Notes
-
[1]
La notion de « semi-loisirs » renvoie à des activités qui, bien qu’elles soient librement choisies, s’apparentent à un quasi-travail étant donné le niveau d’investissement et de compétences requis. Leur finalité n’est ni principalement ludique ni purement désintéressée. Elles peuvent être utilitaires (comme le bricolage et le jardinage), renvoyer à des formes d’engagement (le milieu associatif) ou encore permettre une forme de rentabilité professionnelle (autoformation) ou scolaire (loisirs académiques).
1 – Introduction
1Malgré l’« externalisation » croissante des devoirs scolaires [Rayou, 2009] et leur extension à domicile, les lycéens tentent de trouver un équilibre entre leurs multiples activités. Pour réguler la masse de travail, ils s’adonnent à un jeu de calculs leur permettant d’organiser leur travail essentiellement pour les résultats scolaires au détriment de l’intérêt intellectuel [Barrère, 1997]. Selon nous, cet instrumentalisme, qui trouve dans Internet un renouvellement des pratiques, est une réponse organisée à un système de forte pression. Dans leur conquête du « temps libre » (sorties, semi-loisirs [1], sociabilité électronique, jeux vidéo, « culture expressive », etc.), les lycéens puisent dans le web scolaire des éléments pour tenir et faire face aux exigences scolaires et aux sollicitations multiples. Loin de ratifier l’unité apparente d’une « Génération Google » qui instrumentaliserait le web pour faciliter le travail scolaire, l’article se propose d’étudier la diversité des régimes temporels des lycéens de Terminale en vue de cerner la place qu’ils accordent aux devoirs scolaires et leurs comportements face à la multiplicité de l’offre documentaire en ligne. Il met à l’épreuve les avantages supposés d’Internet en montrant combien ses usages sont notamment conditionnés aux rythmes sociaux des lycéens interrogés, c’est-à-dire à leurs manières d’articuler le travail et le hors-travail scolaires.
2À la suite d’expressions comme Génération Internet, Screenagers, Millenials, Digital Natives, on parle aujourd’hui de Génération Google qui désigne cette génération née dans les années 1990 et qui a grandi dans un monde dominé par les écrans et par Internet avec ses nouvelles modalités de recherche documentaire. Cette génération s’oppose aux anciennes, plus habituées à acquérir les connaissances dans les livres et les bibliothèques. Aux États-Unis, d’après Online Computer Library Center, 89 % des lycéens interrogés commencent leur recherche documentaire par des moteurs de recherche alors que seulement 2 % la démarrent par le site web d’une bibliothèque [OCLC, 2006]. En France, une enquête menée auprès d’élèves du CE2 à la Terminale pour l’association Fréquences École montre que Google et Wikipédia sont les deux outils privilégiés par les lycéens. Pour baliser leur recherche, ils consultent plutôt les sites web qu’ils ont marqués dans leurs Favoris [Kredens et Fontar, 2010]. Plus généralement, devant les progrès d’Internet, les bibliothèques ont perdu du terrain dans leur rôle de centre de ressources documentaires [Maresca, 2007]. Un léger tassement est constaté au plan des inscriptions en bibliothèque, notamment chez les 15-19 ans, dont les internautes les plus investis auraient trouvé sur la toile les services qu’ils recherchaient auparavant dans les bibliothèques [Donnat, 2009].
3Au Canada, une enquête menée auprès d’élèves âgés de 9 à 17 ans révèle que la plupart de leurs activités sur Internet sont certes reliées à la communication mais aussi, dans une moindre mesure, au travail scolaire [Environics Research Group, 2001]. En France, environ 74 % des élèves, notamment les lycéens, utilisent Internet comme appui aux devoirs. Mais une majorité n’y recourt qu’occasionnellement [Kredens et Fontar, 2010]. Non seulement le net offre de nouvelles possibilités de consommation culturelle [Donnat, 2009] mais il permet également aux lycéens d’y puiser de temps en temps des contenus scolaires [Bigot et Croutte, 2008]. Cette nouvelle offre bouleverserait le rapport au savoir [Proulx, 2004], le rapport au temps et à l’espace [Poyet et Develotte, 2011]. Avec les TIC, le savoir est fragmenté dans une multiplicité de lieux et de temps différents : il devient accessible partout et tout le temps. Le savoir est aussi délégué, dans le sens où il n’est plus besoin de le mémoriser : caresser la surface des choses suffit [Enlart et Charbonnier, 2010]. Les « jeunes » d’aujourd’hui pratiquent la recherche documentaire par « osmose » en s’imprégnant des informations qui circulent, sans aucun effort pour les obtenir [Boyd, 2007]. Enfin, le savoir devient mouvant et subit des remises en cause fréquentes, comme c’est le cas pour l’encyclopédie Wikipédia dont les contenus ne sont pas stabilisés.
4La nouveauté technique charrie un ensemble de discours contradictoires et de « paniques morales » [Bennet, Maton et Kervin, 2008] : facilité des « jeunes » pour la recherche documentaire en ligne vs manque de compétences documentaires, avantages et risques d’Internet (véracité des informations, plagiat, etc.) [Optem, 2007]. Pour surmonter ces difficultés et favoriser les apprentissages, se mettent en place des expérimentations au sein des institutions scolaires, des plates-formes d’e-learning pour diffuser des enseignements à distance et cibler les informations utiles aux parcours de formation, etc. Des champs de recherche se penchent sur les relations entre éducation et numérique. Les applications des TIC dans le domaine de l’éducation dépassent le simple cadre de l’institution scolaire ou universitaire : de plus en plus de sites payants et non payants proposent des cours en ligne, des échanges d’information et des documents à distance [Convert et Demailly, 2011]. Ces services véhiculent des valeurs de liberté d’usages, de faibles contraintes d’accessibilité et donnent l’assurance de sources de qualité. Tous ces éléments semblent propices au développement d’une nouvelle forme d’instrumentalisme scolaire [Barrère, 1997], c’est-à-dire la possibilité d’économiser son temps pour un rendement scolaire maximal, au détriment parfois de l’intérêt intellectuel pour telle ou telle matière. Soumis au verdict de la note et au défi d’organiser son travail, chaque lycéen est confronté à la création d’un emploi du temps de travail personnel qui doit rendre compatibles les exigences scolaires et le besoin de temps libre.
5En effet, les lycéens cherchent à trouver d’autres sources d’épanouissement personnel et de reconnaissance sociale. Le travail scolaire n’est pas tout, mais il reste présent à des degrés divers : que faire ? Comment ? Dans quel ordre ? Quelle quantité de travail fournir ? Ainsi, les lycéens peuvent-ils trouver sur la Toile des éléments qui leur permettent de parer au plus pressé, de se défaire des contraintes d’espace et de temps. D’après l’enquête d’OCLC [2006], les moteurs de recherche conviennent davantage au mode de vie des lycéens qu’une bibliothèque physique ou en ligne. Pour autant, les lycéens ne constituent guère une catégorie homogène et n’adoptent pas un mode de vie similaire. Ils développent des formes singulières d’articulation des temps sociaux et définissent des ordres de priorités variés. En effet, les lycéens que nous avons interrogés ne cumulent pas devoirs scolaires et activités extrascolaires à la même fréquence ni avec la même intensité. Tous ne voient pas dans Internet un support qui facilite le travail scolaire au point d’abuser du « copié-collé » pour aller vite et vaquer à d’autres occupations. En prenant soin de détailler leur agencement temporel entre les devoirs scolaires, les sorties, les loisirs et la sociabilité, notre article montre combien les lycéens interrogés développent des usages variés et plus ou moins propres à leur organisation temporelle. Après avoir cerné les discours et les acteurs qui colorent les relations entre éducation et numérique, nous distinguerons les régimes temporels des lycéens et leur rapport au net scolaire selon la place qu’ils accordent aux loisirs dans leur emploi du temps. Ainsi, de cette confrontation aux rythmes sociaux des lycéens, trois logiques d’usages d’Internet émergent : une logique instrumentale, une logique d’intérêt pour et une logique de défiance à l’égard de l’institution scolaire.
Méthodologie
2 – Éducation et internet
6L’e-éducation est souvent présentée comme une « révolution ». Mais la facilité d’accès aux sources génère un ensemble d’inquiétudes : culture du copié-collé, plagiat, achat de fiches de lecture, de mémoires en ligne, etc. En effet, la Génération Google, incapable de distinguer les « médiations instituées » qui font autorité et de citer les sources, manquerait finalement de compétences documentaires. On s’inquiète de l’usage intempestif de Wikipédia et de la qualité des connaissances produites. Or la particularité des savoirs sur Wikipédia réside dans le fait qu’ils ne sont pas stabilisés mais relèvent d’un processus de co-construction : plus un article fait l’objet d’attention, plus le nombre de rédacteurs augmente, plus sa fiabilité est grande [Cardon, 2010]. Certains auteurs s’aventurent pour accuser les TIC de morceler l’esprit, notamment par la pratique du « multitâche » et de l’hypertexte [Carr, 2010]. Ces outils semblent contribuer à transformer l’activité intellectuelle au détriment de la capacité à lire des choses longues et à forger un esprit critique. Le web est accusé d’altérer la concentration et de privilégier une lecture superficielle à la lecture approfondie. Ce point de vue suscite de multiples controverses [Richtel, 2010]. Inversement, les flux d’informations et la société cognitive produiraient de nouvelles compétences [Enlart et Charbonnier, 2010]. Les quantités d’informations reçues relèvent d’une telle ampleur que, pour les incorporer, il convient de savoir les scanner et de laisser défiler jusqu’au « signal » qui invite à creuser le contenu. Cette « société cognitive » suppose également d’apprendre à jongler avec des flux de données, à trier, à choisir et à rebondir. Elle exige de savoir faire face à l’excès d’informations et de renoncer à naviguer sans fin.
7L’appropriation massive des technologies numériques par les « jeunes » suscite de multiples interrogations sur les conséquences sociales, éducatives et culturelles d’un tel engouement. Cette incompréhension a largement incité les recherches scientifiques et les études d’aide à la décision politique à mieux comprendre les usages juvéniles pour développer des moyens de les contrôler. Récemment, en novembre 2010, le ministre de l’Éducation nationale a présenté un plan ambitieux sur trois ans visant à développer les usages du numérique dans l’éducation avec la mise en place de plates-formes éducatives, le renouvellement de l’organisation pédagogique et des pratiques des enseignants, ainsi que la formation des élèves à l’usage des TIC. Trouver les moyens de dépasser les carences documentaires des élèves constitue la trame des politiques éducatives en matière du numérique.
2.1 – Les savoirs documentaires des lycéens
8En France, des chercheurs, notamment en sciences de l’information et de l’éducation, s’interrogent sur la qualité de la formation des élèves aux pratiques documentaires [Serres, 2010 ; Chaperon et Delamotte, 2010]. La culture du copié-collé pose le souci de la référence aux sources, d’un manque de connaissances sur le droit à l’image et le droit d’auteur [Tabary-Bolka, 2009]. À l’University College London, des chercheurs du Centre for Information Behaviour and the Evaluation of Research (Ciber) [2008] repèrent de nouvelles pratiques adoptées par les jeunes usagers des bibliothèques virtuelles et des moteurs de recherche. Ils privilégieraient la lecture parcellaire à la lecture linéaire et passeraient autant de temps à mener une recherche documentaire qu’à la consultation effective des documents sélectionnés. Leur rapidité et leur maîtrise des moteurs de recherche se cumuleraient avec une faible évaluation des informations trouvées, des difficultés à formuler leur requête et une absence de stratégie de recherche. La Génération Google ne serait donc pas nécessairement à l’aise avec la recherche documentaire en ligne. Certains chercheurs repèrent les « pratiques informelles » des élèves pour mieux les amener à développer des pratiques « formelles », rationnelles, standardisées [Béguin 2006 ; Aillerie, 2010]. D’autres études prennent le contre-pied et montrent que les plus jeunes développent des compétences. Ils connaissent par exemple le caractère potentiellement erroné des informations récoltées sur le net [Optem, 2007]. Pour s’assurer de la fiabilité des sources, les enfants interrogés, âgés entre 9 et 14 ans, comparent plusieurs sites sur le même sujet, repèrent les sites jugés « sérieux » en évitant les sites surchargés de « pop up » et de publicités. Ils sélectionnent de préférence des sites « officiels », comme par exemple certains sites de journaux ou d’institutions reconnues, et sollicitent leur entourage pour vérifier la fiabilité de l’information et échanger les bonnes adresses [ibid.].
9La question des apprentissages documentaires est importante, mais elle ne permet pas à elle seule de comprendre les pratiques documentaires des lycéens. Non seulement les « jeunes » ne sont pas tous des ignorants, mais, derrière l’unité apparente, cette catégorie est peu homogène. Le niveau socioculturel de la famille, la filière d’études, la fréquentation d’une bibliothèque, etc., jouent un rôle dans la performance documentaire des néo-bacheliers accédant pour la première fois à l’enseignement supérieur [Thirion et Pochet, 2008]. Pour justifier leurs pratiques de recherche documentaire, « vitesse », « facilité », « économie », « effort » sont des qualificatifs qui reviennent sans cesse. La recherche sur Internet présente de nombreux avantages auxquels les élèves ne sont pas prêts à renoncer : rapidité et facilité d’accès, présentation attractive des contenus, multiplicité des sources, etc. [Optem, 2007]. Le « manque de temps » justifie les moyens [Courtecuisse et Desprès-Lonnet, 2006]. Internet devient alors un support précieux pour tenir les délais et faire face à la multiplicité des engagements.
2.2 – Des acteurs de la « marchandisation des savoirs scolaires »
10Si le web participatif instaure le « sacre des amateurs » [Flichy, 2010] et favorise le développement des ressources éducatives libres, on voit parallèlement se multiplier des plates-formes de commerce des savoirs que ce soit dans l’édition en ligne, les cours à distance, etc. Les dépenses relatives aux cours particuliers en face-à-face croissent à mesure que les élèves avancent dans les études secondaires [Gissot, Héran et Manon, 1994]. Parallèlement, les sites de soutien scolaire en ligne se multiplient. Certains sont « gratuits » comme, par exemple, celui du web pédagogique qui propose des cours, des exercices, des conseils de professeurs en vidéo, un forum pour poser des questions, des quiz en coopération avec des enseignants bloggeurs. Le site Le-precepteur.net opère « une sélection de ressources éducatives pour les élèves recherchant du soutien scolaire ». Autre exemple, Réussite-bac.com a été créé par la Mutuelle des étudiants (LMDE) en partenariat avec un établissement du secteur public. Sur ces sites, on y puise des fiches en fonction des filières, des matières, etc. À côté des sites « gratuits », se développent également des sites « payants », tels que Cyberprofs.com, Maxicours.com, Paraschool.com, France-examen.com, Philofacile.com, la version web des Annabacs, etc., dont les contenus sont conformes aux programmes de l’Éducation nationale. Ils fonctionnent généralement par abonnement mensuel ou proposent un tarif pour chaque fiche de cours téléchargé ou selon le service sollicité (comme le coaching pédagogique). Le web contributif produit son lot de nouveau-nés, avec des réseaux comme Oodoc.com, Oboulo.com, Zetud.com, etc., proposant aux étudiants de vendre des notes de cours, des fiches de lecture, des dossiers, des dissertations, sous couvert d’un pseudonyme. Les internautes se rémunèrent à la pige à chaque fois qu’un « client » télécharge. Le top des gains dont bénéficient les contributeurs donne la mesure de cette nouvelle forme de marchandisation des savoirs (figure 1).
11En consultant l’annuaire VosCorriges.com, « le plus grand annuaire de sites proposant des devoirs corrigés et des exposés tout faits », on découvre l’étendue des services payants en philosophie, littérature, langues, sciences, histoire et géographie. En monnayant ses services, MaPhilo.Net « réalise pour vous, à la demande et en une heure chrono, un corrigé personnalisé de votre sujet de dissertation de philosophie ». Sur ces sites payants, plusieurs arguments marketing sont employés comme le respect des programmes de l’Éducation nationale, le téléchargement de plans rédigés complets et le suivi personnalisé et individualisé des élèves. On y puise de multiples références aux temps : sont mis en exergue le délai de réponse des enseignants, des données accessibles 24h/24 et 7j/7, une aide à la dissertation en 24h, des plannings de révision, des pronostics de sujets du baccalauréat pour cibler les révisions et ne pas perdre de temps, des tests de connaissances pour progresser à son rythme, etc. Les raisons de payer des cours particuliers en face à face sont multiples (rattrapage, faire face aux difficultés scolaires, maintenir son niveau, doute sur l’efficacité de l’école, etc.) [Glasman et Collonges, 1994]. Au « temps borné » du cours particulier en face à face, celui des sites en ligne apparaît plus « lâche », « déprogrammé » et accessible à tout moment. Ces sites de soutien scolaire font écho au rapport utilitaire que les lycéens entretiennent au savoir : produire un effort minimal pour un rendement maximal [Dubet et Martuccelli, 1996 ; Barrère, 1997]. Pour autant, dans notre enquête, les lycéens ne sont guère adeptes des sites payants. Les notes de cours et les manuels scolaires constituent l’essentiel des ressources auxquelles ils recourent fréquemment. Contrairement à une idée reçue, Internet, nous le verrons, est une ressource que les lycéens sollicitent dans des circonstances particulières, liées notamment à leur agenda, leur rapport à la scolarité et à l’institution.
3 – Les rythmes sociaux des lycéens et l’effort au travail
12Le travail constitue pour les enseignants le sésame de la réussite scolaire. Les lacunes, le manque de motivation et la faible quantité de travail fournie par les lycéens reviennent souvent pour expliquer leurs « mauvaises pratiques » dans la réalisation des travaux scolaires [Barrère, 1997]. Or ces interprétations ignorent un terme essentiel : « l’expérience scolaire des élèves dans le lycée de masse ». Après la massification, l’intérêt intellectuel des élèves s’est affaibli. Pour Anne Barrère, il est devenu plus précaire au point qu’il faille constamment renforcer la motivation au travail. Les nouveaux lycéens ont un rapport plus fragile au savoir car ils doutent de l’utilité sociale du diplôme. Ils font l’expérience d’une socialisation scolaire dans laquelle ils intériorisent les attentes du système scolaire (travailler dur, avoir de bonnes notes, digérer le programme, développer une pensée critique, etc.). Mais ils font aussi l’expérience d’un mécanisme de subjectivation où les individus prennent une distance par rapport à ces modèles [Dubet et Martuccelli, 1991], au profit des valeurs et des normes transmises notamment par la culture des pairs [Pasquier, 2005]. Les lycéens ont acquis une autonomie progressive, en s’appuyant sur des sociabilités juvéniles structurées par des pratiques de consommation culturelle, des valeurs partagées et des moments privilégiés de rencontre. Pour tenir l’ensemble des obligations, les lycéens doivent apprendre à gérer leur temps. Durant l’année du baccalauréat, la pression se renforce, la journée de travail est double (à l’école et à la maison), bref il faut s’organiser sans pour autant abandonner les loisirs et la sociabilité, relayés par les cultures numériques (téléchargement musical, jeux vidéo, communication électronique, etc.). Les TIC sont souvent accusées de rentrer en concurrence avec le sérieux scolaire. Or les lycéens recourent à la Toile pour des usages polyvalents : les devoirs à la maison, les actualités, le domaine du divertissement, les loisirs, la sociabilité et la consommation [Proulx, 2004]. Dans une enquête menée auprès d’élèves âgés entre 12 et 18 ans, des chercheurs américains ont renforcé l’idée de la polyvalence des usages que font les jeunes des TIC. Ces outils permettent le Hanging out, c’est-à-dire passer du bon temps ensemble, en utilisant des outils de communication à distance (se retrouver et discuter sur MSN, Facebook ou MySpace) ; le Messing out, c’est-à-dire surfer, chercher de l’information, bricoler avec des moyens expérimentaux ou naviguer au hasard ; et, enfin, le Geeking out, c’est-à-dire la capacité de se plonger en profondeur dans un domaine d’intérêt ou de connaissance spécialisé [Mizuko et al., 2009]. Les TIC sont aussi des supports aux activités extrascolaires qu’elles soient structurées ou informelles. Bref, les lycéens font face à des sollicitations multiples qu’ils doivent articuler avec les exigences scolaires.
13Pour mieux saisir la variété des usages du net scolaire, il est possible d’interpréter l’organisation du travail scolaire « hors-classe » et les opérations de recherche informationnelle selon les formes que prend le temps libre des lycéens [Zaffran, 2010]. Quels sont les contextes sociaux d’usages de l’Internet scolaires de ces lycéens ? Dans quelles mesures leurs « régimes spatiotemporels » (temps et lieux des loisirs, semi-loisirs, sociabilité, etc.) organisent le temps consacré aux devoirs et à la recherche d’informations ? La place que les lycéens interrogés accordent à la recherche documentaire sur Internet pour les devoirs est toute relative. Elle se cale dans les interstices d’une journée remplie de sollicitations multiples. La question reste de savoir comment s’organise ce temps libre.
3.1 – Une typologie des régimes temporels
14Dans la lignée des travaux de sociologie compréhensive, nous avons essayé de dresser des types idéaux d’organisation du temps libre à partir d’une enquête de terrain qualitative. Nous nous sommes demandé si les lycéens avaient tendance à sortir durant la semaine de travail scolaire, après le lycée, ou s’ils condensaient plutôt leurs sorties le week-end. La question était de savoir si l’intensité des sorties et leur degré de dispersion pouvaient avoir une incidence sur le temps consacré au travail scolaire. Nous avons distingué également la nature des activités et leur degré de contrainte. Bien qu’elles prennent du temps, certaines activités de loisirs peuvent se révéler plus contraignantes mais aussi plus rentables que d’autres pour favoriser la réussite scolaire [Zaffran, 2010].
15On a donc différencié les activités « encadrées », « structurées » et « institutionnalisées » par des structures d’accueil et les activités « libérées » de ces contraintes institutionnelles (horaires, règlement, accessibilité, etc.) qui sont pratiquées de manière libre, autonome ou collective (figure 2). Nous avons donc, d’un côté, toutes les activités de « semi-loisirs » mais aussi les activités de bénévolat ou de militantisme propres à une organisation. Nous y avons également ajouté les « petits boulots » qui, s’ils ne sont pas des « loisirs », constituent une contrainte qui se déroule en dehors du « temps dominant » de l’école. Certes, la plupart des activités sont « extérieures », mais elles peuvent aussi se dérouler à domicile : baby-sitting, révisions des cours de piano pour le Conservatoire ou l’école de musique, répétitions pour une pièce de théâtre, etc. De l’autre côté, se situent toutes les activités de loisirs et de sociabilité juvénile éloignées des institutions culturelles ou des loisirs encadrés. Dans cette conquête du temps libre [Pronovost, 2009 ; Zaffran, 2010], on retrouve des logiques d’affiliation, c’est-à-dire le besoin et le plaisir de se retrouver en face à face ou par médiation électronique et des logiques d’accomplissement dans des activités sportives ou culturelles qui n’exigent pas de se soumettre aux temps contraints d’une structure d’accueil. Bien qu’il y ait des efforts à fournir, comme celui, par exemple, de faire des prouesses à un jeu vidéo, ces activités « libres » donnent le sentiment d’une absence de contraintes pesantes. Faire du jogging quand on le souhaite, télécharger de la musique ou un film, s’entraîner en amateur sur un logiciel de composition musicale, etc., constituent quelques exemples de ces logiques d’accomplissement. En croisant ces deux axes d’interprétation du temps libre (fréquence des sorties et types de loisirs), on peut distinguer quatre régimes temporels : « la pluriactivité », « une année casanière », « l’optimisation » et « une année de labeur ».
16Les séries du baccalauréat n’ont pas d’incidence sur la répartition des régimes. En revanche, le redoublement est plutôt discriminant : les lycéens redoublants font tantôt l’expérience du « labeur » pour ne pas reproduire selon eux les erreurs de l’année passée et « se mettre au travail », tantôt l’expérience de l’« optimisation » conscients que la quantité de travail fourni ne se conjugue pas nécessairement avec la réussite scolaire. Doutant de l’équation travail-réussite, les « optimisateurs » privilégient désormais le temps libre et développent des stratégies pour améliorer la qualité de leurs devoirs en réduisant le temps qu’ils y consacrent. Sans surprise, c’est parmi les « pluriactifs », socialisés au cumul des pratiques, que l’on rencontre davantage de lycéens issus de milieux plutôt favorisés.
3.2 – Internet : un outil utile aux « pluriactifs » et aux « casaniers »
3.2.1 – Les pluriactifs ou l’Internet scolaire d’exercisation et de révision
17Les lycéens proches de l’expérience de la pluriactivité se distinguent par le fait qu’ils sortent durant la semaine scolaire, notamment pour s’adonner à des loisirs ou à des activités encadrées et à des pratiques amateurs institutionnalisées. C’est le cas par exemple de Guénolée (17 ans, Bac S, parents cadres supérieurs) qui prend des cours de théâtre, d’équitation et de badminton durant la semaine, même si elle a cours le lendemain, ou encore celui de Marine (17 ans, Bac S, parents employés de banque) qui suit des cours de badminton et de guitare, auxquels s’ajoute du baby-sitting. Corentin (18 ans, Bac ES, mère infirmière, père agent d’assurance) pratique l’escrime 5 à 7 fois par semaine à un niveau national et rentre souvent tard, parfois vers 22 heures. Ces activités hebdomadaires ont la particularité d’être formalisées et encadrées dont le déploiement est compatible par la socialisation à des normes contraignantes avec la réussite scolaire [Octobre, 2004 ; Zaffran, 2010]. Certains « pluriactifs » bénéficient de cours particuliers pour progresser dans les matières jugées importantes. Ces lycéens souhaitent articuler les différents pans de leur existence en maintenant le cap tantôt sur la réussite au bac tantôt sur la préservation d’autres sphères d’activités jugées « intelligentes » dans lesquelles ils peuvent exercer leur talent. Ces activités sont d’autant plus encouragées par les parents qu’elles forgent des tours de main pour gérer l’emploi du temps. Elles exigent de la persévérance et de l’engagement. Les parents relient généralement ces qualités à l’acte de « grandir » : la « pluriactivité » prépare leur progéniture à prendre des responsabilités, à assumer les choix entrepris et à gérer leur emploi du temps. D’une certaine façon, elle socialise à la culture temporelle du monde des adultes.
18Ces « pluriactifs » sont des « bosseurs » c’est-à-dire que, s’ils ne fournissent pas le travail nécessaire, leurs résultats scolaires baissent [Barrère, 1997]. En ce sens, bien qu’ils soient issus majoritairement de milieux cadres supérieurs, ces « pluriactifs » ne sont pas des héritiers, la réussite scolaire n’étant plus aussi évidente. « À l’aisance de l’héritier succède la valorisation, pratique et déclarée, du travail quotidien » [Dubet et Martuccelli, 1996, p. 265]. Pour conjuguer les différentes sphères d’activités, ils peuvent s’adonner à un véritable instrumentalisme scolaire, bien qu’ils ressentent parfois une certaine frustration à procéder ainsi. En effet, l’instrumentalisme n’anéantit pas tout intérêt intellectuel. Cet « intérêt pour » se ressent dans les exigences qu’ils ont à l’égard de leurs enseignants et de la qualité des contenus transmis. L’intérêt pour une discipline peut devenir précaire quand il reste subordonné à la personne de l’enseignant. Cette année, Guénolée peine en histoire contrairement aux années précédentes : « En histoire, c’est une catastrophe cette année ! J’utilise le manuel parce que les cours ne sont absolument pas condensés. Le prof nous dicte le cours ! » Reprochant à leurs enseignants d’en savoir moins qu’eux, certains lycéens se tournent vers Internet pour satisfaire leur curiosité.
19Les pluriactifs exigent souvent que les cours soient synthétiques pour éviter de les compléter. On comprend alors l’intérêt de ces lycéens pour les balises, comme les polycopiés de cours ou les sites web des enseignants auxquels ils se cramponnent pour ne pas se perdre dans la recherche d’informations ou dans des lectures scolaires consommatrices de temps. Cette année, Corentin (18 ans, Bac ES, mère infirmière, père agent d’assurances) s’est abonné au site Maxicours pour avoir accès à des cours structurés et détaillés, des exercices, des corrigés et des vidéos pédagogiques. Il estime que les vidéogrammes expliquant certaines parties du programme de philosophie « sont bien faits ». C’est aussi l’occasion de pouvoir y puiser des données fiables et labélisées, alors que sur le net, il y a, dit-il, des « risques de conneries ». À la facilité d’accès, s’ajoute des opérations de tri et de sélection des contenus dont le site Maxicours lui permet de faire l’économie. Si la plupart des « pluriactifs » se contentent du cours, c’est qu’ils sont plutôt satisfaits des enseignements qu’ils reçoivent. Le travail personnel se traduit par des périodes régulières de révision (relecture des cours), des exercices pour se rôder aux tests scolaires (recours aux annales, aux forums, aux sites d’amateurs qui proposent des exercices).
20Quand il s’agit de constituer un dossier ou de composer un devoir de philosophie, ces lycéens essaient tant bien que mal de construire un argumentaire à partir du cours pour « dire ce qu’ils pensent ». Ils discutent avec les autres élèves de la classe pour se forger une opinion [Rayou, 2002]. Conscients des ravages du copié-collé, des exigences scolaires pour les références bibliographiques, de la nécessité de réfléchir sans se contenter de reproduire, ils recourent faiblement au plagiat au profit d’un net utile à la révision et à l’« exercisation ». Il reste que Corentin, même s’il faut « rendre à César ce qui est à César », efface généralement les caractéristiques du site qu’il a exploité, tout en ayant conscience de plagier. Ne pas donner les signes et les indications de la source maximise les chances de ne pas se faire prendre. Quand l’urgence est grande et les délais imposés de courte durée, certains « pluriactifs » recourent à des stratégies et des ruses pour rendre un devoir en exploitant le web, jusqu’à reproduire des pans entiers de texte dans leur copie. Loin d’être une faute morale à leurs yeux, cette pratique leur permet de se maintenir à niveau et de répondre dans les temps, quitte à faire quelques entorses au règlement.
3.2.2 – Les casaniers ou l’Internet scolaire de compensation ou d’approfondissement
21Les lycéens proches d’une expérience de vie relativement casanière évitent les sorties en semaine et resserrent les rencontres entre copains, les sorties au café ou au cinéma le week-end. Le reste de la semaine, tous les jours se suivent et se ressemblent selon un rituel bien rodé. Après le lycée, ils rentrent, goûtent, font parfois leurs devoirs dans la foulée ou les reportent après une séance de détente (jeux vidéo, série en mode Replay, DVD, etc.). Parfois, ils les achèvent tard le soir, quand le temps a manqué ou qu’ils se sont « mal organisés ». Ces lycéens possèdent un ordinateur personnel dans leur chambre et incarnent en ce sens la « culture de la chambre » [Glevarec, 2009]. Grâce à ces outils, ils cultivent une « autonomie relationnelle » [Metton, 2010] et s’adonnent à des pratiques culturelles relativement éloignées de celles des parents (culture des jeux vidéo, pratiques de téléchargement ou de streaming).
22Cette année casanière est vécue de deux manières différentes : 1) une année casanière que l’on pourrait qualifier de « décomplexée », c’est-à-dire que les lycéens, plutôt des garçons, ne culpabilisent pas de l’attention limitée qu’ils portent au travail scolaire personnel au profit de la sociabilité électronique et des pratiques culturelles informatisées. Ils sont plutôt bons élèves sans avoir besoin de produire une quantité de travail importante : en effet, la quantité de travail fourni ne détermine pas nécessairement sa qualité [Barrère, 1997] ; 2) une année casanière « angoissante », plutôt chez les filles, qui voient dans les écrans des moyens de « procrastiner » et de reporter toujours à plus tard les obligations scolaires au point de s’organiser dans l’urgence. Le manque de motivation de Laura (17 ans, Bac S, mère hôtesse de caisse, père formateur) est flagrant en rentrant à la maison : « Souvent ! Je parle sur Facebook, j’écoute de la musique, parce qu’il n’y a pas de motivation… On n’a pas envie de faire nos devoirs ! Et puis, quand on rentre, qu’on s’est tapé 8 heures de cours dans la journée, on n’a pas trop envie de faire nos devoirs… » D’autres sources d’occupation prennent le relais. La peur de l’échec, la culpabilité, les difficultés d’endormissement, l’impression d’être en « retard chronique » et de peiner à s’organiser constituent quelques facettes des « casaniers angoissés ».
23Pour les lycéens « casaniers », les notes de cours et les manuels scolaires constituent les éléments principaux de leur documentation au point de s’échanger parfois leurs notes entre copains de classe. Ils soulignent eux aussi l’intérêt d’avoir des professeurs qui mettent en ligne leurs cours, pour suppléer à la prise de note partielle et éviter de surfer sur le web. Avant de s’aventurer sur le net, les « casaniers » suivent les recommandations de leurs enseignants pour compléter et réviser. Les devoirs scolaires doivent prendre le moins de temps possible pour vaquer à d’autres occupations, notamment à la « culture des écrans » (jeux vidéos, télévision, sociabilité électronique, téléchargement, visionnage). Mais, dans une planification moins soutenue, ils peuvent également prendre du temps pour approfondir un domaine de connaissance et développer une curiosité par l’intérêt suscité en cours. Cet « intérêt pour » s’oppose à l’« intérêt à » plagier stricto sensu les sites visités. Pour Élias (19 ans, Bac ES, mère au foyer), la multiplication de sites de partage de contenus, notamment ceux où les élèves mettent à disposition ou monnaient leurs propres travaux scolaires pose problème : « Parce qu’en fait y’a beaucoup d’étudiants qui mettent leurs devoirs à eux sur Internet. Mais ce qu’ils oublient de mettre, c’est leur note, donc s’ça se trouve, le mec, il a eu 4. Il met son machin et puis toi t’es fatigué, t’as envie d’un truc super, fait à l’arrache, t’y vas dessus genre “ah super y’a les plans et tout” et tu sors tout ! Puis t’as 4. »
24Certains « casaniers » parviennent à repérer des sites qu’ils jugent de qualité – découverts grâce à une affiche publicitaire ou par échange de bons tuyaux entre camarades – et qui leur permettent de « compenser » les insuffisances des cours. C’est le cas de Guillaume (18 ans, Bac S, parents huissiers de justice) qui s’est inscrit sur un site de philosophie en ligne. À l’aide d’un login et d’un mot de passe, il accède à un contenu qui lui paraît mieux structuré et moins superficiel que celui transmis en classe. Il cherche des sites « sérieux » pour faire face aux lacunes de l’enseignant, dit-il : « Ça m’aide pas mal aussi surtout en physique, parce que je n’aime pas les cours. On a l’impression que la prof n’est pas au courant du cours qu’elle fait. Avec le prof de philo, ce sont les deux profs mauvais. Le prof de philo, il a le niveau, il est bon, mais n’arrive pas à transmettre… »
3.3 – Internet : un outil secondaire pour les « laborieux » et les « optimisateurs »
3.3.1 – Les laborieux ou l’accompagnement scolaire à l’école
25Pour les lycéens proches de l’expérience du labeur, le travail scolaire prime sur le reste : l’injonction à « réussir son Bac » est plus forte que l’expression de la sociabilité et des activités extrascolaires. Le week-end est partagé entre le travail et les semi-loisirs, les visites à la bibliothèque municipale pour trouver un cadre propice au travail. Néanmoins, ces lycéens studieux la semaine ne sont pas coupés du monde : par Internet, ils gardent la connexion et cultivent le lien avec leurs pairs.
26Ces lycéens mobilisent eux aussi prioritairement les cours et les manuels scolaires pour leurs révisions ou leurs recherches documentaires. Internet arrive en dernier recours. Églantine (18 ans, Bac L, mère enseignante, père cadre moyen) l’utilise essentiellement pour récolter des images ou des informations sur certains auteurs de théâtre. Martin (17 ans, Terminale S, mère infirmière, père installateur de cuisine) utilise très peu Internet pour son travail scolaire. À l’inverse, Louise (17 ans, Bac L, mère infirmière, père pasteur) copie et colle, résume, trie, imprime, sélectionne, remet en page ce qu’elle a trouvé sur Internet. La pratique du copié-collé reste généralement étudiée à partir des thèmes de la prise de notes ou du plagiat. Nicole Boubée [2008] montre que le processus informationnel est scandé par l’élaboration d’un document qui collecte des morceaux de texte tirés du web. Son contenu est régulièrement consulté dans le cours de l’activité et génère de nouveaux besoins d’informations. Les laborieux usent très marginalement de plusieurs tactiques : du plagiat stricto sensu, à la collecte de morceaux de texte, en passant par Wikipédia ou par des sites de cours en ligne (gratuit) pour se dispenser de prendre des notes en classe. Ces usages d’Internet à la marge relève d’un « instrumentalisme » qui leur permet de gérer ponctuellement la pression. Si Anne Barrère [1997] a pu observer un « hyperinstrumentalisme » (notamment chez les élèves issus des couches populaires) en abandonnant très vite telle ou telle matière, les « laborieux » voient de temps en temps dans Internet un support pour « tenir » et respecter les délais dans toutes les matières. Certes, rendre un travail qui n’est pas tout à fait le sien et sur lequel le temps investi est faible fait naître des scrupules. Mais, sachant que la fraude peut passer inaperçue, le « jeu en vaut la chandelle ».
27Moins culturellement dotés que les « types » précédents, ces lycéens incarnent la figure du « forçat » au travail et répondent à la posture idéalisée que les enseignants ont des élèves : « Pour réussir, il faut travailler. » [Barrère, 1997] Or ces lycéens peuvent « travailler comme des forçats sans nécessairement réussir ». La majorité des lycéens proches de l’expérience du « labeur » sont des redoublants. Certains expliquent leur redoublement par le fait qu’ils ne travaillaient pas convenablement et revêtent donc des habits neufs pour adhérer à l’équation « travail-réussite ». D’autres persistent à travailler dur même si la quantité de travail fourni n’a pas encore porté ses fruits. Il est vrai que la valeur travail est davantage valorisée par leurs parents que les bulletins scolaires qu’ils ramènent à la maison [Barrère, 1997]. Ces lycéens s’appuient sur les ressources scolaires (cours, manuels, CDI, BM) et utilisent le temps de l’institution scolaire au profit du travail scolaire (travail en salle de permanence, révision des notes à l’intercours, etc.). Les services publics de l’éducation, les lieux et les personnels qu’ils mettent à disposition, comme les assistants pédagogiques avec qui Moussa (20 ans, Bac S, mère assistante maternelle, père dessinateur industriel) travaille beaucoup, sont des relais de l’entraide que ces élèves ne trouvent pas nécessairement dans leur environnement familial. Certes, l’Internet scolaire leur permet de « faire des coups » occasionnellement. Mais ce sont surtout les personnels, les services offerts par le lycée et les documents papier qui constituent les supports essentiels.
3.3.2 – Les optimisateurs : privilégier les relais de solidarité scolaire de proximité
28Les lycéens proches de l’« optimisation » ont pour la plupart déjà redoublé au moins une fois. Décalés par rapport aux élèves de leurs classes, plus âgés, ils ne voient dans l’année du baccalauréat qu’un point de passage obligé pour obtenir un diplôme dont l’utilité sociale est remise en cause. Certains se sentent méprisés, notamment par les enseignants, qui ne verraient que la culture du résultat et la nécessaire « disciplinarisation » de l’élève au détriment de leurs qualités personnelles et de leurs savoir-faire autres que scolaires. D’autres profitent de l’écart d’âge avec le groupe pour tisser un rapport plus individuel avec l’enseignant et obtenir son aide, sans subir le charivari des copains. Écœurés d’avoir échoué malgré un fort investissement scolaire les années précédentes, ils refusent de sombrer à nouveau dans les excès d’un travail intensif au profit d’un excès dans l’autre sens. Pas mauvais élèves cette année, entre la figure du « touriste » ou du « fumiste » [Barrère, 1997], ces lycéens ne rendent pas toujours les devoirs, révisent la veille pour le lendemain, sèchent les cours et obtiennent cette année des résultats qui leur suffisent « pour avoir un bac ». Le travail scolaire est cantonné au périmètre de l’établissement scolaire. Ils travaillent peu à la maison au profit des sorties en semaine et de la culture des écrans.
29Leur emploi du temps libre n’est pas organisé. Chaque jour semble différent et rien ne semble planifié à l’avance, même si des rituels se mettent en place comme le fait de se retrouver à la sortie des cours et de ne quasiment jamais travailler à domicile. Clarence (18 ans, Bac S, mère psychologue, veuve) ne sait dire s’il retrouve plutôt des amis pour aller boire un café ou s’il va chez un ami pour faire de la musique. À la maison, sans le planifier à l’avance, on surfe sur Internet, joue aux cartes, regarde un clip…
30La plupart des « optimisateurs » préfèrent aussi travailler avec leur cours et leurs manuels. Loin d’abuser d’Internet ou de s’adonner au plagiat, ces lycéens s’appuient sur leur réseaux de proximité pour s’approprier les savoirs transmis par l’école. Félicie (18 ans, Bac ES, mère éducatrice spécialisée, père pilote de ligne) bénéficie d’un soutien scolaire dans la figure de son petit ami qui a de grandes facilités scolaires. Il prend le temps de lui « prémâcher » le travail, de lui expliquer les zones d’ombres : « J’ai une manière de réviser très à moi mais qui marche super bien : c’est K ! Par exemple, en éco ou en histoire, je l’appelle et on va prendre un chapitre, et comme il est vraiment très très fort, il me… on décortique tout et on révise et on se dit tout au téléphone. […] Et ça a porté ses fruits plusieurs fois, hein ! Des 15, des 14 et allez hop, hop, hop ! » Par ce besoin de relation pédagogique, peut-être, certains d’entre eux ont-ils été tentés par le « coaching électronique » proposant un suivi individualisé et personnalisé avec un « enseignant virtuel ». Mais le caractère payant de ces services est dissuasif pour ces élèves usagers des services publics. Félicie dénigre l’aspect « payant » des données proposées pour le suivi scolaire : « Par contre, pour les cours, ce qu’il y a sur Internet, c’est que c’est payant généralement, quand on trouve des trucs sur Google, c’est payant ! Il faut s’abonner, etc., donc, je préfère prendre un cours à moi. »
4 – Trois significations d’usages scolaires du web
31Pour répondre aux besoins des « lycéens de masse », des officines privées se multiplient sur le réseau et proposent des contenus respectant le programme scolaire. Or les lycéens que nous avons interrogés sont encore peu enclins à monnayer ces services. Le web, rempli d’amateurs, d’experts, etc., fournit des contenus de plus ou moins grande qualité. Mais, surtout, les « balises » (cours, polycopiés, blog enseignant, manuels scolaires) lancés par l’enseignant constituent encore l’essentiel des ressources auxquelles les lycéens s’accrochent. Malgré la diversité des régimes temporels des lycéens, trois significations d’usages scolaires du web se dégagent : la logique instrumentale, la logique d’intérêt pour, la logique de défiance. Certaines se retrouvent plus aisément dans telles ou telles manières de gérer le temps, d’autres sont communes à l’ensemble des lycéens, quelle que soit leur culture temporelle (figure 3). Seule la logique de défiance est partagée par l’ensemble des lycéens interrogés et révèle une crise de l’institution scolaire : elle se traduit pour les lycéens par la nécessité de glaner sur le net des informations susceptibles de compenser les insuffisances du système scolaire. Ce sont surtout les « casaniers », très amateurs de jeux vidéo, de séries télévisées, qui développent un intérêt intellectuel pour les disciplines qu’ils étudient. Les spécificités de leur régime temporel leur laisse la possibilité de s’accorder, au gré de leurs envies, de longues plages de travail et d’utiliser le net pour approfondir. Quant aux « pluriactifs » et aux « laborieux », sur lesquels on calque souvent l’image du « bon élève », ce sont des lycéens qui privilégient une logique instrumentale : tantôt pour s’exercer en ligne tantôt pour puiser sur le web des formes de facilités pour respecter les délais. D’un côté, l’emploi du temps bien rempli des pluriactifs les contraint parfois à parer au plus pressé, quitte à ruser, et à consommer des exercices pour s’entraîner. De l’autre, les « laborieux », par le temps qu’ils passent à réaliser leurs travaux scolaires, se laissent parfois submerger par la quantité de travail à fournir. Sur le web, puiser des ressources jusqu’à copier-coller leur permet de rendre un dernier devoir pour lequel le temps a manqué et ainsi de ne pas abandonner une matière. Les « optimisateurs » quant à eux privilégient les réseaux de proximité (parents, amis, enseignants) et délaissent le web documentaire au point que l’on pourrait dresser une quatrième logique d’usages : l’abandon ou le quasi non-usage du net scolaire.
4.1 – Une logique instrumentale : rechercher pour s’exercer ou déléguer
32Il s’agit d’une sorte d’instrumentalisme scolaire où le web est utilisé pour s’exercer intensivement (retrouver des corrigés du baccalauréat, poser des questions sur des forums…). Les élèves qui pratiquent des activités culturelles « formelles » recourent le plus intensément à cette forme d’« exercisation ». Certains lycéens, qu’ils soient bons ou mauvais élèves, « pluriactifs » ou « laborieux », pratiquent une forme de délégation à Internet en piochant sur le net des « pans entiers » pour rendre un devoir dans les délais. Le net scolaire aide ainsi les lycéens à se « mettre en règle » avec l’institution, à donner des gages de « sérieux » en respectant les délais, quitte à rendre les devoirs coûte que coûte, au détriment d’une pensée autonome. Les « pluriactifs » n’ont guère de cas de conscience car cette pratique est rare et imposée par un rythme social qui les accule à parer au plus pressé : « Ça passe ou ça casse ! » Les « laborieux » déplorent le recours à cette pratique et ne le font que rarement pour éviter d’abandonner une matière. Ils ont « intérêt à » le faire pour ne pas décrocher. Étrangement, c’est parmi les « optimisateurs » que cet instrumentalisme du web est le moins important. Disons plutôt qu’ils lui préfèrent un instrumentalisme relationnel (petit ami, copains, enseignants, etc.).
4.2 – Une logique d’« intérêt pour » : rechercher pour compléter et renforcer
33Elle renvoie à l’idée que la recherche documentaire permet de compléter les cours pour mieux les réviser, voire de renforcer les connaissances par « intérêt pour la matière ». On retrouve parfois cette posture parmi les « pluriactifs » qui sont prêts à s’accorder un peu de temps pour approfondir un domaine. Mais on la retrouve surtout chez les « casaniers » qui prennent le temps de compléter leurs cours en suivant les recommandations d’un enseignant (bibliographie, sitothèque, blog enseignant). Dans un système de planification plus souple, ils choisissent de délaisser les jeux vidéo ou la télévision pour s’informer sur le web et approfondir un sujet de philosophie, comme Guillaume (17 ans, Bac S, parents huissiers de justice) qui va jusqu’à lire des livres de philosophie.
4.3 – Une logique de la défiance : rechercher pour compenser
34Ici, le net scolaire permet de compenser les carences d’un enseignant jugé « ennuyeux », « nul », « léger ». Cette logique est susceptible d’être rencontrée par tous les lycéens tellement elle dépend du vécu de la relation pédagogique. Pour compenser les manques, certains lycéens piochent dans le web participatif, d’autant plus quand l’enseignant lui-même appuie son cours sur Wikipédia : « En plus, la prof d’histoire se base là-dessus [Wikipédia] pour les cours ! », déclare Maxime (17 ans, Bac S, mère infirmière, père installateur de cuisine). Comment concilier cette relation pédagogique avec un fonctionnement en réseau qui semble destructeur des hiérarchies ?
5 – Conclusion
35On ne peut expliquer les usages scolaires d’Internet seulement en fonction de l’idée que les lycéens ne savent pas se documenter ni citer leurs sources. L’année du baccalauréat est une épreuve qui oblige les lycéens à gérer leur temps et à jauger du niveau d’engagement dans leurs sphères d’activités. L’examen approfondi des régimes temporels des lycéens interrogés donne à voir les stratégies mises en place pour tout mener de front. L’organisation fine du temps libre et des activités se dérobe aux évidences. Bien que l’intérêt intellectuel pour telles ou telles matières varie, la plupart des lycéens font l’expérience à des degrés divers de l’instrumentalisme scolaire qui se renouvelle dans les usages d’Internet. Certains lycéens « font des coups » de temps en temps, d’autres exploitent le net pour faire face à la pression tout en ayant conscience des risques qu’ils prennent. Il n’y aurait pas non plus d’un côté des « pluriactifs » adeptes du principe de cumul qui emploieraient à bon escient le net scolaire et, de l’autre, des « fumistes », adeptes de la culture des écrans et partisans du moindre effort, dans lesquels on puiserait le contingent des tricheurs qui abuseraient du copié-collé. Chacun, dans le régime temporel qui est le sien, favorise tantôt des pratiques d’exercisation, tantôt des modes de renforcement des savoirs ou encore des activités de compensation pour vérifier la qualité des enseignements et les compléter si nécessaire.
Bibliographie
Bibliographie
- Aillerie K. (2010), « Les pratiques de recherche d’information informelles des jeunes sur Internet », in F. Chapron, É. Delamotte, L’éducation à la culture informationnelle, Villeurbanne, Presses de l’Ensibb.
- Barrère A. (1997), Les lycéens au travail, Paris, PUF.
- Barrère A., Martuccelli D. (1998), « La citoyenneté à l’école », Revue française de sociologie, vol. XXXIX, n° 4, p. 651-672.
- Béguin-Verbrugge A. (2006), « Pourquoi faut-il étudier les pratiques informelles des apprenants en matière d’information et de documentation ? », Colloque international Savoirs et acteurs de la formation, Rouen, 18-20 mai.
- Bennett S., Maton K., Kervin L. (2008), « The digital natives debate », British Journal of Educational Technology, vol. 39, n° 5, p. 775-786.
- Boubée N. (2010), « Le rôle du copié-collé dans le processus de recherche d’information des élèves du secondaire », in F. Chapron, É. Delamotte, L’Éducation à la culture informationnelle, Villeurbanne, Enssib, p. 208-220.
- Boyd D. (2007), « Information Access in a Networked World », Talk presented to Pearson Publishing, PaloAlto, California, November. URL: http://www.danah.org/papers/talks/Pearson2007.html.
- Cardon D. (2010), La démocratie Internet, Paris, Le Seuil.
- Centre for Information Behaviour and the Evaluation of Research (Ciber) (2008), Information Behaviour of the Researcher of the Future: a Ciber Briefing Paper, 11, janvier. URL: http://www.ucl.ac.uk/slais/research/ciber/downloads/ggexecutive.pdf
- Chapron F., Delamotte É. (2010), L’éducation à la culture informationnelle, Villeurbanne, Enssib.
- Convert B., Demailly L. (2011), « Internet et l’instrumentalisation du savoir scolaire et universitaire », in Y. Dutercq (dir.), Où va l’éducation entre public et privé ?, Bruxelles, De Boeck.
- Courtecuisse J.-F., Desprès-Lonnet M. (2006), « Les étudiants et la documentation électronique », BBF, n° 2, p. 33-41.
- Donnat O. (2009), Les pratiques culturelles des Français à l’ère numérique. Enquête 2008, Paris, La Découverte.
- Dubet F., Martuccelli D. (1996), À l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Le Seuil.
- Enlart S., Charbonnier O. (2010), Faut-il encore apprendre ?, Paris, Dunod.
- Environics Research Group (2001), Les jeunes canadiens dans un monde branché. La perspective des élèves, Réseau Éducation-Médias, Gouvernement du Canada, Ottawa.
- Flichy P. (2010), Le sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, Paris, Le Seuil.
- Gissot C., Héran F., Manon N. (1994), « Les efforts éducatifs des familles », INSEE résultats.
- Glasman D., Collonges G. (1994), Cours particuliers et construction sociale de la scolarité, Paris, CNDP.
- Glevarec H. (2010), La culture de la chambre. Préadolescence et culture contemporaine dans l’espace familial, Paris, Département des études, de la prospective et des statistiques.
- Kredens E., Fontar B. (2010), Comprendre le comportement des enfants et adolescents sur Internet pour les protéger des dangers, Lyon, Fréquence Écoles.
- Maresca B. (2007), Les bibliothèques municipales après le tournant Internet, Paris, BPI.
- Metton C., (2010), « L’autonomie relationnelle. SMS, “chat” et messagerie instantanée », Ethnologie française, vol. 40, n° 1, p. 101-107.
- Mizuko I., et al. (2009), Hanging out, Messing around, Geeking out: Living and Learning with New Media, Cambridge, MA, MIT Press.
- OCLC (2006), College Students’ Perceptions of the Libraries and Information Resources: A Report to the OCLC Membership, Dublin, OH, OCLC.
- Octobre S. (2004), Les loisirs culturels des 6-14 ans, Paris, La Documentation française.
- Optem (2007), Internet plus sûr pour les enfants. Étude qualitative dans 29 pays européens. Rapport de synthèse, Bruxelles, Commission européenne, Direction générale Société de l’information et médias.
- Pasquier D. (2005), Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Éditions Autrement.
- Poissenot C. (2006), « Penser la fréquentation des bibliothèques à l’heure d’Internet », mai, http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/docs/00/11/04/40/HTML/
- Poyet F., Develotte C. (dir.) (2011), L’éducation à l’heure du numérique, Paris, ENS-INRP.
- Pronovost G. (2009), « Le rapport au temps des adolescents : une quête de soi par-delà les contraintes institutionnelles et familiales », Informations sociales, n° 153, p. 22-28.
- Proulx S. (2004), « L’irruption d’Internet dans les bibliothèques : un nouveau rapport au savoir ? », in J.-P. Baillargeon (dir.), Bibliothèques publiques et transmission de la culture à l’orée du xxie siècle, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 61-73.
- Rayou P. (2002), La dissertation de philosophie, Rennes, PUR.
- Rayou P. (éd.) (2009), Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire, Rennes, PUR.
- Tabary-Bolka L. (2009), « Culture adolescente vs culture informationnelle », Les Cahiers du numérique, vol. 5, p. 85-97.
- Thirion P., Pochet B. (dir.) (2008), Enquête sur les compétences documentaires et informationnelles des étudiants qui accèdent à l’enseignement supérieur en Communauté française de Belgique. Rapport de Synthèse, Bruxelles, Édudoc, CIUF.
- Zaffran J. (2010), Le temps de l’adolescence, Rennes, PUR.
Mots-clés éditeurs : articulation temps scolaire/temps extrascolaire, TIC et instrumentalisme scolaire
Date de mise en ligne : 29/11/2011.
https://doi.org/10.3917/rfse.008.0103Notes
-
[1]
La notion de « semi-loisirs » renvoie à des activités qui, bien qu’elles soient librement choisies, s’apparentent à un quasi-travail étant donné le niveau d’investissement et de compétences requis. Leur finalité n’est ni principalement ludique ni purement désintéressée. Elles peuvent être utilitaires (comme le bricolage et le jardinage), renvoyer à des formes d’engagement (le milieu associatif) ou encore permettre une forme de rentabilité professionnelle (autoformation) ou scolaire (loisirs académiques).