Couverture de RFSE_014

Article de revue

L'alternance au risque de la sur-sélectivité

Pages 71 à 92

Notes

  • [1]
    À l’exception de l’IAE de Paris qui a un statut dérogatoire.
  • [2]
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Les écoles de commerce demandent des droits de scolarité pouvant aller jusqu’à 15 000 €, d’après letudiant.fr.
  • [5]
    Cette enquête s’inscrit dans le prolongement d’une étude menée avec Stéphanie Mignot-Gérard, Constance Perrin-Joly et Nadège Vezinat dans le cadre d’une convention avec l’Apec.
  • [6]
    S’ils permettent de suivre les candidatures de manière exhaustive, ces fichiers comprennent un nombre limité de variables.
  • [7]
    Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007.
  • [8]
    Super Master est un pseudonyme.
  • [9]
    L’existence de cet outil informatique nous a permis d’obtenir les données sur lesquelles repose l’analyse quantitative.
  • [10]
    Il s’agit ici du nombre de dossiers reçus dans les masters Gport, Gpat et If.
  • [11]
    Ces fichiers ne comportent pas la variable sexe qui aurait pu être analysée.
  • [12]
    À quelques rares exceptions, les titulaires de M1 universitaires ont réalisé un cursus en gestion.
  • [13]
    Godechot [2001] insiste sur les apparences vestimentaires extrêmement codifiées dans les salles de marché.
  • [14]
    L’Unité de formation et de recherche 06 de l’université Paris 1 se nomme « Gestion & Économie d’entreprise », l’UFR 02 se nomme « Économie ».
  • [15]
    Un des deux recruteurs en gestion de portefeuille est issu du monde de la banque. C’est un Américain ayant été gérant de fonds.
  • [16]
    Nous ne disposons pas des données permettant savoir combien d’étudiants retenus ont préféré s’inscrire dans une autre formation. La stratégie qui a été adoptée par l’établissement consiste tout d’abord à retenir plus de candidatures que de places dans la formation et dans un second temps, à se démarquer de ses concurrents en proposant une formule attrayante d’alternance. Les étudiants sont en entreprise quatre jours par semaine et à l’IAE une journée. Ce rythme d’alternance permet aux entreprises d’accueil de leur confier des missions intéressantes, ce qui est plus difficile dans le cas des alternances une semaine/une semaine. Les enquêtés évoquent ce point comme un argument central dans leur choix de cette formation.
  • [17]
    Sur les 250 candidatures, 80 candidats sont convoqués pour 25-30 places.
  • [18]
    196e sur 224 étudiants.
  • [19]
    Gestionnaire de patrimoine.
  • [20]
    On retrouve ici le rôle du capital d’autochtonie dans le processus de recrutement en BTS étudié par Sophie Orange [2010].
  • [21]
    Outre cette connaissance précise du métier, il présente un hexis corporel de gestionnaire de patrimoine.
  • [22]
    Gestion de patrimoine.
  • [23]
    Conseiller en gestion de patrimoine.
  • [24]
    D’après le classement publié par Le Monde le 23 janvier 2012, données DGEFP – villes de plus de 20 000 habitants et ayant plus de 50 redevables à l’ISF.
  • [25]
    Le recruteur est américain.
  • [26]
    Les produits de défiscalisation immobilière comme ceux issus de la loi Robien ont été largement commercialisés par des entreprises spécialisées dans ces placements. Or nombreux sont les particuliers à avoir perdu des sommes importantes dans des « investissements » qui se sont révélés être des arnaques. Même si elle a pu commercialiser des produits similaires, la gestion de patrimoine traditionnelle des grandes enseignes françaises se tient à l’écart de ces produits.
  • [27]
    Au cours de nos observations, nous avons pu noter que les responsables de recrutement des banques notaient le nom des étudiants qui leur paraissaient particulièrement « bons » parmi ceux dont la candidature était retenue.
  • [28]
    Au cours d’une observation d’une soirée des anciens du master GPORT, le responsable du master nous a présenté avec fierté un ancien étudiant, qui venait de décrocher un poste de trader en salle de marché à Londres.
  • [29]
    Les responsables des masters ont également fait état dans les échanges que nous avons eus de leur volonté de faire en sorte de concilier performance et mission « sociale » de leur établissement public.

1 – Introduction : l’entrée en alternance est un recrutement

1La question du recrutement peut s’appréhender par le rôle des intermédiaires du marché de l’emploi [Bessy, Eymard-Duvernay, 1997]. Les intermédiaires du placement « peuvent être définis comme l’ensemble des organisations extérieures à l’entreprise dont la fonction attendue est une activité de placement, d’appariement entre des travailleurs et des emplois, en présélectionnant ou non des candidats » [Bessy, Larquier, 2009, p. 7]. Nous considérons l’Institut d’administration des entreprises (IAE) auprès duquel nous avons enquêté comme un intermédiaire du marché de l’emploi. L’entrée dans les masters constitue une situation de recrutement ou un prérecrutement. En effet, franchir les étapes de la sélection à l’entrée du M2 permet d’accéder à un emploi en alternance au sein d’une entreprise. Inscrits en apprentissage, les étudiants de ces filières ont un statut de salarié. En outre, plus de la moitié des alternants voient leur contrat transformé en CDI à l’issue de leur formation.

Encadré 1. Les IAE

Créés en 1956 à l’initiative de Gaston Berger, directeur des Enseignements supérieurs au ministère de l’Éducation, les IAE sont des composantes des universités [1]. À ce titre, ces instituts sont des structures publiques. Pensées sur le modèle des Business schools, elles cherchent à rapprocher l’université et le monde de l’entreprise en dispensant des formations mêlant savoir universitaire de gestion et savoir professionnel. Ces instituts se présentent comme des écoles universitaires de management. Ils se regroupent au sein du Réseau des IAE qui revendique le fait d’« allier excellence académique et professionnalisation [2] ». Les IAE se mesurent à leurs pairs-concurrents [Pavis, 2008], les écoles de management [3]. Dans la comparaison avec ces dernières, les IAE mettent en avant un « meilleur rapport qualité-prix » étant donné, la présence de chercheurs reconnus en gestion comme gage de qualité des savoirs dispensés, la gratuité des cours [4] et des taux d’insertion comparables.

2Cette enquête s’inscrit dans un contexte de mutations de l’enseignement supérieur. Sans s’y limiter, la multiplication de l’offre privée [Picard, 2009], la démocratisation ségrégative [Merle, 2009], et la professionnalisation [Agulhon, Convert, 2011] sont trois dimensions majeures des évolutions récentes du système d’enseignement supérieur français. Les discours politiques affirmant la nécessité de professionnaliser les cursus universitaires font l’objet de travaux critiques [Coursaget, Quenson, 2012]. Et si les apprentis de l’enseignement technique sont dans « une orientation qui paraît a contrario du mouvement général de maintien prolongé de la jeunesse dans le système scolaire » [Moreau, 2003, p. 13], le développement de l’apprentissage apparaît comme le fer de lance de la professionnalisation du supérieur. Sabina Issehnane [2011] conteste le fait que les sortants des cursus du supérieur réalisés en alternance auraient une trajectoire d’emploi favorisée (accès à l’emploi plus probable et un salaire plus élevé). En corrigeant le caractère non aléatoire de l’apprentissage, elle démontre que l’impact de l’apprentissage sur l’emploi devient non significatif. Les diplômés de l’alternance ont des meilleurs niveaux d’insertion dans l’emploi que les autres étudiants des mêmes cursus. Mais ces performances ne s’expliquent pas par la qualité du dispositif d’alternance. Les étudiants sélectionnés pour faire leur cursus en alternance sont ceux qui ont les caractéristiques qui les rapprochent le plus de l’emploi. Prisca Kergoat analyse le recrutement des apprentis comme un sas de sélection [2007]. Il convient alors de soulever le couvercle du sas pour rendre compte des pratiques de sélection à l’œuvre.

3L’entrée dans les M2 en alternance suit un processus en trois temps. Après avoir envoyé un dossier de candidature, les candidats retenus pour l’entretien de sélection sont convoqués. À l’issue de cet entretien, ils apprennent qu’ils sont retenus (ou non). S’ils peuvent avoir cherché une entreprise avant d’avoir été retenus par l’IAE, il semble qu’une majorité d’entre eux profite des partenariats établis entre les formations et des banques. Ils passent alors des entretiens auprès des partenaires avant de signer leur contrat de travail. Notre enquête permet de revenir sur les moments clés du processus de sélection [5]. L’accès au terrain a été facilité par la présence d’une collègue sociologue au sein de l’IAE, qui a su convaincre le directeur de l’intérêt de ce type d’enquête.

4Tout d’abord, nous utilisons les fichiers de gestion recueillis auprès des trois M2 : Ingénierie financière (IF), Gestion de patrimoine (GPAT), Gestion de portefeuille (GPORT). Ces fichiers informatisés sont construits et utilisés au moment de la sélection des candidats [6]. Nous avons compilé différents fichiers de manière à suivre des dossiers de candidature au fil des étapes suivantes : l’étudiant renvoie le dossier, il est convoqué (ou non) à l’entretien de sélection, il est finalement admis (ou non) dans la formation. Nous suivons 687 dossiers reçus qui donnent lieu à la convocation de 235 personnes à l’entretien et à l’attribution de 114 places en M2. Cette enquête suit les trajectoires des candidatures et non pas des candidats, puisque parmi les dossiers de départ figurent des candidatures multiples (un étudiant candidate dans plusieurs M2 du champ étudié).

5D’un point de vue plus qualitatif, nous avons effectué des entretiens auprès des responsables et des assistantes pédagogiques des M2. Par ailleurs, nous avons réalisé des séquences d’observation in situ des entretiens de sélection. Nous avons assisté à 112 entretiens d’entrée pour les masters Gestion de portefeuille et Gestion de patrimoine au cours desquels nous avons tenu un carnet de notes ethnographiques. En multipliant les sources et les méthodes d’enquête, nous nous donnons la possibilité de comprendre les catégories indigènes de la pratique de sélection et d’expliquer comment elles opèrent [Gramain, Weber, 2001]. Nous revenons ainsi sur le partage des tâches implicite entre les économistes « attentifs à la pertinence des repères mobilisés à distance par les recruteurs » [Marchal, Rieucau, 2010, p. 70] et les sociologues, « qui attirent l’attention sur ce qui se joue lors des face-à-face » [ibid., p. 71].

6En suivant chronologiquement le déroulement du processus de recrutement dans des M2 en alternance, nous cherchons à restituer les « catégories de l’entendement » des recruteurs [Bourdieu, Saint-Martin, 1975]. Nous abordons en premier lieu ce qui permet la sélection (2). Nous nous attachons ensuite à montrer de quelle manière et sur quels critères cette sélection s’opère (3). Nous montrons alors que le canal de recrutement constitué par l’alternance a tendance à développer la sélectivité. Les exigences des recruteurs universitaires et celles des recruteurs issus de la banque se cumulent. Si procéder à un recrutement, c’est participer à la construction d’une norme du « bon professionnel », dans le cas qui nous intéresse il s’agit dans le même temps de construire une norme du « bon étudiant ». Enfin, alors qu’on aurait pu s’attendre à ce que ces filières en alternance recrutent des étudiants de bon niveau en quête d’une expérience professionnelle qui leur fait défaut, l’enquête montre au contraire qu’une forme de sur-sélectivité opère. Celles et ceux qui passent la sélection avec succès sont déjà largement opérationnels.

2 – La construction sociale de la sélectivité

7Procéder à un recrutement consiste à effectuer une sélection. Il y a des conditions sociales qui permettent de mettre en œuvre un mécanisme de tri. Il n’existe pas de sélection formelle à l’entrée à l’université. Le titre de bachelier garantit l’accès en première année de licence. Une série d’exceptions permet néanmoins de déroger à cette règle, notamment à l’entrée du M2 [7]. Si la licéité est une condition nécessaire, elle n’est pas pour autant suffisante. Ainsi, bon nombre de M2 reçoivent trop peu de candidatures pour « choisir leurs étudiants ». Les formations observées en gestion de portefeuille et gestion de patrimoine reçoivent quant à elles chaque année entre 200 et 250 dossiers pour 25 à 30 places. Une offre de places inférieure à la demande constitue une condition sine qua non à la sélection [Gateau, 2007]. Pour être remplie, cette condition fait l’objet d’un travail de construction de la demande. Ainsi, le responsable de l’IAE consacre des moyens importants pour que ses formations figurent en bonne place dans le guide Super Master[8]. Le personnel de l’établissement et les étudiants sont mobilisés chaque année pour répondre à l’enquête réalisée par les auteurs du guide, qui donne lieu à l’édition d’un palmarès des meilleurs diplômes. Enfin, Super Master organise un salon dont l’objet est de promouvoir les formations classées. Être présent à cet événement est onéreux – l’IAE a consacré 52 400 euros TTC à l’entreprise Super Master en 2012 –, mais garantit un afflux de candidatures qui permet en retour de procéder à la sélection. Les responsables font état d’un « cercle vertueux » selon lequel la réputation de leur formation appréhendée par le classement Super Master a tendance à accroître son attractivité, puis à permettre la sélection à l’entrée. Conformément à la norme qui prévaut dans l’enseignement supérieur en gestion [Blanchard, 2012], cette sélectivité est alors perçue comme un gage de la qualité de leur formation. Qualité qui doit accroître à son tour la réputation de la formation [Mignot-Gérard, Sarfati, 2013]. Par ailleurs, pour que la sélection puisse advenir, il faut décider d’y consacrer des moyens. Sur cet aspect, notons d’une part que le processus auquel nous avons assisté est coûteux en temps. D’autre part, localement, une réflexion a été portée de longue date pour industrialiser le dispositif en développant un outil informatique permettant de limiter la quantité de travail administratif à consacrer à ce processus [9].

8Sélectionner est donc le produit d’une construction sociale qui suppose un ensemble de conditions juridiques, de marché, symboliques et organisationnelles. Ces conditions participent d’ailleurs au recrutement des individus, dans la mesure où à la suite d’Emmanuelle Marchal [2013], on peut supposer que ces derniers ne seraient pas les mêmes si les responsables avaient adopté une autre stratégie (ne pas médiatiser leur formation et ne recruter que les étudiants locaux, réaliser un tirage au sort parmi les candidats, recourir à la file d’attente, etc.). Dans la suite de l’article, nous montrerons que la sélection finale est un processus social dont l’objet est de réaliser un tri à partir de trois dimensions de la socialisation antérieure (sociale, scolaire et professionnelle). On considérera la sélectivité comme le niveau d’exigence de la sélection. Et on conclura à la sur-sélectivité pour souligner que les formations en alternance produisent une augmentation du niveau de sélectivité due au cumul d’enjeux liés au marché du travail et d’enjeux liés au marché de l’enseignement supérieur. Pour ce faire, voyons à présent le processus à l’œuvre.

3 – La sélection à l’œuvre

9Rendre compte des mécanismes sociaux à l’œuvre qui font que 687 candidatures [10] à des formations deviennent in fine 114 autorisations de s’inscrire suppose de suivre étape par étape le processus.

3.1 – La sélection à distance sur dossier

10Une fois parvenus à l’IAE, les dossiers font l’objet d’un tri en deux temps par les responsables de master.

11

« Au niveau de la phase de sélection par dossier, […] il y a toujours une première phase qui est extrêmement rapide, où je passe à peine 30 secondes par dossier, où je vois ceux qui tout de suite c’est évident qu’ils ne sont pas à leur place, ceux qui ont un très beau profil et la majorité qui sont les moyens, sur lesquels je vais m’attarder plus pour le dossier dans le détail. »
(Le responsable du M2 GPORT)

12Cette première phase est l’occasion de distinguer les dossiers qui ne font pas discussion. Ce moment permet de mettre en avant les critères de choix les plus évidents pour les recruteurs. Le niveau scolaire, l’établissement d’origine, le pays d’origine sont des critères mobilisés.

13

« Un étudiant qui a 10 de moyenne générale, […] en tout cas au niveau d’un M1, un 10 c’est globalement pas terrible. […] Donc tous ceux-là je les élimine […] ce sont souvent les étudiants étrangers, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas les codes, pas les repères, ils ne se rendent pas compte du niveau d’exigence. […] En tous les cas, il y a ce premier tas qui part tout de suite à la poubelle. L’autre extrême ce sont ceux qui ont de très bonnes notes dans d’autres établissements, là je les connais, il n’y a pas de souci. »
(Le responsable du M2 GPORT)

14D’autres dossiers font discussion. Il s’agit alors pour le recruteur de mettre en regard différents critères et de les pondérer de manière à aboutir à une décision univoque : proposer ou non l’entretien au candidat.

15

« Et puis, il y a le tas du milieu qui prend plus de temps à analyser, où je vais regarder le parcours académique, c’est-à-dire aussi bien les notes, si possible y compris le bac, leurs expériences professionnelles, leurs expériences extra-universitaires, et puis la qualité de présentation du dossier. Est-ce que c’est un torchon ? Est-ce que c’est bien mis en page ? Est-ce que c’est écrit proprement ? Est-ce qu’il y a des fautes d’orthographe ? »
(Le responsable du M2 GPORT)

16Les données quantitatives permettent de revenir sur cette phase du processus en portant le regard sur les variables disponibles (type de bac, pays d’obtention du bac, pays de résidence, type d’établissement d’obtention du dernier diplôme) [11]. Si nos données agrégées ne permettent pas d’observer les établissements d’origine, elles permettent de raisonner à partir des catégories d’établissement. Ainsi, 60,9 % des candidats issus de l’IAE sont admissibles contre 44,8 % des étudiants issus d’écoles supérieures de commerce et seulement 21,1 % des titulaires d’un M1 universitaire [12] (tableau 2). De la même manière, la sélection opère sur le type de bac obtenu, puisque 34,9 % des titulaires de bacs généraux sont convoqués contre 19,6 % des bacs technologiques. La question de la nationalité peut également s’analyser. Ainsi, 44,6 % des nationaux sont retenus pour l’entretien contre 18,4 % des étrangers. À l’aide d’un modèle de régression linéaire, on teste la probabilité d’être convoqué à l’entretien de sélection selon le pays de résidence, le type de bac, le fait d’avoir réalisé un cursus antérieur au sein du même établissement, le lieu d’obtention du bac et la nationalité des candidats.

Tableau 1

Les déterminants de la convocation à l’entretien

Tableau 1
Coefficient Effet marginal Pays de résidence France (641) réf. réf. Étranger (46) –0,0382 –3,80 % Type de bac Bac général (656) réf. réf. Bac technologique (31) –0,1387 –13,90 % ns Cursus antérieur Dans le même établissement (59) réf. réf. Dans un autre établissement (628) –0,3283 –32,80 % ** Lieu d’obtention du bac France (569) réf. réf. Étranger (118) –0,2376 –23,80 % *** Nationalité Française (404) réf. réf. Étrangère (283) 0,0056 0,60 % ***

Les déterminants de la convocation à l’entretien

Le traitement est réalisé sur 687 observations. Les effectifs figurent dans les parenthèses.
Source : notre enquête

17La nationalité des candidats joue un faible rôle dans la probabilité d’être convoqué à l’entretien. Il semble alors que c’est moins la nationalité qui va peser que le fait d’avoir obtenu un bac à l’étranger. La décision de retenir un candidat pour la phase suivante est le fait non pas d’un jugement sur l’origine nationale que sur la qualité des diplômes de bac étrangers. Par ailleurs, on peut noter que le fait d’avoir effectué son cursus au sein de l’IAE local a un effet positif particulièrement net. Sur ce point, le tableau 2 met bien en évidence l’inégalité des chances entre les candidats de l’IAE observé et les autres candidats.

Tableau 2

L’effet type d’établissement

Tableau 2
Admissibles Non admissibles Total IAE hors IAE observé 33,3 % 66,7 % 100 % 23 46 69 Université 21,8 % 78,2 % 100 % 77*** 277*** 354 École de commerce 44,8 % 55,2 % 100 % 56*** 69*** 125 École d’ingénieur 52 % 48 % 100 % 13* 12* 25 Établissement étranger 17 % 83 % 100 % 9*** 44*** 53 IAE observé 93,2 % 6,8 % 100 % 55*** 4*** 59 Total 34,21 % 65,79 % 100 %

L’effet type d’établissement

Lecture : la première ligne exprime la part des candidatures retenues ou rejetées selon le type d’établissement en pourcentage. 93,2 % des candidatures issues de l’IAE observé sont retenues pour l’entretien de sélection.
La seconde ligne indique les effectifs, et les étoiles la significativité du pourcentage de l’écart maximal.
Source : notre enquête

18Ainsi, plus de 93 % des étudiants locaux sont convoqués à l’entretien, contre 34 % des candidats en moyenne. On peut aussi noter que les étudiants des autres IAE accèdent dans les mêmes proportions (33,3 %) que la moyenne des candidats (34,21 %), tandis que les candidats issus d’écoles d’ingénieur (52 %) et d’écoles de commerce (44,8 %) sont choyés. Ce point vient souligner le positionnement particulier des IAE. Ces instituts se présentent comme des écoles publiques de management au sein des universités. Ils se comparent régulièrement aux écoles de commerce en cherchant à reprendre le modèle pédagogique qui valorise fortement la professionnalisation des cursus ainsi que la proximité avec les entreprises à travers l’apprentissage et les stages (encadré 1). Ce positionnement des IAE se transforme en pratique dans le cadre des sélections, puisque les recruteurs valorisent tout particulièrement les sortants d’écoles commerciales.

19À l’issue de cette partie, on peut affirmer que le processus de sélection sur dossier donne à voir un système de classement qui organise la perception des recruteurs et structure leur pratique [Bourdieu, Saint-Martin, 1975]. Les recruteurs distinguent les candidats locaux des autres candidats. Les candidats locaux sont presque tous convoqués. Parmi les candidats externes, ils valorisent particulièrement ceux qui viennent d’écoles de commerce. Le niveau scolaire appréhendé par le type de baccalauréat et le lieu d’obtention du baccalauréat est également un indicateur retenu. Ce qui n’est pas le cas de la nationalité. On peut également noter que les recruteurs manifestent un certain scepticisme devant les candidatures des sortants de cursus universitaires classiques.

3.2 – La sélection en face-à-face par entretien

20Les critères qui distinguent les admissibles de ceux qui ne le sont pas sont relativement nombreux. En revanche, pour passer de 238 candidatures invitées à se présenter à l’entretien de sélection à 114 dossiers autorisés à s’inscrire, une seule variable parmi celles disponibles ressort de l’analyse quantitative. Alors que 56 % des étudiants d’IAE (hors IAE enquêté) passent avec succès la sélection en face-à-face, ce n’est le cas que de 32 % de celles et ceux qui viennent de l’université. Comment expliquer cette sévérité à leur égard ? Et plus largement, que se passe-t-il durant ces entretiens ? Comment expliquer la réussite des uns et l’exclusion des autres ? Pour répondre à ces questions, nous procéderons en deux temps. Nous porterons d’abord notre attention sur les candidatures jugées « évidentes », celles qui rencontrent une unanimité des recruteurs, afin de comprendre quels sont les repères mobilisés. Dans un second temps, nous analyserons les entretiens qui, parce qu’ils font débat, renseignent sur la manière dont les attributs des candidats sont mis en regard.

21En préalable, il convient de revenir sur les recruteurs eux-mêmes. Les interactions dont nous rendons compte sont l’occasion de voir en acte la construction du jugement formé par un binôme composé d’un universitaire et d’un « professionnel », qui évolue au cours du temps. Les premiers sont des maîtres de conférences en gestion, qui assurent la responsabilité de leur M2 tandis que les seconds sont majoritairement des salariés des banques partenaires. Malgré les différences entre les deux types d’acteurs, ils manifestent des attentes proches vis-à-vis des candidats. Même dans les cas où leurs positions ne se recouvrent pas totalement, les divergences sont manifestées de manière à ne pas empêcher une décision rapide par consensus.

3.2.1 – Les entretiens qui ne font pas débat : des candidats « évidents »

22Après avoir patienté dans un couloir, les candidats entrent tour à tour dans une salle. Ils ont face à eux les deux recruteurs qui se présentent avant de leur donner la parole. Les entretiens qui ne font pas débat sont le fait des candidats qui mettent très vite en avant les qualités attendues ou les défauts redoutés par les recruteurs. Pour en rendre compte, nous étendons la notion de socialisation antérieure mobilisée à propos des élèves de grandes écoles. Hughes Draelants [2010] distingue au sein de la socialisation antérieure la dimension familiale et la dimension scolaire. Dans la suite, nous regroupons ce qui a trait à la socialisation familiale et plus largement à la trajectoire sociale au sein d’un ensemble « habitus et hexis corporel » [Bourdieu, 1980]. Nous isolons ensuite les éléments issus de la socialisation scolaire. Enfin, nous regroupons les données issues de la trajectoire professionnelle, qui occupent un rôle fondamental dans les processus observés. En avançant l’idée de consonance, nous serons ensuite amenés à discuter ces catégories, tant l’enquête montre qu’elles sont étroitement liées.

23Les entretiens qui ne font pas débat entre les recruteurs donnent à voir des candidats « parfaits » et des candidats « défaits », au sens où l’épreuve à laquelle ils sont conviés est l’occasion de montrer qu’ils s’ajustent parfaitement aux attentes des recruteurs ou au contraire qu’ils manifestent une distance telle par rapport à ces attentes que leur rejet paraît évident pour les recruteurs.

24Qu’ils soient des hommes ou des femmes, les candidats « parfaits » se présentent à l’entretien en costumes sombres ou en tailleurs noirs. Les uns portent des cravates qui s’harmonisent avec le reste de la tenue tandis que les autres arborent des bijoux discrets et un maquillage sobre. Les hommes sont rasés de près, les femmes ont des coiffures classiques. Ils portent des chaussures habillées en cuir noir et les talons restent de hauteur très raisonnable. Parmi ces candidats « parfaits » on ne retrouve qu’à la marge des traces d’originalité (cravate pimpante ou haut un peu voyant). La présentation de ces candidats est irréprochable et leur élocution est claire et limpide. Ils sont dynamiques, parlent aisément et tiennent des propos percutants à une vitesse qui ne laisse jamais l’interlocuteur dans le flou. Fils et filles de la bourgeoisie moyenne ou supérieure, ils ont les codes d’un milieu qu’ils connaissent soit pour en provenir, soit pour y avoir effectué des séjours prolongés. Ils manifestent ainsi qu’ils sont déjà prêts à travailler dans la banque [13].

25Les candidats « défaits » ont l’air de débarquer en terre inconnue. Ils ne portent pas de cravate (« Vous ne vous êtes pas interrogé sur la nécessité de mettre une cravate pour venir à l’entretien ? », dira un recruteur à différents candidats), arborent un pantalon de velours, une chemise à gros carreaux ou des kickers. Chez les jeunes femmes, les différences sont moins notables. Mais les recruteurs diront plus volontiers « elle est vulgaire » ou encore « elle est faite pour le marketing » pour insister sur le décalage avec ce que l’on observe habituellement dans la finance. Déviants, ils le sont aussi par leur trajectoire scolaire. Ils viennent plus souvent de l’université et en particulier des UFR d’économie plutôt que de ceux de gestion.

26

« Si on reprend votre parcours, vous avez fait le M1 finances de la Sorbonne ? Vous étiez à l’UFR 06[14] ou 02 ?
02.
Vous êtes un économiste alors ?
Oui.
Moins bien. Non, je rigole… »
(Entretien n° 61, H, univ., candidat GPORT, 23 ans)

27À ce titre, les recruteurs les considèrent comme ayant des connaissances théoriques peu articulées avec le réel. Ils ont pu suivre des enseignements poussés en mathématiques. On leur reproche toutefois d’avoir fait plus d’économétrie que de mathématiques financières. L’université n’est pas remise en question sur la qualité de ses enseignements, mais sur leur opérationnalité. La critique inverse est régulièrement adressée aux candidats issus de « petites » Écoles supérieures de commerces (ESC) :

28

À propos du candidat GPORT n° 95, ESC qui vient de sortir : « Je ne sais pas s’il a connaissance des finances, de la mathématique…
Pas vraiment. Il a fait une école de merde… et le mec qui dirige ça […] c’est un ancien trader, qui vend son truc… il ne connaît rien. »

29Ces écoles sont considérées par les recruteurs comme délivrant des enseignements de piètre niveau et dans lesquelles l’entrée est facile :

30

« J’ai toujours eu une scolarité assez moyenne, mais maintenant, ça ne m’a jamais empêchée d’arriver où je suis arrivée. J’ai quand même intégré un M1 gestion de patrimoine…
Oui, m’enfin, dans une école où tout le monde est pris, quoi.
Il y a quand même un concours…
Oui, enfin, concours, mais tout le monde est gagnant… »
(Entretien n° 41, candidate GPAT, ESC)

31De la même manière, alors que l’entretien du master Gestion de portefeuille se déroule partiellement en anglais [15], les universitaires sont plus nombreux à repasser en français parce qu’ils ne sont pas à l’aise, ou à avoir un niveau de langue très médiocre :

32

« So let’s talk about your China stage, how did you do the risk indicators ?
Yes, it is assistant for a portfolio manager. The manager euh… every morning, he arrived at eight o’clock, before the opening of the market, I assist him to do the calculus of the … value of the portfolio. This portfolio is composed of principally stock options, the percentage is varied between sixty percent and ninety percent composed of options and obligations, and the percentage of options can not pass the 3%. »
(Entretien n° 88, candidat GPORT, univ., 24 ans)

33Dans le cas présent, l’étudiant ne répond pas à la question, il « récite » un texte appris pour l’entretien diront les recruteurs. Dans un certain nombre d’entretiens, les recruteurs posent également des questions de connaissance aux candidats :

34

« Quand la volatilité augmente, le prix d’une option d’achat augmente ?
Alors sur les produits dérivés, les cours de finance de marché étaient vraiment très light. Alors quand la volatilité augmente… la valeur d’une option… je dirais augmente aussi…
Les options d’achat ou les options de vente, ou les deux ?
Les deux…
Que ce soit achat ou vente, quand la volatilité augmente, les options augmentent, c’est ça que vous me dites ?
S’il y a une volatilité comme il peut y avoir aujourd’hui, sur une option d’achat, l’option va être plus chère… ça dépend à quel moment donné…
Quand vous avez un modèle de pricing d’options…
Je connais très mal le pricing d’options… »
(Entretien n° 81, candidat GPORT, ESC)

35Ici, le candidat « défait » hésite pour donner sa réponse (laquelle se révèle juste), mais reconnaît ensuite avoir des lacunes. Du côté des candidats « parfaits », les réponses sont justes, claires et données sans hésitation :

36

« Vous pouvez me parler des Grecs ? Ça vous dit quelque chose ?
Oui, tout à fait. Différentes lettres grecques, le delta, qui permet lorsqu’on rentre en position sur un produit dérivé, de savoir quelle va être l’évolution du prix de cette dérivée par rapport à la variation du sous-jacent, […] et également le sigma qui permet de connaître qui est la dérivée seconde de l’évolution du sous-jacent de ce produit dérivé, pour savoir entre guillemets l’accélération de ce produit dérivé. »
(Entretien n° 73, candidat GPORT, Dauphine)

37Ils donnent satisfaction sur les réponses aux questions de connaissance, ils ont en outre une maîtrise de l’anglais qui leur permet de tenir une conversation professionnelle sans difficulté. La plupart des candidats ayant un bon niveau de langue indiquent avoir passé quelques mois dans un établissement scolaire ou avoir réalisé un stage à l’étranger. Qu’il s’agisse d’un stage effectué dans le cadre de leur cursus académique ou d’une année de césure, ils ont acquis ces éléments au cours de leur trajectoire professionnelle. Ainsi, les candidats « parfaits » ont réalisé au moins deux stages dans le secteur d’activité convoité :

38

« Alors tout d’abord j’ai effectué plusieurs stages, […] j’ai découvert que c’était la gestion de patrimoine qui m’intéressait, en l’occurrence tout ce qui est contact avec la clientèle, relationnel, le côté commercial, et pouvoir apporter toutes les connaissances que j’ai apprises. Donc c’est vraiment pour ça que je veux faire de la gestion de patrimoine. Conseiller les clients les plus fortunés et leur apporter tous les conseils que je peux leur donner. »
(Entretien n° 53, candidate GPAT)

39Ils savent en quoi consiste l’activité professionnelle vers laquelle ils se dirigent pour l’avoir déjà effectuée. Ils connaissent également les étapes qui jalonnent la carrière à laquelle ils aspirent pour avoir échangé avec les salariés des entreprises par lesquelles ils sont passés :

40

« Quel est votre projet professionnel ?
J’aimerais commencer par une carrière d’analyste plutôt sell side et éventuellement plus tard en buy side dans un fonds d’investissement pour pouvoir acquérir des compétences solides en tant qu’analyste portefeuille et ensuite devenir éventuellement gérante de portefeuille ; j’aimerais partir plus tard à l’étranger, plutôt côté marchés émergents. »
(Entretien n° 111, candidate GPORT, IAE local)

41Ce qui tranche nettement avec la réponse de ce candidat « défait » :

42

« Vous voulez faire quel métier ?

Back, middle, front ?
Euh… back oui, euh pourquoi pas, oui… »
(Entretien n° 94, candidat GPORT, univ.)

43Cette méconnaissance du métier qui se retrouve chez les candidats « défaits » trace également les frontières de l’espace social. Ainsi, ce candidat qui arrive avec son expérience de guichetier, puis conseiller financier à la Banque postale est perçu comme étant faible et non-connaisseur des réalités de la finance :

44

« Il est sympa, mais…
Oui, gentil, mais c’est pas un métier.
[…] je ne suis pas sûr qu’il ait bien compris le métier. Il doit voir un conseiller en gestion du patrimoine de la Banque postale qui le fait rêver parce qu’il va à droite et à gauche, il se dit “c’est ce métier-là que je veux faire”, pour de bonnes ou de mauvaises raisons… donc banque privée pour moi, c’est non. »
(Les recruteurs, suite à l’entretien n° 13, candidat GPAT, univ.)

45Malgré la politique de développement des services financiers impulsée par la Banque postale [Vezinat, 2012], cette enseigne n’est pas reconnue par les recruteurs comme une institution financière comme les autres. À ce titre, on y acquiert moins qu’ailleurs des savoirs liés aux métiers de la finance. Un certain nombre de candidats évoquent au cours de l’entretien le fait qu’ils connaissent les attentes du métier parce qu’ils ont eu l’occasion de rencontrer et d’échanger avec d’anciens étudiants du master :

46

« Faisons un rêve. Vous êtes pris à Dauphine, ici et à Nanterre quel sera votre algorithme de décision ?
Alors en fait, j’ai laissé tomber Dauphine et j’ai mis la priorité ici pour plusieurs raisons, la première c’est que pour moi l’IAE c’est à la fois une école et une université, donc ça a les deux avantages, ensuite, j’ai vu que l’IAE était en train de se développer, avec des partenariats, et en plus, il y a un réseau d’anciens qui est assez conséquent. Et par-dessus tout j’ai un ancien collègue qui s’appelle Paul Duchon qui est un de vos anciens élèves, avec qui j’ai travaillé l’année dernière, qui m’a beaucoup parlé de votre master. »
(Entretien n° 64, candidat GPORT, école d’ingénieurs)

47Ici, le capital social est mobilisé pour affirmer qu’ils ont une connaissance fine de ce qui se passe en entreprise, de la qualité de la formation et de la manière dont les trajectoires professionnelles se structurent. Outre cette connaissance des carrières, certains candidats disent maîtriser Visual Basic, une application utilisée par les développeurs en salle de marché, qui est au programme du M2 Gestion de portefeuille :

48

« You said you knew VBA & SQR, have you already written things in SQR?
Yes, actually, in my third year, I had some initiation to programmation in SQR and actually I work with Access. It was a project, and the project was database on the students report from abroad and we had to do some requests in SQR. »
(Entretien n° 111, candidate GPORT, IAE local)

49Le candidat « parfait » ressemble physiquement au travailleur de la finance, il en a le vocabulaire et il en maîtrise les codes. Il a réalisé un parcours scolaire dans des filières où il a pu acquérir les savoirs techniques utiles et eu l’occasion de travailler en entreprise dans le milieu professionnel visé. Qualifier son habitus ou son hexis corporel, décrire sa trajectoire scolaire et évoquer son expérience acquise comme stagiaire ou comme salarié produit un système de consonance où chaque attribut vient renforcer les autres. Les candidats « parfaits » incarnent parfaitement les salariés attendus par les banques partenaires. Ils donnent même le sentiment de ne pas avoir besoin de la formation à laquelle ils candidatent, disposant déjà de l’ensemble des attributs du professionnel. Ils manifestent des aptitudes à s’investir dans leur emploi. Ils pourraient être recrutés immédiatement sans avoir à cumuler enseignements et travail salarié. Ils viennent davantage chercher une expérience professionnelle et une certification que des contenus. Les responsables de ces M2 ont besoin de démontrer aux entreprises que leurs étudiants sont non seulement de très bon niveau, mais qu’ils sont également immédiatement opérationnels. Les opérations d’évaluation des candidats sont toujours entourées d’incertitudes sur la qualité du travailleur [Eymard-Duvernay, Marchal, 2000]. Dans le cas de ces candidats « parfaits », l’incertitude majeure réside dans le fait qu’ils s’inscrivent effectivement dans la formation et qu’ils renoncent à rejoindre des formations concurrentes plus réputées dans lesquelles ils pourraient également avoir été retenus [Blanchard, 2012]. On peut alors mettre en évidence le paradoxe selon lequel ces candidats « parfaits » ont moins besoin de la formation que la formation n’a besoin d’eux [16].

50À l’inverse, les candidats « défaits » ont tant de lacunes que ni l’entreprise ni la formation ne leur sont accessibles. Trop loin des attentes, ils ne sont pas en mesure de convaincre. Ils ne connaissent que trop peu le monde social vers lequel ils tentent de se diriger. Ils y ont trop peu d’expérience. Ils ont une maîtrise faible des savoirs de métiers. Dans leur cas, les attributs sociaux qu’ils manifestent tout au long de l’entretien, et les éléments qu’ils mettent en avant de leur trajectoire scolaire et professionnelle convergent pour produire un système consonant. Chaque attribut vient confirmer au recruteur son choix d’évincer la candidature.

51La construction du jugement des recruteurs est facilitée par ces candidats évidents, parce qu’à leurs yeux, ils sont « parfaits » ou totalement « défaits ». Les premiers sont déjà considérés comme des professionnels aguerris tandis que les recruteurs considèrent que les seconds ne sont pas immédiatement opérationnels. Force est toutefois de constater qu’au cours de nos observations, ils représentent environ 40 % des entretiens se répartissant en deux parts égales. Ainsi, 20 % des candidats reçus en entretien sont retenus de manière évidente. Sachant qu’un master auditionne environ 80 candidats pour en retenir une trentaine [17], on peut affirmer que les candidats « parfaits » représentent in fine près de la moitié des lauréats (16/30 environ). Ceci vient alors renforcer la concurrence pour les autres candidats dont les atouts sont moins évidents. Et qui sont de ce fait plus questionnés. La discussion qui suit la sortie de chaque candidat est plus longue et la recherche d’un accord entre les deux recruteurs plus difficile.

3.2.2 – Les candidats qui font débat

52L’entretien de sélection est l’occasion pour les candidats de défendre leurs atouts. Les candidats qui font débattre les recruteurs ont en commun d’avoir suffisamment de qualités recherchées pour rendre crédible l’étude approfondie de leur cas. Sans être aussi dotés que les candidats « parfaits », leur candidature est étudiée de près. Sur les trois dimensions que nous avons mobilisées, ils ont en commun d’avoir un atout indiscutable et deux dimensions qui vont faire réagir les recruteurs. Cet atout peut être lié à l’habitus et à l’hexis du candidat, à sa trajectoire scolaire ou à sa trajectoire professionnelle. En situation d’arbitrage hors calcul [Eymard-Duvernay, 2008] les recruteurs vont alors mobiliser d’autres arguments, comme le fait que le candidat ait des recommandations, le mérite qu’on peut lui attribuer ou encore sa vision de la frontière de la profession.

3.2.3 – Rencontres, recommandations et relations

53Les trajectoires sociale, scolaire ou professionnelle sont faites de rencontres qui vont être mobilisées dans le processus de sélection. Ainsi, le candidat n° 42 est recommandé par son employeur, qui s’engage à le prendre en alternance à un poste qui correspond tout à fait aux standards du diplôme. Si l’entretien ne cherche pas à s’assurer de ses connaissances professionnelles, les recruteurs l’interrogent sur sa trajectoire scolaire. Il est issu d’une « petite école de commerce » et figure parmi les moins bons élèves de l’établissement [18]. Initialement, son dossier a été rejeté. Mais suite à l’intervention de son supérieur hiérarchique à la banque, il est reçu en entretien. Il présente bien et s’exprime de manière claire, mais reste sur la défensive.

54

« C’est un gamin qui est perdu, il a une chance inouïe, c’est qu’il a quelqu’un qui l’aime dans son entreprise… il ne nous emmerdera pas, il va être gentil. […] S’il y a une place… s’il en manque un, voilà. Mais pas en priorité. En plus, académiquement, sur les matières… »
(Les recruteurs, à propos du candidat n° 42, GPAT, ESC, 22 ans)

55Considéré comme issu d’un « bon milieu », on suppose qu’il ne doit son bagage qu’à son origine sociale. L’établissement dont il est issu fait partie de ces institutions réputées pour permettre à des élèves en difficulté scolaire de maintenir leur rang. Ce « repris de justesse », [Chapon, 2012] est sanctionné parce que l’IAE ne souhaite pas « blanchir » son diplôme d’école. Dans le cas présent, l’expérience professionnelle de qualité et la recommandation ne viennent pas compenser les faiblesses du niveau scolaire antérieur. Être recommandé n’est un atout que dans certaines situations. Le candidat n° 49 se présente à l’entretien vêtu d’un costume très cintré avec une ganse sur le revers de la veste. Il porte des chaussures outrageusement vernies. Sur nos notes ethnographiques figure la mention « candidat rock n’roll-Dick Rivers ». Il démontre une connaissance précise du métier :

56

« Pour vous, c’est quoi un GP[19] ?
Alors pour moi c’est quatre choses : d’abord les trois premières, c’est d’abord des compétences techniques financières, juridiques et fiscales et la quatrième chose, et non des moindres, c’est avant tout un bon commercial, un vendeur, une personne qui sait entretenir un entretien, une réunion, qui sait conseiller son client, l’amener sur tel ou tel produit. Voilà. Ce côté que j’estime avoir acquis, ou du moins essayé d’acquérir lors de ma formation post bac. »
(Entretien n° 49, candidat GPAT, IAE local)

57Il formule les réponses attendues par les recruteurs sur le registre de la trajectoire professionnelle, puisqu’il présente le stage qu’il réalise au moment de l’entretien. Il est actuellement inscrit à l’IAE local où il a effectué son parcours. Il y obtient des notes moyennes. L’entretien se déroule avec deux recruteurs extérieurs. La première est chargée de recrutement dans une banque. Le second travaille dans un cabinet de gestion de patrimoine et intervient dans le master. À la sortie du candidat, ils manifestent tous les deux un profond scepticisme :

58

« Il ne m’a pas convaincue. Je ne lui ai trouvé pas beaucoup de fond.
[…] Quatre mois d’expérience… voilà… vendeur, oui, je pense que c’est intéressant, au contraire, plus on vend de la merdouille entre guillemets, de la chaussure, de la boîte de conserve […], mais c’est déjà se frotter à un client, voilà… mais c’est un peu faible…
Il vend, ça c’est sûr, il est motivé, mais je ne le sens pas quelqu’un d’assis sur le sujet…
C’est pas mauvais, mais c’est… c’est pas jobard. Il va ramer. Clarté et cohérence du projet par rapport à la formation, c’est très moyen. »
(Les recruteurs, à propos du candidat n° 49, candidat GPAT, IAE local)

59L’absence de maîtrise des codes sociaux de la part d’un candidat qui paraît déviant joue en sa défaveur. On lui reconnaît un certain nombre de qualités attendues. En revanche, les recruteurs remettent en question la cohérence de son projet professionnel et sa connaissance du secteur. Issu d’un milieu populaire, il ne donne pas le sentiment d’habiter le rôle du banquier en gestion de patrimoine et ses fautes de goût le pénalisent. Les recruteurs rejettent sa candidature. Toutefois, en tant qu’étudiant de l’IAE local, il est connu du responsable du diplôme, qui décide d’aller à l’encontre du jugement des recruteurs et d’accepter définitivement sa candidature. Le responsable fait reposer sa décision sur une connaissance du candidat plus approfondie que celle qui se forge au cours d’un entretien [20].

60Le fait que cette connaissance antérieure à l’épreuve de sélection ait un rôle souligne l’importance du capital social dans le processus. Une autre manifestation de l’usage d’une connaissance plus longue figure dans l’entretien de sélection n° 50. Cette candidate a également réalisé son parcours au sein de l’IAE local. Si elle a des résultats scolaires médiocres, elle fait montre d’une bonne connaissance du métier de conseiller en gestion de patrimoine et d’une expérience intéressante :

61

« Vous faites quoi précisément dans votre stage actuel ?
Alors je peux faire des études de portefeuilles de clients, on va me dire “voilà, on a ces clients- là, est-ce que vous pouvez nous faire l’étude de leur patrimoine ?” donc on va sur un logiciel que vous devez connaître, donc je leur fais leur bilan patrimonial, je vois avec eux si c’est intéressant ou pas, parce que des fois on leur propose des choses qui ne sont pas forcément très en adéquation, donc je vois avec eux si c’est intéressant et ce qui est bien aussi, ils me font assister aux rendez-vous clientèle… »
(Entretien n° 50, candidate GPAT, IAE local)

62Les recruteurs considèrent qu’elle devrait être sélectionnée. Toutefois, avant même que la candidate n’entre, ils avaient reçu la consigne du responsable du diplôme de ne pas la prendre. Dans le cas présent, la connaissance antérieure de la candidate est un handicap. Le responsable de la formation ne souhaite pas l’avoir dans son diplôme parce qu’elle est « de ces étudiants qui foutent le bordel ». Ici, la connaissance antérieure est de nature à sceller le sort de la candidate. Qu’elle soit le fait de la trajectoire scolaire ou de la trajectoire professionnelle, la recommandation n’est pas toujours de nature à aider les candidats. Ainsi, l’autochtonie se révèle tour à tour un capital ou une contrainte.

3.2.4 – Le mérite, le courage, la dilettante

63Le candidat n° 52 est issu d’un M1 en finance. Questionné sur son niveau scolaire, il reconnaît des notes « pas très bonnes ». Il a également une expérience professionnelle valorisée, puisqu’il est déjà en alternance sur un poste de conseiller financier. Pour faire la différence, ce candidat va démontrer aux recruteurs que cette expérience lui confère une connaissance précise du métier [21] :

64

« C’est quoi d’après vous la difficulté d’être conseiller en gestion de patrimoine, c’est quoi la différence entre un conseiller financier et un conseiller en GP[22] ?
Alors c’est la technicité, le CGP [23] doit être très calé pour tout ce qui est fiscalité, dans tout ce qui est dans la manière d’aborder la relation clientèle, il faut avoir un bon… avoir la possibilité d’être à l’écoute du client, donc c’est un ensemble de points qui sont différents par rapport à un conseiller financier. Il y a plus de technicité, des clients qui ont plus de fonds, et donc il faut pouvoir bien amener la relation clientèle afin que le client puisse se dévoiler et que la relation puisse perdurer commercialement. C’est clair qu’avec des clients avec beaucoup d’avoirs, il faut pouvoir allier les besoins du client avec les besoins de l’entreprise. C’est plus difficile, puisqu’il faut amener les choses pour pouvoir lui proposer un produit qui est dans nos objectifs et qui peut constituer une opportunité pour lui. C’est pour ça qu’il faut bien analyser les avoirs du client pour bien le conseiller. »
(Entretien n° 52, candidat GPAT, univ.)

65Ce dernier est considéré comme courageux par les recruteurs : « Il a fait le plus sale des boulots qui soit, du commercial en ligne. » Sa candidature est alors acceptée. En aparté, les recruteurs insistent à plusieurs reprises sur le fait qu’ils valorisent les candidats ayant eu des expériences de job étudiant. Avoir cumulé études et emploi est selon eux un gage de mérite.

66De la même manière, l’entretien n° 39 met en scène une jeune femme visiblement d’extraction populaire. Elle arrive à l’entretien vêtue d’un tee-shirt à fleurs et d’un pantalon moulant. Elle porte des boucles d’oreilles imposantes. Ses propos sont flottants et manquent de précision comparés à ceux des candidats « parfaits ». Elle a un parcours scolaire considéré comme moyen par les recruteurs, mais elle compense par une expérience dans une banque privée. En outre, c’est la deuxième fois qu’elle candidate à ce diplôme. Étudiante de l’IAE, elle a vu son dossier rejeté un an auparavant. Elle a effectué par défaut un autre M2 bancaire. En candidatant une seconde fois, elle fait preuve de pugnacité et voit sa candidature retenue.

67Cependant, être considéré comme méritant ou comme dilettante ne revêt pas la même importance selon son origine sociale. Le candidat n° 89 vit dans le 7e arrondissement de Paris (arrondissement qui comprend le plus de contribuables assujettis à l’impôt sur la fortune [24]). Il porte un pantalon de flanelle gris, un blazer bleu marine et des boutons de manchette. Il a réalisé ses quatre années post-bac à l’université Paris II Assas. Il n’a que peu d’expérience professionnelle :

68

« Votre stage a commencé en février, qu’avez-vous fait avant ?
J’ai fait des voyages, je suis allé à New York, au marathon de New York, je suis allé en Argentine chez mon grand-père, je n’ai pas l’occasion de le voir souvent, et j’ai commencé à chercher mon stage en janvier, et j’en ai eu deux. Et comme mon intérêt c’est la gestion de portefeuille, j’ai privilégié la banque suisse. »
(Entretien n° 89, candidat GPORT, univ.)

69Les recruteurs l’interrogent tout particulièrement sur le peu d’entrain mis à chercher et obtenir un stage :

70

« Ok, et finalement, si je mets à part l’année de césure, vous avez zéro stage ? Vous ne pouviez pas faire de stage à Assas ?
Oui. Ce que je voulais, c’était faire un stage, c’est pour ça que j’ai fait l’année de césure…
Vous auriez pu faire un stage avant…
Oui, mais c’est seulement là que j’ai été mûr pour faire ce que je voulais.
Vous n’étiez pas mûr avant ?
J’ai des amis qui ont fait des stages, ils m’ont dit que c’était pas intéressant. »
(Entretien n° 89, candidat GPORT, univ.)

71Alors que l’unique stage qu’il a réalisé est visiblement considéré par les recruteurs comme une très bonne expérience, ils remettent en question l’assiduité du candidat :

72

« Il doit travailler beaucoup et il peut sortir tout le temps, le risque pour lui c’est le week-end, ça c’est ma peur [25].
Il est très irrégulier dans ses notes. Moi je le prendrais bien. Sans immense enthousiasme, mais après… On prend. »
(Les recruteurs, à propos du candidat n° 89, candidat GPORT, univ.)

73Ses origines sociales lui confèrent un carnet d’adresses utile dans le monde de la finance :

74

« Il a ce stage en asset management
Il l’a sûrement obtenu par papa maman… »
(Les recruteurs, à propos du candidat n° 89, univ., GPORT)

75Pour ce candidat issu de la grande bourgeoisie, la relative faible expérience professionnelle est compensée par la qualité de cette expérience. Il en parle aisément, souligne l’intérêt de ce qu’il a fait et les responsabilités qu’on lui a confiées. Manifester un caractère dilettante n’est pas problématique pour un candidat dont on peut supposer que ses autres atouts compensent largement cet aspect. Les recruteurs retiennent sa candidature, parce qu’ils peuvent parier qu’il fera une carrière dans un établissement bancaire réputé, ce qui participe à asseoir la valeur de la formation. Ainsi, comme dans d’autres arènes [Bureau, Rist, 2011], le courage dont on fait preuve, le mérite dont on peut être supposé détenteur, ou la tendance au dilettantisme dont on est soupçonné sont des repères mobilisés par les recruteurs du monde de la finance.

3.2.5 – Frontières du diplôme/frontières du métier

76Un autre aspect est intéressant à souligner. L’expérience professionnelle des candidats permet aux recruteurs de tracer une frontière entre ce qu’ils considèrent comme relevant du secteur et ce qui ne l’est pas. Ainsi, la candidate n° 35 a un parcours scolaire qui la destine à la formation. Après un BTS banque, elle poursuit en troisième année et réalise actuellement un M1 en alternance en gestion de patrimoine. Les recruteurs l’interrogent sur les produits vendus par son entreprise :

77

« Et la vente de produits de défiscalisation immobilière, c’est pas un truc de voyous ?
Non. Ça dépend dans quelle optique vous travaillez.
Et vous, vos produits sont tous bien ?
Oui.
Vous n’avez jamais vendu des appartements à Carcassonne ? »
(Entretien n° 35, candidate GPAT, ESC)

78Elle s’est spécialisée dans les produits de défiscalisation. Et elle envisage de continuer à travailler dans la même entreprise au cours du M2. Or ces produits ont une réputation discutée [26]. Les recruteurs vont considérer qu’elle est peu adaptée à l’univers professionnel qu’elle vise (« Pour moi c’est une commerciale de base »), et rejeter sa candidature. À l’inverse, la candidate n° 40 qui a une expérience professionnelle proche démontre qu’elle a du recul par rapport à l’activité de commercialisation de produits de défiscalisation et qu’elle a une vision plus large du métier :

79

« Ouais… moi je la prendrais, mais je ne suis pas sûr que commercialement… toi tu n’es pas convaincu ?
Ah, si, moi j’allais dire qu’il me la faut, je ne sais pas ce qu’elle fera, mais dans ma matière, je ferai ce qu’il faut pour qu’elle devienne ce qu’elle veut être. Très déterminée, très stratégique, elle a compris la différence entre le commercial et la relation, elle a vu ce que c’est que la vente de n’importe quoi et le conseil. Elle a vu la différence. […] Elle n’a pas apprécié la facilité de son cabinet de défiscalisation, moi j’aime bien. Je suis plus emballée par elle que par celle d’avant. »
(Les recruteurs à propos de la candidate n° 40, F, univ., candidate GPAT)

80En acceptant ou en rejetant une candidature, les recruteurs participent alors à l’instauration de frontières entre ce qu’ils considèrent comme faisant partie ou non de l’espace légitime de la finance.

81Si les recruteurs font face à un système consonant dans le cas des candidats évidents, ils mobilisent différents registres pour lever l’incertitude créée par la dissonance chez les candidats qui font débat. Recommandations, mérite et frontière de l’espace sont régulièrement mobilisés par les acteurs du recrutement, sans qu’à aucun moment on puisse attribuer un rôle majeur et univoque, témoignant de la fragilité du jugement émis sur les candidatures.

4 – Conclusion : le risque de sur-sélectivité

82Procéder au recrutement d’étudiants en alternance met les personnes qui réalisent cette activité en situation de répondre à différentes questions. Alors qu’habituellement le travail du recruteur consiste à « dégager le bon grain de l’ivraie pour appréhender la compétence » professionnelle [Marchal, Rieucau, 2010], dans le cas de l’alternance, les recruteurs cumulent des exigences professionnelles et des exigences scolaires. Les recruteurs représentant la banque participent à ces sessions de recrutement dans le but de capter les meilleurs étudiants [27]. Les recruteurs de l’IAE recherchent les candidats qui correspondent le mieux à leur formation. Il est toutefois clair que les responsables de M2 font en sorte de recruter des étudiants qui plaisent aux entreprises partenaires. D’une part, parce qu’il en va de la crédibilité de leur formation. D’autre part, parce que l’espace académique de la gestion s’étant construit sur le rapprochement entre science et action [Godelier, 2004], ils sont convaincus de la nécessité de former des professionnels immédiatement « recrutables ». Ainsi, à leurs exigences propres, ils ajoutent celles des recruteurs de la finance. On peut alors mettre en évidence deux types d’enjeux. Il y a des enjeux communs aux recruteurs de la banque et à ceux de l’IAE. Et des enjeux propres aux responsables de diplôme.

83Les enjeux communs peuvent se résumer autour des questions suivantes. Est-ce que le candidat ressemble à un professionnel ? Est-ce qu’il sait dire en quoi consiste le métier ? Est-ce qu’il sait à quoi s’attendre en termes de carrière professionnelle ? Est-ce qu’il a les compétences nécessaires pour le poste qu’on lui propose ? Immédiatement, ces questions invitent à préciser les contours légitimes de l’espace professionnel. La construction du jugement des deux acteurs du recrutement (universitaire et « professionnel ») fait l’objet d’un relatif consensus et les réponses attendues de part et d’autre sont généralement les mêmes.

84En outre, les représentants des formations se demandent si le candidat a le niveau scolaire et si le fait de prendre ce candidat a un effet positif ou négatif sur le diplôme. Ce dernier registre donne lieu à différentes dimensions. Certes, les responsables de master ont intérêt à recruter des étudiants issus de filières plus prestigieuses que la leur (Dauphine, ESCP, Essec…) pour améliorer leur notoriété. Ils ont en outre un intérêt objectif à recruter des étudiants bien dotés en capital social, parce qu’ils peuvent parier que ces étudiants auront des trajectoires professionnelles d’exception [28], ce qui rejaillira sur le prestige de leur formation. A contrario, parce que cet IAE se situe dans un quartier populaire de la région parisienne, il n’attire pas en L3 une majorité d’étudiants de milieux favorisés. Dans ce contexte, les recruteurs de l’IAE ne peuvent pas exclure massivement les étudiants locaux sans prendre le risque de décrédibiliser leur propre institut [29].

85Au final, on assiste à un cumul d’enjeux liés au marché du travail et d’enjeux liés au positionnement dans le marché de l’enseignement supérieur. À un moment où la demande pour ce type de formation est forte, ce cumul est de nature à entraîner une sur-sélectivité. Et si les politiques universitaires louent l’alternance pour sa capacité à développer la « professionnalisation » des étudiants, on doit noter que celles et ceux qui sont écartés le sont parce qu’on considère qu’ils ne sont pas immédiatement opérationnels. On aurait pu s’attendre à ce qu’une année d’alternance soit l’occasion d’acquérir des dispositions professionnelles. Mais parce que la concurrence est forte on ne recrute que ceux qui ont le moins besoin de faire cette acquisition.

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Mots-clés éditeurs : alternance, finance, enseignement supérieur, recrutement, sélectivité

Date de mise en ligne : 26/11/2014.

https://doi.org/10.3917/rfse.014.0071

Notes

  • [1]
    À l’exception de l’IAE de Paris qui a un statut dérogatoire.
  • [2]
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    Les écoles de commerce demandent des droits de scolarité pouvant aller jusqu’à 15 000 €, d’après letudiant.fr.
  • [5]
    Cette enquête s’inscrit dans le prolongement d’une étude menée avec Stéphanie Mignot-Gérard, Constance Perrin-Joly et Nadège Vezinat dans le cadre d’une convention avec l’Apec.
  • [6]
    S’ils permettent de suivre les candidatures de manière exhaustive, ces fichiers comprennent un nombre limité de variables.
  • [7]
    Loi n° 2007-1199 du 10 août 2007.
  • [8]
    Super Master est un pseudonyme.
  • [9]
    L’existence de cet outil informatique nous a permis d’obtenir les données sur lesquelles repose l’analyse quantitative.
  • [10]
    Il s’agit ici du nombre de dossiers reçus dans les masters Gport, Gpat et If.
  • [11]
    Ces fichiers ne comportent pas la variable sexe qui aurait pu être analysée.
  • [12]
    À quelques rares exceptions, les titulaires de M1 universitaires ont réalisé un cursus en gestion.
  • [13]
    Godechot [2001] insiste sur les apparences vestimentaires extrêmement codifiées dans les salles de marché.
  • [14]
    L’Unité de formation et de recherche 06 de l’université Paris 1 se nomme « Gestion & Économie d’entreprise », l’UFR 02 se nomme « Économie ».
  • [15]
    Un des deux recruteurs en gestion de portefeuille est issu du monde de la banque. C’est un Américain ayant été gérant de fonds.
  • [16]
    Nous ne disposons pas des données permettant savoir combien d’étudiants retenus ont préféré s’inscrire dans une autre formation. La stratégie qui a été adoptée par l’établissement consiste tout d’abord à retenir plus de candidatures que de places dans la formation et dans un second temps, à se démarquer de ses concurrents en proposant une formule attrayante d’alternance. Les étudiants sont en entreprise quatre jours par semaine et à l’IAE une journée. Ce rythme d’alternance permet aux entreprises d’accueil de leur confier des missions intéressantes, ce qui est plus difficile dans le cas des alternances une semaine/une semaine. Les enquêtés évoquent ce point comme un argument central dans leur choix de cette formation.
  • [17]
    Sur les 250 candidatures, 80 candidats sont convoqués pour 25-30 places.
  • [18]
    196e sur 224 étudiants.
  • [19]
    Gestionnaire de patrimoine.
  • [20]
    On retrouve ici le rôle du capital d’autochtonie dans le processus de recrutement en BTS étudié par Sophie Orange [2010].
  • [21]
    Outre cette connaissance précise du métier, il présente un hexis corporel de gestionnaire de patrimoine.
  • [22]
    Gestion de patrimoine.
  • [23]
    Conseiller en gestion de patrimoine.
  • [24]
    D’après le classement publié par Le Monde le 23 janvier 2012, données DGEFP – villes de plus de 20 000 habitants et ayant plus de 50 redevables à l’ISF.
  • [25]
    Le recruteur est américain.
  • [26]
    Les produits de défiscalisation immobilière comme ceux issus de la loi Robien ont été largement commercialisés par des entreprises spécialisées dans ces placements. Or nombreux sont les particuliers à avoir perdu des sommes importantes dans des « investissements » qui se sont révélés être des arnaques. Même si elle a pu commercialiser des produits similaires, la gestion de patrimoine traditionnelle des grandes enseignes françaises se tient à l’écart de ces produits.
  • [27]
    Au cours de nos observations, nous avons pu noter que les responsables de recrutement des banques notaient le nom des étudiants qui leur paraissaient particulièrement « bons » parmi ceux dont la candidature était retenue.
  • [28]
    Au cours d’une observation d’une soirée des anciens du master GPORT, le responsable du master nous a présenté avec fierté un ancien étudiant, qui venait de décrocher un poste de trader en salle de marché à Londres.
  • [29]
    Les responsables des masters ont également fait état dans les échanges que nous avons eus de leur volonté de faire en sorte de concilier performance et mission « sociale » de leur établissement public.
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