactions dans des voies utilisables concrètement. La chimie est donc une discipline d’apprentissages orientés, les scientifiques ayant besoin, pour donner un sens et finaliser leurs réactions, de se lier à des « mondes de production ». Pour rendre compte de cela, nous avons mobilisé le concept de patrimoines productifs collectifs qui désigne à la fois des ressources immatérielles (des compétences, des savoir-faire de certains laboratoires) et matérielles (des démonstrateurs, des unités pilotes…), lesquelles ont à la fois une dimension scientifique et une dimension productive, et contribuent à la formation de régimes de production de connaissances et d’activités économiques. Nous avons identifié quatre grandes voies d’innovations technologiques, portées par des acteurs historiques, dans le domaine de la « chimie doublement verte ». Même si elles apportent des renouvellements scientifiques et techniques très originaux, elles restent ancrées dans les patrimoines productifs bien établis de vieilles industries (pétrochimie, agro-alimentaire, etc.). En cela, ces patrimoines et les innovations qui leur sont liées relient le passé, le présent et le futur. Ils sont le produit de l’histoire et sont portés par des acteurs clairement identifiables qui cherchent aujourd’hui à projeter leurs ressources et contraintes propres dans des « visions pour le futur » qu’ils cherchent à faire partager et à rendre hégémoniques. Ces acteurs tentent ainsi de « créer de l’irrévocable » parce qu’ils entendent maintenir dans le temps une certaine base matérielle et leur identité – ce qui est le propre de la logique patrimoniale. Il est donc nécessaire d’étudier les effets des comportements de ces acteurs sur les trajectoires de transition et sur les formes qu’emprunte cette transition.

6Nous traiterons donc dans la section 2 de la théorisation des transitions par le STRN et de notre propre méthodologie. Dans la section 3, nous décrirons la façon dont certains acteurs ont dessiné des voies technologiques de transition et ont cherché à les institutionnaliser à travers l’émergence des douze principes de chimie verte (3.1), la bioraffinerie (3.2), puis la bioéconomie (3.3), une conception dominante, fondée sur l’imitation de la raffinerie pétrolière. Enfin, dans la section 4 nous explorerons des voies minoritaires, portées d’ailleurs par des entreprises tout autant que par des chimistes académiques, pour montrer que contrairement à l’ère du « tout pétrole », la transition ne se résume pas à une conception dominante, mais conduit vers un paysage diversifié, ancré dans des patrimoines productifs collectifs anciens.

2 – Théories du Sustainability Transition Management : dynamiques d’innovation technique versus constructions institutionnelles dans la chimie doublement verte

7Certains des créateurs du STRN [Geels et al., 2015] l’ont récemment présenté comme une troisième voie entre un courant « réformiste », qui se concentre sur des firmes qui innovent et des consommateurs à la recherche de produits et services éco-efficients, et un courant « révolutionnaire » qui, sur la base d’une critique radicale du capitalisme, du matérialisme et de la croissance, promeut la frugalité et le localisme. Le STRN entend explorer des politiques d’innovations durables, non pas au niveau microéconomique des comportements des agents, ou au niveau macrosocial, mais au niveau « méso » de régimes sociotechniques organisés autour d’objets techniques structurants (l’automobile, l’habitat, etc.) et de pratiques de consommation, qu’il serait possible de faire évoluer de façon relativement indépendante du reste de la totalité sociale. Structuré autour d’un artefact dominant (la raffinerie pétrolière, dans notre cas), un régime sociotechnique relativement autonome et porté par des pratiques sociales spécifiques articule différents systèmes le concernant : l’économique, l’institutionnel, le culturel, le scientifique et le technologique. La cohérence interne de ce modèle repose sur trois concepts.

8– Le premier est celui de co-évolution de ces différents systèmes qui s’articulent au sein des régimes sociotechniques dans les phases de transition, de telle façon que « chacun renforce les autres pour co-déterminer la transition » [Grin et al., 2010, p. 4].

9– Le deuxième est celui de perspective multiniveau. Suivant en cela l’économie évolutionniste qui inspire le STRN, le changement s’opère dans un cycle composé de deux séquences exploration/exploitation : dans un contexte d’incitations et d’opportunités à innover (par exemple, l’épuisement des ressources fossiles) provenant de l’environnement macrosocial (« landscape »), les firmes explorent dans des niches d’innovation (« niche experiments ») une variété de nouvelles possibilités techniques, parmi lesquelles émerge progressivement une technologie plus efficiente que les autres ; c’est cette « conception dominante » (dominant design) qui va être exploitée pour donner naissance à un nouveau régime sociotechnique (« socio-technical regime »).

10– La troisième conceptualisation est un découpage particulier du temps en quatre phases qui dessinent une « courbe en S » [Geels, 2002] : (1) la phase de pré-développement, où l’état d’équilibre dynamique d’un sous-système sociotechnique est remis en cause, de façon non encore visible par les pressions macrosociales et par l’exploration d’innovations radicales au sein des « niches » ; (2) la phase de décollage (take-off), durant laquelle le changement structurel prend son élan du fait de l’accumulation de tentatives de changement ; (3) la phase d’accélération où le changement devient visible car les expérimentations dans les différentes « niches » convergent dans une conception dominante (« dominant design ») ; (4) la phase de stabilisation durant laquelle l’équilibre dynamique du nouveau régime sociotechnique est atteint.

11S’intéresse-t-on alors à « la construction institutionnelle » d’un secteur, à une analyse de l’évolution des innovations technologiques, ou à des stratégies d’acteurs qui produisent un discours (au détriment d’un autre) et la construction sociale d’une réalité ? Cette ambiguïté est en réalité au cœur de la démarche du STRN et explique probablement en partie son succès, à la fois théorique (dans la possibilité que laisse ce courant d’une utilisation variée, par des approches de fait divergentes quant à la hiérarchie des éléments technologiques institutionnels, politiques ou culturels) et dans sa contribution à la définition des politiques publiques (dans la plasticité des utilisations de la « courbe en S »). En effet, cette dernière peut être lue de deux façons différentes – ce que font parfois simultanément les auteurs du STRN.

12Lue à partir de la phase de pré-développement, elle autorise une représentation et un discours néo-schumpetérien centrés sur l’importance des innovations techniques et des entrepreneurs porteurs de changement. Ce discours rencontre les tendances lourdes à l’évolution vers des « États schumpetériens » [Jessop, 1993], les politiques liées à l’Agenda de Lisbonne portant sur l’économie de la connaissance, ainsi que le mouvement de fond en faveur du renforcement des droits de propriété sur le vivant considérés comme une clé des incitations à innover pour les entrepreneurs. Il s’agit alors de développer des stratégies articulant le soutien à ces derniers pour « effriter » l’ancien régime sociotechnique par l’exploration de proto-marchés et la protection des niches, compte tenu de l’objectif de soutenabilité, dans un « nouveau modèle, réflexif, de gouvernance » [Grin, 2006, p. 68] s’ajustant au test des innovations. Dans un tel modèle, dont le principal dilemme est de « ne pas protéger trop longtemps ni trop fort » [Schot, Geels, 2008, p. 549], la pertinence ne porte pas tant sur les choix technologiques en tant que tels que sur la capacité à faire émerger le système d’acteurs cohérents pour soutenir ceux-ci.

13L’autre façon de lire la courbe en S est de la prendre à l’envers, comme le suggèrent Quist et al. [2011], et de procéder à des rétropolations (du backcasting, disent les Anglo-Saxons) : en s’appuyant sur une vision du futur, une représentation correcte du régime sociotechnique désirable, élaborée sur dires d’experts, il est possible de revenir aux décisions à prendre aujourd’hui, afin d’activer la créativité des acteurs dans ces directions données et de construire les « niches d’innovation désirables », ce qui permet de définir les « routes technologiques » (technological roadmaps) reliant le présent au futur. Une telle démarche suppose que des acteurs se mobilisent pour contribuer à former la « vision pour le futur », puis imaginent les différentes étapes qui permettront, d’une part, d’identifier les niches nécessaires à sa réalisation et, d’autre part, de construire la trajectoire menant de ces niches à la vision du futur, en investissant dans des programmes de recherche destinés à lever les verrous technologiques présents le long de cette « route ». Cette démarche de backcasting a été utilisée par la Commission européenne pour l’ensemble de ses politiques de soutien à l’innovation, les European technology platforms[2]. L’appel aux « parties prenantes » est ouvert dans un schéma idéal de démarche participative, et chaque citoyen peut répondre aux appels à prise de position sur la vision pour le futur d’un secteur. Mais il n’est pas besoin d’être grand clerc pour imaginer que ceux qui ont quelque chance de s’investir de la façon la plus pugnace et la plus audible sont les acteurs économiques investis dans ces domaines, et pour lesquels la construction du futur est un enjeu de survie économique immédiat.

14On le voit, il est impossible de séparer l’analyse des dynamiques d’innovation technologique des mouvements institutionnels et des stratégies d’acteurs. Leur représentation du futur et leur construction des discours sur ces visions du futur font intrinsèquement partie du champ d’analyse – soit ces discours sont construits pour contribuer à l’existence d’institutions susceptibles de défendre ces objets mal formés et hésitants que sont les innovations émergentes, soit ils sont construits pour institutionnaliser des trajectoires technologiques sur la base de visions faisant (relativement) consensus. Ces discours participent donc d’une pragmatique de l’action portée par des acteurs réelset non par des innovations existant en elles-mêmes – qu’il convient de décrypter et de réinscrire dans l’analyse de leurs histoires et intentions propres ; ceci a guidé notre démarche scientifique (voir encadré).

Encadré. Notre démarche méthodologique

Nous avons retenu un espace méso-économique délimité par les problématiques posées par les acteurs quand ils souhaitent – pour diverses raisons, qui leur sont propres, parfois en lointain rapport avec le développement durable – développer l’usage des ressources renouvelables, en particulier du carbone renouvelable à destination de la chimie. Cet espace méso-économique est instable et a des frontières multiples : elles sont dominées parfois par la question de l’énergie (la chimie n’est alors considérée par les acteurs que comme un sous-espace de la production des biocarburants), parfois par la question de la « chimie verte » (l’usage de la biomasse étant alors considéré un peu vite comme un facteur de chimie verte), parfois par celle des matériaux (fibres d’origine biosourcée et plastiques biodégradables), parfois par les biotechnologies issues de la « révolution biotech » qui rêvent de transformer le vivant en usines du futur. D’où cette floraison d’appellations (chimie verte, bioraffinerie, bioéconomie…) appliquées à l’usage alimentaire et non alimentaire des ressources agricoles, piscicoles et forestières.
Nous nous sommes donné comme objectif, pour cet espace, de dégager un certain nombre de faits stylisés quant aux dynamiques des projets de recherche scientifiques et d’innovation technologique observables, avec le soutien de collègues chimistes et biochimistes, que nous avons invités dans un focus group régulier entre 2009 et 2014, dans le cadre d’un projet de recherche financé par l’ANR « Chimie et procédés pour le développement durable » (CPDD). La réflexion de ce focus group était alimentée par la présentation d’interviews réalisées dans la communauté de la chimie verte, de travaux scientométriques, de prosographies de chercheurs, et de revues de littérature scientifique (Green Chemistry ou ChemSusChem), technoscientifique (BioFuels, Bioproducts and Biorefining) et institutionnelle (feuilles de route technologiques de l’OCDE, de la Commission européenne et des agences nord-américaines).
Suivant en cela la tradition des Science studies, mais selon une voie peut-être trop peu pratiquée au sein du STRN, notre objectif principal était d’établir à la fois l’existence de projets technico-scientifiques dessinant des voies technologiques institutionnellement dominantes, mais aussi la résistance de « rapports minoritaires » (« minority reports », pour reprendre l’expression d’un film à grand spectacle), de « signaux faibles », révélateurs de ces effets de domination. La démarche narrative [Dumez, Jeunemaître, 2005] que nous avons mobilisée a permis d’unifier ces matériaux empiriques hétérogènes au service d’un récit de la diversité des dynamiques scientifico-techniques observables. Celui-ci, qui a été affiné et validé par le focus group, n’a pas été démenti lors des diverses interventions devant des communautés de chimistes représentatives des recherches menées au sein de l’ANR CPDD. Nous pouvons donc estimer que le récit que nous présentons ici est robuste.

3 – Chimie verte, bioraffinerie et bioéconomie : l’expression des voies technologiques dominantes

15L’immersion que nous allons faire dans les aspects technico-scientifiques – en essayant d’en limiter autant que possible la complexité pour le non-spécialiste de chimie – ne signifie pas que nous nous centrons sur l’analyse des dynamiques technologiques, mais que l’appréhension de leur imbrication dans des constructions institutionnelles ou des stratégies d’acteurs constitue une séquence incontournable de la recherche.

3.1 – Les douze principes de chimie verte comme engagement volontaire des scientifiques dans l’innovation technologique

16Notre travail a d’abord consisté à suivre la trace de l’institutionnalisation de la « chimie verte » dans les appels à projets scientifiques et technologiques. Il est vite apparu, notamment grâce à la thèse d’Estelle Garnier [2012], que l’édiction des douze principes de chimie verte durant les années 1990 par l’Environmental Protection Agency avait constitué une alternative aux politiques réglementaires fortement contestées outre-Atlantique par les industriels. Plutôt que d’imposer des contraintes de traitement des pollutions par de lourds investissements, ces principes sont censés contribuer à l’émergence de comportements volontaires vertueux dès la phase de conception des réactions chimiques en laboratoire. Il s’agit de promouvoir, selon un processus gagnant-gagnant, à la fois du point de vue économique et écologique, des réactions chimiques consommant moins d’énergie, produisant moins de déchets, selon des process moins dangereux, et pour des produits finaux moins toxiques. En cela, ces principes s’inscrivent parfaitement dans la stratégie d’engagement volontaire des entreprises de la chimie qu’incarne le programme Responsible Care adopté en Amérique du Nord au début des années 1980 afin de regagner la confiance du grand public et des autorités de contrôle à la suite d’une série de graves accidents [Berland, Loison, 2008].

17Durant la décennie 2000, un tournant s’opère à la fois dans les publications scientifiques et les différents prix remis par les autorités nationales (Président Green Chemical Awards aux États-Unis, Prix Pottier en France), qui témoigne d’un infléchissement des dynamiques technologiques en cours en faveur du septième principe de chimie verte, lequel préconise l’usage, autant que faire se peut, de la biomasse, parce que c’est une ressource renouvelable et qu’on lui suppose une moindre toxicité. D’où l’importance prise par la bioraffinerie dans la chimie verte, alors que chimie verte et bioraffinerie avaient jusqu’au début des années 2000 des histoires indépendantes.

3.2 – La bioraffinerie : un « objet transitionnel » pour piloter le changement ?

18La bioraffinerie est à la fois un objet technique et une construction sémantique portés par la stratégie des fédérations de coopératives agricoles et des firmes de la chimie intéressées au renouvelable, telles qu’Arkema ou Novozymes, qui sont des acteurs capables de travailler sur le long terme un environnement institutionnel pour le modifier en leur faveur, et ce malgré le poids du secteur pétrolier qui a modelé celui des cinquante dernières années.

19Ce terme de bioraffinerie est né d’un tâtonnement dans la communication des agro-industries. Après le premier choc pétrolier, celles-ci remettent à l’agenda l’idée de produire des carburants liquides, essentiellement parce que la solution aux excédents agricoles paraît alors résider, non dans la maîtrise de la production, mais dans un retour aux débouchés non alimentaires qui avaient existé avant l’ère du « tout pétrole » [Finlay, 2004]. Le raffinage, opération bien connue de ces agro-industries, va être rebaptisé au début des années 2000 pour s’imposer dans les documents de la Commission européenne et ceux des acteurs concernés après 2007.

20En tant qu’objet technique, la « bio » raffinerie veut se situer au cœur du nouveau régime sociotechnique, de la même façon que la raffinerie pétrolière a pu l’être dans celui qui prévaut encore aujourd’hui. Pour faire simple, cette dernière est un complexe industriel qui réalise la transformation de pétroles, aux qualités diverses (plus ou moins lourds, à plus ou moins haute teneur en soufre), par des opérations de craquage, purification, reformage, permettant de produire (1) des carburants liquides et de l’énergie (kérosène, diesel, fioul et essence) et (2) un très petit nombre de produits de base destinés à servir de précurseurs à une série d’intermédiaires dans la chimie de spécialité [3].

21Le récit de la bioraffinerie va alors être celui d’un objet capable, à partir du carbone renouvelable, de faire le même chemin technique que celui du carbone fossile. Les exercices de « feuilles de route » menés par le ministère de l’agriculture américaine, et adoptés à quelques variantes près par les Européens, ont été conduits sous l’hypothèse que la structure de la chimie resterait inchangée. Ils visent à substituer terme à terme le petit nombre de grands intermédiaires issus de la raffinerie pétrolière par des produits ayant la même composition chimique, mais issus de la biomasse. Une étude américaine, devenue célèbre dans le monde de la chimie [Bozell, Petersen, 2010], retient ainsi une « petite liste » des « briques de base » (« building blocks ») issues de la biomasse, sélectionnées sur dire d’experts en croisant deux critères, l’espérance technologique de substitution rapide et la taille des marchés de substitution. Il est alors possible de concentrer les efforts de recherche et d’apprentissage sur l’obtention de ces produits à des coûts permettant de contester la chimie du pétrole, mais en reproduisant strictement les étapes de celle-ci. La bioraffinerie se conçoit donc dans un mimétisme parfait avec la pétrochimie. D’une part, elle se propose de se concentrer sur la production de carburants liquides, la valorisation de leurs co-produits ne visant qu’à permettre de renforcer la compétitivité de l’unité de production. D’autre part, pour la valorisation de ces co-produits, le produit final biosourcé (à base de carbone « bio ») ne peut se différencier du produit issu de la pétrochimie (à base de carbone fossile, qui n’est jamais que du « bio » très ancien) que par une datation au carbone 14 ; ce à quoi s’emploie la norme américaine de certification ASTM D6866.

3.3 – Une nouvelle phase sémantique : la référence à la bioéconomie

22On a assisté récemment à l’introduction dans le jeu d’acteurs du terme « bioéconomie ». Celui-ci doit être relié à l’histoire de la révolution scientifique initiée par la découverte de l’ADN [4] et de l’ARN [5], qui va conduire, au tout début des années 1970, à l’émergence d’une science de l’ingénieur nouvelle. Les biotechnologies existaient déjà – elles sont au fondement de l’ensemble des transformations de la biomasse alimentaire et non alimentaire [6] – mais l’identification d’enzymes capables de découper l’ADN ouvre la voie au génie génétique et laisse immédiatement entrevoir la possibilité d’une nouvelle révolution industrielle fondée sur une grappe d’innovations schumpetériennes, susceptible de transformer des domaines aussi variés que la pharmacie, la médecine, l’extraction minière, la remédiation des sols, la sélection variétale ou les vieilles réactions des biotechnologies traditionnelles. L’OCDE se mobilise alors pour produire une feuille de route à l’horizon 2030, afin de soutenir l’émergence des entrepreneurs schumpetériens, en accompagnant le renforcement des droits de propriété sur le vivant destiné à leur ouvrir le chemin. Le terme « bioéconomie » est alors retenu de préférence à celui de biotechnologies, probablement plus inquiétant et moins attractif.

23La récupération du terme « bioéconomie », au sens de l’OCDE, s’opère au tournant des années 2010. Les acteurs de la bioraffinerie s’en emparent d’autant plus volontiers qu’ils disposaient de deux patrimoines productifs pour produire des biocarburants et d’autres produits chimiques. Le premier est celui de la thermochimie qui, comme la pétrochimie, casse à haute température la variabilité des matières premières et est particulièrement adaptée à la production de carburant diesel et de ses dérivés en chimie ; ce qu’illustre le vieux procédé Fischer-Tropsch de 1923 de fabrication de carburants liquides, utilisé pendant la Seconde Guerre mondiale et, plus tard, en Afrique du Sud pour lutter contre l’embargo lié à l’apartheid, un procédé qui a été remis au goût du jour dans une voie dite « Biomass to Liquid ».

24Le second patrimoine productif est celui de la biochimie, qui ne fait que reprendre les méthodes traditionnelles de fermentation alcoolique pour produire l’éthanol-carburant et ses dérivés. Les biotechnologies de la « révolution biotech » laissent entrevoir la possibilité, d’une part, de produire directement dans la plante ou les animaux des molécules d’intérêt médical et, d’autre part, des process de production qui abaissent radicalement le coût du craquage de la biomasse et de reformage des briques élémentaires visant la substitution des produits de la pétrochimie.

25Par « bioéconomie », les discours économiques et politiques européens désignent désormais la transformation de la biomasse à des fins non alimentaires (énergie/carburants/chimie/matériaux), quel que soit le procédé, thermochimique ou biochimique, utilisé. Et ce, dans un grand compromis entre les tenants de ces deux patrimoines productifs qui poursuivent le même objectif, à savoir réaliser une « bio »raffinerie viable économiquement qui vienne remplacer la raffinerie de pétrole comme premier maillon de l’industrie de la chimie.

26C’est, de fait, ce dont traite l’ouvrage issu du courant STRN, The Biobased Economy, dirigé par Langeveld et al. [2010]. Dominé par un groupe de chercheurs de l’université de Wageningen (qui joue aux Pays-Bas un rôle rassemblant les fonctions de l’INRA et d’Agroparistech en France), il est alimenté par le travail de trente-six experts, ingénieurs, chimistes ou agronomes de formation, dirigeants d’organisations du domaine, avec des expériences dans le secteur privé (dans des firmes de la chimie et des agro-industries) et ayant tous eu à diriger des projets financés par leur pays d’origine, la Commission européenne ou des agences internationales (Agence internationale de l’énergie, par exemple). Le chapitre 2 de cet ouvrage est dédié à la présentation de la perspective multiniveau chère au STRN et aux conditions de sa mobilisation dans le pilotage des politiques publiques. En l’occurrence, les auteurs assument pleinement la stratégie du backcasting. Il est donc tout à fait intéressant de noter que le cœur de la transition qui y est décrite est celui des carburants liquides d’origine fossile vers les carburants biobasés et, secondairement, comme dans la vision du futur américaine, celle des coproduits de cette activité vers la chimie. L’approche intégrée que suppose la théorisation du STRN en termes de co-évolution est donc, dans cet ouvrage de référence du moins, hiérarchisée par cette vision du futur de la transformation technique. Les autres éléments du régime ne sont pas niés et la perspective systémique est bien présente, mais la discussion de leurs transformations est subordonnée aux effets de l’introduction des « innovations biobasées » (biobased innovations).

4 – L’attention aux voies technologiques minoritaires : un autre paysage de la transition écologique

27Il nous semble en revanche nécessaire de nous intéresser aux jeux des acteurs en la matière, et notamment à la présence d’autres conceptions et trajectoires en chimie verte et en bioéconomie. Ces « voies minoritaires » sont en effet révélatrices des stratégies de verrouillage sur des conceptions dominantes. Plusieurs constats nous y incitaient.

28Les grands programmes scientifiques, qui donnent lieu à l’exploration de niches d’innovation, reposent sur deux grandes stratégies. La première est la recherche de nouvelles voies en catalyse organique, c’est-à-dire dans l’accélération des réactions chimiques qui avait rendu très efficiente la pétrochimie des années 1960. Autrement dit, la recherche fondamentale et les innovations radicales en catalyse sont mises au service de l’amélioration incrémentale des deux grands patrimoines productifs que nous avions identifiés et des acteurs dominants qui les portaient. La seconde est la valorisation des sous-produits des voies biocarburants pour rendre ces derniers viables économiquement, selon le même principe que celui de la pétrochimie qui a cherché à valoriser toutes les « coupes » réalisées par le craquage catalytique. Ainsi, des programmes de recherche très originaux, comme ceux portant sur le glycérol, que nous avons rencontrés fréquemment dans les congrès de chimie verte, relèvent-ils, de fait, des stratégies économiques de renforcement de schémas dominants.

29En raison des besoins de financement des entreprises, la promesse économique des biotechnologies revenait de façon récurrente dans les cycles de communication médiatique de celles-ci. Cette répétition nous a incités à conduire des monographies d’entreprises [Béfort, 2015] et à revisiter les écrits scientifiques relatifs aux verrous technologiques. Le terme de « biomass recalcitrance » est utilisé pour les décrire. L’objectif de la technoscience est d’aller chercher les sucres contenus dans la cellulose ou les hémicelluloses pour les transformer dans une bioraffinerie sucrière en éthanol et co-produits. Or, à travers la sélection naturelle réalisée sur plusieurs centaines de milliers d’années, la nature a précisément développé des « résistances » pour empêcher que les organismes vivants ne viennent les lui voler… La voie royale proposée par la « révolution biotech » de porter à elle seule le traitement de la biomasse en bioraffinerie est donc tout sauf évidente, de la même façon que dès les années 2000, les déceptions sur la capacité des biotechnologies à révolutionner le domaine médical conduisent à proposer de revisiter d’autres stratégies de recherche, et d’autres politiques de la recherche [Nightingale, Martin, 2004].

30Or l’analyse des travaux d’histoire de la chimie [7] et des interviews de chimistes académiques ou industriels avaient attiré notre attention sur le fait que cette stratégie chimique – que Bensaude-Vincent et Simon [2006] appellent celle de l’homo faber pour désigner la volonté de toute-puissance sur la nature –, à savoir fractionner la nature, la purifier en éléments simples pour les reformer ensuite en objets désirables, n’était pas la seule. Il est envisageable de ne pas déstructurer profondément des structures complexes que la nature mettait à notre disposition et de concevoir des voies de fractionnement limité de la biomasse et des stratégies de réarrangement limitées de celle-ci afin d’en préserver certaines fonctionnalités.

31Cette hypothèse a été confirmée, par des indices convergents sur la présence d’acteurs économiques porteurs d’autres patrimoines productifs que les deux principaux déjà décrits. Les travaux de sociologues du changement technique [Bennett, 2009] ou de membres de communautés technico-scientifiques [8] soulignent les tensions existantes entre les acteurs tournés prioritairement vers les technologies des biocarburants (bioéthanol ou biodiesel) et des acteurs issus des agro-industries et de la chimie de spécialité, qui leur résistent. Pour en comprendre les raisons, il faut à nouveau insister sur le fait que le paradigme de la chimie moderne se présente comme un ensemble de connaissances dédiées au fractionnement d’éléments naturels en unités élémentaires, à leur purification pour les recombiner, à travers une cascade de réactions chimiques, afin de créer des molécules ou structures artificielles complexes présentant des propriétés particulières. Or le dilemme actuel des chimistes du végétal et de la chimie verte est soit de poursuivre dans cette perspective fondatrice de la chimie moderne, soit de s’en extraire. Ces chimistes doivent arbitrer entre deux philosophies : d’un côté, la mise au point de voies de fractionnement « profond » de la biomasse en éléments simples, typiques du « cracking » de l’industrie pétrolière, conceptuellement bien maîtrisées ou, d’un autre côté, l’exploration de voies d’extraction respectueuses de structures fonctionnelles intéressantes de la biomasse ou de principes actifs contenus dans la complexité du vivant (par exemple, en parfumerie) permettant d’aller directement de matériaux complexes à des produits en réduisant le nombre d’étapes de fractionnement et de purification [Gallezot, 2010].

32Ceci nous a amenés à repérer deux grands types de patrimoines productifs de conversion de la biomasse minoritaires qui s’inscrivent dans cette seconde perspective.

33Le premier se nourrit de la tradition des procédés agro-alimentaires ou de l’oléochimie qui isolent des polymères naturels, pour les modifier de façon limitée, sans les fractionner et purifier. Par exemple, on peut faire une transformation limitée des amidons « natifs » pour les « fonctionnaliser », c’est-à-dire leur apporter des fonctions spécifiques intéressant un marché particulier.

34Le second s’appuie sur les grands composants de la plante, moyennant un traitement physique ou physico-chimique respectant leur complexité. Les bétons ou les laines d’isolation en chanvre, les composites intégrant des fibres naturelles pour réduire l’usage de la fibre de verre comme matrice des résines dans l’automobile, en sont de bonnes illustrations, ainsi que les produits issus de l’industrie de trituration du tournesol. Des programmes, tels que Lignostarch, visent de même à combiner les grands composants de la plante pour obtenir directement des matériaux ayant des caractéristiques particulières.

35Au final, on obtient un paysage de la transition, et d’un éventuel nouveau régime sociotechnique très différent, de celui du double « dominant design » thermochimique et biochimique dessiné par les opérations de backcasting. En effet, d’une part, on a pu constater que les « niches d’innovation » n’émergent pas ex nihilo de stratégies schumpetériennes. Elles sont ancrées dans les quatre grands patrimoines productifs collectifs que nous avons pu identifier. D’autre part, au sein de ces grands patrimoines productifs collectifs, les acteurs scientifiques, technologiques et économiques travaillent à coup d’innovations, que d’aucuns peuvent considérer comme radicales (l’introduction de la biologie de synthèse, la catalyse, la photochimie, les liquides ioniques, etc.), à rendre économiquement viables les voies technologiques qu’ils explorent, et plus « verts » leurs produits et process, par l’abaissement des coûts en énergie, la réduction du nombre d’étapes de réaction, et la réduction des déchets sous-produits des réactions.

5 – Conclusion

36Quels enseignements socio-économiques peut-on tirer de cette étude de cas et de la discussion du courant de pensée du STRN ?

37Le premier est que la base matérielle des sociétés compte et qu’elle ne peut être évacuée du débat, ce qui nécessite de pratiquer, à un haut niveau d’exigence, une interdisciplinarité entre socio-économistes et technologues, scientifiques et acteurs économiques. Pour autant, il est illusoire d’attendre de ces scientifiques, technologues et acteurs économiques, qui sont eux-mêmes insérés dans des communautés socio-économiques différentes, voire concurrentes, qu’ils nous disent quelles sont les transformations structurelles que le socio-économiste peut placer en variables exogènes. Notre deuxième enseignement est qu’il existe une autre manière de s’interroger sur le rôle de la technique en matière de développement durable que celle opposant les tenants de la « soutenabilité faible » qui pensent qu’on trouvera une solution technique à chaque problème d’environnement, aux partisans de la « soutenabilité forte » qui en doutent fortement. Dans certains cas, c’est plutôt la surabondance de solutions et la diversité intrinsèque des innovations qualifiées d’environnementales qui posent problème à l’action collective. De ce point de vue, comme on a pu le montrer, la mobilisation de la méthode du STRN par des acteurs du changement ne protège pas du risque d’entériner des visions dominantes, lorsqu’ils attendent d’une exploration dans des niches – réputées pures de toute influence sociale puisqu’elles apportent l’innovation salvatrice – l’adoption d’un dominant design ou, à l’inverse, lorsqu’ils acceptent ce dernier comme socle d’opérations de backcasting. Le troisième enseignement de notre étude de cas est qu’il faut prêter attention au rôle de ces fictions que sont les « visions du futur » portées par des acteurs pour structurer des pragmatiques d’action dans des mondes incertains : ceci constitue aujourd’hui un front de recherche qui n’est pas réservé à notre objet [Beckert, 2013 ; Boyer 2013], car ces visions du futur ne sont pas neutres. Elles participent d’arènes de développement où s’affrontent des conceptions différentes qu’il convient de décrypter ; elles s’enracinent dans des patrimoines productifs collectifs et visent à leur reproduction. C’est pourquoi la description de trajectoires technologiques ne peut être réduite à un état de l’art des technologies et doit nécessairement rendre compte de leur construction sociale. En identifiant quatre grandes voies d’innovations technologiques dans le domaine de la « chimie doublement verte », on a pu constater qu’elles mettaient en difficulté la frontière entre innovation radicale et incrémentale. Certaines sont conçues pour que se maintienne la division de la production entre chimie de base et chimie de spécialité, afin de rendre soutenable, pour des raffineries portuaires (Gand, Rotterdam ou Singapour), le choc de la transition vers le carbone renouvelable, en s’appuyant sur une ressource agricole livrée aux cours mondiaux, et ce afin de répondre à la demande de « greenwashing » de grands clients de l’aval. Le mimétisme avec la pétrochimie pourrait alors se traduire, selon la célèbre formule du Guépard de Lampedusa, par la logique de « tout changer pour que rien ne change ».

38Enfin, il est important de pointer que les dynamiques agro-industrielles en cours, qui visent à fournir de nouveaux débouchés par et pour la biomasse, éloignent à la fois de la baisse espérée de la pression sur les milieux et du concept de société « décarbonée » souvent mis en avant pour traduire la transition écologique. La recherche d’alternatives au carbone fossile conduit au contraire à porter l’attention sur une économie du « carbone bio », qui s’inscrit dans une problématique d’intensification, en « faisant plus » avec la même quantité de terres exploitées, à qui il est demandé de nourrir plus d’hommes dans des conditions agro-écologiques acceptables, mais aussi de leur fournir plus d’énergie, de carburants et de produits chimiques. Or cette « double intensification », que l’on peut inscrire dans une perspective de « soutenabilité faible », est loin d’être acquise techniquement. En d’autres termes, la transition vers l’usage des ressources renouvelables est bien porteuse d’une menace, puisqu’elle pourrait revenir à « produire plus avec… plus », et non pas « avec moins », comme le recommandait le rapport Brundtland quand celui-ci tentait de décrire ce que devait être le développement durable.

Bibliographie

  • Anastas P. T., Warner J. C. (1998), Green Chemistry, Theory and Practice, Oxford University Press, Oxford.
  • Béfort N., Nieddu M. (2015), « Des logiques produits dans les régulations émergentes du secteur de la chimie doublement vertes : le cas des formaldéhydes », colloque « la théorie de la régulation à l’épreuve des crises », 10, 12 juin 2015, Paris.
  • Beckert J. (2013), « Imagined futures : fictional expectations in the economy », Theory and Society, 42, p. 219-240.
  • Bennett S. J. (2009), « The socio-technical Dynamics of Chemical feedstock transitions : the case of renewable raw materials in the UK », thesis of Imperial College, London.
  • Bensaude-Vincent B., Simon J. (2008), Chemistry, the impure science, Imperial College Press, London.
  • Berland N., Loison M.-C. (2008), « Fabricating management practices : “Responsible Care” and corporate social responsibility », Society and Business Review, 3, 1, p. 41-56.
  • Boyer R. (2013), « Les crises financières comme conflit de temporalités », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 117/1, p. 69-88.
  • Bozell J. J., Petersen G. R. (2010), « Technology development for the production of biobased products from biorefinery carbohydrates – the US Department of Energy’s « Top 10 » revisited », Green Chemistry, 12, p. 539-554.
  • Dumez H., Jeunemaître A. (2005), « La démarche narrative en économie », Revue économique, n° 4, p. 983-1005.
  • European Commission (2012), Innovating for sustainable growth : A bioeconomy for Europe, European Commission, Brussels, http://ec.europa.eu/research/bioeconomy/pdf/201202_commision_staff_working.pdf.
  • Finlay M. R. (2004), « Old efforts as new uses : A brief history of Chemurgy and the American search for biobased materials », Journal of Industrial Ecology, vol. 7, n° 3-4, p. 33-46.
  • Gallezot P. [2012], « Critical Review : Conversion of biomass to selected chemical products », Chemical Society Reviews, 41, p. 1538-1558.
  • Garnier E. (2012), « Une approche socio-économique de l’orientation des projets de recherche en chimie doublement verte », thèse de l’université de Reims Champagne-Ardenne.
  • Geels F. W. (2002), « Technological transitions as evolutionary reconfiguration processes : A multi-level perspective and a case-study », Research Policy, vol. 31, n° 8-9, p. 1257-1274.
  • Geels F. W. et al. (2015), « A critical appraisal of sustainable consumption and production research : The reformist, revolutionary and reconfiguration positions », Global Environmental Change, 34, p. 1-12.
  • Grin J. (2006), « Reflexive governance for sustainable development », in J.-P. Voss, D. Bauknecht, R. Kemp, Reflexive Governance for Sustainable Development, Edward Elgar, Cheltenham, Northampton, p. 68-95.
  • Grin J. et al. (2010), Transitions to sustainable development, Routledge, New York.
  • Jessop B. (1993), « Towards a Schumpeterian Workfare State ? Preliminary remarks on post-Fordist political economy », Studies in Political Economy, 40, p. 7-39.
  • Joly P.-B. (2010), « On the Economics of Techno-scientific Promises », in M. Akrich et al. (dir.), Débordements : mélanges offerts à Michel Callon, Presses des Mines, Paris, p. 203-222.
  • Jørgensen U. (2012), « Mapping and navigating transitions. The multi-level perspective compared to arenas of development », Research Policy, 41, n° 6, p. 996-1010.
  • Langeveld H. et al. (2010), The biobased Economy, biofuels, material and chemicals in the post-oil Era, Earthscan, London.
  • Nieddu M. et al. (2010), « L’émergence d’une chimie doublement verte », Revue d’économie industrielle, n° 4, p. 53-84.
  • Nieddu M. et al. (2014), « Existe-t-il réellement un nouveau paradigme de la chimie verte ? », Natures Sciences Sociétés, vol. 22, n° 2, p. 103-113.
  • Nightingale P., Martin P. (2004), « The myth of the biotech revolution », Trends Biotechnol, 22(11), p. 564-569.
  • Octave S., Thomas D. (2009), « Biorefinery : Toward an industrial metabolism », Biochimie, 91, p. 659-664.
  • Quist J. et al. (2011), « The impact and spin-off of participatory backcasting : From vision to niches », Technological Forcasting and Social Change, n° 5, p. 883-897.
  • Schot J., Geels F.W. (2008), « Strategic niche management and sustainable innovation journeys : theory, findings, research agenda, and policy », Technology Analysis & Strategic Management, 2008, p. 537-554.
  • Star-Colibri (2011), European Biorefinery Joint Strategic Research Roadmap (en ligne : http://www.star-colibri.eu/files/files/roadmap-web.pdf).
  • Verhé R. (2010), « Editorial. Dilemma : Petrochemistry and oleochemistry as resources for fuel and oleochemicals », European Journal of Lipid Science and Technology, 112 (4), p. 427.

Mots-clés éditeurs : Multi-Level Perspective, bioraffinerie, transition écologique, patrimoines productifs collectifs, chimie verte

Date de mise en ligne : 13/11/2015

https://doi.org/10.3917/rfse.hs1.0139

Notes

  • [1]
    Voir son site : http://www.transitionsnetwork.org/. Ce courant de pensée est très actif dans les revues Research Policy et Environmental Innovation and Societal Transitions.
  • [2]
    Voir, sur son site internet, Star-COLIBRI [2011], la vision pour le futur de la bioraffinerie en 2030.
  • [3]
    Ces briques élémentaires de la chimie sont des hydrocarbures C2-C4 (éthylène, propylène, butène, butadiène) et les hydrocarbures aromatiques dits « BTX » (benzène, toluène et xylène). Le craquage permet d’obtenir des molécules suffisamment légères pour être faciles à purifier et à travailler en chimie industrielle. Le lecteur connaît les dérivés de ces produits dans sa vie courante (caoutchouc synthétique et PVC issus de l’éthylène, bisphénol A, polystyrène ou nylon issus du benzène, polyester issu du xylène, etc.).
  • [4]
    Acide désoxyribonucléique contenant l’information génétique.
  • [5]
    Acide ribonucléique recevant la traduction de cette information et la transmettant aux protéines.
  • [6]
    Il faut se rappeler que la célèbre Ford T a roulé à l’éthanol (qui n’est jamais que le produit d’une fermentation alcoolique, expliquant que d’autres voitures aient roulé… au whisky !) et que, parmi les premiers diesels, on compte ceux faits à partir d’huile d’arachide. Le pain, le yaourt, la choucroute ou le vinaigre sont des produits de biotechnologies de fermentation, plus sophistiqués qu’ils n’en ont l’air lorsqu’on cherche à en comprendre les réactions en recherche fondamentale.
  • [7]
    Voir notre recension de l’ouvrage de Bensaude-Vincent et Simon [2008] publiée dans la revue Développement durable et territoires  : https://developpementdurable.revues.org/8216.
  • [8]
    Voir l’éditorial, véhément pour une revue scientifique, de Verhé [2010].

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions